Les Bretons/Les Îles

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Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 39-45).

CHANT QUQTRIÈME

LES ÎLES.


Tristesse du clerc Daûlaz. — Mor-Vrau l’emmène sur mer — Hospitalité à l’île d’Hœdic. — La messe des deux îles, ou le pavillon de Dieu. — Autorité de l’Ancien. — Courses dans le golfe du Mor-Bihan. — Ils reviennent à Carnac. — Lettre d’Anna, et joie du jeune clerc.


 
Non ! celui que l’amour a rempli de sa flamme,
En changeant de pays ne change point son âme !
Plus il marche, et souvent plus il aigrit son mal,
Celui-là dont le sang roule un germe fatal ;
Le mal intérieur paraît sur son visage ;
Et partout d’un œil triste on le suit au passage.
De même un amoureux : partout et sans repos
Il emporte la flamme attachée à ses os ;
Et ceux qui de son mal ont tant souffert eux-même,
En le voyant passer, disent : « Ce jeune homme aime ! »
 
Le sombre Cornouaillais ! Toujours seul, un matin,
Il regardait la mer houler dans le lointain,
Jusqu’à ses pieds bondir, et ses folles pensées
Se mêlaient à ces jeux des vagues insensées.

Or, son hôte Mor-Vran, qui l’aimait comme un fils,
Vit ses pas sur la grive et les avait suivis :
« Çà, dit le vieux marin, qu’est-ce donc ? À votre âge
Tous mes jours se levaient, se couchaient sans nuage.
Ma fille s’inquiète. Elle m’a dit hier :
« Cet étranger s’ennuie ; emmenez-le sur mer ! »
Que vous semble, Daûlaz ? Vous voyez cette zone.
L’isthme de Kiberon couvert de sable jaune :
Nous raserons ses bords ; vous verrez en passant
Se dresser des rochers jadis rouges de sang ;
Puis, louvoyant au loin, si la mer est facile,
Chez mes anciens amis nous irons d’île en île.
C’est tout un monde à voir, car, dans le Mor-Bihan,
On compte autant d’îlots qu’il est de jours dans l’an.
— Eh bien, partons, Mor-Vran, dit le clerc de Cornouaille,
Et que mon âme en deuil sur la vague tressaille !
Où vous irez j’irai, sans demander pourquoi.
Si je vous ai sauvé, vous-même sauvez-moi. »
11 disait, et déjà, voyant tout proche un groupe
De pêcheurs, le marin hélait une chaloupe.
 
Une chaîne d’îlots ou de roches à pic
De Saint-Malo s’étend jusqu’à l’île d’Hœdic ;
Îles durant six mois s’enveloppant de brume.
De tourbillons de sable et de flocons d’écume.
Des chênes autrefois les couvrirent, dit-on ;
Chaque foyer n’a plus qu’un feu de goëmon.
Parfois, derrière un mur où vivait un ermite
Dont le vent a détruit la cellule bénite.
Derrière un mur s’élève un figuier pâle et vieux.
Arbre cher aux enfants, seul plaisir de leurs yeux,
La tristesse est partout sur ces îles sauvages,

Mais la paix, la candeur, la foi des premiers âges ;
Les champs n’ont point de borne, et les seuils point de clé,
Les femmes d’un bras fort y récoltent le blé ;
De là sortent aussi, sur les vaisseaux de guerre,
Les marins de Bretagne, effroi de l’Angleterre.
 
Lorsqu’à l’île d’Hœdic aborda sans malheurs
Avec ses étrangers la barque des pêcheurs,
Le premier qui les vit accourut sur la côte.
Disant avec douceur : « Prenez-moi pour votre hôte ! »
Un autre, survenant, ajouta : « Demain soir,
À mon feu de varech vous viendrez vous asseoir.
Dans cet îlot pierreux qu’à grand’peine on défriche.
Pour vous garder longtemps aucun n’est assez riche ;
Mais chez chacun de nous venez loger un jour.
Et nos trente maisons s’ouvriront tour à tour :
Ainsi, connu de tous en quittant ces rivages,
Vous aurez des amis dans nos trente ménages. »

Puis, pour mieux honorer leur venue en ces lieux,
L’Ancien, le chef du bourg, voulut boire avec eux ;
Il les mena lui-même à la cave commune ;
On servit à chacun sa mesure, rien qu’une :
Ainsi le commandait la règle, et ce qu’on prit
Au mur de la maison par le Chef fut inscrit.

Car telle était cette île avec ses mœurs austères
Mais douces ; et Loïc, cet habitant des terres,
Admirant ces cœurs purs, ces fronts calmes et sains.
En lui-même disait : « Suis-je au pays des Saints ! »
Pour Mor-Vran, le marin, il était à la fête :
Il parlait de long cours, de pêche, de tempête.

C’était un samedi. Le lendemain, voilà,
Dès qu’au soleil levant la mer se dévoila,
Que tous les gens d’Hœdic, enfants, hommes et femmes,
Se tenaient sur la grevé à regarder les lames :
« Ah ! disaient-ils, la mer est rude, le vent fort.
Et le prêtre chez nous ne viendra pas encor ! »
Ensuite ils reprenaient d’un air plein de tristesse :
« Ceux de Houad sont heureux, ils ont toujours la messe ! »
Et, sans plus espérer, graves, silencieux,
Sur leur île jumelle ils attachaient les yeux.
« À genoux ! dit soudain le Chef, voici qu’on hisse
Le pavillon de Dieu, c’est l’heure de l’office. »
Alors vous auriez vu tous ces bruns matelots,
Ces femmes, ces enfants, priant le long des flots.
Mais, comme les pasteurs qui regardaient l’étoile,
Les yeux toujours fixés sur la lointaine voile.
Tout ce que sur l’autel le prêtre accomplissait,
Le saint drapeau d’une île à l’autre l’annonçait.
Ingénieux appel ! Par les yeux entendue,
La parole de Dieu traversait l’étendue ;
Les îles se parlaient ; et, comme sur les eaux.
Tous ces pieux marins consultaient leurs signaux !

