Les Césars/05

La bibliothèque libre.



LES CÉSARS.

v.

NÉRON.[1]


i.DES CROYANCES SOUS NÉRON.

J’avais hâte d’arriver à Néron. C’est là le type de l’empereur romain ; c’est au plus haut point cette toute-puissance du mal, ce mépris de l’humanité hors de soi et cette idolâtrie de l’humanité en soi-même, cette aspiration gigantesque et folle vers toute chose surhumaine, cette lutte contre Dieu ; c’est au plus haut point aussi cet imminent péril, cette indicible fragilité du pouvoir, cette surexaltation de l’individu humain si colossale et si précaire. Ce Nabuchodonosor qu’on appelle l’empereur romain ne porta jamais plus haut sa tête d’or ; ses pieds d’argile ne furent jamais si prompts à se rompre, et l’on croirait volontiers que la statue de cent pieds que Néron se fit ériger devant son palais ne fit que réaliser le rêve prophétique du roi de Babylone. Mieux qu’aucune autre époque, les treize ans qu’il régna peignent cet état où le dernier terme de sa civilisation avait conduit l’antiquité.

Mais pour commencer, je m’attache à un sujet sérieux ; toute chose a son côté grave, et j’estime malheureux celui qui pourrait le méconnaître ; rien n’est triste comme de rire de tout : l’ironie, vraie quelquefois lorsqu’elle est dans la forme, est toujours menteuse lorsqu’elle est dans la pensée. Dieu me garde de descendre à cette fausse et misérable philosophie qui, ne sachant ni pleurer, ni sourire, ricane de toute chose, et de jamais prendre sérieusement en moquerie ces deux grandes œuvres du créateur, la raison de l’homme et le cœur de l’homme.

Je vous ai dit naguères les faits d’un demi-siècle. Je veux remonter et en reprendre les idées. Sous ce nom, j’entends toute chose, — religion, philosophie, morale, — qui élève l’homme du momentané au perdurable, du particulier au général, de l’abstrait au concret (pour cette fois pardonnez-moi ce langage). Les idées, je persiste à le croire, bien qu’à force de la redire on ait poussé cette vérité dans la banalité et le mensonge, les idées gouvernent le monde ; comprises du petit nombre, agissent sur le grand. La révolution de 89, amenée par des livres, a été faite par des gens qui ne savaient pas lire.

Dans cet ordre de faits, l’évènement dominant de cette époque est la naissance du christianisme ; mais il faut voir ce qui le précéda.

Le temps d’Auguste et de Tibère fut un temps perdu pour les idées. Le premier les avait vues s’agiter dans les guerres civiles ; il trouvait en elles un levain d’aristocratie républicaine. Le second les tenait véhémentement soupçonnées de renouer quelque unité entre les hommes et de réparer en quelque chose cette dislocation sociale sur laquelle il fondait son pouvoir. Sous leurs successeurs, il en fut de même. Toute doctrine leur demeura suspecte ; de là l’exil des philosophes, la ruine des Juifs, la persécution des chrétiens, peut-être même la destruction des druides ; l’aversion pour la Grèce, d’où venaient les idées, et qui n’avait jamais vécu sans en remuer quelqu’une ; enfin la prépondérance de l’esprit matériel et militaire. Tout ce qui avait une apparence de philosophie ou un air de nationalité était en mauvaise odeur auprès du matérialisme romain et du cosmopolitisme impérial.

Ce que nous appelons une religion, c’est-à-dire un corps de doctrines et de traditions sacrées, réalisées par des cérémonies régulières, des devoirs stricts et un enseignement moral, cela n’était pas. Cela se trouvait-il dans les mystères, ou du moins dans quelques mystères ? c’est un sujet grave et que je n’examine point. Mais ces mystères n’étaient point pour tous, ou quand ils furent pour tous, ce caractère-là disparut. Dans la croyance publique et populaire, il y avait des traditions plus ou moins respectées, plus ou moins admises, plus ou moins cohérentes, mais qui ne s’enseignaient pas avec autorité ; qu’en une certaine mesure du moins chacun prenait ou pour de la théologie, ou pour de la fiction poétique, ou pour de la physique voilée sous l’allégorie : la bible de cette religion, ce fut Homère, ce fut Hésiode, ce furent tous les poètes, venant les uns après les autres, avec moins d’autorité chaque fois, ajouter leur fable à ce grenier de fables, et réinventer les dieux chacun à sa guise. Il y eut encore quelques belles notions morales, conservées par les poètes, surtout par les tragiques ; inspirations personnelles, écho des mystères, débris de quelque révélation orphique ? je ne sais, mais qui, se tenant peu, passaient par le vulgaire sans être entendues et n’étaient prises que pour de la poésie. Les fêtes étaient choses d’art, de luxe et de plaisir ; le culte public, chose de politique ; le culte privé, avec ses mille et une superstitions, chose de satisfaction et de goût personnel.

L’homme ainsi vivait à son aise avec la Divinité. La Grèce avait fait la divinité accessible, familière ; elle l’avait placée au niveau des hommes, sinon au-dessous d’eux. On avait son dieu de prédilection ; on lui faisait la grace d’une adoration toute particulière ; on lui gardait les belles hécatombes ; les brebis maigres étaient pour d’autres. On le mettait en confidence de ses affaires ; on lui recommandait ses amours ; on lui demandait protection pour son ménage ; on le remerciait, on le grondait ; on l’aimait, on le punissait ; on le boudait, on lui tournait le dos ; on laissait désormais vivre ses belles génisses ; on brisait sa statue, on brûlait sa chapelle[2]. Alexandre, dans sa douleur de la mort d’un de ses amis, fit brûler les temples d’Esculape, qui n’avait pu le guérir.

J’ai dit ailleurs comment la foi était nationale, la religion une loi pour tel peuple, et non un dogme pour tous les peuples ; comment chaque nation était propriétaire de ses dieux. Je viens aussi de faire sentir combien peu les opinions populaires devaient approcher de la notion d’une vérité absolue. Ainsi la religion et la philosophie n’étaient pas sur le même terrain ; l’une locale et relative, l’autre cosmopolite et abstraite, ne risquaient pas de se rencontrer. À Athènes peut-être, il fallait pour la philosophie quelques précautions de plus, il fallait parler moins clair, prêcher virtuellement l’athéisme sans le nommer de son propre nom, supprimer doucement la Divinité à la façon des épicuriens, sans dire rien de personnel contre tel ou tel dieu. La religion suivait son cours, la pensée le sien ; celle-ci seulement en quelques occasions devait se ranger et saluer ; à la religion, il fallait des hécatombes, non des croyances ; elle était politique pour les Romains, poésie pour les Grecs, habitude et besoin pour tous, doctrine pour personne, une loi et non une foi.

Mais n’allez pas croire que la philosophie fût une bien plus grande puissance au monde que la religion. Nulle époque, au contraire, n’est plus superstitieuse que celle-ci. Il est vrai, et nous l’avons dit, les dieux de Rome ne sont plus en faveur, ils sont tombés avec l’ordre politique qu’ils soutenaient. Ils ont cependant encore leurs adorateurs : Jupiter a au Capitole des serviteurs volontaires de toute espèce, des licteurs debout auprès de son trône, des valets de chambre (nomenclatores) qui lui annoncent ses visiteurs, d’autres qui lui servent de watchmen et lui disent l’heure ; Jupiter ne sait pas lire au cadran. Des coiffeurs frottent et parfument cette statue ; des femmes sont à peigner les cheveux de pierre de Minerve ; d’autres lui tiennent le miroir : tant il est vrai que, selon la croyance publique, l’idole est, non l’image du dieu, mais le dieu lui-même. Cet homme appelle le dieu à venir témoigner pour lui devant les juges, cet autre lui offre un placet, ce vieil acteur vient débiter ses rôles devant lui, et, sifflé du public, se résigne à ne plus jouer que pour les dieux. Caligula n’était pas si fou, et ressemblait à tout son siècle, quand il venait causer avec ses dieux. Jupiter a des amantes qui soupirent pour lui et bravent la jalousie de Junon.

Hors de Rome, la Syrie pleure son Adonis et adore sa mystérieuse déesse. L’Afrique, malgré la police romaine, immole encore ses enfans au Vieux, à l’Éternel, à Baal[3]. Germanicus se fait initier aux grossiers mystères de Samothrace, au culte des Cabires au gros ventre. Lui, Agrippine, Vespasien, consultent les dieux de l’Égypte. La Grèce garde sa religion homérique ; facile et complaisante, elle y mêle le culte des empereurs, place César sur le trône d’ivoire de Jupiter, et met à côté de sa chaste Diane toutes les Julies et toutes les Drusilles de Rome. Mais ce n’est pas qu’elle abandonne son ancienne foi, qu’Éleusis manque d’initiés, que dans ce peuple de dieux il y ait si obscur vilain qui n’ait au moins sa chapelle, que deux cents ans plus tard Pausanias ne décrive encore par milliers les temples, les oratoires, les statues. Éphèse vit de son temple ; toute une classe d’artisans ne fait que vendre de petites statues d’or et d’argent de la grande Diane ; et quand, à la face de cette grossière allégorie orientale, saint Paul vient prêcher son Dieu crucifié, on le chasse aux cris de : Vive la grande Diane des Éphésiens !

Cela ne suffit pas encore à ces emportemens de la nature vers ce qui est au-dessus d’elle, vers la science de l’avenir, les relations surnaturelles, le monde d’au-delà, le monde de Dieu ; besoins de l’homme légitimes dans leur principe, mais plus insatiables et plus fous quand leur aliment est plus corrompu. Rome a besoin de cultes, de dieux ; elle les appelle tous. Des bouts de l’empire, toute folie vient aboutir à cet égout du monde, comme dit Tacite, à cet abrégé de toute superstition, comme un autre la nomme. « Dans le butin de chacune de ses conquêtes, elle a trouvé un dieu[4]. » Ç’a été même chez elle un principe politique ; elle a fait sa cour aux dieux pour gagner leurs peuples ; elle leur a payé leurs domaines en adorations[5]. Ainsi la religion des Grecs n’est plus distincte de la sienne ; ainsi la grande Déesse, une pierre noire, a été solennellement apportée de Bithynie par ordre du sénat ; ainsi un consul, il y a déjà long-temps, n’a pas trouvé un ouvrier pour démolir le temple des dieux d’Égypte. Ces dieux, « admis à la bourgeoisie[6], » ont un tout autre succès que les dieux surannés avec qui on a toujours vécu.

À qui Rome ne demandera-t-elle pas ces biens dont elle est si avide, la richesse, le plaisir ? Qui pourra calmer cette secrète terreur qui la poursuit ? Le ciel est irrité ; qui la réconciliera avec lui ? Car ce sentiment de terreur à la face d’un dieu irrité est caractéristique de la superstition ancienne, et elle en prend même son nom (δεισιδαιμονια, crainte des dieux). Qui lui donnera des prières, des adorations, des moyens de se purifier ? Sous le despotisme capricieux des Césars qui fait et défait un homme entre le matin et le soir, à qui ne demandera-t-on pas sûreté pour les siens, garde pour sa fortune, salut pour sa vie, que sais-je ? un de ces effrayans triomphes qui portent tout à coup un esclave au faîte des grandeurs ? Sur la terre, au ciel, dans les enfers, partout où peut se trouver un pouvoir plus exorable et moins insensé que celui de César, que ne fera-t-on pas pour se le concilier ! Dans les sanglantes cérémonies de Mithra, on ira se placer sous des barreaux de fer pour recevoir sur soi le sang de la victime. Une faible femme ira rompre les glaces du Tibre et se purifier dans ses froides eaux, puis, à demi nue, tremblante, traversera le champ de Mars sur ses genoux ensanglantés.

Rome est pleine de religions vagabondes qui viennent mendier dans ses rues. Voici les Galls, les prêtres de Cybèle, les cheveux épars, la voix enrouée ; leur chef, à la taille énorme, qui domine par ses hurlemens le bruit de leurs tambours, déchire ses membres à coups de couteau, fait recueillir son sang par ses fidèles, et leur en marque le front. Au bruit du sistre, voici venir d’autres mendians ; c’est le prêtre d’Isis, la tête rase, en robe de lin, Anubis à la tête de chien : « Un dieu est irrité, prenez garde. » Et le peuple les écoute avec une sainte terreur. « L’automne menace ; septembre est gros de malheurs ; prenez garde. Allez à Méroé chercher de l’eau, de l’eau du Nil. Versez-la sur les parvis du temple d’Isis ! Un cent d’œufs pour le pontife de Bellone ! vos vieilles robes pour le prêtre de la grande Isis ! Le malheur est suspendu par un fil sur votre tête. Vos tuniques pour les serviteurs de la grande Déesse ! Vous aurez paix et expiation une année entière[7]. »

Y aura-t-il jamais assez de devins pour promettre l’avenir à ce peuple qui abhorre le présent ? La science officielle de l’Étrurie est tombée en mépris ; les augures ne peuvent se regarder sans rire, leur secret s’est laissé voir à nu. Mais l’antique et savante Asie n’aura-t-elle pas à nous offrir des déceptions moins grossières ? Auspices arméniens, astrologues de Chaldée, augures de Phrygie, divinateurs de l’Inde, venez : expliquez au peuple romain ce rêve qui l’inquiète. Promettez-lui le testament de ce vieillard qu’il obsède de ses soins, et qui ne veut pas mourir. La foudre est tombée ici. Que signifie-t-elle ? Les lignes de ma main, que veulent-elles dire ? Chaque présage a son devin. L’incantateur n’est pas astrologue, le chiromancien n’a rien à faire avec les morts. On compte jusqu’à cent espèces de divinations différentes. Mais saluez surtout ce grand homme. Il est martyr de l’astrologie, la plus accréditée des sciences occultes, la plus persécutée par le pouvoir, qui la persécute parce qu’il y croit. Il a sur lui la marque des fers ; il a long-temps habité le rocher de Sériphe ; un général à qui il avait promis la victoire, vaincu, l’a tenu en prison ; César ne lui a pardonné qu’avec peine. Si vous êtes riche, attachez-le à votre maison. On a chez soi un valet astrologue, comme on a un valet cuisinier, un valet homme de lettres et un valet médecin. À tant par jour, vous aurez près de vous un confident des dieux : espèce vénale sur laquelle ne peut compter ni la puissance des grands, ni l’espérance des petits, gens que Rome proscrira toujours et gardera toujours. « Nul astrologue n’aura de génie s’il n’a été condamné[8]. »

Mais voici autre chose. C’est la philosophie qui passe. Sous ce portique, au milieu des clameurs et des rires de la foule, deux hommes disputent[9], tous deux à la barbe longue, à la sale tunique, au manteau mal brossé. Un stoïcien, la tête rase, la figure pâlie par les veilles, qui vit de fèves et de bouillie, qui a une sainte horreur pour un lit, un souverain mépris pour de la vaisselle d’argent, prend parti pour les antiques croyances, pour la Providence, la patrie, l’amitié ; il a les dieux sous sa clientelle. Un cynique demi-nu, avec sa besace et son pain noir, qui n’argumente pas, mais qui raille, brutal, dédaignant toute autre chose que les seuls appétits du corps, fait gorges chaudes de ces vieux mots de patrie, de mariage, d’amitié, de tous les liens de la vie humaine. Il triomphe, car il fait rire le peuple ; il est du peuple, il parle sa langue. Il a quitté l’atelier d’un tanneur, ou la boutique d’un marchand de parfums, pour le métier plus profitable de philosophe. Il fait le tour du cercle ; les oboles pleuvent dans sa besace. Courage, philosophe, tu quitteras bientôt le métier ; tu pourras déposer le bâton, raser ta barbe, et, sage retiré, renoncer à toutes les austérités de ton maître Diogène. En attendant, va chercher d’autres auditeurs ; les tiens sont partis ; ils sont au temple d’Isis à se faire purifier ; ils demandent la santé à la déesse Fièvre, le courage au dieu de la peur. Mais tu dois être content : ils t’ont bien payé.

Toutes les grandes et sérieuses écoles philosophiques sont tombées. Le stoïcisme, qui avait presque été un parti dans les guerres civiles, est devenu par cela même suspect au prince de déloyauté, au peuple d’aristocratie. « Il n’y a plus, dit Sénèque, de pyrrhoniens, ni de pythagoriciens. » Le platonisme, qu’il faut mettre en première ligne, la doctrine la plus liante, la plus synthétique, la plus intuitive, s’est perdu dans une philosophie toute contraire, dans la nouvelle académie de Carnéade, scepticisme ménagé qui dit agréablement de fort belles choses dont il n’est pas bien sûr, qui a bien quelque penchant à croire l’existence des dieux et l’immortalité de l’ame, mais qui toujours se berce de probabilités, de brillantes hypothèses, de phrases spirituelles : philosophie bien apprise, philosophie de littérateur et d’homme du monde, et, entre autres, de Cicéron, cet homme qui savait si bien les lettres et le monde.

