Les Bretons/Les Noces

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Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 203-213).
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CHANT VINGT-QUATRIÈME

LES NOCES.


Les deux noces : Lilèz et Hélène, Loïc et Anna. — Curieux et invités sans nombre. — Une mendiante explique le mariage du clerc. — La messe des noces. — Singulières remarques des assistants. — Banquet et danse sacrés. — Les deux noces se rendent au village de Coat-Lorh. — Immense repas. — Mor-Vran, le Vannetais, et Hervé, du pays de Tréguier, sont parmi les conviés. — La quête des mariés. — Le coucher. — Souhaits aux nouvelles épouses. — Fête et chanson de la soupe de lait. — Les épingles de la mariée. — Fin de cette histoire. — Actions de grâces. — Le lendemain des noces. — Messe des morts. — Kepas et danse des pauvres.


Les landes embaumaient ; jamais matin d’été
N’éleva sur la terre un ciel plus argenté.
Tout Scaer était venu : jeunes gens, jeunes filles,
Leurs quenouilles au bras, à la main leurs faucilles,
Se mêlaient sous le porche au rang des conviés
Pour voir sortir de près les nouveaux mariés.
Les langues remuaient. Certaine mendiante,
La Giletta, montrait sa face souriante :
« Ces détails, je les tiens tous de l’enfant de chœur,

Disait-elle en filant, et je les sais par cœur.
Annaïc repoussait toujours ce mariage,
Qui, selon quelques gens, du diable était l’ouvrage ;
Mais un jour le recteur, montant sur son cheval,
Courut droit au couvent ; à son saint tribunal
Il demanda la fille, et lui dit, le brave homme.
Qu’on pouvait se sauver en toute voie ; en somme,
Que Loïc, mauvais clerc, serait bon laboureur.
Or Anne n’avait pas l’écolier en horreur.
Le recteur fait ainsi deux noces au lieu d’une.
Le pauvre y gagnera. Mais, chacun et chacune,
Silence ! S’il fallait qu’un mot de tout ceci
Fiît redit au vicaire, ouvrez ma tombe ici ! »

L’église cependant était toute remplie
D’une foule à la fois joyeuse et recueillie.
Les pompes de la noce, éblouissant les yeux
Des jeunes, rappelaient leurs beaux jours aux plus vieux,
Leur grande attention devint plus grande encore
Quand chacun des époux, après un oui sonore,
Offrit l’anneau d’argent, orné d’un cœur en feu,
À celle qu’il venait de choisir devant Dieu.
Les plus fins crurent voir qu’Anna sans défiance
De son fidèle clerc accepta l’alliance ;
Mais Hélène plia les phalanges du doigt.
Pour garder sur Lilèz une part de son droit.
Comme un présage heureux d’union conjugale,
Tous les cierges brûlaient d’une lumière égale ;
Et nul, à leur clarté, n’aurait pu découvrir
Qui des nouveaux époux devait d’abord mourir.
 
Enfin la messe dite et la foule sortie,

Les quatre mariés ont dans la sacristie
Suivi le prêtre ; et là, sous l’œil sacerdotal,
Saintement s’accomplit le banquet nuptial
(Symbolique repas). Du fond d’une corbeille
Furent tirés un pain, un verre, une bouteille ;
Le prêtre fit deux parts du pain, il en goûta,
Puis aux nouveaux époux sa main les présenta.
Ainsi du vin. Chacun dut boire au même verre :
Enseignement voilé, leçon douce et sévère.
 
Que la danse sacrée ait à présent son tour !
Fusils, tonnez ! Chantez, les gais enfants du bourg !
Par-dessus tous les bruits, cornemuses, bombardes,
Mêlez dans l’air vos voix confuses et criardes !

