Les Césars/04

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LES CÉSARS.

iv.

CLAUDE.


Étrange famille que celle des Césars ! elle avait absorbé dans son sein les plus grands noms de l’ancienne Rome, les Jules, les Claudes, les Domitius, les Silanus ; les noms les plus illustres de la Rome nouvelle, les Octavius, les Agrippa. Mais que produira ce mélange ? Ces hommes civilisés, si bien élevés, si polis, sont des barbares pareils à nos rois barbares de la première race ; c’est l’histoire de la famille de Clovis, des Hramn et des Hilprik au vie siècle, et encore, moins le baisse la tête, fier Sicambre.

Je ne connais pas, même dans Tacite, de page plus simplement éloquente que la sèche et technique généalogie des Césars. On voit là tout grossièrement et sans phrase cette famille confuse, cet abus des adoptions et des divorces qui mêle les noms et le sang ; ces femmes aux trois ou quatre maris, ces empereurs aux cinq ou six femmes. Celui-ci a été empoisonné par Séjan ; cet autre a reçu l’ordre de mourir ; cet exilé a été tué dans son exil ; Julie la mère, après trois mariages, a été bannie par son père pour ses débauches, et Tibère l’a fait mourir de misère à Regium ; Julie, la fille convaincue d’adultère, a péri misérablement dans une île ; Junia Calvina a été exilée comme coupable d’inceste ; deux des sœurs de Caïus ont subi la même peine pour de pareils crimes ; les amans de toutes ces femmes ont été punis de mort par le rigorisme des Césars. La moralité des vieilles lois romaines devenait en pareil cas singulièrement utile.

Mais, en d’autres occasions, c’est Drusille, maîtresse de son frère (scortum fratris ), qui est faite déesse ; c’est Livie, qui, encore enceinte, est, du consentement de son mari, épousée par Auguste ; c’est Livia Orestilla que l’empereur Caïus se fait amener, répudie au bout de quelques jours, exile au bout de deux ans ; c’est Lollia Paulina qu’il enlève à son mari sur la renommée de beauté de sa grand’mère, et que, peu de jours après, il renvoie en lui défendant de s’unir jamais à personne. C’était un droit reçu pour les empereurs que celui d’épouser les femmes d’autrui, et lorsque Claude se maria avec Agrippine, on le loua publiquement de s’être contenté d’une veuve et de n’avoir pris la femme d’aucun mari.

Les enfans ne sont pas mieux traités que les femmes : la petite Drusille est à deux ans tuée comme complice de son père Caïus ; Claude jette nue sur le seuil de la maison de sa mère une fille de sa femme qu’il ne croit pas sa fille. Au début du règne de Tibère, Agrippa Posthume ; au début du règne de Caïus, le jeune Tibère, sont immolés comme un premier gage de sûreté. Dans cette demeure du Mont-Palatin, toute resplendissante d’or, voici la crypte où Caïus a été massacré ; voici le cachot où le jeune Drusus est mort, mangeant la bourre de ses matelas, et jetant contre Tibère des imprécations dont Tibère faisait fidèlement tenir procès-verbal pour les lire au sénat ; voici la salle du festin où fut empoisonné Britannicus, le jardin où l’on tua Messaline. Messaline, Britannicus, Agrippine, ont été supprimés (sublati) par leur mari, par leur frère, par leur fils ; et l’empoisonneuse Locuste est long-temps considérée comme un moyen de gouvernement[1].

Que serait-ce donc, si toutes les grandes maisons de Rome nous eussent été ouvertes comme le palais des Césars ? si nous avions, pour nous conduire dans ces riches demeures où l’on faisait l’orgie en attendant le billet doux de César, ce terrible cicérone Suétone, qui ne nous fait grace ni d’un on dit, ni d’un présage, ni d’une turpitude ? Que de secrets depuis l’atrium où recevait le maître, jusqu’au grenier où dormaient les esclaves ! Tacite, du reste, nous en apprend assez : une Lepida, la fille de tous les Émilius, la petite-fille de Sylla et de Pompée, accusée à la fois de supposition d’enfant, d’adultère, d’empoisonnement, de sortilége, arrive au théâtre suivie de toutes les femmes nobles de Rome, supplie, pleure, invoque ses ancêtres, atteste l’image de Pompée, arrache au peuple ému des imprécations contre son mari qui l’accuse, et cependant, convaincue par les révélations de ses esclaves, finit par être exilée. Un enfant, un Papinius, d’une famille consulaire, « choisissant une mort hideuse et soudaine, se précipite d’une fenêtre ; » et qui en accuse-t-on, sinon sa mère « qui, depuis long-temps répudiée, avait, par le luxe, par de funestes obsessions, poussé ce jeune homme à de tels désordres, que le trépas seul pouvait le dérober à ses remords ? Elle fut exilée de Rome pendant dix ans jusqu’à ce que son second fils eût passé l’âge dangereux de la jeunesse. » Tacite est plein de pareils faits.

Et les crimes si multipliés chez les grands n’étaient pas plus rares chez le peuple. Lorsque Claude, moins par une sévérité d’honnête homme que par une curiosité d’antiquaire, rétablit l’ancien supplice des parricides et les fit jeter à la mer liés dans un sac avec une poule, une vipère et un singe, on observa qu’en cinq ans il y eut un plus grand nombre de pareils supplices qu’il n’y en avait eu depuis des siècles. Le temps vint ensuite où, dit Sénèque, on vit plus de sacs que de croix, c’est-à-dire plus de parricides que d’assassins ; en une seule fois, pour combattre sur le lac Fucin, Claude trouva dix-neuf mille condamnés à mort.

C’est vraiment une horrible époque, et souvent je voudrais la laisser là. Mais cette époque a pour moi l’attrait d’un problème. J’ai fait mon possible pour vous expliquer et pour m’expliquer Tibère ; je comprends l’homme, je ne comprends pas encore, je ne saisis pas jusqu’au bout son époque et la raison de sa puissance. Quoi que je me dise, je ne me rends pas compte assez nettement de cette dislocation de la société, de cette absence de communauté entre les hommes qui faisaient si grand à la fois et si précaire le pouvoir d’un seul. Je comprends peut-être un peu cette société : je ne me la représente point. Ce siècle me paraît le plus problématique de tous, peut-être aussi, à cause de cela, celui qu’on a le moins étudié. On a été prodigue d’érudition et de labeur sur les âges primitifs, où la mythologie commence à peine à devenir une obscure ébauche de l’histoire ; sur cette ère tout historique, où tous les faits sont positifs, toutes les autorités contemporaines, où des livres profondément curieux ont été faits comme exprès pour allécher notre investigation, on s’est contenté d’une sèche et superficielle étude des choses, sans en demander la raison. Ce silence et cette réserve ne font que m’exciter davantage ; j’interroge Suetonius Tranquillus, cet imperturbable anecdotier ; il est curieux de tant de choses, de l’habit, du visage, des manies de tel César, du menu de ses repas, du mobilier de sa chambre ; il possède l’anneau de tel prince, un ancien diplôme de tel autre ; il a donné à Adrien une vieille et petite statue en bronze d’Auguste avec des lettres de fer à moitié détruites, et Adrien, digne d’un tel présent, a bâti une chapelle pour cette statue. Quel curieux cabinet dut avoir cet homme ! Fouilleur infatigable du passé, déchiffreur d’inscriptions, liseur de vieux papyrus, que lui fait le bien ou le mal dans l’histoire, la cruauté de Tibère ou la bonté de Titus ? Il laisse la moralité aux rhéteurs ; il est érudit : le seul homme contre lequel il se fâche un peu est Caligula ; il se permet de l’appeler monstre. — Tel n’est pas Tacite, honnête homme au fond de l’ame ; homme toujours intimement vrai, même lorsque, à la façon de Tite-Live et des anciens, il rend l’histoire emphatique ; homme qui sent et qui enseigne dix fois plus qu’il ne dit, qui ne fait pas un petit extrait du Moniteur de son temps sans y trahir un sentiment profond de son époque, chez lequel chaque phrase instruit, chaque mot a son sens et son vouloir : terrain que je fouille et remue, y trouvant toujours quelque chose, n’y trouvant jamais assez sur cette incompréhensible époque !

En avançant dans ma tâche, je vois bien d’autres trésors devant moi : les deux Plines, — le naturaliste, cet immense et indigeste collecteur de faits ; — l’épistolier, qui a fabriqué sa correspondance académique exprès, ce me semble, pour nous faire pénétrer dans toutes les petites intimités de son siècle ; — Juvénal, ce grand et honnête menteur, qui, avec son stoïcisme, la fausseté de son point de vue, l’hyperbole de sa satire, ne peut cependant retenir le génie de son temps, qui déborde et se trahit par tous les pores ; — Pétrone, qui nous mène à l’orgie, prend son époque au milieu des bacchanales, écrit avec une verve toute particulière aux Romains, — la verve d’un débauché qui va mourir, — son livre, débauche d’esprit et de mœurs.

Si j’avais à aller plus loin, à peindre ce qui vivait en ce siècle et ce qui n’était pas de ce siècle, à dégager de cette société infâme l’unique germe de toute pure vertu, de toute philosophie humaine, de toute civilisation, je serais mené bien plus loin : ce serait ici une autre histoire à faire et une histoire si différente, qu’on a peine à les croire contemporaines l’une de l’autre et qu’elles se touchent au plus par quelques points. J’ai négligé de vous avertir que, pendant que je vous racontais les supercheries d’Auguste, les infamies de Tibère, les hallucinations de Caligula, le christianisme est venu au monde, qu’il pousse sous l’herbe, qu’il grandit, qu’il soulève les assises de la société antique, que le vieil édifice se lézarde. Il est encore inaperçu et il agit ; il fait en ce monde un monde à part, monde que l’on ignore, et qui, au bout de quatre siècles, révélera sa puissance préparée dans les souterrains de Rome, entre d’humbles cénotaphes et sous les chevilles de la torture ; histoire trop belle pour que je vous la raconte, à laquelle je ne veux pas toucher, parce qu’elle irait trop mal avec la Rome païenne, avec Caligula et Néron. Le christianisme les souffrait, et c’était sa vertu ; le monde les supportait, et c’était son crime. Autant étaient admirable, dans les geôles et sur le chevalet la soumission désintéressée, l’espérance surnaturelle, la patience intelligente du chrétien ; autant étaient vile, au milieu de son luxe et de ses plaisirs furieux, l’égoïste adulation, le stupide désespoir, la lâche tolérance du monde : il y avait toute la distance du suicide au martyre. Voilà ce que je voudrais faire comprendre. Tibère fut un terroriste habile, la société romaine prit sous lui son premier pli ; Caligula un fou altéré de sang, elle l’adora ; Claude un imbécille, elle respira, heureuse de ne point avoir pis ; tous trois des lâches, et elle eut peur d’eux. La lâcheté est un caractère commun aux Césars : Néron pleura avant de mourir ; Héliogabale, après avoir fait de grands frais pour se tuer et s’être préparé un voluptueux suicide, se laissa égorger par d’autres et jeter je ne sais où.

Revenons à Claude. Il ressemble à un de ces enfans que l’on rend imbécilles à force de leur dire qu’ils le sont, qu’on humilie et qu’on abaisse à leurs propres yeux, dont on brise le ressort, et qu’on s’étonne ensuite de presser sans qu’ils répondent. Caligula, quoique durement traité dans sa famille, avait été l’enfant gâté du peuple ; vous avez vu ce qu’il devint. Claude, humilié dans sa famille, bafoué en public, commit ou laissa commettre par imbécillité autant de crimes que l’autre par démence. Beau destin du monde, qui des mains d’un fou furieux passait aux mains d’un fou imbécille, le tout précédé de Tibère et suivi de Néron !

Enfant à la mort de son père, malade, infirme, il était né malheureux ; grand tort aux yeux de l’antiquité. Jusqu’après sa majorité, on lui donna pour précepteur un palefrenier, un barbare, qui le maltraitait. Sa mère l’appelait une monstruosité de l’espèce humaine, une ébauche manquée de la nature. Si elle parlait d’un sot : Il est plus bête, disait-elle, que mon fils Claudius. Sa grand’mère Livie ne lui adressa jamais la parole ; elle lui faisait faire des sermons par messager, lui écrivait des lettres brèves, dures, grondeuses.

