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Les Braves Gens/26

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Librairie Hachette et Cie (p. 231-240).


CHAPITRE XXVI

Conduite de Jean dans sa première affaire d’honneur.


Dès son arrivée au régiment, Jean avait éprouvé une déception dont il s’était bien gardé de dire un mot dans ses lettres. Il était parti plein d’enthousiasme au-devant du danger, et il rencontrait tout d’abord l’ennui et même quelques dégoûts. Il avait cru, dans son ardeur, qu’il suffit de dire : « Je vais me battre, » pour marcher droit à l’ennemi, et le régiment ne recevait pas d’ordres ; et il lui fallait, bon gré mal gré, ronger son frein et mener la vie de garnison. Quand il parlait de son désir d’assister à une bataille, il était tout surpris de voir quelques-uns de ses camarades lever les épaules et répondre qu’on en verrait assez tôt comme cela.

Quelques jours après son arrivée, un grand escogriffe de mauvaise mine, avec des yeux trop rapprochés et un grand nez crochu qui tombait sur des moustaches hérissées, l’avait pris à part et lui avait dit :

« Conscrit, comment t’appelles-tu ?

— Jean Defert.

— Bien ! moi je m’appelle Bouilleron.

— Ah ! reprit Jean, sans rien trouver autre chose à répondre.

— As-tu le sac ? demanda Bouilleron en louchant de ses yeux trop rapprochés.

— Quel sac ? demanda Jean avec surprise.

— Quel sac ? Mais celui-là ! » Et le fusilier Bouilleron faisait le simulacre de compter de l’argent avec sa main droite dans la paume de sa main gauche.

Jean se mit à rire, et dit qu’en effet il avait quelque argent.

« Alors, reprit Bouilleron avec un sourire qui lui fit remonter ses moustaches à la moitié des joues, tu me plais, tu es mon ami. Tu m’entends ; rappelle-toi que c’est moi qui suis ton ami Bouilleron, et non pas les autres. Vois-tu, mon bonhomme, ajouta-t-il en clignant l’œil, veille bien sur tes connaissances ; il y a comme cela, dans les régiments, un tas de mauvais sujets.

— Je vous remercie, répondit Jean, et je me souviendrai de votre avis.

— Attends-moi après l’exercice ; nous nous promènerons ensemble et je te ferai voir la ville. »

Cette proposition plaisait médiocrement à Jean, qui aurait mieux aimé se promener tout seul qu’avec un compagnon d’un extérieur aussi compromettant ; mais il se dit qu’il devait se montrer bon camarade, que le soldat louche était peut-être un brave garçon ; et il surmonta sa répugnance.

Jean s’aperçut bien vite qu’en fait de monuments le fusilier Bouilleron connaissait surtout les cabarets. Au singe vert, le vin était aigre ; à la Gerbe d’or, il était baptisé ; au Bon coing, on y mettait du bois de campêche. Jean s’amusait de ces propos, lorsque Bouilleron, faisant claquer sa langue, lui dit : « Ici, c’est délicieux ! » Et il le prit par le bras pour le faire entrer au Coq hardi.

« Mais, pardon, dit Jean en se dégageant doucement, c’est que… je n’ai pas soif.

— Pas soif ! s’écria Bouilleron avec une surprise qui n’était pas jouée. Un soldat qui n’a pas soif !

— C’est pourtant la vérité, » lui répondit Jean.

Bouilleron fut interdit un instant ; il se grattait le bout du nez.

« Bah ! reprit-il aussitôt, tu boiras sans soif. »

Heureux d’avoir trouvé une solution aussi satisfaisante, il se mit à rire aux éclats.

« C’est que…, reprit Jean tout à fait déconcerté, c’est que… je n’ai pas l’habitude d’aller au cabaret. »

Le fusilier Bouilleron rougit, son nez s’enfonça dans sa moustache et il loucha encore plus désagréablement que d’habitude. Jean était très-confus d’avoir blessé son camarade, et il essayait en balbutiant d’expliquer ses paroles, lorsque la physionomie de Bouilleron s’éclaircit.

« Eh bien ! dit-il, prête-moi cent sous. »

Jean lui mit avec empressement une pièce de cinq francs dans la main, afin de se débarrasser de lui, et, continuant sa promenade tout seul, le laissa entrer au Coq hardi. Le soir, vers l’heure de l’appel, Jean rentrait tranquillement à la caserne, lorsqu’il fut interpellé au coin d’une petite rue par une voix horriblement avinée.

