Les Bretons/Rencontre des cinq Bretons

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Les BretonsAlphonse Lemerre, éditeurvol. 2 (p. 100-107).

CHANT DOUZIÈME

RENCONTRE DES CINQ BRETONS.


La taverne de Saint-Jean. — Un marin du pays de Vannes et un tisserand trégorrois font chacun l’éloge de leur pays. — Lilèz de Cornouaille et le prêtre de Léon prennent part à la dispute. — Quel était le cinquième. — Éloge funèbre des deux Bretagnes. — La querelle recommence. — Tous se séparent amis.


Val de Mériadec, où la bonne duchesse[1]
Venait s’agenouiller en murmurant : « Largesse ! »
Nos pieux pèlerins te visitent encor,
Mais sans croix en émail et sans calice d’or :
Accueille cependant leurs rustiques offrandes,
Et que ton saint patron les guide sur les landes !
Après un si long tour de pays en pays,
Pauvres gens, ils ont droit de rentrer au logis.
Partout ils ont prié du fond de leurs entrailles
Et les saints de Léon et les saints de Cornouailles.
Jean, sauve donc leurs pas des marcs, des cailloux ;
Et toi, bon saint Hervé, préserve-les des loups ! —

Au sortir de l’église, un d’eux (Lilèz, sans doute)
Dit : « Nous avons besoin de force pour la route :
Entrons où vous voyez ce bouquet de pommier. »

Or deux hommes causaient déjà près du foyer :
L’un, marin vannetais, allant mettre à la voile
Au port de Saint-Brieuc ; l’autre, marchand de toile,
Qui venait de Tréguier : selon qu’on dit chez nous,
L’un mangeur de pain blanc, l’autre mangeur de choux.
Un troisième, muet, mais que sa mine austère
Et ses habits disaient enfant d’une autre terre.
Les écoutait parler ; et, comme leurs discours
Roulaient sur le pays, leur voix montait toujours
Et chantait, à la fin de ces joyeuses luttes,
Ainsi qu’en s’appelant pourraient faire deux flûtes ;
Tellement que Lilèz, entré dans la maison,
Quand arriva son tour, chanta dans leur chanson.

MOR-VRAN, du pays de Vannes.

Je suis du Mor-Bihan, qui renferme plus d’îles
Que les autres cantons n’ont de bourgs et de villes ;
Et les autres cantons, si verdoyants tous trois.
N’ont pas tant de forêts ni d’arbres dans leurs bois.
Que l’immense Carnac dans son champ de bruyère
N’a de rangs de men-hîr et de tables de pierre :
Des îles, des men-hîr, voilà le Mor-Bihan,
Et le grand saint Gildas est roi de l’Océan.

HERVÉ, le Trégorrois.

L’homme est fait pour la terre. Ah ! regardez nos plaines
De lin tendre et de chanvre en été toutes pleines !

Et, l’hiver, écoutez le joyeux tisserand,
Tout en croisant ses fils qu’il prend et qu’il reprend,
Au pays de Tréguier, écoutez comme il chante
Sur mille airs variés des chansons qu’il invente !
Notre cher saint Tûdual est roi du peuple élu :
S’il n’est pas Dieu le Père, il ne l’a pas voulu.

LILÈZ de Cornouaille.

Oui, Tréguier a son lin. Vanne a ses rangs de pierres,
Mais venez en Cornouaille, au pays des rivières,
Au pays des vallons, des pâtres et des bœufs,
Où l’homme est comme un arbre avec ses grands cheveux.
C’est chez nous, mes amis, que les filles sont belles !
Là qu’on danse aux Pardons des petites chapelles !
Venez voir à Kemper le bon saint Corentin,
Avec sa mitre d’or et sa crosse d’étain.

LE PRÊTRE, de Léon.