Le pauvre garçon avait de l’ambition pourtant. Il étudiait fort, soutenait des thèses en public, cherchait à se faire valoir. Les dignités, les sacerdoces, les laticlaves qui pleuvaient sur les fils à peine adolescens de la famille impériale, n’arrivaient pas jusqu’à lui. Ce fut la nuit, en cachette, dans une litière, qu’il vint prendre la toge, initiation du jeune homme à la vie virile, à la vie romaine. Il grandissait pourtant, et l’on était fort embarrassé de ce César. Il y a sur ce sujet une lettre d’Auguste : « Il faut prendre son parti, dit-il, décider ce que nous en ferons ; s’il a toutes ses facultés, le traiter comme son frère ; si ce n’est qu’un imbécille, prendre garde qu’on ne se moque de lui et de nous ; il ne faut pas, ajoute-t-il, que les gens s’accoutument à rire et à causer de pareilles choses. » Tout cela est écrit avec une indifférence peu paternelle, moitié en latin, moitié en grec ; Auguste ne se souciait pas que son bon peuple soupçonnât les plaies de sa famille. Vient ensuite la distinction de ce qu’il faut laisser faire, de ce qu’il faut interdire à Claude. « Il peut présider au repas des pontifes, mais il faut mettre auprès de lui son cousin Silanus, qui l’empêchera de dire ou de faire des sottises. Il ne faut pas qu’il assiste aux jeux du cirque, assis au pulvinar (la loge des empereurs) : il se ferait voir là en première ligne. » Et ailleurs : « J’inviterai tous les jours Claude à souper, pour qu’il ne soupe pas seul avec son Sulpitius et son Athénodore ; je le voudrais un peu plus attentif, l’esprit un peu moins dans les nues ; qu’il choisisse un ami dont il imite l’attitude, la toilette, la démarche, le pauvre diable ! » Auguste ne l’aimait pas, il n’en fit jamais qu’un augure ; il le trouvait trop imbécille pour faire autre chose que deviner l’avenir.

Le bon Claude, d’ailleurs, manquait, pour se faire une réputation d’esprit, d’un grand point, la richesse. Le testament d’Auguste (et le testament d’un homme était la mesure officielle de son affection et de son estime) ne lui léguait que 800,000 sesterces (154,096 fr.). Il demanda à Tibère à être admis aux honneurs : « Je t’ai envoyé, lui répondit Tibère, 40 écus d’or (775 fr.) pour fêter les saturnales. » Sa maison brûla, le sénat fit un décret pour l’indemniser ; Tibère biffa le décret. Ce fut bien pis sous Caligula ; Claude, à qui ce petit-neveu faisait grand peur, ne voulut pas être en reste d’adoration ; il offrit, pour devenir prêtre de César, 8,000,000 de sesterces (1,550,000 fr.) ; et, comme il payait mal, le trésor mit son bien à la criée.

Enfin, c’était le plastron de cette cruelle famille. S’il arrivait trop tard pour le souper, il avait grand’peine, après avoir fait le tour de la table, à trouver où s’asseoir. Que sais-je ? Ces dignes Césars se permettaient des tours d’écoliers ; s’il dormait après le repas, on lui jetait à la figure des noyaux d’olive ou de datte, on lui mettait des sandales aux mains, et au réveil, se frottant le visage, il était étonné d’avoir des gants si durs. Il était livré aux bouffons, qui le réveillaient à coups de fouet.

Il sentait pourtant quelque honte. Repoussé des honneurs, il alla vivre dans une villa du faubourg de Rome, seul, caché, étudiant toujours. Un jour, Auguste, qui l’entendit déclamer, fut tout étonné de trouver tant d’esprit à cette grosse bête. Claude devint helléniste, savant historien, profond antiquaire ; il écrivit, lut en public ; mais il avait du malheur ; et un gros homme qui, au commencement de sa lecture, cassa plusieurs chaises, mit l’auditoire en telle veine d’hilarité, qu’on ne put l’écouter. Il voulut écrire l’histoire des guerres civiles ; mais le sujet était délicat ; sa mère et sa grand’mère firent l’office de censeur et le découragèrent. Il aimait fort à parler grec ; il donna des soins même à l’alphabet, et, devenu prince, toujours savant, lisant toujours en public, et alors on ne riait plus, il fit un décret pour y ajouter trois lettres nouvelles qui n’y restèrent pas plus long-temps que lui sur le trône.

Mais cet amour pour l’étude fut sans dignité et sans noblesse. D’ailleurs les Romains n’estimaient pas cela ; et Claude, mal noté par eux, tomba dans une sotte et piteuse modestie. Il n’avait auprès de lui que des femmes, des affranchis, des bouffons, gens qu’on appelait les ordures de la maison, copreas. C’était ces hommes-là qu’il aimait, ceux avec qui il jouait aux dés, ceux qu’il appelait à ses énormes et ignobles repas. Débauché sans orgueil, sans passion, sans énergie ; de plus, lâche comme tous les Césars, sanguinaire comme eux, regardant les combats de gladiateurs avec une férocité naïve, en vrai Romain ; venant à l’amphithéâtre dès les premiers rayons du jour ; à midi, lorsque le peuple allait dîner, ne quittant pas sa place ; à défaut de gladiateur, faisant combattre les premiers venus : il avait surtout une prédilection particulière pour les supplices. Il s’y mêlait une certaine délectation d’antiquaire ; il avait trouvé chez les anciens toutes sortes de curiosités en fait de torture, qu’il aimait à donner en spectacle à son peuple. À Tivoli, un jour de solennelle exécution, selon le goût antique, les condamnés étaient attachés au poteau ; le voile était prêt, arbori deligato, caput obnubito ; le bourreau manque. Claude prend son parti ; il attendra, le peuple et les condamnés attendront ; on ira chercher un bourreau à Rome, dût-il ne venir que le soir.

Mais cela était si fort dans le sang romain, que Claude n’en était pas moins un bon homme. Il ne haïssait guère, pour un empereur, il se vengeait peu ; s’il aimait les gladiateurs et les supplices, c’était simplement en artiste. Les Romains aimaient à voir mourir ; il y avait chez eux un art effroyable de se faire tuer comme un art de tuer, une certaine grace dans la chute, une désinvolture dans l’agonie, qu’ils appréciaient si bien, que de connaisseurs ils devenaient artistes, de spectateurs combattans, et que des sénateurs, des chevaliers, des citoyens, descendaient dans l’arène, rien que pour s’essayer à ce métier de tuer et de mourir. Je raconterai peut-être plus tard les innombrables variétés par lesquelles on diversifiait ce plaisir de voir finir un homme : c’était le Thrace avec son armure, le rétiaire avec son filet ; et tel était le genre de curiosité et de délices qu’inspiraient ces spectacles, que Claude, et probablement son peuple avec lui, trouvaient plaisir à faire relever la visière des gladiateurs blessés pour voir s’ils avaient bon air à mourir. Aussi les combats de l’amphithéâtre sont-ils essentiellement romains ; ils ne vinrent à Rome de nulle part ; ils naquirent avec cette nation, et finirent avec elle.

Claude n’était pas méchant, plutôt distrait même que stupide. Si Claude n’eût pas été empereur, la science l’aurait envahi tout entier ; Claude aurait laissé quelques profonds traités sur les origines, un amalgame d’antiquité, d’histoire, de philosophie, de rhétorique, comme Varron l’avait fait avant lui, et comme Plutarque l’a fait depuis. Ce seraient trois hommes de même renommée et qui s’étaleraient ensemble dans de beaux in-folio. Il aurait à nous apprendre, à nous autres fureteurs du passé, mille choses curieuses sur la langue latine, sur la langue grecque, sur Rome, sur le sénat, sur les consuls, sur les familles romaines ; il aurait enseigné la topographie de l’ancienne Rome à cet Allemand qui la sait mieux que les Romains, dispensé M. Niebühr d’imaginer l’histoire romaine ; il nous représenterait dans l’antiquité ces intrépides travailleurs de l’Allemagne moderne, ces déchiffreurs de vieux livres, ces collateurs de textes, ces fous de la science chez qui l’imagination joue quelquefois un tout aussi grand rôle que chez les fous du monde ordinaire. La science aurait peu à peu absorbé sa passion pour le jeu, son amour pour les bouffons, son goût pour les femmes ; et le bon Claude, entre ses livres, ses affranchis, ses causeries intimes avec les bouffons, ses repas énormes, sa généalogie qu’il prisait avant tout, heureux dans sa villa, connu seulement de nous par quelques traits de distraction, par quelque bêtise d’homme d’esprit, confit dans son érudition, nous serait arrivé à travers les siècles avec une réputation non-seulement d’homme supérieur, mais d’homme de bien, d’excellent homme.

Mais la morale romaine n’admettait guère les vertus douces et posées. L’ambition et la dureté de cœur étaient des devoirs. Si on se montrait indifférent aux honneurs, pauvres honneurs cependant sous les Césars ! si on abandonnait en quelque chose l’atrocité (ce mot en latin[2] est un éloge) de la discipline paternelle, de la discipline civique, de la discipline sénatoriale, de la discipline militaire (car tout à Rome marchait par la discipline), on n’était pas homme, on était segnis, mot que je ne sais pas rendre, mot qui est tout romain (l’opposé est solers, l’homme de zèle, d’ambition et de talent ). Vers la fin de la république, le goût pour les idées de la Grèce, l’esprit cicéronien, l’influence de César, tendaient à adoucir cette rudesse à la Caton. Mais ce fut le propre des empereurs et de leur temps de ranimer tous les mauvais instincts de l’esprit romain et d’éteindre les bons ; ils ne reprirent ni la régularité de mœurs, ni la religion sévère de l’ancienne Rome, ils en renouvelèrent et en exagérèrent la dureté ; on ne fut pas plus chaste que n’était César, on fut plus cruel ; ni plus ferme que Cicéron, mais moins savant et moins poli. Si on eut moins que les Fabius cette énergie qui consiste à répandre son propre sang, on poussa plus loin celle qui verse le sang d’autrui ; on fut corrompu et inhumain, impie et superstitieux, cruel et poltron ; on mit comme Caligula, vrai Romain de l’empire, toute virilité et toute énergie dans la cruauté.

Je me figure donc, au milieu de ce monde, un homme doux, il paraîtra lâche ; un studieux, fainéant ; un modeste, imbécille. C’est ainsi qu’on traita les chrétiens : comme ils ne versaient pas de sang et ne voulaient pas des honneurs, on les appela lâches et paresseux, et le crime de segnities devint presque l’équivalent du crime de christianisme. Dès son enfance on le lui dira, et, à force de l’entendre redire, il finira par le croire ; on fera entrer dans son cœur la conviction de sa faiblesse, de sa fainéantise, de sa stupidité ; il se jugera tel, et plus tard deviendra tel, lâche pour avoir laissé les autres abuser de sa débonnaireté, inerte pour avoir, par une humilité commode, accepté le reproche de paresse, qui le dispensait des affaires et lui laissait la liberté de ses goûts. Ce fut là, je crois, l’histoire de Claude ; il voulut bien, il est vrai, persuader aux autres que s’il avait été un sot sous Caligula, c’était finesse de sa part, et pour sauver sa vie ; mais alors le rôle avait été si bien et si long-temps joué, qu’il était passé en habitude et devenu une seconde nature.

Pourquoi les Césars commençaient-ils toujours bien ? Rappelez-vous quel avait été l’établissement politique d’Auguste. Il n’avait pas voulu être dictateur, — titre décrédité par l’usurpation de Sylla et la fin sanglante de César ; — roi ? moins encore. C’était une des fiertés du peuple romain de ne pouvoir souffrir un roi, de vivre mal avec les rois, de mépriser et d’humilier les rois ; dire à un homme qu’il régnait, c’était lui dire qu’il était un insupportable tyran ; dire une ame royale, c’était dire une ame impérieuse, intolérable, arrogante : Telles étaient la langue et la pensée de ce peuple, et les murailles de Rome se fussent soulevées si Octave eût voulu être roi. Mais, simple citoyen de la république, exerçant les magistratures de la république ; consul plusieurs fois, ce qui n’était défendu à personne ; n’ayant en permanence, avec les insignes du proconsulat, que le titre modeste et populaire de tribun et quelques désignations honorifiques (Auguste, chéri des dieux, père de la patrie) ; chargé seulement, par le sénat, de « mettre en ordre la république ; » tous les dix ans déposant ce fardeau, tous les dix ans le reprenant, sur la prière du sénat ; du reste, vivant, allant au Forum, votant aux comices, comme un simple Romain, qui pouvait reprocher à César le pouvoir absolu, quand il l’affichait si peu ?

