Les Bretons/Les Fiançailles

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Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 194-202).

CHANT VINGT-TROISIÈME

LES FIANÇAILLES.


Ce qu’amène le printemps. — Avant ses fiançailles, Lilèz s’est retiré à Ker-Barz chez son parrain. — Visite aux biens de la jeune fille (Hélène Hoël). — Tailleurs et mendiants entremetteurs du mariage. — Adroite conduite du meunier Ban-Gor. — Que sont devenus le clerc et Anna. — Accords au bourg, achats de noces et invitations. — Impatiences de Lilèz. — L’armoire de la fiancée arrive à Ker-Barz. — Savante dispute entre le meunier, défenseur du jeune homme, et le tailleur, défenseur de la jeune fille. — Entrée triomphale de l’armoire. — Comment les meubles du clerc entraient aussi chez Anna.


Chaque printemps nouveau, combien de fleurs nouvelles
Et de beaux jeunes gens qui poussent avec elles !
Chaque printemps nouveau combien de jeunes fleurs
Et de belles enfants aux riantes couleurs !
Vienne avril, et jeunesse, amours, fleurs sont écloses.
Dieu sous la même loi mit les plus douces choses.
Lilèz, et vous, Hélène, ô lis de la saison,
Qui vous transplantera sur le même gazon ?
Cette heure n’est pas loin ; et votre métairie,

Lilèz, attend la vierge amoureuse et fleurie ;
Mais vos premiers appuis, une mère, un parrain,
Prudents, consultent l’heure et sondent le terrain.

Faut-il pas qu’un tuteur, mariant son pupille,
Connaisse tous les biens comme il connaît la fille ?
C’est une règle ancienne : il visite en détail
La terre et le logis, la grange et le bétail.

Guenn voulut ce jour-là, cette prudente veuve.
Décorer sa maison comme une maison neuve.

Jamais on n’aura vu logis si bien rangé,
Meubles plus reluisants, buffet mieux étagé,
Sous un linge plus blanc meilleur pain sur la table,
Plus de seigle au hangar, plus de foin dans l’étable.
L’abondance partout, partout la propreté.
Dès la pointe du jour (un beau matin d’été)
Elle-même éveillait valet, berger, servante,
Sa fille. Les dormeurs étaient dans l’épouvante :
« Alerte, mes enfants ! de vos draps sortez tous !
Demain vous dormirez, aujourd’hui levez-vous !
Sus ! sus ! j’ai partagé l’ouvrage entre vous quatre.
Vous, Alan, balayez la grange et l’aire à battre ;
N’y laissez pas un grain de sable ; vous mettrez
Sous les bestiaux des lits de paille bien fourrés.
Vous, mes filles, il faut qu’en nos murs on se mire :
N’épargnez point vos bras, n’épargnez point la cire ;
Cirez tous les bahuts, frottez, cirez encor :
Je veux que ma maison brille comme de l’or. »

Lecteurs, vous devinez pourquoi ces airs de fête ;
Une grande visite aujourd’hui sera faite.

Tal-Houarn doit amener lui-même son filleul,
Et dans cette entrevue il ne sera point seul :
Les plus proches parents, enfourchant leur monture,
Du jeune homme amoureux viendront voir la future,
Et, d’un œil curieux visitant la maison,
Diront au fiancé s’il a tort ou raison.
C’est leur droit. Pour Tal-Houarn, son devoir lui commande
Sous un air cordial l’adresse la plus grande.

Du cœur de sa cousine en secret assuré,
Loin d’elle par décence il s’était retiré,
Le brillant fiancé ! mais à quelle poursuite
Léna se trouva-t-elle en butte par sa fuite ?
D’insinuants tailleurs, de graves mendiants
Chaque jour arrivaient au nom des prétendants ;
Mais se présentaient-ils, la poêle retournée
Disait : «Cherchez ailleurs. Adieu, bonne journée ! »
Ou, sans faire semblant, on éteignait les feux :
Les tisons relevés chassent les amoureux.
Pour Ban-Gor, le meunier, envoyé du jeune homme,
Dès qu’il parla, chacun fut d’accord, voici comme :
Au sortir de chez lui, voyant sur un pommier
Une pie à l’œil clair qui semblait l’épier,
Il rentra ; mais bientôt deux blanches tourterelles.
Qui roucoulaient d’amour en polissant leurs ailes,
L’appelèrent. Soudain le prudent messager,
À la main un genêt vert, flexible et léger.
Repartit, méditant le discours sage et tendre
Qu’à la mère et la fille il devait faire entendre.
Maître en plus d’un métier, beau meunier, beau parleur,
Son art savait de tout tirer la fine fleur.
Aussi, dès qu’il parut, les lèvres de sourire,

 
Les tisons de flamber, et les poêles de frire.
« Demain donc nos amis reviendront ! » leur dit-il.
Un instant suffisait à cet homme subtil.

