Les Braves Gens/32

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Librairie Hachette et Cie (p. 287-291).


CHAPITRE XXXII

Nouvelles de Jean et de Marthe.


À peine arrivée à Vendôme, Mme Defcrt courut au couvent de Marthe. Sœur Agnès n’y était plus depuis longtemps : la Mère supérieure seule savait où elle était ; et la Mère supérieure, par ordre du médecin, venait de partir pour le Midi. Les communications étant interrompues, on n’avait pas de ses nouvelles.

C’était un désappointement et un chagrin de plus. Mme Defert sentit que son courage l’abandonnait et que sa foi fléchissait. Avant d’aller à la Place remettre la lettre du capitaine Hermann, elle entra dans une église et, prosternée devant Dieu, elle lui fit l’offrande de toutes ses douleurs, et se releva pleine de force et de résignation. L’ami du capitaine Hermann fit tout ce qu’il put pour procurer à Mme Defert un guide et une voiture, et lui désigna deux ou trois villages où elle pourrait diriger ses recherches. Mais les villages étaient presque abandonnés, les fermes l’étaient complètement. La pauvre mère regardait d’un œil désespéré la campagne immense. Dieu ! que ces champs funestes gardaient bien leur secret ! Chaque jour cependant elle se remettait à l’œuvre, et chaque jour elle rentrait à Vendôme, mourante de fatigue, sans avoir rien découvert qui pût la mettre sur la voie. Une fois, elle poussa ses recherches plus loin qu’à l’ordinaire des renseignements qu’elle avait reçus. À l’entrée d’un village, elle fut arrêtée par un accident trop facile à prévoir. Le malheureux cheval qui traînait sa carriole tomba d’épuisement, et il fut impossible de le relever : il mourut sur place.

Que faire ? La plupart des maisons du village étaient fermées. Les quelques malheureux que la crainte de l’ennemi n’avait pu décider à quitter leur pauvre foyer ne répondaient qu’avec défiance et ne pouvaient d’ailleurs être d’aucun secours.

Enfin une pauvre vieille femme, touchée de l’air souffrant et triste de Mme Defert, la pria d’entrer se reposer. Quand elle connut le malheur de Mme Defert, et tout ce qu’elle avait bravé déjà de souffrances, de fatigues et de dangers pour arriver à son but :

« Hélas, ma pauvre mignonne, dit-elle avec une affectueuse familiarité, que je vous plains ! Que je voudrais donc vous être bonne à quelque chose ! La, la, ne pleurez pas comme cela, vous me fendez le cœur. Écoutez, ma belle chérie, tout est pillé par ici. Il ne me reste rien, pas même un lit à vous offrir. Mais vous trouverez au château de la Rochette quelqu’un pour vous recevoir. Les maîtres y sont restés, et si nous mangeons du pain, c’est bien à eux que nous le devons. On leur a tant pris qu’on a eu honte de ne leur rien laisser du tout. Avec le peu qui leur reste, ils empêchent le pauvre monde de mourir de faim. Allez-y, ma mignonne ; en tous cas, on vous recevra avec les égards que vous méritez, et l’on vous donnera un bon conseil. Mais voilà la nuit bientôt, les journées sont si courtes ! et pas un homme dans le village pour vous y conduire ; quel malheur que mes vieilles jambes ne puissent plus me porter ! Seigneur mon Dieu ! faut-il avoir assez vécu pour voir toute cette pitié-là !

— Je n’ai pas peur, dit Mme Defert, indiquez-moi seulement le chemin.

— Allez jusqu’à l’autre bout du village, tournez à droite, à l’endroit où vous verrez de grandes caves creusées dans le tuf. Vous irez jusqu’à une allée de platanes, qui mène tout droit au château. C’est à une demi-lieue tout au plus.

Mme Defert s’enveloppa de son manteau, car la neige commençait à tomber, et elle partit d’un pas rapide. L’homme qui l’avait amenée eut honte de la laisser aller seule ; et abandonnant au milieu de la route la carriole et le cheval mort, il la rejoignit en courant.

La porte d’entrée du château de la Rochette était toute grande ouverte.