La république demeura donc partout en titre officiel ; elle eut ses consuls, ses préteurs, ses questeurs, ses tribuns. Mais à travers ce magnifique et creux étalage, la monarchie se glissait humblement ; elle dressait peu à peu son administration extra-officielle, machine plus simple, instrument plus maniable, système moins rigoureusement et moins pompeusement régulier ; auprès des magistrats, fonctionnaires élus, gratuits, temporaires, fonctionnaires de la loi et non du prince, elle mettait les préfets, fonctionnaires choisis, payés, dépendans, révocables et conservables à souhait. Les consuls pouvaient se pavaner sous leurs robes de pourpre, et faire de beaux sacrifices aux féries latines ; le préfet de la ville et le préfet du prétoire avaient toute l’administration dans Rome. Hors de l’Italie, le sénat et le peuple (vous comprenez que le peuple ne figurait là que comme dans l’inscription S. P. Q. R.) avaient leurs provinces qu’ils administraient à l’antique ; mais César avait les siennes, qu’il administrait à sa guise, les plus difficiles, les plus menacées, par conséquent les plus importantes. Les provinces du peuple étaient bien gouvernées par des proconsuls et des préteurs ; mais, comme César avait dans ces provinces des biens, des revenus, des esclaves, il pouvait y avoir des hommes d’affaires, et ces hommes, — devenus importans par l’esprit fiscal de l’ancienne Rome, par la faveur des Césars, par l’intime union du fisc qui encourageait les délateurs, et des délateurs qui enrichissaient le fisc, — gens maniables du reste, affranchis, gens de cour, gens de peu de naissance et de basse ambition, — devenaient juges, gouverneurs, et, gagnant peu à peu du terrain sur les magistrats officiels finissaient par être maîtres de tout. Ainsi la république avait les titres, la monarchie les pouvoirs. Il y avait double organisation : l’une antique, solennelle, sénatoriale ; l’autre nouvelle, tout obscure et dissimulée dans le droit, toute puissante dans le fait.

En droit donc, au temps d’Auguste et après lui, l’empereur ne fut rien ; il se faisait consul, censeur, tribun, mais pour une année, pour une fois. Son vrai pouvoir n’avait ni caractère, ni désignation légale ; le nom d’imperator se donnait, après une victoire, même aux généraux de la république, celui de César était un nom de famille, celui d’Auguste, comme Dion le dit, un titre de dignité, non de puissance. Ce pouvoir n’avait pas de nom ; quand on voulait absolument le nommer, on disait princeps, le premier, comme on eût dit le premier bourgeois de la ville. César n’était qu’un citoyen votant aux élections, mais si sûr de l’assentiment de tous, qu’il dispensait les autres de voter après lui ; un sénateur opinant au sénat, mais il est vrai que le sénat ne manquait pas d’opiner comme lui.

Ceci nous explique la sagesse et la timidité des empereurs au commencement de leur règne. Ils craignaient que la légalité ne se réveillât, que la fiction ne voulût redevenir vérité ; que sénat, consuls, préteurs, peuple, ne prissent leurs droits au sérieux. Comme, dans un tel système, il ne pouvait y avoir de loi de succession, et que d’ailleurs l’esprit romain n’en admettait pas, leur légitimité toujours douteuse les tenait en inquiétude. Ils entraient, autant que possible, dans le système de république légale conservé par Auguste, s’abritaient sous la nullité officielle dont Auguste leur avait montré l’exemple, parlaient sans cesse d’Auguste, demandaient tout au sénat, s’inclinaient devant les consuls, faisaient ainsi sans bruit et sans orgueil le lit où devait dormir en paix leur puissance, s’établissaient commodément sur l’estime, sur l’approbation, sur la reconnaissance de tous, en attendant qu’enivrés à la coupe du pouvoir, ils entendissent autrement la principauté, et de la simplicité d’Auguste passassent à la divinité de Caligula, d’empereurs citoyens devinssent et se fissent proclamer plus que des rois.

Claude, comme tous les autres, fut d’une modestie enchanteresse, reconnaissant la supériorité du sénat, s’inclinant devant les consuls, se levant au cirque devant les magistrats, les saluant de la voix et de la main, siégeant aux tribunaux comme un simple juge, ne faisant pas de ses fêtes de famille des fêtes publiques. Cela ravissait les Romains, qui aimaient peu la liberté, mais beaucoup certaines apparences de liberté. D’ailleurs après Caligula il était peu difficile de se rendre populaire ; ne pas vouloir qu’on l’adorât, abolir la poursuite de lèse-majesté, supprimer des impôts, jurer de ne jamais mettre un homme libre à la torture (on ne s’inquiétait pas des autres), furent jugés des actions sublimes. Claude de plus ne jurait que par Auguste, tant la mémoire d’Auguste était restée populaire. Aussi, quand un jour, pendant un de ses voyages, on annonça à Rome qu’il avait été assassiné, le peuple devint furieux, accusa le sénat, accusa l’armée, voua tout aux dieux infernaux ; il fallut deux ou trois magistrats à la suite les uns des autres, pour lui persuader qu’il n’en était rien, que César était vivant, que César allait venir.

C’était son début. Mais au reste il garda toujours quelque chose de cette sagesse et de cette bonté première : il eut le mérite de venir le premier au secours des esclaves. Il y avait sur le Tibre une île d’Esculape où l’on abandonnait les esclaves, lorsqu’ils étaient infirmes, malades, et qu’on ne voulait pas prendre la peine de les soigner ; on laissait à Esculape le soin de les guérir. Claude déclara libres les esclaves ainsi abandonnés. Des maîtres alors prirent le parti de les tuer ; Claude déclara les maîtres homicides ; c’était hardi.

On le vit, dans un incendie, établi dans un bureau de péage, demeurer là deux nuits, une corbeille pleine d’argent à sa droite, une autre à sa gauche, appelant sa maison, son peuple, ses soldats, encourageant, payant, excitant le zèle. Le pauvre homme était dévoué et ne laissait pas que de bien s’appliquer à la chose publique, quand on lui permettait de le faire. Mais, dans le fait, ce ne fut pas lui qui régna ; ce furent ses affranchis. Avant d’aller plus loin, disons un peu ce qu’étaient les affranchis.

Les Romains vivaient sans intimité. Les amis se voyaient en plein Forum, entre deux harangues. Les femmes restaient à la maison, traitées avec un respect grave, estimées comme matrones plutôt qu’aimées comme épouses, filant de la laine, ne venant pas à table. Un esclave instruit, fidèle, intelligent, qui suivait son maître au Forum, le retrouvait à la maison, se tenait à ses côtés pendant le repas pour le flatter et l’égayer, qui avait pour son maître mille complaisances et mille soins auxquels ne se serait prêté ni un Romain, ni une Romaine, celui-là était l’intime, le généreux, quelquefois le vil et l’infâme confident du citoyen de Rome. Il avait pourtant les yeux sur une récompense qu’il finissait toujours par demander, la liberté. Libre, quand il avait été coiffé du bonnet de l’affranchi, quand son maître lui avait remis l’anneau et la toge, il n’avait pour son patron que plus d’utilité et d’importance. Homme de votre nom, membre de votre gens (nous expliquerons plus tard tout ce système des gentes, et nous dirons un mot de la position civique des affranchis), devenu comme votre parent par votre bienfait ; au Champ-de-Mars, au Forum, grossissant cette foule de cliens qui faisait l’importance politique d’un homme ; souvent ne quittant pas la maison, serviteur encore et non esclave, cette intimité entre deux hommes libres s’ennoblissait.

Ce fut bien autre chose d’être affranchi de l’empereur. Nous expliquions tout à l’heure combien le chemin des Césars était glissant parfois et quels ménagemens ils avaient à prendre vis à vis des idées républicaines, que, par esprit d’opposition, le peuple prenait souvent en amour. Surtout il ne fallait pas être roi, et comme les rois dont Rome pouvait avoir idée étaient les rois d’Orient, il ne fallait pas ressembler à ceux-ci, vivre comme eux dans l’inaccessible sanctuaire d’un palais, se faire servir par les grands de l’empire, honorer les plus nobles en leur permettant d’être les esclaves du prince. Il fallait vivre sur la place, au cirque, dans la voie sacrée, se faire coudoyer par la foule, comme Claude appeler le peuple « mes maîtres. » On pouvait avoir de la magnificence, mais point de faste, des milliers de vrais esclaves, mais pas un homme de cour. Aussi les empereurs habiles, Tibère lui-même, n’eurent dans leur maison, avec les officiers du prétoire, que des affranchis ; à ceux-ci les charges de cour allaient tout droit, ils inspiraient plus de confiance et n’avaient pas de dignité à compromettre. Déjà, comme les gentilshommes vassaux dans l’ordre féodal, ils avaient rempli de pareilles fonctions chez les grands ; comme les seigneurs sous Louis XIV, ils les remplirent chez le souverain. Ils furent ses domestiques, comme on disait au temps de la Fronde, où ce nom était honorable, ses secrétaires (ab epistolis), ses maîtres des comptes (à rationibus), ses maîtres des requêtes (à libellis), ses assesseurs dans les jugemens (à cognitionibus). On les envoya procurateurs, intendans, préfets dans les provinces ; pareils aux courtisans modernes par les charges, par l’intrigue, par l’importance. Utiles instrumens sous Tibère, puissans personnages sous Caligula, mais toujours menacés par le caprice de ce fou qui ne se gouvernait pas et n’était gouverné par personne, ces hommes furent tout puissans sous Claude. Claude se plaignait un jour de l’exiguïté de son trésor. Que n’êtes-vous, lui dit-on, associé à vos deux affranchis, Narcisse et Pallas ! Eux et Caliste étaient chacun plus riche que ne l’avait été Crassus. Caliste, affranchi et secrétaire de Caius, avait conspiré avec plusieurs de ses camarades contre ce dangereux patron. Aujourd’hui un homme, qui avait été son maître et l’avait vendu en place publique, venait (comme les solliciteurs de ce temps qui attendaient dans la rue, tandis que souvent le patron s’échappait par une porte de jardin[3]) le solliciter au seuil de sa maison, où le portier ne le laissait pas entrer. Pallas était plus puissant encore : son frère Félix, mari de trois reines, gouvernait la Judée ; lui, moins ambitieux, trésorier de César, vivant simplement avec 300 millions de sesterces, amusait ses loisirs à dicter des décrets au sénat, à réprimer, ci-devant esclave qu’il était, le libertinage, si commun alors, des femmes avec les esclaves. Le sénat ne sut assez le remercier d’avoir inspiré un si beau décret ; trop heureux d’avoir à qui faire sa cour, il lui vota louanges, honneurs, 15 millions de sesterces de récompense (2,906,250 fr.), une généalogie même, et, sur la proposition d’un Scipion, rendit grace à ce laquais, qui, « né des rois d’Arcadie, voulait bien sacrifier sa noblesse au bien public et n’être qu’un des serviteurs de César ! » Mais Pallas ne rendit pas au sénat sa politesse, et fit dire par Claude qu’il n’acceptait que les honneurs « et restait content de sa pauvreté première. » Cette pauvreté était de 58,125,000 fr. Pline, qui avait vu au Forum, entre les lois et les traités, le décret du sénat qui, insolemment remercié par ce valet, le remerciait de son insolence ; Pline, qui avait lu l’épitaphe où Pallas se vantait de tous les honneurs qu’il avait refusés, Pline se fâche tout de bon. Mais pourquoi Pallas n’eût-il pas bafoué le sénat qui honorait ainsi Pallas ?