L’épicuréisme lui-même est en décadence. Ce prédicateur du plaisir, qui ne vivait que d’eau et de légumes, Épicure, avait voulu fonder une morale sévère sur une métaphysique qui la soutenait mal. Il donnait le plaisir pour but à l’homme, mais voulait qu’il mît son plaisir dans la vertu. L’inconséquence était trop choquante, ses disciples furent plus logiques que lui : on n’entendit de sa doctrine que le mot de plaisir, et la théologie négative au moyen de laquelle il donnait ce mot comme seul nœud de la vie. On le prit au mot ; on cacha, comme dit Sénèque, les voluptés dans le sein de la philosophie. L’épicuréisme ne fut plus une doctrine, mais un commode et philosophique prétexte pour tous les vices, et, par cela même que ce n’était pas une doctrine, l’école d’Épicure eut plus de disciples qu’aucune autre.

Un homme d’esprit de ce temps nous représente bien cette facile et spirituelle annihilation de la pensée, chez lui d’autant plus piquante qu’elle est plus fine et moins grossièrement avouée, qu’en même temps, par ordre supérieur, il est croyant, religieux, moral, Romain, et vieux Romain, quand il monte sa lyre poétique à un certain diapason officiel. Il est dans la philosophie comme dans la guerre. Après avoir, selon les idées de l’héroïsme antique, tonné contre ces lâches Romains qui, devenus prisonniers des Parthes, ont « vécu et vieilli époux déshonorés de ces femmes barbares, » ailleurs il se rappelle en riant « sa fuite si prompte au combat de Philippes, lorsqu’il jeta peu glorieusement son bouclier[10]. » Dans la philosophie, il en fait autant ; il a une certaine forme de vers avec laquelle il parle en austère Caton, une autre avec laquelle, plus sincère, « pourceau du troupeau d’Épicure, » on le voit mettant une mesure aux plaisirs, juste ce qu’il faut pour les rendre plus piquans ; faisant de la philosophie juste ce qu’il faut pour rejeter toute philosophie ; s’accommodant avec les passions et la conscience de façon que ni l’une ni les autres ne le gênent ou ne troublent sa santé ; faisant provision de courage contre le malheur ; mais surtout, pour quoi que ce soit au monde, ne s’exposant au malheur :

Et mihi res, non me rebus submittere conor.

La philosophie n’avait donc rien de sérieux. Des grands maîtres, l’esprit frivole des Grecs l’avait fait descendre à l’incroyance effrontée des cyniques, à la sensualité non pensante des épicuriens, au scepticisme et à la puérilité des sophistes, qui réduisirent toute doctrine en argutie ; jongleurs de la pensée, comme un ancien les appelle. On avait, quand on était riche, un philosophe chez soi, un cynique d’ordinaire, espèce de gracioso, qui égayait le festin par sa morale. Nous lisons quelque part un mot qui, d’une double façon, peint bien cette manière de considérer la philosophie : Livie, femme d’Auguste, ayant éprouvé un malheur et ne voulant pas en fatiguer les oreilles de César, se donna à consoler à un certain Aréus, philosophe de son mari[11]. Quand il pleuvait, quand les jeux du cirque étaient ajournés, on se faisait apporter Chrysippe, on entendait un stoïcien dans son école, un cynique dans la rue, gens qui connaissaient leur auditoire et n’avaient garde de l’ennuyer.

Cet effacement de toute doctrine dans ce qui s’appelait la philosophie, cette absence de tout dogme dans la religion, ce manque total d’idée abstraite et supérieure produisait un étrange spectacle. À défaut de doctrines, il y avait de vagues penchans, caprices, imaginations, habitudes ; des penchans athées, panthéistes, sceptiques, superstitieux, que la raison n’appréciait point, et qui par conséquent, tout contradictoires qu’ils pouvaient être, n’étaient jamais inconciliables. Sous le sceptre de la tolérance romaine qui n’avait de peur des idées que quand elles faisaient corps, tout se rencontre et rien ne se heurte. Ce monde que je vous ai peint, et que bien mieux que moi la première page venue d’un auteur latin vous peindra si superstitieux, ce monde, selon Philon, est plein de panthéistes et d’athées ; l’impiété, dit un autre, a envahi les petits comme les grands ; Cicéron lui-même n’a admis les dieux et l’immortalité de l’ame que comme choses probables. « Pas un enfant ne croit à la barque de Caron ni aux noires grenouilles qui habitent les mares du Styx[12]. » César, en plein sénat, prêche bien nettement le néant après la mort, et Caton ne lui répond pas : Cela est faux, mais seulement : « Vous sortez de la croyance officielle[13]. » Et Pline, dans un morceau qu’il faut lire comme expression de la dégradation dernière de la pensée humaine[14], plaint Dieu, s’il est un Dieu, de ne pouvoir faire cesser en lui le malheur de l’existence et de n’avoir pas même la consolation du suicide.

C’est que (et ceci est une vérité générale qui peut expliquer l’alliance si fréquente de la superstition et de l’athéisme) le fait dominant de cette société, le grand médiateur de toutes ces contradictions, le dogme le moins vaguement conçu dans ce siècle est le fatalisme. On ne croit pas aux dieux et on croit au sort. On désespère de fléchir l’avenir, on veut au moins le connaître, et plus on croit ses lois mathématiquement inébranlables, plus dans les songes ou les présages on a d’espoir de les découvrir. D’une bonne vie et de prières candides que peut-on attendre ? Rien. Des incantations, des immolations sanglantes, des purifications hideuses, on espère encore quelque chose. On a mis toute force hors de soi-même et de l’intelligence ; on demande la force à ce qui est étrange, mystérieux, inintelligent, parce que, malgré tous les systèmes que l’homme peut se faire sur l’immutabilité des lois du sort, il faut toujours qu’il demande et qu’il espère, et croie aux sorciers, s’il ne croit pas en Dieu.

Je citais Pline tout à l’heure. Dans sa misanthropie d’athée, il met assez bien le doigt sur la plaie. « Le culte des dieux, abandonné par les uns, est ignoble et honteux chez les autres ; et pourtant entre ces deux doctrines, l’espèce humaine s’est fait un moyen terme, une sorte de dieu qui confond davantage encore toutes nos idées de Dieu ; en tout le monde, à toute heure, toutes les voix invoquent la fortune, et pour jeter plus de doute sur ce qu’un dieu peut être, le sort est devenu notre dieu. » Ce dieu n’est plus une des riantes divinités de l’Olympe ; dieu sombre, aveugle, entouré de toutes les ténèbres et de toutes les terreurs du fatalisme, l’horreur de son nom fait trembler les autres dieux. Son habitation n’est pas au ciel ; elle est au-dessous de la terre, au-dessous des enfers, au fond des abîmes où se perd la pensée. Le Tartare est le ciel pour lui. C’est le dieu qui parjure impunément les ondes du Styx, le dieu dont le nom ne se prononce pas sans que la terre tremble[15].

La seule puissance morale qui sorte de tout cela, c’est donc encore celle de la religion, non pas, sans doute, une force de conviction, mais une force d’habitude. Mêlée à toute chose, parce qu’elle n’est gênante en rien, aux affaires, aux spectacles, aux jeux, aux plaisirs ; identifiée avec la poésie et les arts, familière et commode habitante de tous les foyers domestiques, convive indulgente de toutes les tables, vieille amie de toutes les familles, elle entre pour quelque chose dans toutes les affections, dans toutes les coutumes, dans toutes les convenances de la vie ; on ne s’aborde pas sans que les paroles habituelles du salut ne la mettent en tiers avec les deux amis ; pour se déshabituer d’elle, il faudrait se déshabituer de toute chose, secouer sa vie publique, sa vie de famille, rompre avec tout, et c’est ce que les chrétiens seuls ont su faire.

La religion n’est, au gré de l’homme, ni trop bonne, ni trop mauvaise ; si peu grave et si peu morale qu’elle soit, elle donne quelque satisfaction à ses inclinations élevées, lui ménage quelque moyen de prier, de se purifier, d’honorer ses morts, chose que la philosophie ne fait pas, et d’un autre côté, elle ne gêne aucun vice, n’est scandalisée d’aucune prière ; ce qu’on n’ose dire aux hommes, on le demande aux dieux. On se fait conduire par le gardien du temple jusqu’auprès de la statue, on lui parle à l’oreille ; qu’un homme s’approche et l’on va se taire : « Oh ! si de belles funérailles allaient enfin emporter mon oncle ; si je biffais du monde le nom de cet enfant au défaut duquel je dois hériter ; il est infirme, bilieux, que ne meurt-il donc pas ! Heureux Nérius, qui vient d’enterrer sa troisième femme ! » — « Prières marchandes, ajoute Perse, pour lesquelles on vient prendre les dieux à part ; » et ce ne sont pas les plus honteuses. « Belle Laverne, déesse des voleurs, donne-moi de tromper, donne-moi de paraître juste et saint[16]. » On invoque les dieux pour le succès d’un adultère ; on consulte l’oracle sur l’efficacité d’un poison ; qui espère un veuvage, prend un devin pour conseiller ; qui veut séduire une femme, emploie les prêtres comme ministres de son intrigue. Les temples sont des lieux de débauche, et Joseph, ce pieux et sévère Israélite, raconte avec indignation à quelles infamies sert le temple d’Isis.

Le polythéisme avait rendu à la société un service tout politique, il avait déifié la chose publique et légitimé le patriotisme. Nous avons dit comment il ne pouvait plus atteindre ce but : pour soutenir encore l’ordre social, il eût fallu qu’il exerçât une action morale et individuelle ; mais le peu de moralité qu’avait en lui l’ancien polythéisme grec, le respect pour les vieillards, la pitié pour les supplians, la fidélité envers les hôtes, tout cela était passé à l’état de pure poésie homérique. La prière ne demandait que les jouissances de la vie ; de la vertu, on en avait toujours trop. — « Donnez-moi la vie et la richesse ; la sagesse, je me la donnerai à moi-même. » Ainsi, puissant comme chose temporelle, impuissant comme morale et comme doctrine, le polythéisme demeurait d’une presque parfaite inanité pour le bien, d’une presque entière inutilité pour l’ordre social.

Aussi les souffrances du monde se multipliaient-elles chaque jour. Ainsi ai-je effleuré sans l’entamer, ce fait immense, l’égoïsme antique avec son cortège, l’esprit d’extermination, l’ilotisme et l’esclavage, les immolations légales et les prostitutions religieuses, les expositions d’enfans, les massacres de captifs, les combats de gladiateurs, les guerres à outrance et les homicides de peuple à peuple. Ainsi, arrivant aux faits particuliers à cette époque, ai-je montré sous Tibère la dissociation générale, devenue le caractère permanent et fondamental de l’empire. Si j’aimais à m’étendre, que n’aurais-je pas à dire ? La peinture de ces mœurs est partout, la facilité du meurtre, l’infamie de la débauche, sont choses que j’ai dites, que je dirai encore, que je rencontre à chaque pas.

Mais remarquez une chose, et voyez comment, selon la loi de progrès, le monde marchait vite : les proscriptions de Sylla sont affreuses, mais des actes de dévouement y relèvent la nature humaine. Les proscriptions d’Antoine et d’Octave sont ainsi racontées : « La fidélité pour les proscrits fut grande chez leurs femmes, médiocre chez leurs affranchis, rare chez leurs esclaves, nulle chez leurs fils ; tant l’espérance, une fois conçue, est impatiente du retard[17]. » Mais les proscriptions de Tibère sont plus affreuses encore : ni de fils, ni même d’esclaves, je ne retrouve plus un trait de dévouement ; Tacite reconnaît à plusieurs reprises cette rupture de tous liens par la peur ; je trouve un seul homme sauvé par son esclave, encore est-ce par un trait d’esprit et non de courage.

Cette société connaissait-elle son mal ? Elle est, certes, assez douloureuse en ses paroles, mais à qui se prendra-t-elle de ce qu’elle souffre ? Si vous en croyez Tacite, c’est à la bataille de Philippes et à César, à la chute de l’aristocratie républicaine ; un autre vous dira : C’est à Tibère, à Séjan, aux délateurs ; les causes supérieures restent incomprises, les remèdes aussi, s’il y en avait de concevables pour la raison humaine ; on aspire à quelque chose de plus commode et de plus doux, non à quelque chose de meilleur ; on voudrait être mieux soi-même, on n’espère, on n’imagine, on ne désire pas que le monde puisse être mieux.

J’ai vu supposer quelque part que l’instinct pour des choses meilleures devait être au fond de la partie souffrante de la société, parmi ces ilotes aux mille noms divers que l’égoïsme antique tenait opprimés. Mais, outre que l’histoire n’en offre pas de trace, il y a une triste vérité, c’est que l’abaissement extérieur finit par produire l’abaissement moral, que les peuples esclaves se dégradent, que les méprisés deviennent méprisables. Cela est triste à dire, à moi qui aimerais à rendre à la nature humaine la dignité que d’autres ont aimé à lui ravir. Mais une trop commune expérience établit cette vérité, et, quant à l’époque dont je parle, si je cherche à connaître la moralité des classes esclaves, je trouve peu de chose qui me console. Toute leur ressource contre la souffrance, c’est la révolte du corps, non celle de la pensée ; c’est l’insurrection, non vers la vertu, mais vers le désordre. Je vois le maître au milieu de ses milliers d’esclaves, toujours tremblant pour sa tête et ce mot passé en proverbe, « autant d’esclaves autant d’ennemis[18], » sans que d’épouvantables exécutions rendent plus sûr le toit domestique. Je vois encore un Spartacus, l’incendie, le pillage, les insurrections sans cesse renaissantes de la Sicile, représailles en un certain sens légitimes, mais dont le succès eût été affreux pour le monde ; enfin, comme dernier et seul remède, le suicide, et entre autres exemples, à la grande admiration de Sénèque, un gladiateur, que l’on menait au cirque dans un chariot, passer, de propos délibéré, sa tête entre les rayons de la roue, dont le mouvement la tord et la brise.

En tout, à la satiété du riche, comme au désespoir du pauvre, le suicide est la suprême ressource, le dernier mot de cette société, et il en consomme la dissolution. On s’est tué, dit Sénèque, par peur de la mort ; les proscriptions ont merveilleusement poussé sur cette pente. On a envié, admiré, glorifié ceux qui faisaient fraude de leur corps au tyran. Pendant que Cremutius Cordus, accusé sous Tibère, se laissait périr par la faim, il y avait une joie publique de voir cette proie arrachée à la gueule de ces loups dévorans, les délateurs[19].

Ces exemples accoutumaient si bien à la mort, qu’on se tuait par ennui, par désœuvrement, par mode. Sénèque parle de « ces raffinemens d’hommes blasés qu’on porte dans la mort[20]. » Et ailleurs, comme s’il voulait peindre les Werthers modernes : « Il y a une étrange manie, un caprice de la mort, une inclination étourdie vers le suicide, qui, tout aussi bien qu’aux braves, prend parfois aux lâches ; les uns se tuent par mépris, les autres par lassitude de la vie. Chez plusieurs, il y a satiété de voir et faire toujours les mêmes choses, non pas haine, mais dégoût de l’existence : — « Quelle fin à tout cela ? Se réveiller, dormir, avoir froid, avoir chaud, rien n’en finit, le même cercle tourne et revient toujours. La nuit après le jour ; l’été amène l’automne, puis l’hiver, puis le printemps ; toujours de même ! Tout passe pour revenir. Rien de nouveau. » — On succombe à cette manie, et beaucoup d’hommes se tuent, non que la vie leur soit dure, mais parce qu’ils ont trop de la vie[21]. »

Montesquieu loue cette facilité du suicide. « Il est certain, dit-il, que les hommes sont devenus moins libres et moins courageux depuis qu’ils ne savent plus, par cette puissance qu’ils prenaient sur eux-mêmes, échapper à toute autre puissance. » Quoi donc ! fut-on bien libre sous Tibère ? bien courageux sous Néron ? Ce siècle fut pourtant de tous le plus fécond en suicides. Mais Montesquieu n’admire-t-il pas aussi les lois conjugales d’Auguste, que leur seule impuissance suffit pour condamner ? Mais ailleurs ne semble-t-il pas regretter même les combats de gladiateurs ? Sans passion, mais pour être piquant, il aime à relever l’antiquité idolâtre aux dépens de la nouveauté chrétienne ; esprit supérieur, fin chercheur de la vérité, moins sérieux quelquefois lorsqu’il semble l’être davantage, qui préfère trop souvent à la droite voie du bon sens la voie oblique d’une dialectique raffinée, qui tient à être logique plus qu’à être vrai, à être original plus que logique, et veut par-dessus tout être ingénieux. De son temps, le paradoxe et la nouveauté avaient leur prix. Aujourd’hui qui veut du paradoxe ? Pour qui la nouveauté n’est-elle pas vieillie ? Le paradoxe est devenu lieu commun, et le lieu commun, à son tour, devient paradoxe. L’originalité serait de prendre les routes battues ; la hardiesse consisterait à être simple, et le plus grand paradoxe à n’en faire aucun.