« J’ai des étourdissements, lui cria Bouilleron, avec un sérieux d’ivrogne ; viens me donner le bras, mon garçon, viens ! »

Jean allait passer avec dégoût ; une réflexion l’arrêta. L’heure pressait, cet homme était incapable de rentrer seul à la caserne. Dieu sait ce qui lui arriverait, s’il était obligé de coucher dans la rue !

Il se dirigea vers le soldat, qui se disposait à passer familièrement son bras sous le sien.

« Pas comme cela, lui dit Jean assez sèchement. Et lui prenant le bras au-dessus du coude, il l’emmena comme un enfant.

— Quelle poigne, mes amis, quelle poigne ! » balbutiait Bouilleron émerveillé de se sentir si bien tenu.

Le lendemain, sans avoir l’air de se douter de ce qui s’était passé la veille, l’ivrogne guetta Jean à la porte de la caserne.

« Viens-tu, mon vieux, » lui dit-il.

— Non, reprit Jean d’un ton bref.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Oh ! mademoiselle ! dit Bouilleron en faisant un salut ironique, nous faisons donc des façons ? » Et il tourna le dos à Jean en riant d’un rire affecté. Au bout de trois pas, il se ravisa, revint et dit à Jean : « Allons ! je ne t’en veux pas. Liberté pour tout le monde. Mais prête-moi au moins quelque petite chose.

— Non, répondit Jean avec fermeté ; vous n’avez pas besoin d’argent, et je ne vous en prêterai pas.

— C’est comme ça que tu me récompenses de t’avoir ramené hier à la caserne, quand tu ne pouvais plus te tenir debout ! » hurla Bouilleron en grinçant des dents.

La prétention était si bouffonne que Jean ne put s’empêcher de rire aux éclats.

« Hi ! hi ! hi ! fit l’ivrogne, en parodiant avec affectation le rire de Jean. Ris, mon bonhomme, ris ; mais rira bien qui rira le dernier. » Et il partit tout tremblant de colère.

Le lendemain, au réveil, Jean s’aperçut qu’il lui manquait une de ses épaulettes. Il demanda poliment à ses camarades de chambrée si quelqu’un d’entre eux n’avait pas vu ou pris par mégarde cette épaulette. Chacun affirma qu’il n’avait rien vu : cependant Bouilleron riait d’un mauvais rire, sans lever les yeux, tout en polissant la plaque de son ceinturon. Au moment où Jean se retournait pour chercher encore, l’épaulette, lancée par une main vigoureuse, vint lui souffleter la joue droite. Il fit rapidement volte-face et se trouva en présence de Bouilleron, qui le regardait avec effronterie.

« C’est vous, lui dit-il d’un ton ferme, qui avez eu l’insolence ?…

— L’insolence ! cria l’autre, en croisant ses bras sur sa poitrine et en s’avançant vers Jean d’un air de défi, le menton en avant.

— J’ai dit l’insolence, et je répète l’insolence, » dit Jean, qui était très-pâle, mais nullement intimidé. Bouilleron leva la main ; mais avant qu’il eût pu frapper, Jean lui saisit le poignet. L’indignation doublait ses forces ; et faisant tournoyer le soldat sur lui-même, il le jeta à plat ventre sur un des lits de la chambrée. Les camarades s’interposèrent ; Bouilleron écumait de rage.


L’indignation doublait ses forces.

« Laissez-moi, laissez-moi ! hurlait-il de toutes ses forces. Je n’ai plus à le toucher maintenant ; c’est moi l’offensé, nous nous battrons.

— Je ne suis pas l’offenseur, reprit Jean, qui avait retrouvé tout son sang-froid. J’en prends nos camarades à témoin. Écoutez-moi bien tous ; je n’aurai pas affaire à lui, du moins avant la fin de la campagne. Je suis venu pour me battre contre les Prussiens ; ce n’est pas au moment où l’on manque d’hommes que je m’exposerai à le blesser ou à être blessé par lui.

— Lâche ! lâche ! mauvais soldat ! vociférait Bouilleron.

— Je ne suis pas un lâche, puisque c’est volontairement que je viens faire la campagne. Nous nous reverrons devant l’ennemi. Si nous revenons tous les deux du champ de bataille, je lui rendrai raison ; je vous en donne à tous ma parole d’honneur. »

Le ton de Jean, quand il prononça ces paroles, avait un tel accent de vérité et d’honnêteté, que les camarades se regardaient les uns les autres en faisant des signes de tête, comme pour approuver. Cette approbation donnée aux paroles de Jean par ses camarades exaspéra tellement Bouilleron qu’il se mit à les injurier tous les uns après les autres. Un vieux sergent entra et se fit expliquer l’affaire. Il était évident que lui aussi était séduit par la physionomie franche et ouverte du conscrit. Cela ne l’empêcha pas de grommeler dans ses moustaches : « Mauvaise affaire, mon enfant !