Voilà les gens qu’il fallait à Claude. Accoutumé à toujours chercher quelqu’un qui voulût pour lui, la débilité profonde de son caractère lui valut un cortége de valets-maîtres, fous, affranchis, femmes, et parmi ces femmes Messaline ; monde intrigant, insolent, passionné, qui tourbillonnait autour de ce malheureux empereur, qui dominait cette ame peureuse, l’étourdissait de vaines alarmes, et, selon l’expression d’un ancien, le tenait comme perpétuellement frappé de la foudre εμβροντοθεις. Ce que sa bonne, mais faible raison lui avait fait faire au Forum, Messaline et ses affranchis le lui faisaient défaire au palais. Ce n’étaient que suppressions, altérations, suppositions de diplômes ; dans les choix qu’il avait faits, substitution d’un nom à un autre ; libéralités retirées, jugemens détruits ; malgré son serment, tortures infligées à des hommes libres ; malgré son décret, dénonciations d’esclaves ou d’affranchis contre leurs maîtres. Aux affranchis et à Messaline, la libre distribution des honneurs, des armées à commander, des supplices, de tous les bénéfices du pouvoir. Un sénateur avait été tué le matin. « Tes ordres sont exécutés, vient dire un centurion à César. — Mais je n’ai rien commandé. — Qu’importe ? s’écrient les affranchis, les soldats ont fait leur devoir ; ils n’ont pas attendu d’ordre pour venger César. — Allons, la chose est faite ; c’est bien. »

Les affranchis faisaient bonne garde autour de leur empereur ; ils vendaient les audiences, et nul n’entrait sans porter une bague d’or, qu’eux seuls pouvaient donner. Les villes, les rois, leur faisaient la cour, et l’on désertait la table de César lorsqu’on était invité en même temps à celle de l’un d’eux. Aussi ce fut encore un règne de sang. Les rancunes de valet et les jalousies de femme eurent droit de vie et de mort. Une Julie, fille de Germanicus, une autre, petite-fille de Tibère, furent exilées, tuées ensuite par la jalousie de Messaline ; un Vinicius empoisonné, parce qu’il avait été trop chaste pour elle ; elle passait au bourreau les amans dont elle était lasse. Un Pompée fut tué à cause de son nom ; son père et sa mère furent tués aussi pour ce nom, qu’ils ne portaient pas. Dans ses jalousies et ses haines, elle n’oublia qu’Agrippine, occupée qu’elle était à d’autres crimes, dit Tacite.

Un jour, elle devient amoureuse d’un Silanus, le mari de sa mère ; il la repousse ; Messaline s’entend avec Narcisse pour le perdre. Tout à coup avant le jour, Narcisse entre épouvanté dans la chambre de Claude ; il lui raconte que la nuit, en songe, il l’a vu près d’être assassiné par Silanus. Messaline arrive ; elle s’informe, elle s’étonne ; elle a rêvé aussi ; voilà plusieurs nuits qu’elle a toujours cette même vision. Mais bientôt, c’est autre chose encore, on annonce que Silanus est là, qu’il veut forcer les portes du palais (la veille on lui avait fait dire au nom de l’empereur d’y venir de bonne heure). César ne tint pas contre de telles preuves, il le fit tuer sur-le-champ, et vint au sénat rendre grace à son affranchi, qui même en dormant veillait sur son salut.

La puissance des songes était grande ; deux chevaliers furent tués parce que leurs rêves avaient été de mauvais augure pour l’empereur. Un jour, parmi la foule qui le saluait dans son palais, un homme le tire à part : — J’ai vu en songe, lui dit-il, un assassin qui te frappait. — L’instant d’après, Claude va au Forum juger les affaires. Un plaideur lui remet un placet ; le rêveur était là. « Bon Dieu, César, c’est l’assassin de cette nuit ! » Il n’en fallut pas davantage ; on mena l’homme au supplice, c’était contre le rêveur qu’il plaidait.

Les motifs politiques ne manquaient pas pour augmenter le nombre des supplices. L’empire semblait d’une facile conquête. Un Asinius Gallus voulut se faire empereur. Il avait avec lui beaucoup d’esclaves et d’affranchis de César ; ces gens si bien placés sous les empereurs n’en étaient pas moins les premiers à conspirer. Une révolte plus sérieuse eut lieu en Dalmatie ; les légions commençaient à comprendre qu’elles pouvaient bien, comme les prétoriens, faire des Césars ; deux hommes qui avaient manqué de l’être à la mort de Caligula, lorsque le sénat eut une fantaisie de république, Minutianus et Camillus, des chevaliers, des sénateurs conduisaient ce mouvement. Camillus, général de l’armée, se fit prêter serment par elle, annonça le rétablissement de la liberté, le gouvernement du peuple, écrivit à Claude une lettre injurieuse et menaçante, le sommant d’abdiquer. Pour la seconde fois, Claude risquait d’avoir à se battre pour l’empire ; aussi fit-il venir les principaux du sénat pour savoir s’il ne devait pas se soumettre. Mais la superstition des soldats le tira de peine. Lorsque Camillus voulut les faire marcher, il fallut enlever les enseignes qui étaient plantées en terre ; on ne put les arracher ; les dieux ne voulaient pas que l’armée marchât. Les soldats s’arrêtèrent, tuèrent leurs officiers et laissèrent tuer Camillus. Mille cruautés vinrent ensuite : la femme de Camillus dénonçait les complices de son mari ; bien des conjurés se tuèrent ; d’autres, conjurés ou non, furent condamnés, d’autres achetèrent leur grace des affranchis ou de Messaline. Un affranchi de Camillus, amené devant le sénat, y parlait avec liberté. « Qu’aurais-tu donc fait, lui dit Narcisse, s’avançant de derrière le siège de César, si ton maître était devenu empereur ? — Je me serais tenu derrière lui et j’aurais gardé le silence. » — Vous savez l’histoire de Petus et d’Aria, cette femme d’un atroce courage, héroïne de suicide, qui, au milieu de sa famille par qui elle est gardée, s’élance de sa chaise et va se rompre la tête contre un mur, qui se frappe la première pour convier son mari aux douceurs du coup de poignard ! Quand on a saisi son mari, qu’on l’embarque sur un vaisseau, qu’elle se jette aux pieds des soldats pour le suivre : « Vous donnerez bien à un consulaire quelque pauvre esclave qui le chausse, qui l’habille, qui le serve à ses repas ! Eh bien ! à moi seule je ferai tout cela. »

Valerius Asiaticus fut une autre victime. Il avait dans les faubourgs une villa magnifique, commencée par Lucullus, embellie par lui-même, et qui faisait grande envie à Messaline. Elle le croyait l’amant de Poppée, dont elle était jalouse ; il était de droit enveloppé dans le même complot qu’elle : c’était assez de raisons pour l’accuser. Il était hostile aux empereurs, s’était en pleine assemblée déclaré le principal instigateur de la mort de Caius, était appuyé d’illustres parentés, né dans les Gaules, fait pour soulever ce pays : c’était assez de prétextes pour le faire condamner par Claude. On l’arrête à Baïes ; on le conduit dans la chambre de César, où se jugeaient les grandes affaires. Là on l’accuse d’avoir corrompu la fidélité des soldats, d’être l’amant de Poppée, de vivre dans le désordre ; le désordre était un grand crime chez les suspects. Un témoin paraît, qui ne l’avait jamais vu, et savait seulement qu’il était chauve ; il désigne un autre homme chauve qu’il prend pour Valerius. La défense de l’accusé toucha Claude, fit pleurer Messaline ; mais, chose étrange, en allant se laver le visage, qu’elle avait baigné de larmes, elle dit tout bas à son complaisant Vitellius : « Ne le laisse pas échapper ! » Vitellius s’occupera donc de l’accusé, elle de Poppée. Elle fit peur à celle-ci de la prison ; Poppée se tua. Au bout de quelques jours, son mari vint souper chez César : « Et ta femme, pourquoi ne l’as-tu pas amenée ? lui demande César, qu’on n’informait de rien. — Elle est morte, seigneur, répond le pauvre mari. » Vitellius cependant arrivait à ses fins par une perfidie infâme. Il se jette aux pieds de Claude, parle de l’amitié qu’il a pour Asiaticus, de leur commun respect pour Antonia, la mère de Claude, des services d’Asiaticus, de ses exploits en Bretagne, invoque la pitié de César, lui demande une grace pour ce malheureux : qu’au moins il puisse choisir son genre de mort ! Claude, tout ému, Claude qui pensait déjà à absoudre Asiaticus, le stupide ! accorde ce qu’on lui demande.

La mort d’Asiaticus vous sera un exemple de la facilité qu’on avait alors à mourir. Ses amis l’engageaient, puisqu’il avait la liberté du suicide, à se laisser périr de faim ; c’était toujours gagner du temps. Asiaticus les remercia, alla comme d’ordinaire s’exercer au Champ-de-Mars, se mit au bain, fit un festin splendide, et s’ouvrit les veines. Avant de mourir, il voulut voir son bûcher, et le fit changer de place pour que le feuillage des arbres voisins ne fût pas endommagé par la flamme.

Ainsi allait le gouvernement, gouvernement de femmes, insolent, passionné, plein de caprices et de colères, ce que les Romains caractérisaient admirablement bien par ce seul mot, impotens. — Maintenant figurez-vous l’atrium du palais, divisé en plusieurs portions par de larges rideaux ; l’une était le vestibule, l’une l’antichambre, l’autre le salon. À force de supplier les affranchis, de se dérober aux gardes, d’implorer les portiers, les étrangers pénétraient jusqu’ici, jusque-là les cliens, plus loin les amis, plus loin encore les intimes, mais tous après avoir été sévèrement fouillés par les gardiens de la sûreté de César. Dans le dernier sanctuaire du temple, auprès du foyer, au milieu des tableaux, des statues, des dressoirs ornés de vaisselle précieuse, entre les vieilles et noires images des anciens Claudes et des anciens Césars, à côté de ces magots de la Chine qu’on appelait les lares domestiques, figure un bel homme (tel au moins selon les Romains, qui ne méprisaient rien tant que la délicatesse de la taille, et prisaient fort l’ampleur des formes), au ventre proéminent, à la figure noble, aux beaux cheveux blancs, digne et imposant dans le repos. Autour de lui bruit toute cette foule d’amis (terme romain pour dire courtisans), de solliciteurs, de sollicités, de patriciens, d’affranchis ; mélange de tous les rangs, image du niveau démocratique que tenaient en leurs mains Narcisse et Messaline ; esclaves parvenus, nobles ruinés ; barbares devenus sénateurs, sénateurs appauvris près de quitter le sénat ; astrologues, juifs, bouffons, philosophes, gens que le sénat chassait tous les dix ou quinze ans d’Italie, et qui n’y restaient pas moins ; députés des villes, ambassadeurs des Parthes ou des Germains, les deux seules puissances que Rome connût hors d’elle-même ; rois tributaires, trônant humblement dans quelque coin d’une province romaine, sous la suzeraineté de l’empire et sous l’inspection d’un préteur, humiliant ici leur diadème devant celui qui n’eût pas osé le porter.

Mais César se lève ; toute sa dignité l’abandonne. Il marche, ses jambes vacillent ; il veut sourire, il lui échappe un rire énorme, un rire de bête ; il parle, sa langue bégaie ; sa tête et ses mains sont toutes tremblantes. Cette foule l’entoure, le presse, l’importune. Il la repousse à deux mains, il va se boxer avec ses adulateurs. Il se fâche ; sa figure devient ignoble, sa large bouche est écumante, ses narines humides ; on dirait d’un lapithe ou d’un triton. « Qui suis-je donc ? Me prenez-vous pour un fou comme Théogone ? ne suis-je pas libre comme tout autre ? » Sa parole va, divague au hasard. Qui est-il ? — Où est-il ? — À qui parle-t-il ? Il ne le sait plus.

Voulez-vous l’entendre au théâtre ? Écoutez-le plaisantant avec son peuple, l’invitant à un petit souper sans façon, à un repas improvisé, comptant avec lui l’argent promis au vainqueur, riant, bouffonnant, faisant de mauvaises pointes pour égayer ses graves Romains.

Voulez-vous l’entendre au sénat ? Une femme est produite comme témoin : « Cette femme, pères conscrits, fut coiffeuse et affranchie de ma mère, mais elle m’a toujours traité comme son maître ; je le dis ici, car il ne manque pas chez moi de gens qui ne me regardent point comme leur maître. »

Le sénat est encore trop heureux de l’entendre ; le premier mois de son règne, il n’a pas osé y venir. Le sénat était traité en ennemi par les empereurs, et quoiqu’il n’eût poignardé personne, ils s’y croyaient toujours en péril. Leur état de frayeur habituelle et les débuts tout tremblans de Claude prouvent bien ce que je vous disais des dangers de leur situation. Dans ces premiers temps, des soldats le servaient à ses repas ; des sentinelles armées de lances étaient debout auprès de sa table ; s’il visitait un malade, étrange courtoisie, il faisait inspecter sa chambre, tâter son chevet, secouer sa couverture.

Les huissiers courent, le sénat est convoqué à la hâte ; un homme a été trouvé armé d’un couteau : Claude assure que cet homme allait le tuer ; il se sent menacé, il se sent frappé, il est prêt à déposer l’empire ; il crie, il répand des larmes, il demande grace, il déplore sa misère en plein sénat.