Un grave Léonard fuit les plaisirs du diable.
La semaine, il la passe à charroyer du sable,
À fumer ses sillons, à dresser ses chevaux ;
Et le jour du dimanche, après ces durs travaux,
Il entend la grand’messe, et, dans sa langue antique,
À saint Pôl, son apôtre, il entonne un cantique :
Car saint Pôl est l’honneur du pays de Léon,
Et Léon est l’honneur du langage breton.
 
Tous quatre en leur dialecte habiles à combattre,
Ainsi ces vrais Bretons s’attaquèrent tous quatre.
Ils demandaient du vin pour rafraîchir leurs voix.
Lorsqu’un chanteur se lève et reprend en gallois :

LE GALLOIS.

Ô terre des Kemris ! serait-ce pas étrange
Si dans un chant breton tu restais sans louange,
Comme au temps de Merlin, toi qui portes encor
La harpe dont la voix enivrait la clé-maur ?
Aujourd’hui la clé-maur fouille le sol des mines,
Mais la harpe aux doux sons erre sur les collines ;
Le barde qui s’endort sur ton sommet sacré,
Ô blanc rocher d’Erhi, se réveille inspiré ! —
 
Les Bretons s’écriaient : » De quel peuple est cet autre ?
Nous entendons sa langue, et ce n’est point la nôtre.
Venez-vous de Ker-Ludd[2], ville des bâtiments,
Pays de durs Saxons et de fourbes Normands ?
 
« — Le pays d’où je viens, vous en sortez peut-être.
Dans les vieilles chansons (vous surtout, digne prêtre !)
Jamais n’avez-vous lu quand les brandons de feu
Contre l’Île-de-Miel furent lancés par Dieu ?
Ils vinrent, les Saxons, avec leurs lances minces,
Pour punir nos discords et l’orgueil de nos princes :
L’État ne posait plus sur son triple pilier
Le sage laboureur, le barde, l’ouvrier.
Terrible fut le choc, la défense terrible.
La Tueed, rouge de sang, devint un fleuve horrible.
Ô dragon des Kemris ! de cimiers en cimiers
Que tu volais ardent sur le front des guerriers !
Quand le barde égorgé se taisait, quelles flammes
De ton gosier béant tu jetais dans les âmes !

Et Merlin, et Merlin, ce roi des éléments,
Soumettant la victoire à ses encbantements !
Si la mort l’eût permis, Arthur, la Table-Ronde
Eût été le pavois et le centre du monde !
Malheur quand tu péris, ô roi géant, malheur !
Toute l’île en poussa de longs cris de douleur,
Et les ours blancs du Nord, en rugissant de joie,
À travers les glaçons nagèrent sur leur proie,
Plus nombreux que les flots houlant par un temps noir.
Plus féroces que nous dans notre désespoir.
O chants de mort ! Hourras sanglants ! Affreux mélanges !
Enfin le Dieu clément nous envoya ses anges.
Tandis qu’en leurs marais les restes des Kemris
Luttaient contre la mort, nous, faibles et proscrits,
Dans nos havres secrets nous déployions nos voiles :
Mais ceux-là dont le front est couronné d’étoiles,
Moines, évêques saints, en tête des vaisseaux,
Au nom du Tout-Puissant les guidaient sur les eaux ;
Et tous ces exilés, comme un chœur angélique.
Abordaient en chantant aux rives d’Armorique. »

LE PRÊTRE.

Frère, quand le soleil, d’aplomb sur ces rochers,
Fera briller au loin la pointe des clochers,
Gravissez le coteau ; là, vers toute chapelle
Tournant les yeux, cherchez comment elle s’appelle,
Et quand vous entendrez, frère, leurs noms bénis,
Vous vous croirez encor dans votre vieux pays,
Tant le vent, qui du nord au sud pousse les lames.
D’une Bretagne à l’autre aussi pousse les âmes.
Ces deux jumelles sœurs ont eu le même sort,
Le même siècle a vu leur naissance et leur mort.