— Son enfant ! hurla Bouilleron au comble de la rage ; eh bien ! il ne manquait plus que cela. » Le sergent voulut lui imposer silence, mais il ne trouva pas d’autre moyen de le faire taire que d’appeler les hommes de garde, qui le conduisirent à la salle de police.

Jean était fort triste, car s’il était courageux, il n’était pas stoïcien. Il était décidé, coûte que coûte, à ne pas donner suite à cette affaire avant la fin de la campagne ; mais il lui semblait bien amer et bien dur de laisser croire à ses camarades que c’était la peur qui le faisait reculer. Il alla se promener dans la campagne, l’esprit agité, la volonté indécise. Par moments il lui semblait qu’il était décidé à se battre pour en finir. Puis, quand il se croyait bien décidé, sa conscience lui criait qu’il avait tort de tant penser à lui, et qu’il devait faire à son pays ce sacrifice, quelque pénible qu’il fût.

Le lendemain, après l’heure du rapport, il fut appelé chez le colonel.

« Qu’est-ce que j’apprends ? lui dit le colonel, un soldat qui refuse de se battre !

Jean se mordit les lèvres et fit tous ses efforts pour ne pas pleurer ; quand il se sentit maître de lui-méme, il prit la parole.

« Mon colonel, dit-il, veuillez oublier un instant que je suis soldat et permettez-moi de vous parler à cœur ouvert. »

Le colonel surpris le regarda plus attentivement, et fut frappé de l’expression et de la beauté de cette physionomie douce et sérieuse.

« Monsieur Defert, lui dit-il, asseyez-vous et expliquez-vous.

— Mon colonel, vous ne pouvez pas croire sérieusement que j’ai peur de me battre, puisque c’est volontairement que je suis venu défendre mon pays, et au besoin me faire tuer pour lui. Il me semble que, dans les circonstances où nous sommes, mon engagement équivaut à un vœu ; je ne m’appartiens donc plus, et je n’ai plus le droit de risquer ma vie ni celle d’un autre dans une affaire personnelle.

— Je comprends vos raisons, dit le colonel avec bienveillance. Mais vos camarades les comprendront-ils ?

— Je n’en sais rien, et c’est ce qui me chagrine. Il est bien amer et bien dur, quand on a du cœur, de passer pour un lâche. Cette idée-là m’a empêché de dormir toute la nuit. Cependant, si dur que ce soit, j’aurai, avec l’aide de Dieu, la force de le supporter. » Et il ajouta, en se parlant à lui-même : « Pourvu que cela ne dure pas trop longtemps. »

Le colonel le regardait avec une vive sympathie. Il allongea la main vers son bureau, prit un papier, et dit à Jean : « Le régiment partira dans quelques jours. »

Le visage de Jean se colora d’une vive rougeur et fut comme transfiguré par la joie.

« Alors, dit-il, j’aurai la force d’attendre.

— Êtes-vous fort à l’escrime ?

— On me l’a toujours dit.

— Suivez-moi par ici ; nous allons voir cela tout de suite. »

Jean, assez surpris, suivit le colonel, qui le conduisit dans un fumoir où un vieux soldat en bras de chemise fourbissait une épée.

« Simon, dit le colonel, donne un masque et un plastron à ce soldat et prépare-toi à un assaut. »

Jean se mit en garde, et coup sur coup boutonna Simon, qui parut fort étonné.

« Mon pauvre Simon, dit le colonel au fourbisseur déconcerté, il me semble que tu as trouvé ton maître.

— Ça, c’est vrai, dit le soldat avec franchise ; mais il n’y a pas d’affront ; car vous voyez comme moi que le camarade est diablement fort. » Et il se remit tranquillement à fourbir son épée.

« Maintenant, dit le colonel à Jean, voici ce que vous allez faire. Bouilleron est un ferrailleur, et on le craint au régiment. Cette raison-là pourrait faire croire que vous avez peur de lui. Faites-lui proposer un assaut à armes courtoises, avec cette condition que s’il vous reconnaît plus fort que lui, vous aurez le droit de remettre la partie. Sinon, je ne vois aucun moyen de ne pas en découdre. S’il est assez fou ou assez vaniteux pour insister, tant pis pour lui. Autrement, voyez-vous, l’opinion de vos camarades serait contre vous, et ce serait à qui se donnerait le plaisir de vous tâter. Votre situation ne serait pas tenable, et puis l’exemple ! »

Bouilleron, qui venait de sortir de la salle de police, accepta avec une joie sauvage les conditions de la lutte.