Nous en sommes venus à la conclusion de toute l’antiquité. Et quand d’une seule pensée on rassemble tous ces faits : — dans la religion, l’exubérance de la superstition et la crudité de l’athéisme poussés chacun à son dernier excès, la puissance extérieure et la nullité morale du polythéisme antique ; — dans la philosophie, le discrédit de toutes les doctrines qui avaient tenté de relever l’homme, l’extension de la philosophie non-pensante, si ce mot peut avoir un sens, et la doctrine la moins haute rabaissée encore à une pratique inintelligente ; — dans la vie, le relâchement de tous les liens sociaux par la rupture du lien patriotique qui les avait tous contenus, l’absence de dévouement fortifiée par la facilité du suicide, nul signe de réaction vers un état meilleur ; — quand on regarde cette situation sous Auguste et sous Tibère, car j’aime à préciser les époques, on trouve que le monde était bien mal préparé pour une doctrine plus haute et plus pure, et qu’en ce sens rien n’est venu si peu à propos que le christianisme. S’il fût venu quatre siècles plus tôt, il eût trouvé encore dans leur force les doctrines vives de la Grèce, le platonisme, le pythagoréisme, qui pouvaient lui servir de préparation et d’aliment. L’apôtre Paul, s’il fût venu alors, eût trouvé Rome encore pure, religieuse, pauvre ; sur l’Agora d’Athènes, au milieu de cette foule « d’Athéniens et d’étrangers qui n’avaient autre affaire qu’entendre et dire des choses nouvelles[22], » il eût trouvé non-seulement ceux qu’il y rencontra, les secs et froids disciples de Zénon, les inintelligens sectaires d’Épicure, mais encore ceux dont le maître avait dit : « Il est un être qu’il faut attendre, qui, même aujourd’hui, veille sur nous, qui plein pour nous de bienveillance, dissipera nos obscurités, nous enseignera à vivre avec Dieu et les hommes ; jusque-là différons les sacrifices… Tant que Dieu, dans sa pitié, ne vous enverra pas quelqu’un pour vous instruire, dormez et attendez, et prenez courage, il viendra bientôt[23]. »

Mais qu’à cette époque, — où, sauf des traditions mal comprises, rien dans le monde grec et romain ne préparait les voies à une réhabilitation de l’homme, chaque jour plus enfoncé dans sa misère, — sur les confins du désert d’Arabie, non loin de l’Euphrate et des frontières de l’empire, dans une subdivision de la province de Syrie, dans un pays sans navigation et sans commerce, sans cesse ouvert aux désastreuses incursions des Arabes, loin des grandes cités intelligentes, Rome, Alexandrie et Athènes, loin du passage de la puissance romaine et des idées qu’elle menait après elle, des Juifs, — non pas des Juifs d’Alexandrie, des Juifs hellénistes, qui lisaient le grec, savaient les philosophes, vivaient en communication avec le monde, non pas même des docteurs de la loi, des Juifs pharisiens qui tenaient le haut bout de la science hébraïque, — mais des Hébreux à peine Juifs, des Galiléens, paysans d’une province décriée à Jérusalem[24], parlant une langue mêlée, gens dont les rares écrits sont pleins de barbarismes[25], gens de cette plèbe sans philosophie (ὁχλος ἀφιλοσοφος) que la sagesse hellénique dédaigne si fort[26], qui certes n’avaient jamais lu Platon, et pour qui tout ce qui s’était pensé en Grèce, à Rome, dans l’Asie depuis trois siècles, tout le passé de l’esprit humain était perdu, qui n’avaient que leur Bible, déjà corrompue par le rabbinisme, tiraillée par les sectes dissidentes, sophistiquée par l’interprétation étroite et vétilleuse des pharisiens ; que de telles gens, le pêcheur Simon, le publicain Matthieu, les pauvres petits mariniers du lac de Génézareth aient retrouvé ou inventé (si toutefois, quand il s’agit de doctrine, l’esprit humain invente jamais) la doctrine, je vais tout dire en un seul mot, la plus contraire, en fait de théologie, à l’incroyance et à l’idolâtrie de leur siècle, en fait de pratique à ses superstitions, en fait de morale à ses mœurs, en fait de philosophie à l’incertitude et au néant de ses idées, c’est en vérité ce que je ne pourrai jamais croire.

Que maintenant ces hommes, après avoir inventé ce révoltant paradoxe, ne l’insinuent pas en secret, ne le glissent pas à l’oreille, ne cherchent pas, pour le faire fructifier, de vieilles femmes ou de faibles esprits qui ont toujours besoin de quelques choses nouvelles à croire, mais qu’ils montent sur les toits pour le crier à tous ceux qui passent ; que non-seulement du haut des degrés du temple, aux Juifs de toute la terre venus à Jérusalem pour la pâque, non-seulement dans les synagogues de l’Asie, de la Grèce et de l’Égypte, aux Juifs de ces contrées, mais que dans les villes et du haut des tribunes faites pour un autre usage, ils le proclament de toute leur voix à la Grèce païenne, à la Grèce mère de la philosophie et du polythéisme ; qu’ils profanent de leur blasphème les forum, les basiliques, les assemblées populaires, les tribunaux des préteurs, toutes choses saintes et sacrées ; qu’ils manifestent insolemment leur Dieu à la face de l’aréopage à Athènes, de la grande Diane à Éphèse, de Néron à Rome ; libres, hardis, usant hautement, jusqu’à ce que la persécution la leur vienne interdire, de cette publicité de l’Agora, la liberté de la presse du monde antique (car c’est un fait remarquable et pas assez observé que cette publicité du christianisme dans ses premières années) ; faisant ce que Socrate, Platon, ni Pythagore, n’avaient osé faire, disant la vérité qu’ils savaient, non à des initiés, mais à tous ; faisant ce que ces philosophes n’avaient pu faire, et disant aux Athéniens : « Le dieu que vous adorez sans le connaître, moi je vous l’annonce ; » qu’ils aient ainsi procédé, ne ménageant pas la contradiction au monde et la lui jetant au visage, si crue et si choquante qu’elle pût être, s’ils étaient les seuls auteurs de leur doctrine et de leur force, c’est en vérité ce que je ne puis comprendre.

Aussi, dans cette hypothèse, l’histoire de l’origine du christianisme (je ne parle pas aujourd’hui de sa propagation) est merveilleusement difficile à construire. Gibbon et son école se tirent d’affaire en n’en parlant pas ; ils prennent le christianisme déjà adulte, tout viril et tout grandi, sans dire mot de son enfance ; ils supposent qu’il est né, sans dire comment. Quant à moi, si j’étais obligé de prononcer sur ce fait selon les seules possibilités humaines et d’après les données communes de l’histoire, ce qui me paraîtrait le plus probable, c’est que le christianisme n’a pas dû naître.

Il est né cependant, et à peine est-il né, son influence agit sur le monde. Ceux même qui ne le connaissent pas le respirent et s’en imprègnent. Nul fait ne me paraît plus notable en ce siècle et dans les suivans que cette action insensible, pour ainsi dire souterraine, du christianisme sur ce qui n’est pas lui. Toute philosophie païenne prend une certaine teinte de sa lumière ; dès le temps de Néron, des notions plus hautes que celles du polythéisme, plus pures que celles du platonisme même, se dégagent et remplissent l’air. La philosophie n’est ni athée, ni irrévérente ; elle se soumet au culte public, « non comme à une vérité, mais comme à une coutume, non pour honorer ainsi les dieux, mais pour satisfaire aux lois ; » elle a de plus nobles pensées. « Jupiter n’est pas ce colosse doré qui tient au Capitole une foudre de métal ; les dieux ne sont pas ce que les font les poètes, aussi criminels que les hommes et plus puissans dans le crime ; intolérable perturbation de toutes les idées, qui fait que le vulgaire estime les dieux au niveau de ses propres vices. Cette tourbe ignoble de dieux entassés par des siècles de superstition, les uns que les poètes ont mariés quelquefois entre frères et sœurs, les autres qui n’ont pas trouvé de parti à leur bienséance et sont restés dans le célibat ; des déesses qui sont restées veuves, comme la déesse Foudre et la déesse Ravage, auxquelles il n’est pas étonnant que les prétendans aient manqué, » adorerez-vous tout cela de bonne foi ? « Croyez aux dieux, reconnaissez leur majesté sainte, reconnaissez leur bonté, sans laquelle leur majesté n’est pas[27]. Aimez-les[28], soyez soumis à leur providence, qui gouverne le monde. Obéir à Dieu, c’est la liberté[29]. Laissez là les grasses victimes, les immolations de troupeaux entiers ; adorez par une volonté droite et bonne[30] ; donnez aux dieux ce qu’avec toute son opulence le fils de Messala ne peut leur donner, une pensée respectueuse pour la justice et pour le ciel, un cœur tout imprégné de noblesse et de vertu. » Laissez là ces prières honteuses d’elles-mêmes qui se retournent pour voir si on les écoute. « Ne chuchotez pas à l’oreille des dieux ; vivez à vœu découvert[31]. »

Je ne saurais donner à cette époque tout le développement dont elle aurait besoin. Il faudrait recueillir, s’il y en a, quelques faibles lumières dans l’histoire apocryphe d’Apollonius, roman anti-chrétien du sophiste Philostrate, évidente et grossière parodie de l’Évangile, où le rhéteur d’Athènes ressuscite, au bout de plus d’un siècle, la mémoire de ce messie mort sans disciples, et l’accommode aux prétentions thaumaturgiques du néoplatonisme de son temps ; histoire qui appartient à une autre époque, non à celle où elle se serait passée, mais à celle où elle a été faite. Il faudrait encore remonter de trois ou quatre siècles et soulever une histoire toute particulière, celle de la communication entre le judaïsme et la philosophie grecque, afin d’expliquer Philon, génie curieux de ce siècle, intelligence chamarrée de cabale et de platonisme, comme aussi de pieuse orthodoxie mosaïque, mêlant à cela les nombres de Pythagore et des idées pleines de lumières, qui, sorties des anciens livres de Salomon, développées par les Juifs d’Alexandrie, restaient comme en dépôt dans ce coin du monde, dans cette colonie gréco-hébraïque, jusqu’à ce que le christianisme, venu d’ailleurs, les créât de son côté et leur donnât sa vie. Il faudrait apprécier à leur vraie valeur et à leur juste caractère ces mouvemens divers de l’orientalisme, de l’hellénisme, du judaïsme hellénisé d’Alexandrie, du judaïsme pharisaïque de Jérusalem ; mouvemens indépendans, isolés, et qui, les uns motivés par le christianisme, les autres expliqués par lui, n’ont d’unité qu’en lui, parce que le christianisme est l’unité de ce siècle comme de tous les siècles désormais.

Mais cette tâche est immense, et j’ai hâte, après l’avoir montrée un instant, de rentrer dans mon humble sphère. Je reviens à Rome d’où je suis parti, et c’est à Rome que je veux voir de plus près la pensée humaine. Je trouve là deux hommes qui me semblent parfaitement placés face à face l’un de l’autre, pour représenter l’hellénisme (j’entends par ce mot la philosophie grecque et romaine) et la religion chrétienne ; je veux dire Sénèque et saint Paul. Il y a pourtant cette différence, que l’un a fait sa doctrine, tandis que l’autre, si je puis ainsi dire, a été fait par la sienne. Sénèque est tout maître et n’est guère disciple, Paul est disciple bien plus que maître ; l’un père de sa philosophie, l’autre fils de sa croyance et bien moindre qu’elle.

ii.LA PHILOSOPHIE. — SÉNÈQUE.

J’hésite en parlant de Sénèque. Je vous ai trahi l’autre jour quelques faiblesses de ce philosophe ; et, sans doute, ce fils d’un rhéteur espagnol, élevé au milieu de l’emphase paternelle et de la corruption de Rome sous Tibère ; ce parleur à la mode, qui essaie de tout, plaidoyers, poèmes, dialogues ; ce confident d’Agrippine, panégyriste officiel de Claude, précepteur et faiseur de discours de Néron, enrichi par son terrible élève, ne se présente pas dans l’histoire avec l’aspect presque mythologique d’un Pythagore, ni même (quoique Platon n’ait pas été sans faiblesses) avec l’aspect grave et antique d’un Platon. Ce n’est pas une vertu dégagée de toute concession aux petitesses humaines. Il faut songer en quel monde il vécut et quelle place il tint en ce monde.

Ses ennemis lui disent : « Pourquoi ta vie est-elle si inférieure à tes discours ? Pourquoi cette villa si ornée, ces repas que ta philosophie ne règle point, ce vin plus vieux que toi, ce patrimoine d’une riche famille suspendu aux oreilles de ta femme ? C’est un art que de te servir à table ; il y a chez toi une science pour disposer ton argenterie sur les buffets, un talent pour dresser. Tu as un écuyer-tranchant passé maître. » Sénèque lui-même fournit à ses ennemis tous ces reproches : « Ajoutez encore, leur dit-il, des biens dont je ne sais pas le compte, des esclaves que je ne connais pas tous. » Et il répond avec une modestie rare chez les anciens, et que j’estime au-dessus de la pauvreté orgueilleuse de plusieurs : « Je ne suis pas un sage ; que votre jalousie soit contente, je ne le serai jamais. Je ne prétends pas être égal aux meilleurs d’entre les hommes ; je tâche de valoir mieux que les pires. Je me contente de retrancher chaque jour quelque chose de mes vices, de reprendre chaque jour quelqu’une de mes erreurs. Je me sens encore profondément enfoncé dans le mal… Je fais l’éloge de la vertu et non de moi. Quand j’attaque les vices, j’attaque les miens tout les premiers[32]… »

L’homme qui parlait ainsi eut le mérite de chercher le bien sans parti pris. La plaie sociale était grave. Était-ce aux atomes crochus de Démocrite que le philosophe en demanderait le remède ? les nombres de Pythagore lui viendraient-ils en secours ? s’occuperait-il, avec les stoïciens, à prouver à son siècle que la vertu est un animal, et que, quand un homme est écrasé sous une pierre, son ame est si gênée qu’elle ne peut sortir ? La métaphysique des Grecs, et en général toute la partie dogmatique de leur philosophie était ou trop incertaine, ou trop spéculative, jeu d’école, vaine escrime de la pensée, d’où le monde malade n’avait à espérer aucun remède. Or, Sénèque, en cela plus clairvoyant que bien des modernes, mit le doigt sur la plaie, sentit que l’intelligence humaine avait donné tout ce qu’elle pouvait, que le mal et le remède étaient dans le cœur de l’homme, qu’il ne fallait refaire ni la métaphysique ni la politique, mais la morale.

Il entre dans cette voie sans esprit de secte, attaché au stoïcisme, qui, de toutes les doctrines grecques, avait conservé la morale la plus pure et la plus efficace, et, depuis deux siècles environ, sous Panætius et Posidonius, s’était tourné vers l’enseignement des devoirs ; mais ne jurant pas sur la parole du maître, citant sans cesse Épicure et le cynique Démétrius ; combattant l’absurde métaphysique des stoïciens, leur fatalisme et la matérialité de leurs dogmes.

On prétend qu’il connut saint Paul, qu’il lui écrivit. Je ne veux ni soutenir ni rejeter cette tradition : un rare et surtout un singulier génie de notre siècle[33], qui abuse parfois de la vérité qu’il possède, a discuté cette question, et n’a pas voulu avoir raison jusqu’à l’hyperbole. Ce qui me semble évident, c’est que Sénèque, esprit curieux et bien placé pour tout connaître, n’ignora pas entièrement le christianisme, qui se développait dans Rome, qui avait franchement parlé sur toutes les places publiques de la Grèce, devant tous les préteurs, et entre autres à Corinthe devant son frère Gallion ; le christianisme, dont l’apôtre avait deux fois paru devant Néron, que les contradictions qu’il rencontrait commençaient à faire saillir[34]. Il ne le connut pas dans son entier et n’en sut pas le mot suprême, ce n’est que trop clair ; mais des idées sur la Divinité plus pures et mieux arrêtées que celles même de Platon, une foule de notions empreintes de l’esprit chrétien, de nombreux passages qui ne sont qu’une traduction plus élégante du texte grec des Écritures, parfois même l’emploi du style évangélique, prouvent évidemment qu’il avait compris quelque chose du langage de « cette immense multitude d’hommes[35], » dont Néron faisait des torches pour éclairer ses jardins.