Mais le sénat, les cliens, la cour, rien de tout cela ne le retiendra long-temps ; sa place est au Forum, entre les juges, les avocats, les greffiers ; son tribunal est vide et l’attend ; les avocats ses amis s’inquiètent de l’absence de ce Perrin Dandin de Rome, qui juge au Forum, juge dans sa chambre, juge les jours de fêtes, et ne laisse pas chômer leurs voix enrouées.

Claude n’est pas un procureur comme Tibère, il juge en équité, il ne se plie pas à la lettre de la loi ; aussi les pauvres jurisconsultes sont-ils délaissés dans leurs demeures, où l’on ne vient plus les consulter. Les avocats triomphent, leur phrase a beau jeu, leur éloquence nage dans le libre océan de la justice naturelle, de la raison supérieure à la loi, de l’esprit affranchi de la lettre.

En outre, pour leur plus grande gloire, le système politique de Tibère prédomine toujours, la carrière des accusations est toujours ouverte, la rhétorique toujours hardie, menaçante, redoutée. L’action de lèse-majesté a été abolie, il est vrai, cela eût fait une difficulté sous un prince légiste comme Tibère ; mais Claude est bon empereur et juge en équité. Suilius, entouré de disciples et de rivaux, est le digne successeur de ceux qui ont créé le rôle des Hatérius et des Romanus Hispo. Il y a mieux encore ; comme la défense est permise, qu’il n’y a pas un système de proscription assez serré et assez soutenu pour la rendre dangereuse, l’avocat, payé pour accuser, payé pour défendre, se met à l’enchère entre l’accusateur et le proscrit, vend sa faconde au plus offrant, acheté par l’un, se laisse racheter par l’autre, trahit la défense quand l’accusation paie mieux.

Ce métier de délateur devait avoir des ressources et des dangers que nous ne savons pas. Comment, sous un prince qui les condamne, y a-t-il encore de ces hommes ? Comment le sénat, si lâche d’ordinaire, leur devient-il tout à coup redoutable ? Comment, même sous Tibère, après avoir tremblé devant eux, se met-il contre eux comme en insurrection ? Comment prononce-t-il des amendes, des exils ? Un chevalier qui a payé le gain de sa cause 400,000 sesterces (77,500 fr.) à Suilius, trahi par celui-ci, va chez ce misérable et se tue. On s’indigne, le sénat se révolte ; on rappelle les anciennes lois de la république, lorsque le métier d’avocat était tout politique, et qu’il n’était permis de recevoir, pour plaider une cause, ni don ni argent. « Il y aura moins d’inimitiés, si les procès ne profitent à personne ; faut-il donc que l’avocat soit intéressé aux querelles et aux discordes, comme le médecin à l’épidémie ? » Suilius et les délateurs se troublent ; ils n’espèrent qu’en César, l’entourent, le prient ; « comment vivront-ils, pauvres petits sénateurs, s’ils ne vivent du prix de leur parole ? » Le gain de l’avocat fut limité à 1937 fr. 50 cent.

Mais laissons ceci. Voici venir Claude, juge acharné, non pas toujours juge déraisonnable ; raison variable, tantôt sagace et prudente, tantôt étourdie et brusque, tantôt puérile et presque folle. Il rendit quelques sentences originales et qui témoignent d’un esprit sensé. Il faisait ce que nous nommerions l’appel des jurés ; un homme qui avait un motif d’excuse ne le fit pas valoir, Claude le raya toujours, persuadé qu’un aussi ardent jugeur est un mauvais juge. Un autre, désigné comme juré, avait lui-même un procès à soutenir : « Plaide devant moi, lui dit Claude ; en discutant ton affaire, tu me montreras comment tu sais juger celles d’autrui. » Une femme refusait de reconnaître son fils. « Puisqu’il n’est pas ton fils, lui dit-il, tu vas l’épouser. »

Mais il en était là comme ailleurs : au palais les obsessions des affranchis, au Forum le tapage des avocats faisaient dévier sa droite raison. Les voyez-vous, autour de leur bon prince, criant, s’agitant, chicanant, jetant ce brave homme dans tous les détours de la procédure. Le génie paperassier nous est venu des Romains. D’ailleurs Claude, qui a de mauvaises nuits, sommeille au tribunal ; les avocats, pour l’éveiller, prennent le plus aigre faucet de leur voix : il se secoue ; mais sa raison est toujours endormie, tous les monstres de la chicane se dressent devant lui ; en vain il se retire pour méditer, en vain il écrit sa sentence ; sa délibération tient du rêve, son arrêt du cauchemar. « Je donne gain de cause, dit-il, à ceux dont les raisons sont les meilleures. »

Mais voici un grave débat. — Un homme est poursuivi pour avoir usurpé les droits de cité romaine : pendant qu’on le juge, pourra-t-il porter la toge ? Importante question : Voici comme Claude juge l’incident : il changera d’habit ; pendant le plaidoyer de l’accusateur, il sera en manteau, comme un étranger ; pendant sa défense, en toge, comme un Romain.

« Pourquoi ce témoin est-il absent ? — César, il n’a pu venir. — Pourquoi ? — César, de graves, de solennelles raisons, l’en ont empêché. — Quelles raisons peuvent s’opposer à mes ordres ? — Elles sont irrésistibles, seigneur. — Mais explique-toi. » Et après bien des questions, bien des réponses, bien des circonlocutions, bien des détours : « César, il est mort. » Ainsi se raillait-on du pauvre César.

Cilon, gouverneur de Bithynie, comparaît devant César : « Députés de la province de Bithynie, exposez vos griefs ! » Les Bithyniens reprochent à Cilon ses concussions et ses violences. César n’entend pas, César est distrait ou César dort. Mais César a près de lui son fidèle Narcisse : « Que disent-ils là, Narcisse ? — Seigneur, ils rendent grace à Cilon, qui les a gouvernés avec une sagesse paternelle. — C’est bien : je me souviendrai, Cilon, de tes services ; retourne à ton gouvernement. Qu’on appelle une autre cause. »

C’est un accusé : « Nous permettons, dit César, que l’accusé soit défendu. » — « Graces te soient rendues, excellent prince : c’est du reste ce qui se fait toujours. »

L’accusé est un chevalier romain poursuivi par des calomniateurs ; on lui reproche d’obscènes outrages envers des femmes. On produit les témoins ; il n’y a pour témoins que des courtisanes. Le prince les écoute, recueille leurs témoignages, se fait raconter leurs injures ; leur vertu offensée tient note de tout avec une autorité de magistrat, une gravité de censeur. À tant de niaiseries, la patience de l’accusé ne tient pas ; il injurie Claude, lui jette à la figure ses tablettes et son stylet, et le pauvre maître du monde, blessé à la joue, ne sait encore ce que signifie cet orage.

C’est fini. — Claude n’écoute plus rien ; sa pensée est ailleurs, s’il est croyable qu’il pense. Faites attention : sentez-vous cette douce et alléchante odeur qui arrive jusqu’à vos narines ? L’empereur la respire, la savoure, oublie tout le reste. On prépare dans le temple de Mars le dîner des prêtres saliens. Il n’y a plus d’empereur, plus de juge, plus d’avocats, plus de procès. Perrin Dandin est devenu Apicius. Claude se jette hors du tribunal ; il va chercher le dîner des pontifes.

« Non ! pas encore ! » s’écrient vingt avocats. Ils le retiennent par le bout de sa toge ; ils le saisissent par les pieds : le maître du monde n’est pas maître d’aller dîner. Puis viennent les injures : « Tu n’es qu’un vieux fou ! » lui dit un Grec dans sa langue. Ces gens-là sont prêts à l’assommer pour qu’il les juge.

Claude n’échappe à cette tempête que pour en subir une autre. C’est le peuple qui a faim : les greniers ne sont pas remplis pour quinze jours, les vaisseaux d’Égypte n’arrivent pas à Ostie, et le peuple connaît fort bien ce premier principe de la monarchie d’Auguste, que l’empereur doit nourrir Rome. Le peuple l’arrête au milieu de la place, le couvre d’injures, de croûtes de pain ; jamais tant de pain ne fut gaspillé qu’aux jours d’émeute pour cause de disette. Claude s’échappe à grand’peine, pénètre au palais par une porte de derrière, et là l’excellent homme ne songe plus qu’aux moyens de nourrir son peuple, presse les arrivages, récompense la marine.

Quand se reposera-t-il donc, cet infatigable empereur ? Quand pourra-t-il, avec quelque histrion de ses amis ou quelque affranchi de sa cour, remuer le cornet et les dés ? Claude est grand joueur ; en voyage, dans sa voiture, il a une table de trictrac (alveum) combinée de manière à n’être pas dérangée par le mouvement ; il a écrit un livre sur le jeu de dés ; sur quoi n’a-t-il pas écrit, le savant homme !

Mais le vrai délassement, le vrai triomphe de César, c’est l’heure du souper. Il aime les gigantesques repas, les salles à manger immenses, les plats cyclopéens que plusieurs hommes ont peine à porter ; en ceci il est grandiose. Avec quel abandon et quelle onction savoureuse, au sénat, un jour qu’il était question des marchands de vin et des bouchers, s’est-il écrié : « Eh ! qui peut vivre sans sa livre de viande ! » Et ensuite, entraîné par un délicieux souvenir, avec quelle abondance de cœur il a rappelé les cabarets d’autrefois, les trésors qu’ils offraient aux gourmands, le Falerne et le Massique qu’il allait y boire !

Voici l’heure : six cents convives attendent, pourtant quelques invités manquent encore. « Où sont-ils ? dit Claude, allez réveiller ces paresseux ; » il oublie qu’il les a fait tuer le matin.

Une autre fois peut-être je pourrai vous conter les magnificences du repas, les délices de la cuisine romaine ; mais, pour cette fois, ce serait trop long-temps vous retenir sur le compte de ce pauvre hère de Claude. Laissons le voile sur les mystères du festin ; passons aux tristes heures qui vont le suivre.

Claude se lève de table ; il n’en peut plus ; le goût de la bonne chère et du vin est une passion impériale, le farouche Tibère n’y a pas été plus insensible que le magnifique Caligula. Mais chez Claude c’est une ignoble passion, un brutal amour. Il est épuisé ; il tombe à la renverse, bouche béante ; il faut qu’on vienne le secourir à la romaine, et (pardonnez cet ignoble détail de la vie antique) qu’une plume mise dans sa bouche soulage l’estomac impérial. Je ne saurais vous dire, en vérité, jusqu’où il prétendait pousser la liberté des repas[4].

Passons à des faits plus graves.

À travers tout cela, sous Claude comme sous tous les empereurs, il y eut quelque chose de grand. Si détestables et si ridicules qu’ils soient, les Césars, travaillant la pierre, ont tous laissé quelques nobles traces de leur passage. Aussi bien des monumens ne sont-ils guère un signe de civilisation ; les plus gigantesques datent des siècles qui ont eu beaucoup de captifs et d’esclaves. Les beaux et vrais monumens ne sont pas les pyramides de Chéops ou le Colosse de Néron ; c’est le temple hébreu ou la cathédrale chrétienne, ceux qui sont bâtis, non par le pouvoir, mais par la foi.

Tibère seul, chagrin et avare, laissa peu de monumens. César, Auguste, Néron, changèrent la face de Rome ; Caligula même, malgré sa folie, fit des ouvrages grands et utiles : c’était pour eux un moyen de pouvoir.

Sous Claude, il y eut de beaux travaux ; ses affranchis y mettaient une certaine vanité. Depuis que l’Italie, qui autrefois exportait du blé, ne suffisait plus à sa propre nourriture, et que, comme dit Tacite, la vie du peuple romain était confiée à la merci des vents et au risque des navires, César avait pensé à faire un port à l’embouchure du Tibre, plus sûr que n’était celui d’Ostie. Claude reprit cette pensée, jeta sur la mer deux vastes digues ; pour leur servir de base, il coula le navire qui avait apporté à Caius l’obélisque d’Égypte, ce navire, la plus merveilleuse chose, dit Pline, que la mer eût jamais vue ; il conquit ainsi sur la Méditerranée la place de son port, et à l’extrémité du môle jeta un phare.