Les voici ! les voici ! toute une cavalcade,
Le chien à sa façon leur entonne une aubade.
Alan vient recevoir et loger les chevaux ;
Et, pour leur faire honneur, suspendant ses travaux,
La fermière s’avance avec Lena, sa fille :
« Quelle grâce m’amène aujourd’hui ma famille ? »
Dit-elle en souriant. « Des parents sont jaloux,
Ô Guenn ! de visiter des veuves comme vous. »
Et les meules de foin, la grange toute pleine,
Trente bœufs, cent brebis qui suaient sous leur laine.
Émerveillaient leurs yeux. Pour l’honnête parrain,
Le regard attentif, mais discret et serein,
Il se réjouissait de mille découvertes :
Les portes de l’armoire, à dessein entr’ouvertes,
Lui montraient des amas de coiffes ; le bahut,
Du linge et des habits pour un siècle ; il se crut
Chez des reines : « On peut vous mettre à rude épreuve,
Dit-il courtoisement en parlant à la veuve.
Çà, fixez-nous le jour où, selon son métier,
Le notaire inscrira deux noms sur le papier. »

Ce jour aux deux amants importait, ce me semble.
Dans le courtil, à l’ombre, ils conversaient ensemble ;
Il fallut les chercher : en rentrant au logis,
On eût dit deux pavots, deux flammes, deux rubis.

Mais, ô vous, jeune clerc ! Anne, ô fille pieuse,
Dont j’aimais à conter la légende amoureuse,

Qu’êtes-vous devenus ? Hélas ! dans un couvent
L’enfant pieuse a fui le jeune homme savant ;
Lui, laissant ses cahiers, refermant sa grammaire,
Aux durs travaux des champs s’est remis chez sa mère,
Jusqu’au jour déjà proche où, porteur d’un fusil,
Volontaire soldat il mourra dans l’exil.
Ainsi, fermant tous deux leur âme à l’espérance,
L’une irait au couvent et l’autre irait en France !
Projets sombres, mais vains, si j’en ai bien jugé,
Et si, depuis mon temps, les cœurs n’ont point changé.

Entre Hélène et Lilèz, natures moins subtiles,
Ah ! comme les deux oui se disaient plus faciles !
Mais entre les parents, à l’heure du contrat,
Ce fut des deux côtés un éternel débat :
L’aubergiste du bourg apporta dix bouteilles
Pour amener son monde à des clauses pareilles.
Enfin, chaque opposant par l’autre étant vaincu,
Le notaire put mettre en poche un bel écu.
À quelques jours de là, madame la mercière
Sur son comptoir de chêne étalait toute fière
Ses pièces de drap fin, ses plus riches galons ;
Puis messieurs les tailleurs, assis sur leurs talons,
Mirent en jeu leurs dés, leur fil et leurs aiguilles ;
— À ce noble métier ils valaient bien des filles ! —
Accroupis dans la grange, ainsi, durant un mois,
Ils firent travailler leurs langues et leurs doigts.
 
Les invitations prirent une semaine.
Lilèz et son parrain, Hélène et sa marraine
Allèrent convier, bien vêtus, bien peignés.
Leurs plus proches parents et les plus éloignés :

« Après les foins coupés nous avons mis les noces,
Et partout, ce printemps, les herbes sont précoces ;
N’y manquez pas, sinon vous nous affligerez.
Tenez donc dans un mois vos chevaux bien ferrés.
Venez tous, jeunes, vieux, maîtres, valets, n’importe !
Et mettez ce jour-là votre clef sous la porte. »

Dans toute la paroisse et dans tout le canton
Ils firent mille fois cette invitation.

Mais ce mois à Lilèz paraissait un long jeûne :
« Attendez, mon ami, vous êtes encor jeune ! »
Il répondait : «J’ai l’âge, il faut me marier.
Ceux-là m’approuveront qui m’ont vu l’an dernier
Avec des bras si forts, quoique mince et sans barbe,
Mettre la grosse cloche en branle à Sainte-Barbe.
Les garçons du Faouët et de Loc-Guennolé,
D’autres venus de Vanne et par delà d’Ellé,
Disputaient avec moi de vigueur et d’adresse,
Car chacun voyait là devant lui sa maîtresse.
Oui, je voudrais avoir, je ne m’en défends pas,
Du vieux cidre à plein verre, une vierge à pleins bras,
Pourvu que la boisson pourtant soit sans malice,
Et que, ma femme et moi, le prêtre nous unisse.
— Oh ! oh ! criait alors en riant son parrain,
Mettez, mettez la bride à ce jeune poulain ! »

Oui, Lilèz, calmez-vous ! Lilèz, vos jours d’attente
Désormais sont finis : craintive, mais contente,
D’elle-même, ce soir, viendra vous visiter
Celle qui ne doit plus jour et nuit vous quitter.