Sénèque n’admet plus le dieu aveugle, impuissant, corporel, des stoïciens. « Appelez-la destin, nature, fortune, providence ; il y a une volonté supérieure, incorporelle, indépendante, cause première de toute chose, auprès de qui toute chose est petite, et qui est à elle-même sa propre nécessité, qui a fait le monde, et qui, avant de le faire, l’a pensé[36]. » Ce dieu n’est pas indifférent aux choses du monde ; il aime les hommes, « nous sommes ses associés et ses membres[37]. Entre lui et les hommes de bien, il y a amitié, parenté, ressemblance ; leurs ames sont des rayons de sa lumière ; nul n’est homme de bien sans lui, et, quand la vertu nous a rendus dignes de nous unir à lui, il vient à nous, il vient près de nous ; ce n’est pas assez, il vient en nous. Dans le cœur de tout homme vertueux demeure je ne sais quel dieu ; un dieu y demeure[38]. »

Ainsi « l’ame céleste de l’homme de bien, vivant avec les hommes, reste attachée à son origine, comme le rayon qui nous éclaire n’est pourtant pas séparé de son soleil. Elle tient à Dieu, le regarde, reçoit de lui sa force ; son dieu est son père[39] ; comme lui, elle vit dans une joie que rien ne peut interrompre[40] ; comme lui, elle est heureuse sans les biens de la terre. La richesse, le plaisir, sont-ils des biens, puisque Dieu n’en jouit pas ? »

Que l’homme accomplisse donc sa noble destinée. « Qu’il imite Dieu[41] ! Qu’il crée en lui l’image de Dieu. L’image de Dieu n’est pas d’argent ou d’or. De ces métaux grossiers on ne fera jamais rien qui ressemble à Dieu[42]. Le bien suprême n’est autre chose que la possession d’une ame droite et d’une claire intelligence. Que l’homme souffre avec patience, car Dieu n’est pas pour lui une mère tendre et aveugle, Dieu l’aime fortement, Dieu l’aime en père. Nous regardons avec un certain plaisir d’admiration un brave jeune homme qui lutte avec courage contre une bête féroce. Spectacle d’enfant ! voici un spectacle digne de Dieu, un duel dont la contemplation mérite de le distraire de ses œuvres, l’homme de cœur aux prises avec l’adversité[43]. »

Au moins cette philosophie ne rabaisse-t-elle pas l’homme, au moins a-t-elle le mérite que tant de philosophies n’ont pas eu, de se placer dans le côté de la balance vers lequel notre nature ne penche pas, et de faire contrepoids à toutes nos faiblesses, sur lesquelles d’autres ont trouvé plus commode d’ajouter le poids de leurs doctrines. « Non, Épicure, ne confondez pas la vertu et la volupté : la vertu est quelque chose d’élevé, de supérieur, de royal, d’infatigable, d’invaincu ; la volupté est basse, servile, fragile, misérable ; elle a pris domicile aux tavernes et aux lieux de débauche. La vertu est au temple, au forum, à la curie, devant les remparts, couverte de poussière, le visage enflammé, les mains calleuses ; la volupté se cache, elle recherche les ténèbres, elle habite les bains, les étuves, les lieux qui redoutent la surveillance de l’édile ; elle est efféminée, sans nerf, toute détrempée de parfums et de vin, pâle de ses excès, couverte de fard, toute plâtrée de couleurs étrangères[44].

Voilà le fonds de cette morale. Dans le détail, je trouverais des choses dignes de remarque ; il y a un sentiment, je dirais volontiers d’égalité chrétienne. « L’esprit divin peut appartenir à l’esclave comme au chevalier romain. Qu’est-ce que ces mots esclave, affranchi, chevalier ? — Des noms créés par la vanité et par le mépris. Du recoin d’une cabane, l’ame peut s’élever jusqu’au ciel[45]. La vertu n’exclut personne, ni esclave, ni affranchi, ni roi. Tout homme est noble, parce qu’il descend de Dieu ; s’il y a dans ta généalogie quelque échelon obscur, passe-le, monte plus haut, tu trouveras au sommet la plus illustre noblesse ; monte à notre origine première, nous sommes tous fils de Dieu[46]. »

« Il faut être juste, disait sèchement Cicéron, même envers les gens de la condition la plus vile ; la plus vile condition est celle des esclaves ; il faut les traiter en salariés, exiger leur service, leur donner le nécessaire. » — Sénèque parle bien autrement : « Ce sont des esclaves ? Dites des hommes, dites des commensaux, dites de moins nobles amis, dites plus, des compagnons d’esclavage, car la fortune a sur nous les mêmes droits que sur eux ; celui que tu appelles esclave est né de la même souche que toi… Consulte-le, admets-le à tes entretiens, admets-le à tes repas, ne cherche pas à te faire craindre ; qu’il te suffise, ce qui suffit à Dieu, du respect et de l’amour. »

Enfin, quel ancien, quel Romain surtout, avait plaint l’homme, « chose sacrée, » quand on le jette aux bêtes et au fer de l’amphithéâtre ? Qui avait osé reprendre le peuple romain, lorsqu’il tue sans crainte, sans colère, afin d’avoir quelque chose à regarder ? Qui avait senti en soi l’humanité assez forte pour s’écrier : « Cet homme est jeté aux bêtes ; il a, dites-vous, commis un crime, mérité la mort. C’est bien ; mais vous, quel crime avez-vous donc commis pour mériter d’être spectateur de son supplice[47] ? »

En vérité, cet homme, qui est si loin d’être pur des souillures de l’antiquité, était destiné pourtant à lui reprocher tous ses vices.

Voilà sans doute de nobles idées. Il est beau, mais il est facile de demander à la vertu humaine de grands sacrifices, il faudrait faire comprendre qu’ils sont nécessaires ; il est beau d’imposer de sévères devoirs, mais il faudrait en dire le motif. Sénèque est dur à l’homme ; il ne croit pas notre courage faillible. Il a pour nos souffrances des consolations pires que la souffrance. « Tu es malheureux : courage ! la fortune t’a jugé son digne adversaire ; elle te traite comme elle a traité les grands hommes[48]. On te mène au supplice : courage ! voilà bien les croix, le pal qui va déchirer tes entrailles, et tout le mobilier du bourreau ; mais voilà aussi la mort. Voilà l’ennemi qui a soif de ton sang ; mais auprès de tout cela, voilà aussi la mort[49]. Que la mort te console. »

Voyez de quelle étrange façon, dans son exil, ce tendre fils console sa mère : il lui rappelle tous ses autres malheurs, la perte d’un mari, celle d’un frère, et « ce sein qui avait réchauffé trois petits-fils recueillant les os de trois petits-fils. » — « Me trouves-tu timide ? J’ai fait étalage de tous tes maux devant toi. Je l’ai fait de grand cœur, je ne veux pas tromper ta douleur, je veux la vaincre… » « Oui, ta blessure est grave. Elle a percé ta poitrine, pénétré jusqu’en tes entrailles. Mais regarde les vieux soldats qui ne tressaillent même pas sous la main du chirurgien, et lui laissent fouiller leur plaie, découper leurs membres, comme si c’étaient ceux d’un autre. » Vétéran du malheur, « point de cris, de lamentations, de douleurs de femme. Si tu n’as pas encore appris à souffrir, tes maux ont été sans fruit. Tu as perdu tous tes malheurs[50] ! »

Et de même pour toutes les mères et toutes les douleurs. « La perte d’un fils n’est pas un mal. C’est sottise que de pleurer la mort d’un mortel. Le sage peut bien perdre son fils : des sages ont tué le leur. » Voilà tout ce qu’il a de consolations pour la gémissante famille humaine. Il ne faut pas non plus que la vertu trouve quelque satisfaction en elle-même ; il ne faut pas qu’on la recherche pour le plaisir intérieur qu’elle procure. Comme Dieu, Sénèque élève durement l’homme de bien. Il défend qu’on ait pitié de lui[51]. Enfin son suprême modèle est le sage de Zénon, l’homme que n’atteint aucune faiblesse, aucune passion, aucune sympathie humaine, parfait jusqu’à l’insensibilité, Dieu moins la bonté et la miséricorde. « Il n’est au pouvoir de personne de lui rendre service ni de lui nuire ; l’injure ne l’atteint pas, il a la conscience de sa propre grandeur[52]. » Il n’est jamais ni pauvre, ni exilé, ni malade, parce que son ame (laissez-moi dire son orgueil) lui tient lieu de richesse, de santé, de patrie. Aurait-il besoin de consolation ? il penserait que ce qui est un mal pour lui est un bien pour tous, et que Dieu, sans doute, qui malgré sa toute-puissance mène le monde tellement quellement, n’a pu éviter de le faire souffrir. (Beau raisonnement qu’a reproduit l’Anglais Pope dans un long sophisme sans poésie !) « Cela, dirait-il, est l’ordre du destin, il se consolerait avec l’univers[53]. »

Le sage se garde « de tomber dans la compassion. La pitié, que de vieilles femmes et de petites filles ont la simplicité de prendre pour une vertu, est un vice, une maladie de l’ame, une pusillanimité de l’esprit qui s’évanouit à la vue des misères d’autrui, un excès de faveur pour les malheureux, une sympathie maladive qui nous fait souffrir des souffrances d’autrui, comme nous rions de son rire ou bâillons de son bâillement… L’ame du sage ne peut être malade, il ne s’attriste pas de sa propre misère ; peut-il s’attrister de celles d’autrui ? Le sage ne s’apitoie jamais ; il ne pardonne pas[54]. »

Et à ces exigences surhumaines, quel motif ? À cette dernière hyperbole de l’héroïsme philosophique, quel soutien ? À notre nature ainsi accablée, quel secours ? Cette vertu si haute, rendez-la possible ; donnez-nous une raison pour la croire, une force pour la pratiquer. Cette force sera-t-elle la foi à la vie future ? Non : La philosophie n’a pu se tenir à la hauteur où Platon l’avait mise ; les beaux rêves du Phédon se sont dissipés au souffle sceptique de Carnéade, et il se peut bien, vous en convenez, que Socrate mourant n’ait entretenu ses disciples que d’illusions. Vous êtes revenu des profondeurs de la philosophie sans rien de certain sur notre sort à venir. Vous avez des paroles magnifiques sur l’immortalité des ames, sur les épreuves par lesquelles elles se purifient, sur la félicité des justes, leur union, leur claire vue de toute chose, et la plénitude de vie qu’ils retrouvent dans leur patrie, dans « leur ciel, » lorsqu’enfin ils ont satisfait à leur origine qui « sans cesse les ramenait en haut : » thème brillant, lumineuse hypothèse que votre discours vous mène quelquefois à embrasser ; certitude ? non : et quand du milieu de ces magnifiques espérances on vous rappelle aux choses de ce monde, vous vous plaignez qu’on vous fasse perdre un si beau rêve[55].

Mais voici le grand mot de la science, le principe de la vertu : « Il faut suivre notre nature ! C’est la règle sur laquelle se sont formés les sages, la consommation du bien suprême. La nature nous a engendrés sans vices (d’où les vices viennent-ils donc ?), sans superstition, sans perfidie, et même aujourd’hui le vice n’est pas tellement maître du monde que la majorité des hommes ne préférât le bûcher de Régulus au lit efféminé de Mécénas[56]. »

Ainsi, c’est notre nature qui nous commande l’abnégation, le dévouement ? notre nature qui nous fait braver la pauvreté, redouter le plaisir ? qui nous interdit la pitié, nous défend de pleurer nos fils ? Et ailleurs pourtant, par une sorte de révélation, Sénèque nous dit « L’homme est bien méprisable s’il ne s’élève au-dessus de ce qui est humain. » Il parle de vaincre la nature, et son sage, ce type suprême, est si loin de notre nature, que né dans le cerveau des philosophes, il n’a jamais existé que dans leur cerveau. Ni Cléanthe, ni Zénon, ni Caton même, n’ont été des sages ; tout le stoïcisme en convient.

Contradiction choquante, mais inévitable ! L’explication de la nature humaine, cette question : « Pourquoi le vice si mauvais devant notre raison est-il si adhérent à notre nature, si contraire au bien de la société et si intime à chacun de nous ? » voilà la pierre d’achoppement de toute l’antiquité ; souvent pénétrante et sublime sur d’autres points, elle ne sait rien sur celui-là.

Et dévoilerai-je toutes les misères du stoïcisme, tous les niais refuges d’une vertu fausse, les mille raisons secondaires, au lieu d’une raison forte et supérieure, convoquées pour soutenir une base qui plie ? « Ne craignez pas la pauvreté, le pauvre voyage en paix, il n’a pas peur des voleurs. Ne pleurez pas trop vos enfans, une douleur prolongée n’est pas naturelle ; la vache à qui on a ôté son veau mugit un jour ou deux, puis revient au pâturage ; l’homme est le seul animal (Sénèque s’en étonne) qui regrette long-temps ses petits. »

Que d’exigence et en même temps que d’impuissance ! S’il y a souvent du philosophe dans Sénèque, en vérité il y a souvent du rhéteur, laissez-moi dire du pasquin ! Et c’est moins sa faute que celle du monde antique où il vivait. Mais où donc est la force du stoïcisme ? Qui lui donne un peu de vertu ? Sénèque ne l’avoue pas. C’est dans l’orgueil, et un orgueil qui arrive jusqu’à l’impiété : « La vertu de Dieu est de plus longue vie que celle du sage ; elle n’est pas plus grande. Jupiter n’est pas plus puissant que nous, il est moins courageux ; il s’abstient des plaisirs parce qu’il n’en peut user, nous, parce que nous ne le voulons pas. Il est en dehors de la souffrance, nous au-dessus d’elle[57]. »

Mais l’orgueil, et l’orgueil de la vertu, peut bien soulever quelques ames extraordinaires comme la vôtre ; pour nous, ames vulgaires, nous, plébéiens, il faut une moins creuse nourriture, une espérance plus satisfaisante que cette orgueilleuse contemplation de nous-mêmes : de là vient que votre philosophie, ô Sénèque ! sera toujours celle du petit nombre, et que ni vous ni aucun de vos maîtres n’avez créé une doctrine qui fût le moins du monde populaire ; vous vous plaignez que le peuple vous décrie ! aristocrates de l’intelligence, n’êtes-vous pas des premiers à décrier le peuple, à parler avec mépris du grand nombre (ὁί πόλλοι) ?

Les platoniciens ont deux degrés d’initiation philosophique : la purification (καθάρσις), c’est-à-dire la vertu, pour le peuple ; la compréhension (νόησις), c’est-à-dire la science, pour les élus : mettant ainsi le peuple au-dessous des philosophes, et la vertu au-dessous de la science. Soyez fier comme eux, je le veux bien, réservez pour vous votre doctrine supérieure ; mais votre morale, de quoi servira-t-elle au monde, si elle ne peut s’abaisser jusqu’à la masse des hommes ?

Vous avez cependant un mot à leur portée, et vous ne les avez pas tellement dédaignés que vous ne leur ayez confié la science d’un grand remède contre les misères de ce monde : vous leur apprenez « qu’ils ne souffriront qu’autant qu’ils le voudront bien ; que Dieu leur tient la porte ouverte quand ils auront assez du séjour de ce monde ; que rien n’est plus facile que de mourir. »

Pourquoi donc pas dès aujourd’hui ? pourquoi tant d’apprêts de courage pour supporter les maux qu’on peut éviter tout d’un coup, tant de prédications héroïques auxquelles peut suppléer la piqûre d’un canif dans les veines ? Les poètes, plus philosophes que les philosophes, avaient cherché à détourner du suicide ; vous avez ouvert ce passage, le siècle s’y précipite : vous et vos devanciers, vous voudriez bien contenir son élan, régler le suicide, faire qu’on ne se tuât que raisonnablement ; prétention étrange et impuissante ! « La philosophie elle-même, vous le dites, vient en aide[58] » à cette folie de la mort dont vous parliez tout à l’heure, et la dernière conclusion de la science comme de la société, c’est l’acte héroïque, l’acte suprême de l’égoïsme, le suicide, qui rompt tout lien, annihile tout devoir et laisse toute chose sans garantie contre l’homme. Si c’est là votre dernier mot, philosophe, si l’antiquité que vous savez si bien, ne vous a rien appris de mieux, laissez-nous chercher ailleurs.

Votre sagesse ne se rebute pas des apparences de la pauvreté, il est des jours où, par une fantaisie de votre vertu, au milieu de vos richesses, vous vous mettez à essayer de l’indigence, couchant sur la dure, habitant une cellule d’esclave, vivant à deux as par jour. Vous n’aurez donc pas dédaigné peut-être un simple corroyeur qui, ces dernières années, vint à Rome ; un Juif, homme de pauvre mine, de mauvais langage, de peu de science, qui, à travers les barreaux d’une prison, endoctrinait quelques Juifs ou quelques Grecs, homme que dans son pays on avait fouetté, mis en prison, enfin chassé, et à qui votre gracieux maître Néron a fini par faire trancher la tête. Les docteurs de l’antiquité eussent méprisé ce roturier de la science, comme ils disaient ἰδιωτικὸς ; vous, Sénèque, vous avez un plus franc amour de la vérité ; vous êtes allé entendre cet homme, vous l’avez vu comparaître devant Néron : que disait-il donc ?