La pauvresse disait : « Les voilà ! les voilà !
Mais regardez Lilèz ! Hélène, voyez-la !
Le clerc a l’air d’un saint tout paré dans sa niche ;
De lui-même, on le sait, le gars n’était pas riche ;
Mais notre bon recteur, qui l’aime comme un fils,
L’a doté largement sur ses anciens profits.
Pour Naïc… — Oh ! par Dieu ! taisez-vous, bonne vieille !
Ne clôt-elle jamais son bec, cette corneille ? »

Comme la noce sort avec solennité !
De son grave parrain chaque époux escorté
S’avance. Autour de lui flottent ses larges braies,
De trois habits brodés sortant à mille raies ;
Il vient les yeux baissés et les traits rougissants ;
Ses immenses cheveux pendent éblouissants.
Derechef, ô sonneur, que votre voix éclate !
Voyez-vous resplendir les robes d’écarlate,

Les manches étaler leurs dentelles d’argent,
Et coiffes et miroirs s’entre-choquer au vent ?
Ornement orgueilleux et naïf, qui révèle
Ce qu’à son jeune époux l’épouse offre avec elle :
Combien de cents d’écus en dot sont apportés.
Le nombre des miroirs vous le dira : comptez.
De quel pas noble et lent viennent ces deux épouses.
Les dames des manoirs pourraient être jalouses.
Leur marraine les suit, c’est un dernier devoir :
Chacune doit garder sa fille jusqu’au soir.

Par les tombes, les croix, les ifs du cimetière,
Se déroulait ainsi la noce tout entière.

À peine on eut touché le sol du grand chemin,
Les pieux épousés se prirent par la main ;
Aussi leurs conducteurs ; et la danse sacrée
Sous les murs de l’église en chœur fut célébrée.
Pour fêter devant Dieu leur hymen éternel,
Les époux bienheureux ainsi dansent au ciel.

Voilà comme en ce jour vos mains furent unies,
Savant clerc, fille sainte, et vos amours bénies !
Non, tout ne s’éteint pas dans le fiel et les pleurs,
Et l’arbre de l’amour se couvre aussi de fleurs.

Je veux suivre à Coat-Lorh, où va s’ouvrir la fête,
Les glorieux époux emportant leur conquête,
Les filles à cheval serrant leurs amoureux.
Et les coiffes volant au fond des chemins creux.
Les jours noirs sont passés, les jours noirs et moroses ;
Laissons errer mon chant sur les plus belles choses.

Pour la danse bruyante, ou l’immense repas
Qui remplit tout ce jour, je ne les peindrai pas.
Sur le bord d’un fossé vingt chaudières bouillantes.
Un grand four qui vomit sans fin des chairs brûlantes,
Dans l’aire des barils ne cessant de couler,
Des tables qui devraient sous leur charge crouler,
Des files d’éternels mangeurs, plas d’un ivrogne
Vidant des pots, vidant son verre sans vergogne ;
Puis le cidre, et le lard, et les rôtis fumants
Qui reviennent encoreau son des instruments,
Gigantesque tableau ! — Mais sous un dais à frange
Chaque blanche épousée illuminant la grange,
Les époux radieux siégeant à leur côté,
Et les mères au port rempli de majesté.

Pour payer tant de frais lorsque s’ouvrit la quête,
Nul ne fit, croyez-moi, le sourd à leur requête :
Les mariés n’avaient qu’à répondre merci,
Tant le cuivre pleuvait, et les écus aussi.

Môr-Vran, le vieux marin, avec Nona, sa fille,
Vint du pays de Vanne ; et, rieuse et gentille,
La belle enfant Mana sortit de son foyer
Avec son père Hervé du pays de Tréguier.
L’Arvor, comme jadis aux noces de ses princes,
Avait des envoyés de toutes les provinces.
Une tendre amitié dès lors vous enchaîna.
Douce comme vos noms, Léna, Mana, Nona…
Mais il est temps : montrons cette belle journée
Par une nuit plus belle encore terminée.