À vos armes, sonneurs ! chantez la fiancée !

Le char où son armoire avec pompe est dressée
S’avance, précédé de l’habile artisan
Qui sur un tel chef-d’œuvre a sué près d’un an ;
Derrière, un bouvillon, une génisse blanche ;
Puis, entre ses parents, en habit de dimanche,
L’aimable jeune fille, avec les yeux baissés,
Par qui sont à l’époux ces présents adressés.

Au seuil de la maison le chariot s’arrête.
La ferme cependant reste close et muette.
Un tailleur jovial, orateur du convoi,
Heurte tout en fureur, et demande pourquoi
Cette porte fermée, où s’est caché le maître,
Et s’il faut que l’armoire entre par la fenêtre ?
Par l’étroite fenêtre un meunier répondit,
Homme grave, esprit mûr, pesant tout ce qu’il dit.

ban-gor, le meunier.

D’où viennent tous ces bruits ? Le cœur plein d’amertume.
Je veillais un ami qu’un grand amour consume.
Vos cris l’ont éveillé. Saurai-je la raison
Qui vous fait brusquement troubler cette maison ?
Une vierge, il est vrai, chez nous est attendue,
Et nos champs fleuriront de joie à sa venue ;
Mais ce meuble en noyer, brillant comme un miroir,
Cette génisse blanche et ce bouvillon noir
Ne seraient pas pour nous : amoureux d’une belle,
Nous n’attendons rien qu’elle, et nous ne voulons qu’elle.
Ainsi, mon bon ami, je vous serre la main :
Vous vous êtes trompé de porte et de chemin.

 

un tailleur.

Je connais mon chemin, et je connais la porte
Où doivent s’arrêter les présents que j’apporte :
Lorsque sainte Énora s’en vint chez son époux,
Son habit nuptial ruisselait de bijoux.

le meunier

Quand Ruth allait glanant derrière la faucille,
Rien qu’un tissu grossier couvrait la jeune fille.
Ô précieux trésor de la virginité !
Une vierge nous plaît par sa seule beauté.

le tailleur.

Que cet homme a d’esprit ! et comme il vous enlace !
À toutes mes raisons si vous êtes de glace,
Mon ami, par pitié, laisse-moi déposer
Ce meuble dont la chute a failli m’écraser ;
Recevez un instant mon bétail dans l’étable ;
Ne m’abandonnez pas, vous, hôte charitable,
Parmi ces animaux affamés dont les cris
Finiraient, j’en ai peur, par troubler mes esprits.

le meunier

Vous êtes un rusé ; mais la plus fine ruse
Est un fer mal forgé qui sur ma porte s’use ;
Et jamais un renard, quelque malin fût-il,
N’a pu goûter encore aux fruits de mon courtil.

le tailleur.

En vain vous refusez de prendre à mon amorce,
J’ai fait serment d’entrer et j’entrerai par force.

Cet homme va connaître enfin ce que je vaux.
Mes amis, dételez les bœufs et les chevaux.
A présent, dirigez le timon sur la ferme.
Très bien ! J’enfonce ainsi les portes qu’on me ferme.
Oui, c’est un siège en règle et terrible ! Je veux
Que devant mes exploits se dressent leurs cheveux !

Ohl le vaillant tailleur ! Mais comme en ce grand siège
Il se vit puissamment aidé par son cortège !
Les assiégés aussi firent bien leur devoir :
Fourches, pelles, bâtons servaient leur désespoir.
La maison fermentait comme en été les ruches.
La fermière laissa pleuvoir toutes ses cruches.
Pour l’éloquent meunier, ce fut un Duguesclin :
À ce nouvel Arthur il faudrait un Merlin.

Longtemps battue, enfin la porte est enfoncée.
Et la belle armoire entre avec la fiancée.
Aux bravos de la foule, aux refrains du sonneur,
On l’installe, brillante, à la place d’honneur ;
De crêpes, de lait doux, chaque invité la couvre ;
Et lorsque avec fracas son double battant s’ouvre.
Les regards du jeune homme ébloui peuvent voir
La couche qui demain devra le recevoir.

Chez les gens de Ker-Barz ainsi les fiançailles
S’accomplirent suivant les rits de Cornouailles.
Mais que penser, lecteur, si ma voix vous disait
Qu’une fête pareille à Coat-Lorh se passait.
Que notre jeune clerc rayonnait d’allégresse,
Et triomphalement entrait chez sa maîtresse ?