Je ne vous demande pas seulement quelle était sa morale : que sont les préceptes s’ils n’ont pour appui que l’autorité de la bouche d’un homme ? Mais quel fondement donnait-il aux siens ? Comment expliquait-il ce contraste, qui fait le vice de votre doctrine, entre notre raison qui fait trouver la vertu bonne, et la nature qui nous fait trouver le vice si commode ? Comment fortifiait-il l’intérêt de la société qui a besoin de justice, de modération, de probité chez les hommes, contre leur intérêt particulier, qui les pousse au larcin, à l’iniquité, à la satisfaction d’eux-mêmes ? De ce problème qui nous tient en doute et qui cependant n’est pas indifférent aux choses de la vie, de la mortalité ou de l’immortalité des ames, que pensait-il, Sénèque ? Et si sur ce point il satisfaisait les nobles instincts de votre esprit, donnait-il à votre raison des preuves plus certaines que les preuves insuffisantes pour vous de Pythagore et de Platon ? Arrivait-il, en dernier résultat, au suprême remède de la mort volontaire ? Et si, pour maintenir l’ordre du monde que vous ne maintenez pas, il l’interdisait, comment retenait-il l’homme malgré lui dans la société qui a besoin de lui, et dont il n’a pas besoin ?

Cet homme d’abord tira l’épée contre la foi nouvelle ; puis, tout à coup, frappé d’un subit réveil, disciple de cette foi, prosélyte nouveau et suspect, le voilà qui parle à ces Juifs plus haut que personne, qui résiste en face à leur chef, qui les fait entrer comme de force dans la nouveauté de leur propre doctrine, qui leur fait rompre les derniers liens qui les rattachaient à la loi juive, leur fait abjurer ses pratiques devenues sans but, ses symboles accomplis, sa nationalité qui s’ouvre pour recevoir le monde. Il leur fait mieux sentir à eux-mêmes, qui l’ont entendue, la doctrine de leur maître que lui n’entendit pas. Il proclame le Christ la fin de la loi ; il leur fait accomplir sa parole : « On ne recout pas à un vieux vêtement une étoffe nouvelle ; on ne met pas du vin nouveau dans une outre qui a vieilli. »

Les Juifs n’entendent pas ce langage, les Juifs le repoussent, il rejettera les Juifs, le monde lui est ouvert. Né pour presser l’accomplissement des paroles divines, il sait que le maître l’a dit vingt fois : « Ce peuple sera rejeté, son héritage lui sera enlevé, donné à un autre. » — « Que votre sang retombe sur vous, dit Paul aux Juifs, j’en suis pur, je vais aux nations, » et aux autres disciples : « Donnons-nous la main, partageons-nous le monde ; à vous le circoncis, à nous les nations. »

« Aux Juifs d’abord, aux Grecs ensuite. » Il a rempli son devoir envers les Juifs, il portera la parole à la Grèce : la Grèce, qui comprend sous l’empire de sa civilisation l’Orient tout entier, la Grèce est plus digne de l’entendre ; l’antique, l’humaine, la philosophique, la religieuse Athènes, « religieuse, dit-il, jusqu’à l’excès, » ne le repoussera pas, il disputera sous le Portique contre les philosophes ; il remplira de chrétiens l’infâme Corinthe, il couvrira d’églises la Bithynie, la Macédoine, l’Asie mineure, tout ce qui parle la langue d’Homère.

Voilà cet homme ; et cet apôtre qui a bravé la contradiction dans toutes les cités de l’empire, ce citoyen romain qui a parlé si haut devant les magistrats de Rome, cet homme qui, en prison, abandonné des siens, n’a pas tremblé en face de Néron, ce prophète qui a été ravi jusqu’au ciel et y a vu ce que bouche humaine ne peut raconter, d’où tire-t-il sa force, le savez-vous, Sénèque ? Est-ce de son orgueil, comme vous ? est-ce, comme vous, de sa science ? comme vous, de sa richesse ? Tout au contraire, s’il se glorifie, c’est de sa faiblesse et de sa misère. S’il est fier, c’est d’être méprisé et sans puissance. S’il a quelque gloire, c’est la croix de son maître, car son maître, pour me servir de l’expression d’un ancien, « est mort d’un supplice qu’on ose à peine nommer, il a été mis en croix[59]. » Au milieu de tout cela, comment est-il populaire quand vous ne l’êtes pas ? Comment lui, qui est né d’hier, qui n’a pas eu de devancier, a-t-il déjà plus de disciples que vous, et des disciples pris parmi les hommes les plus livrés aux sens, les moins ouverts à la pensée ? Quel est ce mystère, Sénèque ? Je voudrais avoir le temps de développer ces pensées ; dans la triste époque que je raconte, il y a si peu de choses consolantes pour l’humanité ! Cette agonie du monde antique est si désolante, qu’il serait permis à l’écrivain pour sa consolation, quand il ne lui serait pas ordonné pour la vérité de l’histoire, de jeter parfois les yeux sur la naissance du monde nouveau. Qu’il me suffise aujourd’hui d’avoir montré comment dès le principe se posent à côté de l’impérialisme de Caligula et de Tibère, ce dernier fruit de la corruption antique, les deux puissances qui doivent, l’une le miner, l’autre le soutenir, toutes deux se combattre sur ses ruines : le christianisme et la philosophie ; l’un, tout nouveau dans le monde (car des élémens épars de vérité qui se sont concentrés en lui, n’empêchent pas de lui reconnaître son unité propre, nouvelle, divine, grand fait dont toute l’histoire dépose), né d’une seule foi, et sans avoir trente ans d’existence, présentant au monde une doctrine plus complète que personne ; l’autre, au contraire par son insuffisance, sa contradiction, son inégalité, sa faiblesse, laissant voir que tout ce qu’elle possède de vérité ne lui est donnée que par reflet. Comment le christianisme résoudra-t-il les problèmes que nous venons de poser ? Je voulais le dire, mais l’espace me manque, et d’ailleurs c’est l’histoire de quatre siècles au moins, histoire dont ces faibles travaux seraient à peine la préface.

Depuis le temps de Sénèque, d’ailleurs, la question s’est déplacée. Nous ne sommes plus si fiers ; nous sommes moins orgueilleux de la puissance humaine, moins confians dans notre courage ; nous nous faisons une philosophie plus commode. À notre façon et non à celle de Sénèque, nous prétendons suivre la nature. La chair, ce vieil ennemi du christianisme qu’il a tenu si long-temps sous son pied, se remue aujourd’hui contre lui ; nous l’avons jugée amie de notre nature, douce et facile souveraine : ce n’est pas assez, nous l’avons trouvée admirable, vertueuse, divine. Il ne nous suffit pas qu’on nous laisse jouir ; il faut qu’on nous admire et qu’on nous loue parce que nous jouissons. Cette exaltation pour la matière s’est élevée jusqu’à une sorte de mysticisme, et ce que les épicuriens de l’antiquité n’avaient pas connu, la chair a eu ses ascètes, ses dévots, ses illuminés, ses moines.

Nous sommes en progrès sur nos ancêtres ! Nous avons appris à réduire à leur juste valeur ces choses dont ils s’étaient follement épris, l’intelligence, la pensée, l’ame ! nous avons remis les choses en leur place, et prosterné notre esprit devant les sublimités de la matière ! Il est bien vrai qu’en faisant prédominer la pensée sur le corps, le christianisme a remporté une immense et universelle victoire au profit du monde qu’il a conquis, qu’il a sauvé, qu’il a renouvelé ; il est bien vrai encore que, par le même principe, dans des millions d’hommes, il a remporté sur les vices, c’est-à-dire sur tout ce qui, dans chaque homme, nuit au bien de tous, il a remporté des millions de victoires ; tout cela est vrai. Mais tout cela est de ce passé que nous laissons à pleines voiles derrière nous : pendant ces vingt derniers siècles, l’intelligence n’a travaillé que pour fonder dans l’avenir auquel nous touchons le règne de la chair déifiée.

Cela nous mène loin des anciens philosophes. S’ils vivaient aujourd’hui, ils scandaliseraient notre religion par leurs anathèmes contre les sens, ces hommes qui avaient la folie de mettre tout leur orgueil dans l’intelligence et la vertu, et qui ignoraient le véritable sujet d’orgueil de l’homme, la satisfaction extérieure. Figurez-vous un Sénèque, qui, prenant le mot de chair dans le sens chrétien, est le premier à dire « que, loin de mettre dans la chair sa félicité, l’ame doit soutenir contre elle un grand combat[60]. » Figurez-vous un Épictète, pauvre diable qui, lui, mettait bien ses leçons en pratique, et, misérable esclave, se laissait casser la jambe par son maître, et qui dit en langue chrétienne : — « Détache-toi de toute chose, de ta coupe, de ton champ, de tes enfans, de toi-même ; rejette tout cela, purifies-en ton intention, ne laisse s’attacher à toi rien de ce qui ne t’appartient pas véritablement, de ce qui s’agrége à toi par l’habitude, et ne se laisse arracher qu’avec douleur[61]. » Figurez-vous un Marc-Aurèle (beau destin de la philosophie que représentèrent en ce siècle un empereur et un esclave !), selon lequel « le corps n’est que pourriture, poussière, ossemens ; l’or et l’argent, des détritus de la terre : tout le reste a le même fonds, ce qui respire vient de la terre et y retourne[62]. » Ces hommes-là étaient sur le sujet de la chair tout aussi irrévérencieux que les chrétiens.

Il est vrai qu’ils n’avaient pas la raison de leur doctrine, qu’ils ne savaient pas en dire le pourquoi ; il est vrai que leurs notions étaient vagues, impuissantes, insuffisantes ou exagérées. La notion chrétienne, mal connue et défigurée sans cesse, est bien mieux raisonnée et plus pure. Elle distingue trois choses : la matière extérieure, la matière du monde ; la chair dans le sens littéral, c’est-à-dire notre corps ; la chair dans le sens mystique, c’est-à-dire les vices, les passions, le penchant au mal en un mot. Ces trois choses, le christianisme les juge de ce point de vue qui est toujours le sien, c’est-à-dire en les rapportant à Dieu. Or, en face de Dieu tout est bas et petit, le monde est étroit, la chair misérable, l’intelligence même est séparée de lui par toute la distance du fini à l’infini ; qui peut en douter ? Ainsi donc, — le monde, la matière extérieure, qui n’est digne par elle-même de haine ni d’amour, est livrée à l’homme comme une argile qu’il pétrit à son gré pour son bien, et sur laquelle il écrit la supériorité de son intelligence. — Le corps de l’homme, qui ne peut connaître Dieu, est par cela seul inférieur à la pensée qui le connaît ; il faut donc que l’intelligence le gouverne, le soutienne et le fasse vivre, mais ne laisse pas perdre ses droits. — Mais, quant à la chair, lorsque par ce mot nous entendons le penchant au mal, c’est elle qui doit être domptée, foulée aux pieds, combattue sans relâche.

Cette doctrine, que j’énonce sans la développer, évite au moins les deux excès, d’abaisser la dignité de l’homme ou d’exalter son orgueil ; en abaissant l’homme devant Dieu, elle ne l’avilit pas.

Après tout cela, car il faut en finir, parlerons-nous autrement qu’avec respect de ces grands hommes de l’antiquité, Pythagore, Platon, Épictète, Marc-Aurèle ? J’ai peine à croire que dans ce monde antique certaines intelligences ne fussent pas naturellement plus hautes et plus fortes que dans le nôtre, et que l’homme par lui-même ne fût davantage en ce temps. Nous ne sommes plus si jaloux de notre dignité d’homme : notre point de départ est bien plus avancé que le leur ; mais ils avancent et nous reculons, et nous finissons par nous trouver en arrière d’eux. Ils aspiraient à la lumière, comme nous aspirons aux ténèbres, et si, en tout, le monde d’aujourd’hui vaut infiniment mieux que celui d’alors, c’est bien que le monde ne se fait pas lui-même.

iii.LA SOCIÉTÉ ROMAINE SOUS NÉRON.

Laissez-moi reprendre les pensées douces et graves sur lesquelles me laisse cette trop imparfaite ébauche de l’état philosophique du monde. Nous avons suivi l’apôtre Paul dans ses pauvres et laborieux voyages, en Asie, en Macédoine et en Grèce ; nous sommes retournés avec lui à Jérusalem, la tempête nous a jetés à Malte, et nous venons enfin de poser, à Pouzzol, le pied sur la terre d’Italie. Aux Trois Tavernes et au forum d’Appius, nous avons rencontré nos frères de Rome, venus au-devant de nous, et, joints à eux, nous suivons lentement la voie Appia, dont les bords sont alternativement semés de villas et de sépulcres.

À ce double signe reconnaissez l’Italie. Çà et là, au milieu d’une campagne aride et poudreuse, ou parmi des marais fiévreux, non loin d’un palais magnifique, un esclave, les fers aux pieds, cultive paresseusement une terre qui n’est pas à lui ; le champ des robustes Sabins a été livré, pour redire l’expression hardie de Sénèque, à des mains enchaînées, à des pieds liés par des entraves, à des visages marqués au fer[63] ; la culture joyeuse et libre a été chassée par la culture servile et sans cœur, le père de famille par l’esclave de la glèbe, qui, tous les soirs, va dormir garotté dans les cellules souterraines de l’ergastule. Ce n’est pas assez : les parcs et les villas ont encore rétréci l’espace que pouvait parcourir la charrue ; entre le travail nonchalant de l’esclave et la stérile magnificence du maître, entre le champ à moitié déserté par une bêche indolente, et l’enclos planté à grands frais d’arbres étrangers et inutiles, le sol du Latium, tourmenté par le caprice et desséché par l’égoïsme, s’est refusé à l’homme, et son aspect s’est profondément attristé. Ce sont de loin en loin les vapeurs menaçantes de ses marais, les ruines de ses villes, signes de l’atonie de cette terre qui ne nourrit plus ses habitans ; et quand, à travers cette plaine poudreuse et résonnante, le silence des villas et des tombeaux dont ce sol est si riche, est par hasard interrompu par le cri plaintif du pâtre esclave ou par le bruit de ferraille de l’ergastule, on se sent auprès de Rome, et on respire cet air, qu’elle répand autour d’elle, de servitude, de magnificence et de mort. Peu à peu, sur la ligne droite et claire de l’horizon, la grande ville apparaît, mélange confus d’édifices qu’enveloppe un nuage de fumée ; Rome, que Virgile appelle « la plus belle des choses[64], » cité commune de toute la terre, capitale de tous les peuples, ouverte à tous[65], abrégé du monde[66], ville des villes[67], Rome chantée par les poètes, exaltée par les orateurs, maudite et admirée des philosophes, et qu’après tout ses panégyristes n’ont pas trompée lorsqu’ils l’appelaient la ville éternelle. Éternelle, il est vrai, non par la force, comme elle prétend l’être, mais, ce qu’elle n’espère point, par l’intelligence ; non par les armes, mais par la parole ! Rare et glorieux destin de cette cité, que Dieu fit pour le commandement, qui ne perdit l’empire des choses que pour ressaisir l’empire plus glorieux de la pensée ; la plus grande sans nul doute de la civilisation et de l’histoire, et qui comptera deux mille ans et plus de royauté sur la partie civilisée du monde ! Un jour la Rome chrétienne, au-dessus de ce bruit et de cette poussière, qui enveloppe les monumens de la Rome impériale, se fera reconnaître à la croix du Vatican, plus proche du ciel et plus évidente, symbole d’élévation et d’unité.

Mais, à mesure que nous marchons, Rome nous environne, naît, et pour ainsi dire s’épaissit autour de nous. « On ne sait où elle commence, on ne sait où elle finit. En quelque lieu que l’on se pose, on peut se croire au centre[68]. » Peu à peu ces maisons éparses, jetées aux avant-postes de la cité, le suburbanum du riche, le tugurium du pauvre, les tombeaux épars, les chapelles isolées, se rapprochent, serrent leurs rangs, s’alignent en rues et deviennent ville. Chaque faubourg de Rome est souvent une grande cité, simple vestibule de celle qu’on nomme la ville. Continuons notre route, franchissons la porte Capène, traversons le centre de ce tourbillon et de cette magnificence, le cœur de la cité, son Forum ; et si, troublés par le flux et le reflux de tout ce peuple agité dans Rome comme la mer dans son bassin, nous voulons nous recueillir et contempler un peu, montons au Janicule, où, séparés par le Tibre de la portion vivante de la ville, nous pourrons la dominer d’un regard. Ces deux buttes, Saturnia et Palatium, celle-ci village de chaume fondée par Évandre, l’autre asile de brigands ouvert par Romulus, et entre elles la vallée marécageuse qui fait maintenant le Forum, c’est l’étroit espace d’où Rome est partie. De là elle est allée gravir, l’une après l’autre, chacune des sept fameuses collines, puis est descendue et s’est épanouie dans la plaine, a élevé et puis franchi son Pomœrium, a jeté ses ponts sur le Tibre, par-delà le fleuve a conquis le Janicule, semé des toits sur le Vatican, et s’est ouverte de plus en plus pour embrasser l’Italie d’abord, et bientôt le monde, qu’elle appelle dans ses murs. Voyez-la vers Tibur, vers Aricie, étendre ses bras de géant, vers Ostie surtout, sur cette route de la mer sans cesse parcourue par les étrangers qui lui apportent ses voluptés et son pain, sur ce chemin de halage du Tibre par où le monde débarque chez elle ; et Néron a été sur le point de conduire autour d’elle un fossé qui eût enfermé le port d’Ostie dans son enceinte ! Ainsi répandue au loin, sur cette antique terre du Latium, centre prédestiné de la péninsule, point d’intersection de toutes les vieilles races italiques, elle semble, selon l’imagination fantastique et hardie d’un de ses rhéteurs[69], « la blanche neige dont parle Homère, qui couvre et le sommet des montagnes, et les vastes plaines, et les fertiles cultures de l’homme. » Atteignant presque en tous sens les limites de l’horizon, elle ne laisse voir au-delà d’elle que les cimes effacées de l’Apennin, le neigeux Soracte et la sombre verdure de l’Algide.