« Hélas ! disait, le soir, au seuil d’une chaumière,
Le jeune homme étranger, votre île hospitalière,
Votre sainte maison, demain nous la quittons !
Kegrettez-nous un peu, nous qui vous regrettons.
Ou bien, pour quelques jours quittez ces lieux saumâtres.
Et venez avec moi voir le pays des pâtres.
Dans les herbes des prés courir les gais ruisseaux,
Et les chênes verdir, et chanter les oiseaux. »
Le pécheur répondit : « Chacun a son asile,

Le pâtre a ses vallons et le pêcheur son île :
Ce terrain sablonneux où tout semble languir,
La faim, la seule faim nous en ferait sortir ;
Sur les vaisseaux du roi, mornes, l’âme abattue,
Ce n’est pas le canon seulement qui nous tue. »
 
Or, comme en leur bateau montaient les voyageurs,
D’autres rentraient au port, et, parmi ces pêcheurs,
On eût dit une rixe à leurs cris, leurs reproches,
Tandis qu’ils déchargeaient leurs filets sur les roches.
L’Ancien fut appelé. « Je prétends, dit l’un d’eux,
Que ce lot me revient ; jugez entre nous deux. »
Alors le bon vieillard, sans que nul l’en empêche,
Avec autorité fait les parts de la pêche :
Dans ses décisions il ne fut rien changé
Et tout ce qu’il jugea fut trouvé bien jugé.
Il est maître et seigneur par le drpit de son âge,
Comme le plus ancien on le croit le plus sage…
 
Ils n’ont point tous péri, les fruits de l’âge d’or,
Et le barde inspiré sait les trouver encor !
Ô candeur, équité, fleurs mortes dans les villes,
De vos fraîches senteurs vous embaumez nos îles ;
Perles blanches du cœur, comme celles des mers,
Vous aimez à briller près des gouffres amers !

Que l’âme de Loïc, âme toujours en peine.
De ce séjour de paix sorte au moins plus sereine,
Partout, chemin faisant, allégeant son ennui,
Et plus calme demain qu’elle n’est aujourd’hui !

Mais quand ces deux amis, dans l’ardeur des voyages,
Vont sur le Mor-Bihan sonder toutes les plages,

Faudra-t-il, avec eux errant de flot en flot,
Suivre le jeune clerc et le vieux matelot ?
Ô sombre Gâvr-Iniz, voici que dans ton antre
Le couple voyageur, armé de flambeaux, entre ;
Et sur tes murs sculptés, runes mystérieux,
Ils promènent longtemps et les mains et les yeux.
Vous, antique Belle-Île, Enn-Arh dépouillé d’ombre,
Hur plongé dans l’eau, récifs, îlots sans nombre,
Vous les voyez baisser leur voile ; et toi, Rhuis,
Sur les six corps de saints dormant sous tes parvis
S’agenouiller ! Rhuis, terre trois fois sacrée,
Qu’enivrait Tal-iésin de sa harpe inspirée.
Où pleurait Abeilard, où la terreur des rois,
Gildas, faisait gronder les foudres de sa voix !…
Enfin, quittant la mer, ils vont en caravane
Dans la ville des ducs, l’antique et noble Vanne.

Là s’arrêtait leur course ; et le fruit de l’oubli,
Le clerc en voyageant ne l’avait point cueilli.
 
De retour à Carnac, sur ses anciennes grèves,
Au murmure des flots il reprenait ses rêves,
Lorsqu’un soir, en rentrant, il voit dans son logis
Une lettre briller sur le buffet de buis,
Une lettre à son nom ! Ah ! comme vers la porte,
Pour la lire à l’écart, brusquement il l’emporte,
Tout brûlant de savoir si par quelque regret
A sa plainte touchante enfin on répondrait !
 
Mais, faiblesse du cœur, terreurs qu’un rien redouble !
Sur ce papier ouvert déjà son œil se trouble ;
11 semble redouter ce qu’il désirait tant,

Et ce qu’il redoutait il le lisait pourtant !
« Votre lettre est bien sombre, ô jeune homme ! bien sombre !
Aux lieux où vous passez on vous prend pour une Ombre !
Loïc, c’est que l’amour, s’il ne va point vers Dieu,
Laisse ceux qu’il atteint tout noircis de son feu ;
Et la science aussi nous leurre sur sa trace,
Pareille à l’herbe d’or qui brille, puis s’efface.
Pourquoi donc, pauvre clerc, errer loin de chez nous ?
Pour calmer votre cœur, Daûlaz, que cherchez-vous ?
Uevcncz ! N’ouvrez pas vos yeux à tant de choses.
La paix ne peut rester qu’en des âmes bien closes.
Où triste vous passiez vous reviendrez content.
Jour et nuit, votre mère en priant vous attend,
Car plus elle vieillit et plus elle vous aime :
Jeune homme ! revenez ! Je vous le dis moi-même. »
 
Lorsque l’ami d’Anna rentra dans la maison,
Les yeux et tous les traits de l’amoureux garçon
Brillaient, et ses cheveux autour de son visage
Frissonnaient comme autour d’un bouleau son feuillage.
Le voyant si joyeux, le vieux marin sourit.
Et Nona, qui lisait au fond de son esprit :
« Daûlaz, vous avez donc quelque bonne nouvelle ?
Lui dit-elle en filant. — Oui-da ! l’on me rappelle…
Pardonnez, reprit-il en leur tendant la main,
Je suis heureux, pourtant je vous quitte demain. »