Dans la chambre qui doit recevoir les époux,
Où déjà sont dressés les grands lits clos et mous,
La noce s’est rendue, attendant les deux vierges,
Que leur marraine guide à la lueur des cierges.
Elles viennent, les yeux en pleurs, d’un pas tremblant,
Avec leur blanche robe et leur corsage blanc.
Par leurs graves parents à deux genoux bénies,
Elles vont prendre aussi congé de leurs amies,
Toutes les embrasser, et, dans ce triste adieu,
De chacune en passant entendre un dernier vœu.
On leur disait : « A vous paix et joie en ménage !
— Un jour le paradis ! — Dans ce monde un grand âge !
— Des moissons plein vos champs ! — Donnez à votre époux
Des garçons comme lui, des filles comme vous. »
Mais que de pleurs nouveaux, de cris, quand la marraine
Vers le lit nuptial devant tous les entraîne !
 
Vint le tour des maris ; mais Lilèz et Daûlaz,
Les braves jeunes gens, certes, ne pleuraient pas.

Autour de la maison voici des bruits étranges !
Qui vient dans leur sommeil troubler nos jeunes anges ?
Ah ! riez et chantez, c’est la soupe de lait,
Et ses morceaux de pain liés en chapelet.
On l’apporte aux époux. Ban-Gor, le noble barde,
Dans le chœur jovial lui-même se hasarde ;
Et le malin tailleur conduit comme échanson
Nannic, le blond Nannic, le fils de la maison,
Qui, malgré ses six ans, porte encore une robe,
Et sous ses longs cheveux tout honteux se dérobe.

Placé sur l’un des lits, pourtant le jeune enfant

S’anime ; et sa voix claire, au plafond s’élevant,
Entonne avec douceur cet air chaste, mais tendre,
Que son âge innocent ne pouvait pas comprendre :
« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Près du lit des époux chantons la soupe blanche !
La voilà sur le feu, qui bout dans son bassin.
Comme les flots de joie et d’amour dans leur sein ;
La voilà sur le feu, qui déborde et s’épanche.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Bien ! le lait jusqu’au bord dans les écuelles fume.
Dans un seul vase offrons leur part aux deux époux,
Pour qu’ils boivent toujours, ainsi que ce lait doux,
Dans un vase commun le miel et l’amertume.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Admirez ! admirez ! De ses larges mamelles
La génisse féconde a donné ce lait blanc.
Ainsi la jeune mère, avant la fin de l’an.
Versera son lait pur à deux bouches jumelles.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Saint Herbod, écoutez les appels de notre âme.
Et vous, sainte Enora, les vœux de notre cœur :

Oh ! ne laissez jamais sans la douce liqueur
Les pis de la génisse et les seins de la femme.
 
«Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or !

« Assez ! les mariés ont bu la soupe blanche ;
L’épouse rougissante est pleine d’embarras ;
Elle voudrait cacher sa tête sous son bras :
L’époux attire à lui cette fleur qui se penche.

« Chantons la soupe blanche, amis, chantons encor
Le lait et son bassin plus jaune que de l’or ! »
 
Non ! silence, Nannic, à ces chansons menteuses !
Mais passez, cher enfant, passez vos mains flatteuses
Au front de ces époux suant de déplaisir
Sur une soupe ardente impossible à saisir :
Pour boire ils ont reçu des cuillères percées,
Et les tranches de pain d’un fil sont traversées !
Vieilles joyeusetés, nouvelles chaque fois,
Qui rendent leurs témoins plus heureux que des rois.
Ces bons tours, mes amis, souvent furent les vôtres,
Et vous souffrez du mal que vous fîtes à d’autres.
Mais un saint damnerait son âme à tant d’ennuis.
Et dirai-je l’emploi des trois premières nuits ?
La première est pour Dieu ; la Vierge a la deuxième ;
Joseph, le chaste époux, réclame la troisième.
Quand les vierges sortaient de leur lit nuptial,
Vers elles s’avançait tout un chœur matinal ;
Comme la veille au soir, leurs anciennes compagnes

Disaient : « Vous n’irez plus aux fêtes des campagnes,
Heureuses désormais de rester loin de nous,
Allaitant votre fils couché sur vos genoux.
Des épingles fermaient hier votre corsage :
Qui les aurait de vous comme vous serait sage.
Des épingles tenaient la coiffe à votre front :
Faites-nous-en cadeau, toutes se marieront. »

Les maris écoutaient ces choses sans rien dire ;
Mais leurs yeux se prenaient tendrement à sourire,
Comme en un beau verger de riches laboureurs
Comptent sur bien des fruits en voyant tant de fleurs.