« Enfin ! dit-il, on va en voir de belles ! et j’ai par-dessus le marché ma salle de police à lui faire payer ! Préparez-vous à rire, » dit-il à ses camarades.

Trois fois de suite Jean lui fit sauter son fleuret. Comme il se baissait pour le ramasser une troisième fois, le prévôt mit le pied dessus.

« C’est jugé, dit-il sèchement à Bouilleron ; tu peux grincer des dents tant que tu voudras, c’est toi qui as perdu. Tu n’es pas de force, et il est bien heureux pour toi que ce petit-là soit assez gentil pour se contenter du fleuret. C’est à Paris que tu as étudié ? demanda-t-il à Jean.

— Non, en province.

— Est-ce que tu sais manœuvrer le sabre aussi bien que l’épée ?

— Je crois que oui, répondit Jean en souriant. J’ai même un peu appris à jouer de la lance.

— Complet ! dit le prévôt. Tu feras de ma part des compliments à ton maître. » Et il lui fit un salut avec le fleuret qu’il avait ramassé.

Bouilleron quitta la salle d’armes avec l’entrain d’un chien qui vient d’être battu ; ce qui ne l’empêcha pas de toiser Jean au passage et de lui dire :

« N’importe, ça tient toujours !

— Comme vous voudrez.

— Il n’osera plus, » dit le prévôt à Jean lorsque son adversaire eut fermé la porte.

La conduite de Jean dans cette affaire lui concilia toutes les sympathies. Les troupiers l’avaient d’abord trouvé un peu « fils de famille ». Mais quand ils surent que c’était un tireur de première force et qu’ils le virent en même temps si poli, ils prirent avec lui un ton presque respectueux, comme s’il eût été un homme mûr et un officier. L’arrivée des Loret et ce qu’ils dirent de Jean et de sa famille acheva de le rendre populaire.

Quand Camille Loret apprit qu’un certain Bouilleron avait osé provoquer « Monsieur Jean », il se le fit montrer, pour se donner, disait-il, le plaisir de voir de près « une brute renforcée ». Il alla le regarder sous le nez avec une telle insistance que l’autre, tout rodomont qu’il était, perdit contenance. L’adresse de Jean lui avait donné à réfléchir ; il savait aussi que Camille était maître d’armes. Quand Camille l’eut bien toisé de la tête aux pieds, et des pieds à la tête, il dit à haute et intelligible voix : « Voilà-t-il pas un joli coco ! »

Il est à croire que le joli coco ne trouva dans cette sommaire appréciation de sa personne rien de diffamatoire, car il tourna le dos sans demander raison. Les deux autres Loret étaient aussi animés que leur frère, et jamais Bouilleron ne sut combien il avait été près d’être berné aussi piteusement que Sancho Pança le fut dans la cour de l’hôtellerie.

Heureusement, Jean, que l’on n’avait pas mis dans le secret, découvrit par hasard le complot. Il désapprouva l’idée et parla à Camille Loret. « Il croira que j’ai peur de lui et que je vous mets en avant pour l’intimider. » Camille se rendit à ses raisons, mais comme compensation il se donna le passe-temps d’appeler le bretteur Croquemitaine plus de vingt fois par jour.

Le régiment partit bientôt. Le mouvement du départ et l’excitation causée par l’attente de la lutte prochaine firent oublier bien vite toutes les histoires de garnison. Au milieu des marches et des contremarches se développait dans le régiment un esprit nouveau. Les soldats étaient plus gais, plus attachés à leur devoir : l’approche du danger produit cet effet sur le caractère français. Les lettres de Jean se ressentaient de ces dispositions, elles étaient pleines d’entrain et d’espoir. « C’est un vrai troupier, disait de son côté Léon Loret dans une de ses lettres. Nous craignions pour lui les fatigues de la marche et du campement. Il s’y est fait tout de suite, et après les plus longues étapes, il est le premier à allumer le feu et à faire le café pour les autres. Dites tout cela au capitaine Salmon, cela lui fera plaisir. »

Jean avait prié ses amis de ne rien dire dans leurs lettres de son affaire avec Bouilleron ; son secret fut bien gardé non-seulement par les Loret, mais encore par d’autres Châtillonnais qu’il connaissait à peine en entrant au régiment et qui tous devinrent ses amis. Ces jeunes gens appelaient, pour plaisanter, leur régiment le régiment de Châtillon.