Le blé arrivait donc à Rome par le Tibre, mais l’eau ne pouvait lui venir que du centre de l’Italie ; il fallait que les aqueducs lui apportassent autant d’eau que lui en donnait le Tibre. Claude acheva l’aqueduc de Caius, pour l’entretien duquel il créa une compagnie de quatre cent soixante personnes, et y ajouta d’autres sources, qu’il appela l’eau Claudia. Il alla chercher l’Anio, l’enferma dans des digues de pierre, l’amena jusqu’à Rome, et le divisa en nombreux et superbes réservoirs, de sorte que ceux qui n’avaient ni parfums à mettre dans leurs baignoires, ni vin dans leurs coupes, purent néanmoins boire et se baigner magnifiquement.

Il serait curieux d’étudier ces travaux de l’ancienne Italie ; je laisse cela aux Italiens modernes, qui commencent à prendre goût aux œuvres de grande industrie, et qui referont d’ici à cinquante ans quelques-uns de ces beaux monumens d’utilité que firent les Romains. César, qui était un homme à grandes pensées, qui avait aussi comme ce fou de Caligula, comme Néron, comme d’autres encore, et toujours inutilement, rêvé le percement de l’isthme de Corinthe ; César, qui rêvait le dessèchement des Marais-Pontins, la construction d’une route à travers l’Apennin de l’Adriatique jusqu’au Tibre, César avait avisé dans le revers oriental de l’Apennin un lac étendu, abondant, élevé, dont le dessèchement lui paraissait facile et devait donner de vastes terres à la culture, qui avait si peu de place en Italie. Le temps lui manqua pour cette pensée comme pour bien d’autres ; Auguste la rejeta, Claude la saisit.

Mais au lieu de conduire les eaux vers l’Adriatique, il voulut leur ouvrir un passage à travers les sommités de l’Apennin, et les jeter dans le Liris, fleuve de la Campanie. Pendant onze ans, trente milliers d’hommes travaillèrent sans relâche, creusant, coupant la montagne, et perçant un canal long de trois milles. Quand il fut achevé, Claude voulut l’inaugurer par une grande fête. Le long des côtes, il plaça des radeaux montés par des prétoriens, au-devant un rempart armé de machines de guerre ; — dans ce cercle, vingt-quatre vaisseaux pontés, divisés en deux flottes, et qui avaient cependant assez d’espace pour se mouvoir, se combattre, s’attaquer, se fuir ; — sur ces vaisseaux dix-neuf mille hommes, tous condamnés à mort ; sur les bords, sur les collines, sur les cimes les plus proches de l’Apennin, une multitude rangée en amphithéâtre ; — plus près du lac, Claude avec l’habit de guerre des consuls, Agrippine en chlamyde d’or ; — au milieu des eaux, un triton d’argent qui sonna de sa conque et donna le signal du combat ; et alors un cri s’éleva de cette double flotte : « Salut, César ; ceux qui vont mourir te saluent ! »

César et le peuple voulaient avoir le spectacle d’un combat naval, et ils se le donnaient, comme tous leurs spectacles, grandiose, cruel, sanglant. Mais avec Claude il n’était rien de si terrible ni de si grand où le grotesque ne se mêlât. Embarrassé comme ce grand prévôt qui portait au maréchal de Biron son arrêt de mort, et le trouvant dans une exaltation furieuse, ne sut lui dire que « je vous donne le bonjour ; » à ce salut funèbre il répondit : « Je vous salue, » ou, pour mieux dire encore : « Portez-vous bien. » Et là-dessus les voilà qui soutiennent que César leur a fait grace, qui ont la mauvaise façon de ne pas vouloir mourir. Celui-ci s’irrite, parle de les brûler, de les tuer tous, s’élance de sa place, court autour du lac avec ses jambes titubantes et avinées, menace, exhorte, les décide enfin. De ce combat entre gens au désespoir, emprisonnés dans une enceinte de balistes et de catapultes, armés, mais seulement les uns contre les autres ; de ce combat qui nous eût laissé à nous une émotion effroyable, les anciens parlent à peine. Ces criminels, dit Tacite, combattirent néanmoins en gens de cœur ; et après de nombreuses blessures, ce qui demeura reçut sa grace. Alors on ouvrit au lac les portes du canal ; mais le canal n’était pas assez profond, le lac resta immobile. Nouveau travail, nouvelle attente, nouvelle fête ; cette fois le lac, couvert de ponts, servira d’arène aux gladiateurs. La table est prête, et Claude, du haut des magnificences de son festin, va voir sous ses pieds le lac entrer dans son nouveau lit. Mais le lac s’irrite ; les digues trop faibles cèdent devant lui, il roule en bruissant vers le festin impérial ; la table est abandonnée, César tremble, les courtisans fuient. Narcisse a conduit les travaux ; Agrippine accuse Narcisse, Narcisse insulte Agrippine. Tous ces travaux restèrent sans fruit, et malgré les empereurs que tracassait cette masse d’eau inutile, malgré Adrien, qui essaya de la dessécher et fit pour la conduire à Rome un canal dont les restes se voient encore, le Fucin sommeille paisiblement dans son lit.

Nous voici à la censure de Claude, et elle m’avertit que je vous dois quelques mots sur la constitution de l’ancienne Rome.

Rome était une cité primitive, sacerdotale, aristocratique, où toute chose et tout homme étaient classés. On retrouvait là, après des siècles, trace de la première formation des peuples ; c était un terrain primordial dont les élémens n’avaient pas été troublés dans leur ordre. Après la nation juive, chez laquelle toute chose apparaît en son germe, il n’en est pas qui en dise plus sur l’origine des sociétés que la nation romaine. Dans l’histoire hébraïque, nous voyons, degré par degré, se former une nation, depuis le jour où elle se compose d’un seul homme jusqu’à celui où elle en compte plusieurs millions, la famille s’agrandir en peuple, la distinction des tribus s’établir, et la nation passer par toutes les phases de sa croissance et de sa civilisation. À Rome, si l’histoire ne nous montre pas ces développemens successifs, elle nous en montre la trace ; ce sont des couches superposées qui nous donnent à comprendre les révolutions du sol ; et ces grands traits de la constitution des anciens peuples, qui sont à peu près identiques partout, sont restés gravés sur le bronze du Forum en caractères plus profonds et plus évidens qu’ailleurs.

À Rome, comme partout, les familles, en s’agrégeant, ont formé de petites sociétés qui, à leur tour, en ont formé de plus grandes ; plusieurs familles composent la gens, plusieurs gentes composent la tribu. La famille, le premier nœud de cet ensemble, est un nœud étroit, rigoureux, fortement serré, dont dépend tout le reste ; ce n’est point la douceur de la famille moderne, telle que nous la voyons dans des sociétés dont la base est toute différente : la femme, les enfans, les esclaves, sont sur la même ligne ; tous appartiennent au père de famille, ils sont sa chose, il en peut disposer, il les peut vendre, ils sont à lui corps et biens.

La gens est l’union des familles entre lesquelles il y a une origine commune : ce sont déjà des liens plus attachans et plus doux ; dans la gens sont les parens (agnati), égaux en dignité et en droit ; dans la gens sont encore les membres des familles inférieures, les vassaux (clientes). Vico a très bien remarqué cette féodalité romaine, cette recommandation (c’est le mot du droit féodal) du faible au puissant, du vassal au souverain, cette réciprocité de protection et de services, origine de la féodalité du moyen-âge comme de toute féodalité ; car, on le sait, tous les peuples, grecs, hébreux, germains, scandinaves, ont passé à un certain âge par la crise féodale.

La gens contient enfin les affranchis ; ce sont tous ceux, fils ou esclaves, sur lesquels le père de famille a renoncé à son droit absolu, en émancipant le fils, en donnant à l’esclave le petit soufflet, signe de liberté. Dès ce jour, tous les rapports sont changés : le père de famille était un propriétaire, le patron n’est plus qu’un suzerain ; il ne peut plus tuer son affranchi, il doit encore le secourir ; comme tous les membres de la gens, l’un et l’autre portent le même nom, ils succèdent réciproquement à l’héritage l’un de l’autre. L’affranchi ou le client doit au patron foi et hommage, véritable allégeance féodale ; s’il est félon (ingratus), il redevient esclave.

Au-dessus de la gens est la curie, au-dessus de la curie la tribu. Mais remarquez comme cette classification d’un peuple par familles est de tous les temps et de toutes les races : ce sont les tribus d’Israël, les tribus et les phratries d’Athènes, les schiatte de Florence, les alberghi de Gènes, les seggi tocchi de Naples, les clans d’Écosse et d’Irlande, les dizaines et les centaines du moyen-âge, les tythings et les hundreds des Anglo-Saxons.

Mais il faudrait un long discours pour bien faire connaître cette citadinanza romaine, dirai-je avec Dante ; il faudrait, après avoir indiqué cette division pour ainsi dire domestique en tribus, en curies, en gentes, en familles, fondée sur la communauté d’origine, fortifiée par les formes de la vie publique, sanctionnée par la propriété de certains sacrifices et de certains dieux, faire connaître les divisions politiques et leur merveilleux ensemble, leurs vicissitudes long-temps répétées sans que l’ordre général en fût atteint, leurs formes rigoureuses et régulières, bien que le cours des temps les ait rendues obscures pour nous. Ni la république ni la société n’étaient livrées au hasard : à Romulus, c’est-à-dire à une ordination primitive et supérieure, remonte toute institution, toute division, tout cet ordre dont l’histoire intérieure de Rome ne fut que le développement ; ainsi la distinction des trois ordres, l’institution des chevaliers qui sont la partie jeune, active, militante de la nation, la formation du sénat (l’assemblée des anciens, la βουλη des villes grecques, le conseil des soixante-dix vieillards en Israël) ; — ainsi la création des trois premières tribus, leur division en curies, plus tard en centuries par Servius Tullius, c’est-à-dire par le temps, par l’expérience, par l’aristocratie réfléchissante et instruite ; — ainsi, dans l’ordre militaire, ces mêmes formes encore répétées : la tribu devenant légion, ayant son chef propre (tribunus), la curie cohorte, la centurie commandée par ses centurions ; — ainsi ces formes étendues encore à tout ce qui de près ou de loin s’agrège à la communauté romaine : les cités vaincues plus ou moins rapprochées de la cité reine selon leur parenté avec elle ou leur mérite à la servir, les unes admises à tous les droits de la nationalité, et, pour parler cette langue énergique, la langue officielle de Rome, faites terres romaines (fundi fieri) ; les autres, cités du Latium, cités d’Italie, cités des provinces (pays vaincus que Rome appelle courtoisement alliés), admises plus ou moins à ces droits ; — ainsi Rome, la ville typique et primitive, se multipliant sans cesse et partout par les émigrations de ses propres citoyens : envoyant chez les peuples les plus éloignés et les plus différens d’elle-même, des colonies, des Romes provinciales, ambassadrices de la Rome suprême, cités complètes, sacerdotales, consacrées comme elle, qui arrivent enseignes déployées avec leurs augures, leurs sacrifices, chacun déjà propriétaire de son bout de terrain, qui tracent leur enceinte avec la charrue sacrée, ont leur saint pomœrium, leurs portes inviolables, leurs duumvirs pour consuls, leurs décurions pour sénat.

Chez ce peuple, rien ne se fait sans loi ; ordre, légalité, religion, ne sont qu’une même chose ; fils des Étrusques, formaliste, sacramentel, pontifical, il ne fait rien sans des formes prescrites, des paroles consacrées (carmina), sans une solennité augurale, sans une sainteté à la fois légale et religieuse. Voyez seulement comme il a su se nommer ; en aucun pays on ne le fit aussi bien. Chaque Romain porte trois noms : son nom individuel, prænomen ; — le prénom était avec la toge une marque distinctive du Romain, nulle autre nation n’en avait porté, il n’appartenait ni aux femmes, ni aux étrangers, ni aux esclaves : aussi l’usage en était-il de courtoisie et chatouillait-il agréablement les oreilles romaines[5] ; — le nom de la gens, nomen, comme les noms de clans en Écosse. Il y avait à Rome des Claudius, des Tullius, comme il y a dans les Highlands des Mac-Gregor et des Mac-Donald, à l’infini, patriciens ou plébéiens, patrons ou cliens, maîtres ou affranchis : la gens comprend tout ; — enfin le nom de la famille ou de la branche, cognomen, nom dérivé pour l’ordinaire, comme le nom de famille chez nous de sobriquets devenus héréditaires : Scipio, l’homme au bâton ; Naso ou Nasica, le grand nez ; Cicéro, l’homme aux pois chiches. Le Romain était tellement fier d’être si bien nommé, que porter trois noms voulait dire un homme libre.