Chaque ville a son centre, d’autant plus imposant et reconnaissable, qu’elle est elle-même plus puissante. Ce sera l’hôtel-de-ville des communes flamandes, la Ragione de Padoue, la Balia de Florence. Venise, cette Rome de l’Adriatique, ville de fugitifs comme elle, qui s’est agrandie sur les eaux comme Rome sur la terre, grande politique aussi et religieuse observatrice de sa vie historique, dans laquelle, comme dans Rome, toute chose a sa date et sa raison héréditaire ; Venise a dans son enceinte deux points solennellement marqués aux armes de la seigneurie : la place Saint-Marc, son forum, et l’Arsenal, son Capitole. Là toutes les ressources de la paix, ici celles de la guerre. Dans l’Arsenal, les armes, les vaisseaux. Autour de la place, la religion a son église, dont les ornemens, les reliques, les murailles même ont été conquises par de saintes victoires, La souveraineté a son palais, et flottant à sa vue, les gonfanons des quatre royaumes dont est reine cette république marchande. Le plaisir a ses cafés, institution nationale de Venise ; la gloire, ses trophées et ses chefs-d’œuvre. L’histoire patriarcale et familière a ses souvenirs, l’humble patron des pêcheurs en face du lion ailé de Saint-Marc ; et, pour lier l’un à l’autre ces deux centres de la vie vénitienne, la plus belle voie de commerce du monde, le quai des Esclavons, bordé par la mer et prolongé par le grand canal.

À Rome, les proportions sont plus grandes encore. Partez du pied de la colline des Jardins, rapprochez-vous du Tibre, parcourez le Champ-de-Mars, pénétrez dans le Pomœrium par la porte triomphale, traversez de là le Forum, montez sur le Palatin, enfoncez-vous jusqu’à l’extrémité du grand cirque. C’est cet espace de trois ou quatre milles de longueur qui est la Rome solennelle, monumentale, et publique. Le Forum, siége de ses délibérations, le Champ-de-Mars, théâtre de ses récréations viriles, enfin le Capitole, se rejoignent par une foule de monumens : c’est la colline des Jardins et sa verdure entremêlée de mausolées ; au bas, la voie Flaminia bordée de statues, et le champ d’Agrippa, que ce seul homme a couvert de monumens ; c’est cette immensité de portiques où se promène la foule paresseuse, tandis que la foule active et jeune lutte dans le Champ-de-Mars ou nage dans le Tibre ; c’est l’Area du Capitole, forum des dieux, les toits dorés du Palatin, séjour d’un dieu plus grand, César ; c’est la longue enfilade des marchés, les Septa Julia, la Voie Sacrée, théâtre des flâneuses rêveries d’Horace[70], la Rome boutiquière et marchande ; c’est enfin le Forum, la maison de ville des Romains en plein air, ou comme ils disent en plein Jupiter (sub dio), le Forum avec ses temples, ses basiliques retentissantes de la clameur du barreau et de la bourdonnante trépidation du commerce ; avec le sénat et les rostres, muets emblèmes de la liberté morte ; les portiques et les bains, vivans symboles de la volupté toujours vivante ; avec le lupercal et le comice, souvenirs paternels de la Rome antique ; la colonne dorée, ombilic du monde, d’où partent toutes les voies de l’empire et d’où les distances se comptent jusqu’à la Clyde d’un côté et jusqu’à l’Euphrate de l’autre : place unique dans le monde, qui, avec ses quelques toises de terrain, tient dans l’histoire plus d’espace que des royaumes entiers.

Rome ne s’est pas départie de son centre. Voyez comme elle fourmille au Forum ; c’est là que bat son cœur ; ses veines y aboutissent ; son peuple, comme le sang, circule sans cesse de ses demeures au Forum, du Forum à ses demeures. Le matin, autour des rostres et des basiliques ; à midi, retournant faire la sieste dans ses maisons ; puis, ensuite, à la grande palestre du Champ-de-Mars ; puis au bain, jusqu’à ce que le coucher du soleil le ramène au souper domestique, il va toujours chercher la vie, la pensée et le soleil dans ce magnifique emplacement du Forum et du Champ-de-Mars que l’on peut appeler les parties nobles de Rome. On habite ailleurs, mais c’est là qu’on vit ; à voir le nombre de monumens qui encombrent cette portion de Rome, on juge que les maisons y peuvent à peine trouver une place étroite ; la vie privée en est chassée par la vie publique, les citoyens par la cité, les mortels par les dieux, les hommes d’os et de chair par les hommes de marbre et d’airain, à tel point qu’il a fallu à plusieurs reprises déblayer le Forum du peuple des statues qui l’encombraient. Refoulée en arrière, la vie domestique s’est éloignée le moins qu’elle a pu ; les riches et les nobles ont planté leurs demeures dans le quartier des Carènes, sur la croupe des collines qui dominent le Forum (de là cette locution, descendre au Forum) ; les pauvres, dans les détours fangeux de la Suburra, ou plus en arrière dans les faubourgs au-delà du Pomœrium. Pour en finir, mesurez d’un regard tout le reste de Rome, et comptez, s’il se peut, tout ce qui meurt, tout ce qui vit, tout ce qui pense dans cette ville sans enceinte, foule plus pressée chaque jour, à laquelle César et Auguste ont ouvert deux forum nouveaux. Au loin, les maisons sont éparses et respirent à l’aise ; plus près, c’est à chaque porte du Pomœrium une ville entière qui s’est attachée là comme un essaim d’abeilles, et ces villes des faubourgs, se rencontrant dans leur croissance, ont fini par ne plus former entre elles et avec Rome qu’une immense cité. Mais plus près du centre, les maisons sont l’image d’une foule de peuple qui s’amoncelle, se coudoie, et dont les têtes se serrent et se dressent pour regarder les unes au-dessus des autres. Laissant à peine entre elles de longues ruelles étroites, irrégulières, tortueuses, accumulant leurs étages jusqu’à la hauteur de soixante-dix pieds qu’Auguste leur a fixée, hissées sur leurs assises de ciment, étayées par leurs piles énormes, reposant sur leurs larges murailles de briques, elles semblent encore comme trembler de leur hauteur, et par d’épaisses solives s’appuient les unes sur les autres, s’épaulant avec effort pour ne former qu’une masse unique, qui voit le Forum à ses pieds et le Capitole face à face. Sur les sommités de ses toits règne le niveau des terrasses, sol factice ouvert aux pas de la multitude, et, comme le dit un ancien, il y a plusieurs villes en hauteur, comme il y en a plusieurs en étendue. C’est que les hommes sont pressés là comme les demeures, non-seulement les hommes, mais les peuples, les dieux, les langues. Il y a une ville des Cappadociens, une ville des Scythes, une ville des Juifs, toute une armée de soldats, tout un peuple de courtisanes, tout un monde d’esclaves ; plus encore que de tout le reste, il y a de cette multitude sans nom, sans condition et sans patrie, peuple mêlé, de toute race, de toute croyance : monstrueux amalgame de tous les mélanges possibles, peuple romain presque tout entier né de races étrangères, peuple libre presque tout entier né dans l’esclavage, peuple fainéant et fortuné qui ne possède pas un sesterce, qui a pour bien l’air de Rome, l’eau des bains et des aqueducs, le soleil du Champ-de-Mars et la largesse des empereurs. César et Auguste, pour plaire à cette multitude aux mille langues, lui ont donné des histrions qui bouffonnaient dans tous les idiomes, et à la mort du dieu Jules, qui avait ouvert Rome aux étrangers, autour de son bûcher nuit et jour gardé par les Juifs, toutes les nations sont venues tour à tour (lugubre et redoutable spectacle !) hurler, chacune à sa mode, leur lamentation barbare.

Au moment où cette Babylone, selon l’expression de l’apôtre saint Pierre, se retire pour la nuit, asseyons-nous pour recueillir la voix de cette grande cité et pour comprendre ce qu’elle va nous enseigner. Que fait là tout ce peuple ? Quelle est sa pensée ? quelle est sa vie ? Nous avons assez interrogé la pierre, l’airain et le marbre ; interrogeons la pensée humaine.

La réponse peut se faire en un seul mot : l’esclavage ! Non-seulement l’esclavage proprement dit est la base pratique de la société, de sorte que sans lui il n’y aurait ni république, ni fortune, ni famille, ni liberté, telles qu’elles sont constituées, mais encore, dans tous les ordres et à tous les degrés existe un esclavage plus déguisé, aussi réel, et tous les rapports sociaux sont modelés sur le rapport de l’esclave au maître, de même qu’au moyen-âge ils se modèleront sur le rapport du vassal au suzerain.

Pour le comprendre, parcourons les quatre degrés de la hiérarchie romaine : l’esclave, le client, le sujet, et César.

Voyez l’esclave, je ne dis pas l’esclave chéri de son maître, le chanteur ou le comédien spirituel, le médecin heureux, le précepteur érudit ; je dis encore moins la folle, le bouffon, l’eunuque, le joueur de lyre, l’improvisateur habile ; mais le pauvre esclave ordinaire, plébéien de cette nation domestique qui habite le palais d’un riche ; celui qui, perdu dans cette foule, connaît à peine son maître et n’en est certes pas connu ; celui qu’on a acheté 400 francs au Forum sur les tréteaux d’un maquignon ; le janitor, immeuble par destination et qu’on vend avec la maison, scellé, pour ainsi dire, dans le mur de sa loge par une chaîne qui le prend à la ceinture, comme le chien dont la niche fait face à la sienne ; ou le vicarius, l’esclave d’un esclave ; ou celui qui, debout à la table de son maître pendant les nuits d’orgie, voit la verge prête à le punir pour une parole, un sourire, un éternuement, un souffle[71], qui, courbé aux pieds des buveurs ivres, essuie les ignobles traces de leur intempérance ; être si méprisé que, pour ne point profaner sa parole, son maître souvent ne lui parle que par signes et au besoin par écrit[72], vrai gibier de fouet et de prison que, dans la moindre enquête judiciaire, le maître envoie sans difficulté au tortureur, stipulant bien que, s’il meurt à la question, on lui en rendra le prix[73] !

Être accablé de toute l’ignominie domestique et de tout le mépris légal, être au-dessous de l’homme, selon le droit, seconde espèce humaine[74], ce n’est plus un homme, ce n’est plus une intelligence, c’est une chose. Si on le tue, lui, un cheval ou un bœuf, on les paie au maître[75]. Il est vrai que la générosité du maître vient à son secours, et contre la loi qui lui interdit le mariage, lui permet un quasi-mariage, un concubinage (contubernium), illégale et passagère union que le maître n’accorde parfois que pour de l’argent. Quant à ses enfans, ou plutôt les enfans de sa concubine (car le droit ne reconnaît pas de paternité entre esclaves), ils sont le croît d’un animal domestique, incontestable propriété du maître ; on a disputé seulement sur la question de savoir s’ils appartiennent à l’usufruitier. Il est vrai encore que, malgré la loi qui ne reconnaît à l’esclave aucune propriété, le maître tolère qu’après bien des veilles, bien des jeûnes volontaires, bien des labeurs ajoutés aux labeurs de la maison, il garde quelque chose de l’argent qui paie son industrie ; qu’il ait une sorte de propriété illégale ; qu’il en dispose même par un quasi-testament, toujours sous l’approbation et le veto sans appel de son maître. En six ans, s’il est laborieux et sobre, et toujours si le maître le veut bien, il peut se racheter. — Mais il faudra qu’il souffre et travaille, qu’au besoin il demande au vol et à la débauche l’argent que l’industrie ne lui donne pas. Il faudra qu’il renonce à sa seule consolation, aux joies de la popina, où, pendant que le maître prend part à un festin, ses esclaves l’attendent, jouent aux dés, médisent de lui, soupent pour deux as. Il faudra encore que, sur ce mince pécule, la future générosité de son maître s’achète par des présens, présens pour le jour de sa naissance, présens pour le mariage de son fils, présens pour les couches de sa fille. Après tout cela, pourvu que dans l’intervalle son maître ne l’ait pas vendu, gardant le pécule qui de droit lui appartient ; pourvu que quelque clause de son achat ou du testament qui l’a légué n’interdise pas l’affranchissement ; si son maître tient parole ; si enfin les lois contre les affranchissemens, « lois méchantes et jalouses[76], » ne parviennent pas à l’empêcher, il sera libre. Cette attente lui paraîtra-t-elle trop longue ? prendra-t-il la fuite ? Tout est en éveil pour l’atteindre : reprendre le fugitif est une affaire d’état. Toute la civilisation va lui courir sus. Des fugitivaires, dont c’est le métier, l’auront bientôt ramené à son maître, et la lettre F, marquée sur son front avec un fer rouge, avertira qu’on prenne garde à lui.

Quant au terme probable de sa vie, le vivier de Crassus, qui engraisse ses murènes d’hommes vivans, ou celui de Vedius Pollion, qui leur jette un esclave pour avoir cassé une coupe de cristal ; les infâmes croix, toujours debout et les corps abandonnés auprès de la porte Esquiline, l’avertissent sérieusement de ne pas offenser l’omnipotence du maître. Si on le laisse vieillir, je vous ai dit cette île du Tibre, où l’on abandonnait à la grace d’Esculape les esclaves malades et infirmes. D’un autre côté, le vieux Caton, un sage dont j’admire peu la sagesse, disait : « Sois bon ménager ; vends ton esclave et ton cheval, quand ils sont vieux. » On le revendra pour quelques sesterces à un maître plus pauvre et par suite plus dur, jusqu’à ce qu’un jour son corps, jeté hors de son étroite cellule, soit enterré par ses compagnons d’esclavage dans quelque recoin mal famé des Esquilies.

Et l’opulent Romain, au milieu de cette multitude d’hommes qui sont à lui, de cent, de mille, quelquefois de vingt mille esclaves[77], tremble cependant pour sa vie. Les uns veillent à l’entrée de sa demeure, d’autres gardent les corridors ; des cubicularii défendent sa chambre à coucher : mais qui le gardera contre ses propres gardes ? Écoutez : le Forum est troublé ; le peuple ému, presque en révolte, assiége les degrés du sénat ; voyez passer une multitude de condamnés, hommes, femmes, enfans, quatre cents personnes. — Un consulaire vient d’être tué par son esclave, à cause, dit-on, d’une rivalité d’amour infâme ; et selon la loi, tout ce qu’il y a d’esclaves sous le toit qu’il habitait, innocent ou coupable, est mené à la mort. Tout Romain qu’il puisse être, l’homme est toujours homme. Le peuple s’apitoie, résiste aux licteurs ; dans le sénat même (Tacite s’en étonne), quelques faibles esprits reculent devant l’exécution de cette horrible loi. Mais un vieux Romain, un savant homme dans la science du juste et de l’injuste, le jurisconsulte Cassius, se charge de gourmander ces novateurs, et de donner force aux bonnes et saintes lois des aïeux : « Chercherons-nous des raisons, quand nos aïeux plus sages que nous ont prononcé ?… Sur quatre cents esclaves (remarquez comme les sophistes de toutes les cruautés ont toujours la même dialectique à leur usage), nul n’a donc soupçonné, nul n’a donc entendu, nul n’a vu cet audacieux ?… Nul ne l’a arrêté ni trahi… » Et puis enfin : « Il périra des innocens ! dites-vous. Quand une armée a manqué de courage et qu’on la décime, les braves comme les lâches courent les chances du sort. Il y a quelque chose d’injuste dans tout grand exemple ; mais l’iniquité commise envers quelques hommes est compensée par l’utilité que tous en retirent[78]. » Remarquable parole, et qui contient toute l’antiquité ! C’est Caïphe disant : « Il est utile qu’un homme meure pour tout le peuple. »

Voici maintenant l’histoire d’un autre esclave.