Et moi-même j’arrive au terme de ma route,
Long chemin qu’un plus fort eût trouvé court sans doute ;
Mais ronces et graviers entravaient tant mes pas,
Que souvent je disais : « Je n’arriverai pas ! »
Seule alors vous m’aidiez, ô puissance cachée,
Humble force du cœur qu’en partant j’ai cherchée !
Et vous, l’Inspirateur, mon Dieu, je vous bénis :
J’ai commencé par vous, et par vous je finis.
 
Quand l’éternel oubli recouvre tant de races,
Mon peuple dans mes vers aura-t-il quelques traces ?
Bretagne, ô vieilles mœurs, noble rusticité.
Ensemble harmonieux de force et de beauté !
 
Ah ! cette noce encore a des pompes plus hautes :
Avec le second jour viennent de nouveaux hôtes.
Sans robes d’écarlate et pourpoints de drap bleu.
Mais les membres du Christ et les hôtes de Dieu,
Les pauvres. — Plus de cent autour de l’aire à battre,

Maigre essaim d’affamés, étaient venus s’abattre,
Si tristes tous les jours, si joyeux ce matin,
Qu’ils attendent leur part des bribes du festin ;
Aussi les voilà tous munis de leur écuelle :
Mais les feux sont éteints ; la noce où donc est-elle ?
 
La noce était au bourg, et priait pour ses morts
Autour du tréteau noir où l’on pose les corps ;
Puis, le service dit, on vit la foule entière
Chercher chacun sa tombe aux coins du cimetière :
Et le sol fut couvert de parents à genoux
Occupés à prier pour ceux qui sont dessous,
Les conviant aussi, dans leur couche profonde,
À se mêler un jour aux fêtes de ce monde.

À vous, pauvres ! à vous, enfin, estropiés !
Déposant leurs habits de deuil, les mariés,
Chacun heureux et fier de vous servir lui-même,
Viennent les bras chargés des mets que le pauvre aime.
Qui ne sait que, vêtus d’un lambeau de toison,
Les saints vont éprouver le riche en sa maison ?
Ô la soupe abondante, et grasse, et bien trempée !
Des tripes à foison ! Une franche lippée !
On pourrait se nourrir rien qu’à l’odeur des fours.
Hélas ! que ne fait-on des noces tous les jours !
Mais, dites ! à présent, messieurs, et vous, mesdames.
Sentez-vous pas courir en vous certaines flammes ?
Haut le pied, les truands, et donnez votre main !
En danse ! la bombarde entonne son refrain.
Le clerc vient inviter Giletta, la pauvresse,
Qui de plaisir rougit et d’orgueil se redresse :

« À mon âge, dit-elle, y pouvez-vous penser !
Avec un beau jeune homme une vieille danser !
Devant vos habits neufs étaler mes guenilles !
Puis, voyez sous mes bras, voyez mes deux béquilles ! »
Mais Anne aussi priait un noble mendiant
Qui, tout en disant non, la suivait cependant ;
Bien d’autres font de même ; et déjà les besaces
S’agitaient, les habits entr’ouvraient leurs crevasses ;
Mais les cœurs bondissaient de joie ; il n’était plus,
Grâce aux braves sonneurs, ni pauvres ni perclus :
Comme en ces âges d’or, lointain qui toujours brille.
Tous ne formaient entre eux qu’une seule famille.


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