Ce n’est pas tout encore. Il y avait l’agnomen, le surnom individuel ; il y avait le nom d’adoption, le nom modifié de son ancienne famille, le seul souvenir que l’adopté conservât d’elle. Ainsi le second des Scipions, né dans la famille Emilia, adopté par les Cornélius, vainqueur de l’Afrique, avait pour prénom Publius, pour nom Cornélius, pour surnom de famille Scipio, pour nom d’adoption Emilianus, pour surnom personnel Africanus.

Ainsi faite et ainsi permanente, cette organisation ne condamnait pas la société à être immobile : dans cette économie de la république, le progrès et le mouvement s’opéraient, mais avec plus d’ordre et de mesure ; les peuples vaincus, au lieu d’être emprisonnés dans leur infériorité par des lois exclusives, entraient sans cesse dans le sein du peuple vainqueur, et Rome, se fortifiant chaque jour de l’élite des provinces, acquérait ainsi d’elles la force qu’elle leur rendait par ses colonies : mouvement journalier d’aspiration et d’expiration, si j’ose ainsi dire, qui rendait bien vite homogènes à Rome les peuples qu’elle avait conquis, fondait leur existence avec son existence ; puissant principe de sa vie, profonde conception de sa politique. Dans Rome même, la barrière qui séparait les différens ordres n’était point infranchissable : l’ordre supérieur attirait sans cesse à lui l’élite des ordres inférieurs, se fortifiant et se rajeunissant par ce mélange ; la voie était ouverte à toute ambition, imposée à toute paresse, tracée à toute condition et à toute fortune ; soldat, jurisconsulte, orateur, il fallait pousser aussi avant que possible sur ce chemin des honneurs, monter, par une annuelle épreuve du jugement public, de magistrature en magistrature, de la questure à l’édilité ou au tribunat, de l’édilité à la préture, de la préture au consulat. Il ne s’agissait pas seulement de s’assurer pour le présent les droits et les bénéfices du pouvoir, il s’agissait de faire sa place pour l’avenir, car où s’arrêtait un homme dans cette carrière, là son rang était fixé ; comme ces charges étaient temporaires, on ne s’honorait pas moins de les avoir remplies que de les remplir, et le rang qu’elles donnaient ne se perdait pas avec elles. Chevalier s’il n’avait que de la fortune, sénateur ou patricien s’il n’avait que de la naissance ; quæstorius, edilitius, prætorius, consularis, censorius, selon la plus haute charge qu’il avait tenue ; triumphalis, s’il avait remporté un triomphe, chacun gardait les insignes, les priviléges, tout ce qu’on nommait les ornemens de sa charge ; il en transmettait le nom à sa famille : c’est là ce qu’on appelait la dignité d’un homme. Je laisse dans leur sens propre ces mots de la langue parlementaire des Romains.

Mais pour maintenir cet ordre, ou même pour le conserver en le renouvelant, pour ne le laisser ni se briser par l’innovation, ni se rouiller par l’immobilité ; pour régler le mouvement ascendant qui devait fortifier les ordres supérieurs, et le mouvement descendant qui devait les épurer, les Romains eurent une invention merveilleuse. Ils créèrent une magistrature sans pouvoir direct, sans volonté impérative, mais cependant toute puissante sur le mouvement de la vie publique : la censure fut la récompense des plus illustres consulaires, le dernier degré des honneurs, la suprême illustration des familles. Assis au Champ de Mars dans leurs chaises curules, entourés de leurs officiers et de leurs scribes, les censeurs faisaient, tous les cinq ans, comparaître Rome devant eux, avec ses ordres, ses tribus, ses gentes. Le peuple, rangé par classes et par centuries, était appelé par la voix du héraut à cet immense dénombrement ; chacun devait compte de sa fortune, compte de ses mœurs. Les censeurs remaniaient alors toute la république, selon les besoins de l’état, selon les variations des fortunes, changeaient la division financière du peuple en classes et en centuries, selon les mérites de l’un ou les torts de l’autre, le faisaient descendre ou monter d’une tribu, et le rejetaient même dans la dernière classe (ærarii), qui des droits de citoyen n’avait que celui de payer les impôts. Après le peuple passait devant eux le cortége des chevaliers, à pied, tenant leurs chevaux par la bride ; et, soumettant à leur censure les hommes les plus opulens et les plus illustres, à celui qui était trop pauvre ou trop mal noté, à celui même (souvenir de la simplicité antique) qui manquait de soins pour son cheval, ils ordonnaient de le vendre, c’est-à-dire le dégradaient. Au sénat même ils apparaissaient juges redoutables, avec une liste nouvelle des sénateurs, qu’ils lisaient et où chacun apprenait son sort. Ceux qui n’avaient plus le cens étaient effacés, ceux dont la réputation avait souffert étaient exclus ; les places vacantes étaient remplies, et au premier nom de cette liste appartenait le titre de chef du sénat (princeps senatus), comme au premier nom qu’ils inscrivaient sur la liste des chevaliers appartenait le titre de chef des chevaliers (princeps juventutis). Les villes admises au droit de cité, colonies ou villes municipales, avaient elles-mêmes leurs censeurs, qui envoyaient aux censeurs de Rome le résultat de leurs travaux ; et cet immense et périodique recensement de la république, cette solennelle enquête sur les races, sur les familles, sur les âges, sur les fortunes, sur les mœurs, était déposée au temple des Nymphes. Ainsi, armés seulement de leurs tablettes de cire où ils inscrivaient les noms avec honneur ou ignominie, juges que l’état se donnait à lui-même, grands classificateurs de la république, ils refaisaient et révisaient cette Rome officielle, la passaient au crible, sanctionnaient son progrès, réglaient son mouvement.

Si Rome avait su se maintenir dans ce bel ordre, garder l’équilibre entre elle-même et ses sujets, leur rendre autant qu’elle leur prenait, n’admettre dans son sein des élémens nouveaux qu’après s’être assimilé les derniers qu’elle avait attirés à elle-même, elle aurait eu, je crois, ce que ne peut avoir chose humaine, le privilége de ne pas finir. Mais si la conquête de l’Italie avait été lente, celle du monde alla vite : Rome se trouva tout à coup accablée par le poids de ses triomphes, envahie par la multitude de ses vaincus, noyée dans ce déluge de peuples qui venaient se perdre dans son empire. De là ses agitations et sa décadence : la démocratie des Gracques, les guerres civiles, César et l’empire ; sous l’empire, tout le système de la république réduit à des formes vides ; le sénat, l’ordre équestre, les tribus, les gentes, livrés à des étrangers qui n’en avaient pas l’intelligence ; la tradition des sacrifices domestiques perdue, la noblesse et la pureté des familles altérées ; la Rome antique et pontificale profanée par cette première invasion des Barbares, aussi réelle, quoique moins évidente que la seconde. Tout l’ordre des noms est détruit, le prénom abandonné comme la toge, le nom de la gens confondu avec celui de la famille, les noms d’adoption, les noms grecs, les noms barbares, mêlés à tout cela ; la clé de ce système, la censure, conservatrice des anciennes choses et des anciennes mœurs, tombe bien vite en oubli. Auguste, dans son travail pour le rétablissement de la nationalité romaine, n’ose pas la relever ; « le temps de la censure, est passé, » dit Tibère.

Claude aimait la vieille Rome moins en politique qu’en antiquaire. Pendant qu’il étudiait le livre des Saliens ou la chanson des frères Ambarvaux, pendant qu’en plein Forum, pour mieux assurer la foi d’un traité, il tuait une malheureuse truie et renouvelait les antiques cérémonies des Féciaux ; qu’à la nouvelle d’un tremblement de terre, il ordonnait un jour de repos, et à la vue d’un oiseau sinistre, des prières publiques, le tout selon les anciens rits, l’idée lui vint de reprendre en main l’arme rouillée de la censure. Il s’était déjà efforcé de rendre plus noble et plus rare la qualité de Romain que ses prédécesseurs avaient vendue à qui la voulait acheter ; il l’avait ôtée à un député de je ne sais quelle ville d’Asie qui ne savait pas le latin ; à ceux qui la prenaient indûment, il faisait tout simplement trancher la tête, pendant que, sans s’en douter, au gré de ses affranchis et de Messaline, il distribuait, par milliers, des diplômes de citoyen, et que le prix en était tombé si bas, qu’on en avait un, dit Sénèque, pour un verre cassé. Il avait aussi tâché d’endoctriner son peuple sur les inconvéniens du célibat et les bénéfices de la paternité, vieille manie d’Auguste qui voulait marier les gens par ordonnance et repeupler l’Italie de par la loi. Claude, en donnant congé à un gladiateur dont les quatre fils étaient venus lui demander cette grace, n’avait pas manqué de se tourner vers ses chers Romains. « Voyez, leur dit-il, s’il n’est pas bon d’avoir des enfans, les gladiateurs même en profitent. » Mais la rénovation érudite de tout le régime antique, le rétablissement de la censure avec toutes ses solennités et tous ses pouvoirs, lui souriaient bien autrement. Il se met donc à l’œuvre, confisquant les biens de ceux qui ont usurpé le titre de chevalier, interdisant aux étrangers les noms des gentes romaines, faisant en un jour vingt édits : l’un, où il recommandait de bien poisser les tonneaux ; l’autre, pour prescrire le suc de l’if contre la morsure des vipères.

Tout, à la réalité près, se passa selon l’ordre antique : Claude fit à Rome et dans les provinces le dénombrement des citoyens romains : les chevaliers, avec leurs toges d’écarlate et leurs guirlandes d’olivier sur la tête, allèrent en solennelle procession au Capitole et vinrent défiler devant lui. Mais le pauvre homme ne savait pas combien était difficile le métier de censeur. Il fallait s’enquérir de la vie privée ; il employa, pour la connaître, des commissaires qui se moquaient de lui : tel chevalier fut accusé d’être trop pauvre, il montrait son état de fortune ; tel autre d’être célibataire ou de n’avoir pas d’enfans, deux grands crimes selon l’ancienne Rome, il amenait ses enfans et sa femme ; celui-là, disait-on, s’était frappé pour se donner la mort, il ôtait sa tunique et montrait son corps sans blessure ; et le digne censeur, malgré toute sa bonne volonté d’être sévère, attrapé et baissant la tête, lui disait : « Emmenez votre cheval. »

Claude n’avait pas compris l’impossibilité de cette censure morale, de cette magistrature domestique, de cette enquête sur la vie et les mœurs de six cents et quelques sénateurs, de dix mille chevaliers au moins, de six millions neuf cent mille citoyens. Tout lui manquait pour refaire sa Rome classique qu’il aurait dû laisser dans les livres où elle était si belle. Il n’avait plus même de patriciens, et c’était pour eux que l’ancienne Rome était faite : les grandes gentes de Romulus, les petites gentes de Brutus étaient à peu près éteintes ; les guerres civiles et Tibère avaient encore hâté ce singulier et inconcevable mouvement des familles qui ne les laisse jamais se perpétuer long-temps dans l’aristocratie et tue bien vite, pour les remplacer par d’autres, celles qui se sont quelque temps illustrées. Je doute même que les successeurs de ces anciens patriciens fussent leurs héritiers bien légitimes, car des patriciens qu’avait faits César, de ceux qu’avait faits Auguste, il ne restait déjà plus de descendance. Mais Claude ne réfléchissait pas à tout cela ; il crut pouvoir faire des patriciens, c’est-à-dire faire de l’antiquité, de la tradition, du souvenir ; il décora quelques anciens sénateurs, quelques fils de gens considérables, d’un titre sans fonction dans la société telle qu’elle était faite : il fallait des patriciens à une république, Claude avait lu cela dans son maître Tite-Live. Il lui fallait aussi un sénat, pour contenter Tite-Live et l’histoire, dont Tite-Live dans son enfance lui avait malheureusement donné le goût. Le pauvre sénat, tel qu’il était, avait été si bien foulé aux pieds par Tibère et par Caligula, si bien mutilé dans ce qu’il avait de meilleur, mêlé de si tristes élémens, que, n’eût-on pas été antiquaire comme Claude, il y avait plaisir à le refaire. Les sénateurs barbares que César avait faits de son vivant, les sénateurs posthumes (orcini) qu’Antoine lui avait fait faire après sa mort, les parvenus d’Auguste, les affranchis de Tibère, tout cela formait un assez triste mélange. Le sénat surtout était pauvre, grand tort dans une assemblée qu’on prétend constituer en aristocratie : les fortunes, trop dangereuses à Rome, avaient fui dans la province, la richesse avait passé aux vaincus.