Bretagne de l’Arvor, que ta lutte fut belle,
Au joug des conquérants terre toujours rebelle !
Durant onze cents ans, combattant sous tes rois
Et sous tes ducs guerriers, tu défendis tes droits.
Nul vainqueur n’enchaîna la douce et blanche hermine ;
D’elle-même elle offrit sa royale étamine
Et sa couronne d’or, où l’on voyait fleurir
La devise : « Plutôt que se souiller, mourir ! »
Pourtant, frère, vivons ! Aux vieilles mœurs fidèles,
Marchons sans nous souiller dans les routes nouvelles ;
Et ne fuyons pas Dieu, source de l’unité,
D’où découlent la paix et la fraternité.

Tout à coup le marin : « Hommes pleins de sagesse,
Vos voix ont un aimant qui m’attire sans cesse.
Tous deux, je vous connais. Vous, honnête pasteur,
Je vous ai vu dans Scaer prêcher comme un docteur,
Ce jour de malencontre où des buveurs de cidre,
Sans Lilèz que voici, m’étouffaient comme une hydre.
Quant au frère étranger, notre cher commensal,
Je dis que sur la harpe il n’a point son égal.
Oui, lorsque mon vaisseau me porta dans son île.
Je vis en plus d’un lieu plus d’un concert habile ;
Mais à ce grand concert de bardes et d’amis
Où, comme un frère ancien, Breton, je fus admis,
Sa harpe, qui murmure encore à mon oreille,
Mêlée aux sons des vers, n’avait point sa pareille,
Avec effusion chantant la liberté,
Et tout ce qu’aujourd’hui sa voix forte a chanté
Qu’il soit le bienvenu sur nos bords ! Pour lui, certes,
La table et la maison du Mor-Vran sont ouvertes.
A mon feu de goëmon s’il veut s’asseoir un jour,

 
Il y verra Kona, ma fille, mon amour :
Son front jeune est plus blanc que le sable des plages,
Dans sa bouche on dirait deux rangs de coquillages ;
La sirène aux yeux bleus dont parlent les marins
Est à Carnac, chantant ses airs doux et sereins.

— Bon ! dit le Trégorrois, et la jeune merveille
Que sa tante l’abbesse avec amour surveille !
Sous son voile de lin quand elle chante au chœur,
On dit : « Un ange est là, sa voix calme mon cœur ; »
Mais lorsqu’au grand parloir Mana lève son voile,
Les yeux tout éblouis, on dit : » C’est une étoile ! »

— Vous êtes amoureux de la fleur de beauté.
Reprit le bon Lilèz ; mais son fruit velouté
Craint l’Océan, il craint l’air d’un froid monastère :
Le doux fruit de beauté ne vient qu’en pleine terre. »
 
Anna, qui se taisait, rougit à ce seul mot.
Son cousin, la voyant rouge comme un pavot,
Poursuivit : « Dans nos bois je sais deux sœurs jumelles,
Deux fleurs de ce printemps et toutes deux fort belles :
Bretons, n’attirez plus chez vous notre étranger,
Et vers mon gai courtil laissez-le voyager. »

La dispute rouvrait déjà sa triple bouche,
Mais le sage Gallois : « Toute grâce me touche ;
Je verrai la sirène, et l’étoile, et les fleurs.
Ce qu’ici j’aurai vu, je l’irai dire ailleurs.
Vers vous tous, mes amis, un grand désir me porte.
Quand viendra l’étranger, ouvrez-lui votre porte.

 
« — Eh bien, à votre gré parcourez nos cantons,
Vous trouverez partout des frères, des Bretons.
Au fond de tous nos cœurs un même sang pétille,
Nous sommes tous enfants d’une même famille.
« — Adieu, frères ! Adieu ! » — Les joyeux pèlerins
Bientôt, hors du vallon, entonnaient leurs refrains.



  1. Surnom de la duchesse Anne.
  2. Londres.