Avez-vous promené vos pas parmi les irrégulières constructions de l’Aventin ? Avez-vous vu près de Tibre ces maisons entassées qui avancent sur le fleuve, et que leurs fragiles étais tiennent suspendues au-dessus des eaux, demeures précaires dont chaque inondation emporte d’un coup tout un quartier ? Avez-vous monté la Suburra, cette rue tortueuse, infecte et bruyante, au milieu de l’assourdissement populaire, des clameurs des charretiers, des hurlemens des chiens ? Là d’énormes insulæ, vastes maisons de location à sept ou huit planchers, penchent au-dessus de la voie publique leurs étages inégaux et chancelans. C’est là surtout qu’habitent toutes les misères et toutes les corruptions romaines ; c’est là que, dans les sales et obscures popinæ, un pain plébéien, du vin chaud et des têtes de moutons à l’ail nourrissent le mendiant du pont Sublicius, la courtisane en guenilles, le grammairien sans argent, le petit Grec (Græculus), hâbleur, adulateur, poète, chevalier d’industrie ; l’enfant ramassé sur la voie publique, et qui va quêter une obole, estropié par les mains et au profit d’un entrepreneur de misères humaines ; en un mot, je ne dirai pas le plébéien, mais celui que l’orgueil aristocratique des parvenus romains appellent tenuis, ignobilis, tunicatus, tribulis.

Il n’est pas jour encore. Cet homme vient de brosser sa vieille toge ; il court à la hâte vers les hautes demeures des Carènes ou du Célius. Client de tout le monde, il va heurter à toutes les portes, fait queue dans la rue devant le seuil de tous les riches, se coudoie et se querelle avec ses camarades de servitude et d’attente, se laisse menacer par la verge de l’ostiarius, sollicite le janitor, ce misérable enchaîné dont je vous parlais tout à l’heure, entre à grand’peine dans une cour ; en payant les esclaves, pénètre jusque dans l’atrium, voit passer dédaigneusement devant lui les amis de la seconde ou de la première admission (car ici l’amitié se classe, et il y a chez le riche de grandes et de petites entrées), souffle au nomenclateur un nom que cet esclave estropie, obtient du patron un sourire distrait, un regard à moitié endormi, un bonjour dédaigneux qui se confond avec un bâillement, et, pour prix de ses peines, emporte un peu de saucisson dans une corbeille ou une magnifique largesse de vingt-cinq sous.

Tel est un salon romain. À des degrés divers, tous les rapports de politesse portaient à Rome ce caractère d’un hommage intéressé rendu par un inférieur. Ce sont des devoirs matinaux (antelucana officia), des salutations inquiètes et essoufflées. Un salon moderne, cette politesse d’égal à égal, facile et douce, qui veut bien s’abaisser, mais à condition qu’on la relève, et cesse dès l’instant où elle n’est plus mutuelle ; cette obséquiosité qui sait, au besoin, être fière ; cette liberté qui se prête à mille choses sans se compromettre jamais, tout cela entrait peu dans les notions de l’antiquité. Tout cela est féodal par son origine ; c’est l’indépendance noble et courtoise du baron, de l’homme libre, inconnue aux anciens qui ne comprirent guère que l’indépendance de la cité, sa fierté dans le service, parce que le service est relevé par l’honneur ; en un mot, cette plus grande valeur que le moyen-âge a su donner à l’homme. Il y a de l’un à l’autre la distance de la servitude au vasselage. Dans les temps modernes, ni aristocratie de cour, ni aristocratie d’argent, n’ont brisé cette tradition féodale ; les Pallas et les Mamurra d’aujourd’hui, en passant dans le triclinium, cèdent le pas à leur client, et s’ils le conduisent dans leur essedum, ils le font poliment monter le premier. Mais les maltotiers et les gens de cour d’alors, ci-devant esclaves quelquefois, faisaient marcher leurs amis à pied auprès de leur litière, les laissaient attendre à leur porte sur le trottoir ; à table, par cette habitude injurieuse de classer toujours, on avait des amis inférieurs trop heureux de dîner sur des escabeaux, tandis que soi-même on était couché sur un lit de pourpre, et les convives étaient surveillés par un esclave chargé de dire au maître qui avait bien applaudi, bien ri, bien mangé, bien loué l’amphitryon, et qui méritait ainsi une invitation pour le lendemain[79].

Sans doute il n’en avait pas toujours été ainsi. L’esclavage lui-même, toujours aussi inhumain en principe, avait été moins dégradant par le fait. Au temps où l’on n’avait qu’un ou deux esclaves, avec qui on travaillait côte à côte dans les camps et qu’on faisait asseoir à sa table, ces noms de familier, donné à l’esclave, et de père de famille, donné au maître, n’étaient pas, comme ils le furent depuis, une banalité dérisoire. Nous avons dit ailleurs un mot de ce qu’était autrefois la clientelle, pareille en bien des choses au vasselage féodal, noble protection du pauvre par le riche, récompensée par ces services que le nombre peut rendre à l’homme isolé ; institution politique, indispensable instrument de tout succès dans le Forum ; lien sacré, association de tous les intérêts, parenté légale aussi sainte que la parenté réelle, si bien que Virgile met sur la même ligne, aux enfers, celui qui a outragé son père et celui qui a trahi les intérêts de son client. Mais la tendance dégradante de l’antiquité, plus sensible dans les plus grands empires, et, à mesure que se formait l’unité politique du monde, le remplacement du patriotisme local par l’égoïsme cosmopolite, amenèrent bientôt les choses au point que nous venons de dire.

Ce furent donc, dans toute leur crudité, les rapports du riche qui donne à manger au parasite qui mange, de la supériorité insolente à la servilité fainéante et affamée. Infatigable et perpétuel mendiant, client universel, le peuple romain vécut aux pieds de trois ou quatre mille beati, adorant les aumônes d’une aristocratie financière comme il avait enduré le pouvoir d’une aristocratie politique, quêtant, sollicitant, souffrant, ayant de la bassesse, ayant de l’esprit, ayant de la patience, tout, à condition de ne pas travailler. Il a ses bons et ses mauvais jours. Aujourd’hui un patricien marie sa fille, le fils d’un affranchi de César prend la toge virile ; grande fête : un millier d’invités, à chacun une sportule extraordinaire de 14 ou 15 sous. Demain point de fête ni d’épousailles. Pauvre parasite, tu vas aller au bain, quêter parmi les riches qui s’y rassemblent, à force d’adulations et d’humbles services, une invitation à souper. Un autre jour, Agrippa ouvre gratis cent soixante-dix bains dans Rome ; pendant un an (singulière magnificence !), la barbe et les cheveux du bon peuple seront coupés gratis dans les tonstrines d’Agrippa. Agrippa est le fils des dieux. Les riches sont-ils las de donner ? Allons implorer César. Il faut que de temps à autre quelques millions de César retournent au peuple. Auguste, dans son douzième consulat, a distribué, entre trois cent vingt mille citoyens, un congiarium de plus de 16 millions de francs[80]. César n’est pas riche aujourd’hui ; s’il ne donne pas d’argent, au moins donnera-t-il du blé. D’après la loi Sempronia, quiconque est oisif et pauvre a droit à cinq boisseaux de blé par mois pour sa récompense ; loi suprême de la constitution impériale et la seule qu’il puisse être dangereux de violer. Auguste nourrissait ainsi deux cent mille hommes, population mourante et menaçante qu’il avait pourtant diminuée de nombre, mais qui tendait à s’accroître de tous les gueux de l’Italie. Mais la Méditerranée est orageuse ; le convoi annuel de blé n’arrive pas d’Égypte ; le peuple redoute la faim ; César redoute le peuple (moment d’angoisse, il y eut ainsi je ne sais quelle bourrasque qui mit Auguste sur le point de s’empoisonner !), et, debout sur la pointe de Caprée, une foule pleine d’anxiété épie avec impatience l’instant où apparaîtra le pavillon qui annonce la flotte d’Alexandrie.

La servitude romaine eut ses types à elle, inconnus de nos jours, et qui n’existent que voilés. C’est le parasite relégué au bout de la table, raillé, injurié, battu, qui gagne un repas à force d’affronts. C’est le chasseur aux héritages, aux pieds d’un sale et fantasque vieillard, louant jusqu’à sa beauté, applaudissant jusqu’à son radotage, déchirant ses ennemis, lui sacrifiant sa liberté, lui prostituant sa femme. Ces turpitudes sont proverbiales dans les mœurs romaines. Non-seulement la comédie et la satire, mais l’histoire, la philosophie, la jurisprudence, portent témoignage de cet universel appétit de testamens et de legs. Toutes les lois d’Auguste contre le célibat ne parvinrent pas à faire descendre le riche sans enfans de ce trône que la captation lui élève. C’est ce que Sénèque nomme « la royauté d’une vieillesse sans enfans[81]. » Ce que, ni la tendresse, ni l’amitié ne sut jamais faire, l’orbité (laissez-moi donner le nom romain à cet état privilégié qui n’eut de nom qu’à Rome), l’orbité sauva des proscrits, et Tacite parle d’un accusé sous Claude, qui, ayant échappé à la mort par le crédit des prétendans à son héritage, eut l’ingratitude de leur survivre à tous. Enfin, malgré toutes les précautions d’Auguste, il y avait tant d’avantage à ne pas être père, que des hommes, désolés de la fécondité de leurs femmes, abandonnaient leurs enfans nouveau-nés, les reniaient plus âgés, et rompaient avec eux dans le seul but d’avoir aussi leurs flatteurs et leur cour, tout comme ceux dont le ciel avait béni la couche en la rendant stérile[82].

Cette servilité universelle devenait plus dégradante encore pour la nature humaine, en devenant l’instrument et l’encouragement de la débauche. « Hideuses turpitudes que je ne puis comprendre ! s’écrie Juste Lipse commentant un intraduisible passage de Sénèque, Dieu me garde de porter la lumière dans ces ténèbres dignes du Styx ! » Mais il est trop aisé de concevoir jusqu’où allaient, grace à un pouvoir si absolu et si général sur la créature humaine, grace à une si entière liberté pour les fantaisies de l’homme puissant, la monstrueuse aberration des sens et ce profond avilissement de notre nature. La prostitution, chez nous l’œuvre de la faim, de la dépravation et de la misère, était, chez les Romains, affaire de bon ordre intérieur et de règlement domestique, née dans la maison, ou achetée au Forum, nourrie, instruite, formée dès l’enfance, commandée par la crainte du supplice, encouragée par l’espoir de la liberté. De là une double et effroyable dégradation, celle des misérables auxquels toute ignominie était infligée, et, plus grande encore, celle du puissant qui avait le droit d’infliger toutes les ignominies.

Sénèque, qui attaque ces désordres, les attaque parce qu’il est ou se fait puritain, et encore ne les met-il guère sur une autre ligne que les excès du luxe. Les oiseaux du Phase et les vases de myrrhe lui paraissent de tout aussi grands crimes. Et au fond, quelque imparfaite que soit cette censure, il y avait plus de rapports qu’on ne le pense entre les excès du luxe et la corruption des mœurs. Le principe des uns et des autres, c’était une satiété des choses ordinaires, une imagination ennuyée et corrompue, un dessèchement et un rapetissement de l’ame, qui, sans passion comme sans vertu, sans instinct vrai, était avide d’inventer et désespérait de jouir, parce qu’elle était vulgaire, ne trouvait rien que de vulgaire dans ce qu’aiment et admirent les hommes, et au défaut du bon, du vrai, du beau, du grand qu’elle ne sentait pas, se traînait vers l’impossible, vers l’inconnu, vers le monstrum, comme on disait : trait dominant de ce siècle, explication obligée de toute son histoire.

Mais au moins ceux-là seront-ils libres, que tant de serviles hommages et une telle licence ouverte à leurs caprices auront précipités dans ces dépravations extravagantes ? Au moins sera-t-il libre, le petit nombre de bienheureux autour duquel gravite cette multitude d’esclaves et de cliens : ce riche, cet élégant, ce délicat qui s’endort au son d’une douce et lointaine symphonie, se réveille au frais murmure d’une cascade factice ; qui, après avoir dédaigneusement tendu sa main à baiser à la foule matinale de ses cliens, s’avance en litière, et de là, comme d’un trône, domine les têtes serviles des cliens qui le suivent et de la plèbe qui passe à ses pieds ? Si Rome l’ennuie, sans sortir de sa maison immense, il trouve toutes les joies de Rome, le bain avec ses accessoires sans nombre et sa population de serviteurs, la palestre, les triclinium nombreux, la piscine, le vivier, le jardin. S’il veut respirer plus à l’aise encore, il a sa villa près de la mer de Naples, sa villa sur le haut d’une montagne, sa villa dans la mer même. Il n’est pas de coin de l’Italie où il n’ait à lui ces premières nécessités de la vie romaine des bains, une salle de festin, et une colonie d’esclaves. Aussi sa propre satisfaction, trop facilement acquise, lui est-elle devenue quelque chose d’insuffisant et de vulgaire. Il a épuisé le bien-être, il lui faut la gloire. Le luxe n’est plus une jouissance, c’est un combat. Une maison dans les règles (domus recta) n’est pas assez ; il faut une maison inouie. De l’airain ciselé, des coupes de myrrhe, luxe vulgaire ! que la coupe où il boit soit d’une seule pierre et d’une pierre fine ; qu’elle soit de cristal. Le danger de la briser est un plaisir de plus[83]. Que le pavé de ses salles soit semé de pierres précieuses. Qu’il aille dans les ventes enchérir pour des sommes immenses sur des airains de Corinthe, non qu’il recherche la perfection du métal, non qu’il paie si cher l’élégance du dessin, non qu’il mette un si haut prix à la réputation de l’artiste, mais parce qu’il paie et qu’il apprécie le nom des élégans possesseurs par les mains desquels ces vases ont passé. Avoir de délicats et de magnifiques poissons, ce n’est que gourmandise ; mais faire nager dans un bassin de marbre des poissons que saisit la main des convives, mais les faire expirer dans des vases de cristal pour jouir des mille nuances diaphanes qui colorent leur agonie, c’est là de la gloire. Des thermes, des piscines, des jardins, c’est un besoin pour quiconque veut vivre ; mais des jardins plantés sur le faîte d’une maison, et qui la couronnent de leurs arbres, agités par le vent ; mais des thermes bâtis en pleine mer, au défi des orages ; mais une piscine immense, océan d’eau chaude, dont les vagues sont poussées au vent, c’est d’autant mieux un triomphe que c’est à peine une jouissance de plus[84].

De là toutes les fantaisies du riche ennuyé : faire du jour la nuit ; quelle estime mérite la lumière du jour ? on ne la paie point[85] ; avoir, pour l’ornement de sa salle à manger, de riches bibliothèques dont on n’ouvre même pas le catalogue[86] ; quelquefois, las de richesses, essayer de la vie indigente, avoir chez soi « la cellule du pauvre[87] » où l’on va vivre un jour ou deux, où le couvert se met sur le plancher, où l’on mange dans des plats de terre un maigre repas, laissant reposer la riche vaisselle d’argent et d’or, afin, lorsqu’on retournera au luxe et à la jouissance, d’y trouver plus de goût ; l’hiver des roses, l’été de la neige ; sur le Forum, la robe du festin, ce n’est pas assez, la stole des matrones ; en un mot se faire un nom. Rome est trop occupée pour qu’une folie ordinaire y fasse parler de soi. Point de ces désordres qui se perdent dans la foule. Le mérite du vice, c’est le scandale qu’il fait[88].

Heureux siècle de Néron ! Dites que la civilisation ne marche point et que le génie de l’homme est épuisé. Heureux siècle qui a répandu dans les salles de festin la douce atmosphère des tuyaux de chaleur, qui a revêtu les fenêtres de la transparente pierre spéculaire, qui, dans l’amphithéâtre, a su, par des conduits cachés, répandre sur le peuple une rosée rafraîchissante toute parfumée de safran ou de nard, qui saupoudre l’arène du cirque de succin et de poudre d’or ! N’y a-t-il pas chez le divin Néron des tapis de Babylone de 4,000,000 sest. (800,000 fr. environ)[89], une coupe de myrrhe de 300 talens ? Le fortuné César, pour reposer ses yeux, ne regarde-t-il pas les combats du cirque dans un miroir d’émeraude[90] ? Un consulaire n’a-t-il pas acheté pour 6000 sest. (1,200 fr.) deux petits gobelets d’un verre nouveau ? La nature elle-même devient plus féconde et magnifique ; elle envoie à Néron, par les mains du procurateur d’Afrique, un épi de blé qui contient trois cent soixante grains. Elle ouvre pour lui, à fleur de terre, les mines de Dalmatie, où l’or se ramasse à cinquante livres par jour. Elle renvoie de Pannonie les intendans de ses jeux chargés de masses énormes de succin. Il est vrai que des arts plus estimés autrefois se perdent aujourd’hui, que lorsque Zénodore a fait le colosse de Néron, il ne s’est pas trouvé de fondeur assez habile pour le bien couler ; il est vrai aussi que César et ses artistes ont gâté le chef-d’œuvre de Lysippe, son Alexandre, en voulant le dorer, afin de le rendre digne d’un siècle de parvenus pour qui rien n’est beau s’il n’est couvert d’or. Mais en revanche la peinture sur étoffe a fait des progrès magnifiques, et Néron, outre son colosse de bronze, a un colosse de cent vingt pieds peint sur lin. En revanche encore, on sait, avec une perfection merveilleuse, donner à un marbre précieux, les veines et les couleurs d’un autre. Et qu’importent ces arts frivoles que la vaine Grèce appelait beaux-arts ? Le siècle est grand ; le genre humain marche, l’humanité est en progrès. Ne vient-on pas d’inventer une science de teindre et de fondre l’écaille de manière à lui donner toute l’apparence du bois ? Miracle ! on aura des meubles semblables à ceux du vulgaire, mais qu’on pourra se glorifier d’avoir payés mille fois davantage !