Pourquoi l’aurait-on fermée ? L’ennemi avait pris tout ce qui était à sa convenance, et le marquis ne voulait pas que les malheureux qui cherchaient un gîte et du pain dans ce temps de misère vinssent se heurter contre une porte close. Mme Defert entra avec son compagnon, et alla sonner à la porte du perron. Un vieux domestique parut avec une lampe à la main. Il ne témoigna aucune surprise de voir venir une dame à pied par ce temps froid et neigeux, il avait vu depuis quatre mois des choses bien plus étranges. Il l’introduisit au salon et alla prévenir le marquis. Comme il était discret, il ne demanda pas à Mme Defert quel était l’objet de son voyage. Lorsqu’il fut bien décidé que la voyageuse passerait la nuit au château, le marquis fit prévenir sa femme, qui descendit aussitôt. Mme Defert, s’étant rapprochée de la table où était posée la lampe, la marquise put la regarder tout à son aise. Il lui semblait que la figure de Mme Defert ne lui était pas inconnue ; enfin, après bien des hésitations, elle lui mit doucement la main sur le bras, et lui dit : « Vous êtes madame Defert ! »

La voyageuse tressaillit de surprise et d’effroi, et regarda la marquise d’un air égaré.

« N’êtes-vous pas la mère du lieutenant Defert ? reprit avec moins d’assurance la marquise, qui craignait de s’être trompée.

— Oui, madame ! Et elle continuait à trembler de tout son corps.

— Madame, nous pouvons vous parler de votre fils. »

Mme Defert poussa un cri et se couvrit la figure de ses deux mains. « Dites-moi tout, murmura-t-elle d’une voix tremblante.

— Je vous dirai tout d’un mot : il est vivant. »

Alors Mme Defert lui saisit les deux mains et la regarda fixement. Puis les sanglots qui l’étouffaient éclatèrent, et elle pleura ; mais quelles larmes, et quel céleste sourire sur ce doux visage qu’elle tournait du côté de ses hôtes !

« Je vous ai reconnue à la ressemblance, qui est frappante, dit la marquise en lui caressant la main comme celle d’un enfant qu’on veut calmer.

— Prisonnier ? lui demanda Defert aussitôt qu’elle put parler.

— Non, reprit la marquise. Il a été laissé pour mort. Quand on a mis en réquisition les gens de ce village pour enterrer les morts français, le marquis les a accompagnés et a emmené un médecin. Votre fils, quoique dangereusement blessé, respirait encore ; on a pu le rappeler à la vie : il est sauvé maintenant.

— Il est ici ? s’écria Mme Defert en se levant. Oh ! laissez-moi l’embrasser.

— Oui, il est ici ; mais calmez-vous, chère madame, il faudra qu’il soit préparé à vous voir. Il est encore très-faible, et la moindre émotion peut être dangereuse. »

Mme Defert consentit à se rasseoir.

Rassurée sur le compte de Jean, toutes ses inquiétudes se reportèrent sur Marthe.

« Et ma pauvre Marthe, qu’a-t-elle pu devenir au milieu de cette horrible guerre ! »

Le marquis sortit, et revint, cinq minutes après, accompagné d’une jeune servante.

« Voilà, dit la marquise, une jeune personne qui pourra vous donner des nouvelles. « Rien qu’à sa démarche, et sans voir son visage qui était encore caché dans l’ombre, Mme Defert reconnut Marthe, qui se jeta dans ses bras et la couvrit de baisers.

Les premiers mots de Jean, lorsqu’il avait pu parler, avaient été pour demander sœur Agnès qui devait se trouver à Vendôme. Le marquis avait obtenu de la supérieure qu’elle vînt soigner son frère. Pour ne pas attirer l’attention, elle avait pris le costume d’une servante. C’est elle qui depuis trois semaines soignait le pauvre lieutenant. Marthe avait écrit plusieurs fois à sa mère, mais ses lettres s’étaient perdues en chemin. « Mon malade dort, dit-elle à sa mère, il ne faut pas risquer de le réveiller, il a si grand besoin de sommeil ! Il vaut mieux attendre à demain pour le voir. »

Le lendemain, la mère fut enfin admise à embrasser son enfant. Il était bien pâle et bien amaigri, mais qu’il était beau ! et comme elle le trouva transfiguré par l’héroïsme et la souffrance ! Il ne fallait pas songer à le transporter à Châtillon. D’ailleurs, tout le pays était en proie aux Allemands, qui l’auraient fait prisonnier. Comme il était bien en sûreté dans la cachette où on l’avait mis, et qu’il restait confié aux soins de Marthe, Mme Defert, malgré son désir de rester près de lui, songea qu’on le pleurait encore à Châtillon ; elle eut hâte de partir pour porter aux siens la bonne nouvelle.