Réjouis-toi donc, ô mon maître, d’être né sous le règne de Néron, le favori des dieux. Réjouis-toi, nous t’applaudissons, nous tes parasites, compagnons assidus, comme l’a dit un philosophe chagrin, de toute fortune qui penche vers sa ruine[91]. Voilà le plus beau trophée de ton luxe et de ta gloire ; voilà le Mazonome, le plat immense, couronné de fleurs, apporté au son des fanfares sur les épaules de tes esclaves, abrégé du monde culinaire, le plat d’Esopus où sont accumulés coquillages, poissons, oiseaux précieux, huîtres séparées de leurs écailles, mulets dépouillés de leurs arêtes, toutes les richesses de toutes les tables de l’empire. Mais c’en est trop : tu tombes épuisé ; que tes serviteurs te soulèvent et t’emportent comme un héros mort au champ de bataille ; ensevelis-toi dans ton triomphe au son des instrumens et au chant des esclaves qui répètent derrière toi : « Il a vécu[92] ! »

Il a en effet quelque chose de sérieux, cet adieu funèbre qui termine l’orgie. Tu vis sous un grand prince, ô mon maître ; as-tu pris garde à ce délateur que tu redoutes trop pour ne pas l’inviter chez toi, et qui a fixé sur toi un œil pénétrant au moment où, dans l’ivresse, tu as approché l’image de César, que tu portes au doigt, d’un objet immonde et profane ? Ce matin, lorsque, sorti de chez toi « pour augmenter la foule, » distrait, nonchalant, désœuvré, tu as marché, écouté, causé, répondu au hasard ; sais-tu bien ce que tu as pu dire ou entendre ? As-tu bien pensé qu’en ce siècle, « le travers le plus funeste est la manie d’écouter, que les secrets sont dangereux à savoir, et qu’il y a bien des choses au monde qu’il n’est sûr ni de raconter ni d’apprendre[93] ? »

Va donc maintenant, choisis entre les angoisses du supplice et les turpitudes de l’adulation. Sauve ta vie ; baise la main et la poitrine de César, comme tes affranchis baisent la tienne ; appelle-le comme ils t’appellent : maître, roi, dieu (et eux encore ne t’appellent pas dieu) ; cours t’essouffler à ses salutations du matin, suis à pied sa litière ; fais des vœux pour sa voix céleste, ou pour cette déesse née d’hier, la fille de Poppée ; pauvre homme esclave de Néron, comme nous sommes tes esclaves ! — Fais-toi étouffer pour aller entendre Néron au théâtre, et meurs de faim plutôt que d’en sortir. Ta fortune, tes villas, tes esclaves, toute ta gloire et ta magnificence, aie soin d’en léguer, par un testament bien public, une large part à Néron, une portion assez forte encore à Tigellin ou à d’autres, pour que Néron mécontent ne te prenne pas le tout et ta vie en même temps. — Bois ton vin de Chio, ris avec tes amis, écoute tes concerts, couronne-toi de fleurs, sois heureux, plein de joie ; mais tremble pour ta vie, et prends garde de ne pas coudoyer l’affranchi de quelque délateur !

Il me reste à parler de César ; mais si vous résumez en quelques mots le tableau de cet ordre social préparé par les luttes de toute l’antiquité, dont Jules-César avait déblayé la place, Auguste posé les fondemens, Tibère construit l’édifice, vous trouvez, je le répète, comme base essentielle et primitive, l’esclave obéissant au maître, à un degré plus haut le client aux pieds du patron ; enfin, le sujet prosterné devant César, et par une fatale réciprocité, le maître tremble au milieu de ses esclaves, le riche ne se fait des cliens parmi le peuple que pour avoir une défense contre le peuple, et César, qui opprime Rome et le monde, redoute la populace de Rome ! Ainsi chacun inspire la terreur et l’éprouve. Chacun a son esclave dont il a peur, et son tyran dont il se fait redouter. Double système de tyrannie et de menace, d’oppression et de terreur !

Pardonnez-moi ces préliminaires. J’achève l’histoire de ce demi-siècle qui commence sous Auguste et finit avec Néron. Ce n’est plus la société du temps de Jules-César, ce n’est pas encore celle des empereurs bourgeois Vespasien et Titus ; c’est une époque entière qui est soi, qui a son caractère et sa place, et j’ai voulu avoir la conscience nette de tout ce qui me restait à dire sur elle.


F. de Champagny.

  1. Voir les livraisons du 15 juillet 1836, du 15 novembre 1837, du 15 décembre 1837, et du 1er mars 1838.
  2. Sacellum, ædiculæ.
  3. Augustin., De Consensu Evangel. l. 23, § 36.
  4. Et spoliis sibimet nova numina fecit. (Prudence, Contrà Symmachum, II, 358.
  5. Sic dùm universarum gentium sacra suscipiunt regna etiam meruerunt. (Cœcilius apud Minutium.)
  6. Dii municipes.
  7. Juvénal, Sat. 6. — Sénèque, De vità beatà, 27. — Tertullien, Apologet., 9.
  8. De génie ou plutôt de vogue.

    Nemo mathematicus genium indemnatus habebit.(Juvenal, VI.)

  9. Lucien, Jupiter Tragœdus.
  10. Relictâ non benè parmulâ.
  11. Philosopho viri sui… se consolandam præbuit. (Sénèque, ad Marciam, 4.)
  12. Juvenal.
  13. Salluste, in Catil., 50, 55.
  14. « Au milieu de tout cela, l’aveugle humanité se laisse enlacer par tant de doutes, que la seule chose certaine, c’est que rien n’est certain, et que rien n’est comparable à la misère de l’homme, ni à sa superbe. Aux autres animaux, il n’est qu’un souci, c’est de vivre, et la nature y suffit libéralement, doués ainsi du suprême avantage de n’avoir à penser ni aux richesses, ni à la gloire, ni aux honneurs, ni surtout à la mort… La nature humaine, au contraire, n’a que des consolations imparfaites… et Dieu lui-même ne peut ni accorder l’éternité aux mortels, ni, ce qui est le plus grand don qu’il ait fait à l’homme dans cette vie si misérable, se donner la mort s’il le veut. » (Pline, Hist. nat., II, 7.)
  15. An ille
    Compellandus erit quo nunquàm terra vocato
    Non concussa tremit…
    Indespecta tenet vobis qui Tartara, cujus
    Vos estis superi, stygias qui pejerat undas ?

    (Lucain, Pharsale, VI.)

  16. Horace.
  17. Velleius Paterculus, II, 67.
  18. Sénèque, ep. 47.
  19. Ad Marciam Consolatio, 22.
  20. Je ne puis mieux rendre ces deux mots de Sénèque : fastidiosè mori.
  21. Quibus non vivere durum, sed superfluum. (Sénèque, ep. 23.)
  22. Actes XVII.
  23. V. Platon. — Apolog. Socrat.Épimenid. — Alcibiade.
  24. De Nazareth peut-il venir quelque chose de bon ? (Joan., I, 46.) — Le Christ vient-il donc de Galilée ?… Scrutez les Écritures, et vous verrez qu’il ne doit pas s’élever de prophète en Galilée. (VII, 41, 52.)
  25. Ab indoctis hominibus scriptæ sunt res vestræ… barbarismis obsitæ. (Arnobe, I, 39.)
  26. Hommes sans lettres, ignorans (Act. IV, 13). Le païen Celse dit la même chose, (Origen. contra Celsus, I, 26, 62 : ii, 46. — Voir aussi Julien apud Cyrill., VI.)
  27. Sénèque, apud Augustin., De Civitate Dei, VI, 10. — De Benef., VII, 2. Ep. 96.
  28. Deus amatur. (Ep. 42.) — Voyez aussi Ep. 47, etc.
  29. Parere Deo, libertas est. (De Vitâ beatâ, 15.)
  30. Colite in piâ et rectâ voluntate. (Benef., I, 6. Ep. 116.) — Il faut adorer en esprit et en vérité. (Joan., IV, 26.)
  31. Et aperto vivere voto. (Perse, II)
  32. De Vitâ beatâ, 17.
  33. De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, IXe entr.
  34. Nous savons de cette secte qu’on la contredit de tous côtés. (Act. XXVIII, 22.)
  35. Multitudo ingens. (Tac., Annal., XV, 44.)
  36. De Benef., VI, 7. — Quœst. nat. procem. — Ibid. I, 1, III, 45. — Benef., VI, 23.
  37. Hujus socii sumus et membra. (Ep. 93) — Vos estis corpus Christi et membra de membro, dit saint Paul. (I Cor. XII, 27.)
  38. Sénèq., Ep. 44, 73.
  39. Deus et parens noster. (Ep. 110.)
  40. Gaudium quod Deos Deorumque æmulos sequitur, nunquàm interrumpitur. (Ep. 60.) Et saint Paul : Réjouissez-vous toujours ; semper gaudete.
  41. Satis Deos coluit qui imitatus est. (Sénèq., Ep. 95.) — Estote imitatores Dei. (S. Paul, Ephes., V, 1.)
  42. « Te quoque dignum finge Deo. » Finges auteur non auro nec argento. Non potest ex hâc materiâ exprimi imago Dei similis. (Ep. 12.) — « Nous ne devons pas estimer, dit pareillement l’apôtre, la chose divine semblable à l’or, à l’argent, à la pierre, à la matière façonnée par l’art. » (Act. XVII, 29.)
  43. De Providentià, 2.
  44. De Vitâ beatâ, 27.
  45. Ep. 31.
  46. De Benef. III, 18, 29. — Ep. 44.
  47. Homo, sacra res… sine timore, sine irâ, tanquam spectaturus occideret. (Ep. 7, 95, etc,)
  48. De Providentiâ, 3.
  49. Ad Marciam Consolatio, 20.
  50. Ad Helviam Consolatio.
  51. Nunquàm boni viri miserendum. (De Providentiâ, 1.)
  52. De Constantiâ sapientis.
  53. Solatium cum universo rapit. (De Providentia, 3.)
  54. Misericordia est aegritudo animi… Sapiens non miseretur… Non ignoscit, etc. — Ces passages, extraits de Sénèque (De la Clémence, II, 4, 5 et 6), expriment la pure doctrine du stoïcisme, comme on la trouve aussi établie par Cicéron (Tusculan., 4.), et combattue par saint Augustin (Cité de Dieu, IX et XIV). Sénèque, en adoptant cette doctrine, cherche à l’adoucir par des distinctions au moins subtiles.
  55. Voyez surtout l’épître 102 tout entière, dans laquelle Sénèque exprime un doute, et non pas une négation, comme le croient d’ordinaire ceux qui la citent, et la fin de la Consolation à Marcie, morceau éloquent et curieux, plein de notions chrétiennes.
  56. De Vitâ beatâ, 3. — Ep. 122. — De Providentiâ.
  57. Ep. 73. — De Providentiâ, 6.
  58. Ep. 23.
  59. Hérodote, III, 123.
  60. Animo cum carne grave certamen (Ad Marc. 24.) Non est summa felicitas in carne ponenda. (Ep. 74.)
  61. Dissertationes apud Arrianum, IV, 4.
  62. Marc-Aurèle, IX, 36.
  63. Impedit pedes, vinctæ manus, inscripti vultus. (Sénèque.)
  64. Rerum pulcherrima Roma.
  65. Aristides Rhetor.
  66. Athénée.
  67. Polemo sophista apud Galen.
  68. Dionys — Aristides.
  69. Aristides.
  70. Ibam forté Viâ sacrâ, sicut meus est mos
    Nescio quid meditans nugarum, totus in illis
    .

  71. Sénèque, ep. 47.
  72. Nil unquàm se domi nisi nutu aut manu significasse, vel si plura demonstranda essent, scripto usum, ne vocem consociaret. (Tacit. Ann., XIII, 23.) — C’est l’affranchi Pallas que Tacite fait ainsi parler.
  73. Paul., sent. V, lit. XVI, § III.
  74. Florus, III, 20.
  75. Le droit romain fournirait au sujet des esclaves tout un volume de passages curieux, dans lesquels, du reste, on ne trouverait que les conséquences d’un même principe, déduit avec cette logique qui caractérise les jurisconsultes de Rome. En voici un seul :

    « 210. Par le premier chef de la loi Aquilia, il est pourvu à ce que tout homme qui aura tué sans droit, soit un homme, soit un des quadrupèdes qualifiés animaux domestiques, appartenant à autrui, soit condamné à payer au maître une somme égale à la plus grande valeur de cet objet depuis un an. — 212. On ne doit pas seulement tenir compte de la valeur corporelle ; mais, au contraire, si la perte de l’esclave occasionne au maître un dommage plus grand que la valeur propre de l’esclave, il en faut tenir compte. Ainsi, si mon esclave a été institué héritier, et s’il est tué avant que, par mon ordre, il n’ait accepté l’hérédité, il faut encore, outre son prix, me payer la valeur de l’hérédité perdue. De même, si de deux jumeaux, de deux comédiens ou de deux musiciens on a tué l’un, on doit compter et le prix du mort et la dépréciation que sa mort a occasionnée sur la valeur du survivant. De même si d’un attelage on a tué une mule, ou d’un quadrige un cheval. — 213. Celui dont l’esclave a été tué a le choix ou de poursuivre par la voie criminelle, ou de réclamer une indemnité en vertu de la loi Aquilia. (Caii institut., III.)

  76. Libertates impedientem et quodam modo invidam. (Jastinian. Institut.)
  77. « Démétrius, l’affranchi de Pompée, qui n’eut pas honte d’être plus riche que Pompée lui-même, se faisait apporter chaque soir, comme à un général, l’effectif de ses esclaves, lui qui aurait dû se trouver riche d’avoir deux vicarii et une cellule un peu plus large. » (Sénèq., De Tranquill. animi, 8.)
  78. Tacite, Annal., XIV, 42 et suiv.
  79. Sénèque, ep. 47.
  80. Lapis cincyranus. — La mesure ordinaire était de 390 sest. (58 fr.). On alla une fois jusqu’à 800 (155 fr.)
  81. Dives regnum orbae senectutis exercens. (Senèque, Ad Martiam, 19.)
  82. Sénèque. Ad Marciam, 19.
  83. Omnis rerum voluptas periculo crescit. (Sénèque, De Benef., VII, 9.)
  84. Voir Sénèque, ép. 122, 90. — Sénèque le rhéteur, Controv., V, 5.
  85. Fastidio est lumen gratuitum.

    « Pedo Albinovanus nous racontait (vous savez comme il contait bien) qu’il avait habité une maison au-dessus de celle de Sp. Papinius. Ce dernier était aussi du nombre de ces lucifuges. Vers la troisième heure de la nuit (neuf heures du soir), j’entends des coups de fouet. Que fait-il ? demandé-je. Il se fait rendre ses comptes. » (C’est à ce moment qu’on châtiait les esclaves.) « Vers minuit, une clameur perçante, qu’y a-t-il ? Il s’exerce à chanter. Vers deux heures du matin, quel est ce bruit de roues ? Il sort en voiture. Au lever du jour, on court, on appelle, sommelier et cuisiniers sont en mouvement. Qu’est-ce donc ? Il sort du bain, il demande du vin miellé. » (Sénèque, ep. 122.)

  86. Libri cœnationum ornamenta… quorum ne indices quidem legunt. (Sénèque, De Irâ.)
  87. Pauperis cella. (Sénèque, ep. 18,100.)
  88. Sénéque, ep. 122.
  89. Sur tous ces faits, voyez Pline, Hist. Nat.
  90. Spectabat smaradgo. — Je ne réponds ni du fait ni de la traduction. Je laisse l’une à Pline et l’autre au dictionnaire. — Voir Hist. Nat., XXXVII, 5.
  91. Assectator comesque percuntium patrimoniorum populus. (Sénèque, De Tranquill. animi, I.)
  92. Βεβίωχε. (Sénèque, ep. 12.)
  93. Teterrimum vitium auscultatio, etc.( Sénèque, De Tranquill. animi, 12.)