Épurer le sénat n’était pas le plus difficile. Claude insinua doucement à ceux qui pouvaient se sentir un peu menacés par la note du censeur de se retirer d’eux-mêmes, sans bruit et sans scandale. Rome, qui aimait sa dignité, mais qui tenait en même temps aux ménagemens dus à ses turpitudes, trouva le procédé excellent. Mais le sénat épuré, il fallait le remplir : Claude pensa à ce qu’avaient fait les anciens ; il rappela les Sabins admis au sénat par Romulus, les Volsques et les Étrusques appelés par d’autres ; il repassa toute son histoire romaine, trouva que les Jules étaient d’Albe, les Coruncanius de Camerium, les Portius de Tusculum, qu’en un mot il était dans les traditions des ancêtres d’admettre peu à peu les étrangers à tous les honneurs. Ce n’est pas que Rome n’en murmurât, que les restes de la noblesse n’en fussent scandalisés, que les sénateurs pauvres de l’Italie ne fussent en grande colère contre ces richards de la Gaule qui allaient venir les éclipser sur leurs bancs. Mais Claude, ferré sur ses antiquités romaines, bardé de science et d’histoire, vint au sénat, armé d’un long et puissant discours tout farci d’inutilités, qui commençait par « mes ancêtres, dont le premier, Atta Clausus, Sabin d’origine, etc… » Puis il reprenait les choses à Numa le Sabin et à Tarquin, fils de Démarate de Corinthe, appelé en toscan Mastarna ; de là toutes les querelles du sénat et du peuple, avec des complimens pour Persicus le sénateur, pour Vestinius le chevalier ; puis il s’embarque pour la Gaule, traverse Vienne, s’arrête à Valence, et ici une grande apostrophe à lui-même : « Il est temps enfin, Tiberius César Germanicus, de te révéler aux pères conscrits et de leur faire connaître le but de ton discours, car te voilà arrivé aux extrémités de la Gaule narbonaise ! » En effet, de la Gaule narbonaise, continuant son voyage, il passe dans la Gallia Comata, arrive à Lyon, et c’est encore à Lyon que nous lisons son discours gravé sur le marbre, et conservé dans la bibliothèque par les soins de la municipalité reconnaissante.

Les Gaulois furent donc admis au sénat ; et Tacite, qui abrège spirituellement ce discours, en a fait, sauf la pompe généalogique du début, un résumé plein de finesse et de vérité des accroissemens successifs de la cité romaine. Il y montre ce que les modernes, qui découvrent tant de choses anciennement connues, ont cru aussi avoir découvert, la flexibilité de ce principe en apparence immuable, la libéralité d’esprit de cette aristocratie qui semble étroite et avare, l’élasticité de ce pomœrium qui semble inflexible ; il y montre ce qui fit la puissance romaine et ce qui fait toute puissance au monde, le progrès avec l’unité, la tradition des siècles avec l’expérience de chaque jour, l’esprit de conservation et de développement à la fois, qui n’innove pas, mais renouvelle la largeur et la ténacité du principe qui se prête souvent et ne rompt jamais.

Claude eut encore une autre volupté d’antiquaire. Cet homme si friand des choses passées calcula qu’Auguste avait mal compté les siècles quand il avait célébré ses jeux séculaires, et, se jetant dans un dédale d’érudition dont l’histoire romaine de Niebühr, en son appendice sur le cycle séculaire, vous donnera quelque idée, il résolut que cette année-là même, soixante-trois ans seulement après les jeux d’Auguste, il devait les célébrer de nouveau ; c’est une petite joie qui certes lui était permise. Le héraut alla donc crier dans la place « Venez voir ce que vous n’avez jamais vu, ce que vous ne verrez pas une seconde fois. » C’était la formule, mais elle fit rire ; bien des vieillards avaient vu les jeux d’Auguste, et on entendit même sur le théâtre un acteur qui avait joué dans ces jeux.

Claude, si consciencieusement occupé à moraliser son empire, manquait de temps pour s’enquérir de la moralité de son palais. Qui ne connaît les vers dans lesquels, avec plus de vertu que de pudeur, Juvénal peint Messaline quittant, au premier sommeil de son mari, la couche impériale, et allant hors du palais, en capuchon et en perruque blonde, suivie d’une seule esclave, courir de nocturnes aventures, si je puis dire des aventures ? À cette impériale prostituée le désordre ne suffisait pas encore ; il lui fallait encore de l’amour : femme qui dans son bourbier se relève en quelque sorte par la hardiesse de son vouloir, par sa nature emportée, par la franche allure de ses passions.

Ici, permettez-moi de m’attacher au récit de Tacite. Cet homme dit les choses de telle manière, qu’il n’y a pas moyen, après lui, de les redire ou de les comprendre autrement : la vérité s’incruste dans son langage. Je ne ferai que le traduire, ce qui est déjà bien présomptueux. Ce n’est pas qu’il n’ait été traduit avec talent ; mais, comme tout au monde, une traduction est chose individuelle. Chacun y met son sens, sa façon de comprendre, sa façon de sentir ; chacun, quelque fidèle qu’il se prétende, pousse la pensée de l’auteur vers sa propre pensée ; chaque homme a son esprit, par lequel les choses ne passent pas sans en recevoir quelque teinture ; chaque homme, sa langue propre, qui ne dit rien comme la langue d’un autre. Je traduirai mal Tacite, mais je le traduirai selon ma pensée.

« Une passion voisine de la fureur avait enflammé Messaline pour le noble Silius, le plus beau de la jeunesse romaine. Afin de le tenir sous l’exclusive possession de son amour, elle avait poussé dehors, par un divorce, Junia Silana, sa femme. Silius sentait la honte et le péril ; mais une mort certaine s’il refusait, l’espérance de tromper Claude, de magnifiques promesses le décidèrent : les chances de l’avenir, les jouissances du présent, lui tenaient lieu d’autre assurance. Elle pourtant ne cachait pas son amour, venait chez lui en grand cortége, en public ne le quittait pas, lui prodiguait richesses et honneurs : il semblait qu’une révolution fût faite dans l’état ; esclaves, affranchis, tout l’attirail d’une cour, passaient de l’empereur à l’amant. »

Claude cependant faisait des choses fort utiles : il censurait, il gourmandait le peuple qui se moquait des femmes au théâtre, réprimait l’usure, faisait des aqueducs, restaurait l’antique et oubliée tradition des aruspices, dépêchait aux Chérusques un roi façonné à la romaine, embellissait l’alphabet latin du Ψ grec (psi) et du digamma éolique F. Le monde entier parlait de Messaline, lui n’en savait rien. Elle avait fait périr un préfet du prétoire qui allait l’avertir ; elle pouvait aimer ou tuer tout ce qu’elle voulait.

« Mais cette facilité lui rendait l’adultère insipide ; elle se jetait dans des débauches inouies, quand une fatalité malheureuse, la crainte d’un danger imminent qu’il croyait détourner par un autre, poussa Silius à ambitionner plus que le triste et commun avantage d’être l’amant de Messaline. « Pourquoi se cacher, lui disait-il, pourquoi laisser vieillir le prince ? » Le temps des précautions était passé. Aux innocens les innocentes mesures ; à ceux dont le tort est manifeste, nulle ressource que l’audace. Les complices ne manqueraient pas, tant d’autres couraient les mêmes dangers. Il n’avait pas d’enfant, pas de femme ; il était prêt à épouser Messaline, à adopter Britannicus : à elle demeurerait le pouvoir. Il ne s’agissait que de prévenir Claude, facile à surprendre, prompt à se venger. » Ces paroles furent reçues froidement par Messaline. Ce n’était certes pas amour pour son mari ; mais elle craignait que Silius, arrivé au faîte du pouvoir, ne méprisât une infâme et n’appréciât à sa juste valeur un crime auquel elle aurait consenti par crainte du danger. Cependant la cérémonie d’un mariage lui sourit, ne fût-ce que pour l’étrangeté d’une telle infamie, le plus raffiné plaisir de ceux qui ont abjuré toute honte. Claude était allé faire un sacrifice à Ostie ; elle n’attendit pas plus tard pour célébrer en toute solennité cette union. Je ne l’ignore pas, dit Tacite, une telle sécurité paraîtra fabuleuse ; je ne raconte cependant rien que je n’aie lu, que je n’aie entendu de nos vieillards. Dans une ville instruite de tout, parlant de tout, à un jour marqué, un consul désigné et la femme du prince s’unirent en mariage ; il y eut des témoins appelés pour mettre le cachet sur leur contrat, des auspices, des sacrifices, une dot d’un million de sesterces ; il fut écrit dans l’acte que les conjoints se mariaient pour avoir des enfans ; l’impure Messaline porta le voile de safran des fiancées ; les conviés s’assirent au festin ; le lit consacré au Génie nuptial, couvert de pourpre de Tyr, fut préparé devant tous les yeux. Claude même, dit-on, avait signé le contrat de mariage : on lui persuada que c’était quelque talisman propre à détourner les périls dont le menaçaient les devins de Chaldée. Tout se fit selon les rits sacrés, selon les lois antiques ; Messaline ne voulait que d’un bon et légitime mariage[6].

Tout cependant se fût bien passé pour elle, si elle n’eût irrité les affranchis ; mais elle avait fait périr Polybe, qui avait été son amant, et tout le corps était révolté contre elle. « À la nouvelle de son mariage, la maison du prince fut saisie d’horreur et de surprise ; ceux qui étaient en crédit, qui allaient être en danger si la face des choses changeait, ne se parlaient plus secrètement, ils s’écriaient tout haut : « Quand un histrion avait souillé la couche du prince, c’était une honte, ce n’était point une révolution. Aujourd’hui, un jeune patricien, audacieux et beau, tout près d’être consul, devait, après un tel mariage, pousser plus loin ses espérances. » Ils pensaient avec crainte à l’imbécillité de Claude, au joug que lui imposait sa femme, à tant de meurtres qu’avait ordonnés Messaline ; mais aussi « avec la faiblesse du prince, si on avait le temps de faire valoir auprès de lui l’énormité d’un tel crime, elle pouvait être condamnée, écrasée, avant d’être accusée seulement. Tout le danger était qu’elle pût se défendre ; il fallait que les oreilles de Claude fussent fermées même à ses aveux. » Caliste, Narcisse et Pallas pensèrent pourtant à dissimuler tout, à menacer secrètement Messaline, et par ces menaces à éloigner Silius. Pallas et Caliste renoncèrent même à ce dessein, l’un par lâcheté, l’autre, qui avait vu la cour de Caligula, parce qu’il savait qu’on retient le pouvoir plutôt par la précaution que par la violence ; Narcisse persista seul, et, renonçant à avertir Messaline, attendit l’occasion d’instruire César.

Celui-ci prolongeait son séjour à Ostie. Il avait deux maîtresses, Calpurnie et Cléopâtre, que Narcisse, par des libéralités, par des promesses, par l’espérance d’un plus grand crédit lorsque Messaline serait renversée, décida à prendre sur elles les dangers d’une dénonciation. Calpurnie, dès qu’elle put voir César en secret, se jette à ses genoux, s’écrie que Messaline a épousé Silius ; Cléopâtre, interrogée par elle, confirme son récit. Elles font appeler Narcisse ; l’affranchi demande d’abord à son maître pardon pour le passé, pardon de lui avoir caché la honte d’une coupable épouse. « Ce qu’il veut aujourd’hui, ajoute-t-il, ce n’est pas reprocher à Messaline tant d’adultères, ce n’est pas redemander à Silius cette maison, ces esclaves, toute la pompe de sa fortune nouvelle : qu’il en jouisse ; mais qu’il rende à César une épouse, qu’il rompe cet infâme mariage ! — Sais-tu ton divorce ? dit-il à César. Le mariage de Silius s’est fait aux yeux du peuple, du sénat, des soldats ; si tu ne te hâtes, ce nouveau mari est maître de Rome. » Claude appelle ses amis, s’informe, s’inquiète ; qu’il aille au camp, lui dit-on, qu’il s’assure des prétoriens, qu’il mette sa vie en sûreté avant de songer à sa vengeance ! Le malheureux n’avait que trop besoin d’être rassuré, il croyait déjà Silius empereur. Frappé de son danger bien plus que de sa honte, il s’en allait au camp demandant sans cesse : « Suis-je encore prince ? Silius ne l’est-il pas ? »

« C’était en automne ; Messaline, plus folle et plus prodigue que jamais, célébrait les vendanges dans ses jardins ; le raisin était sous le pressoir, le vin coulait des cuves à grands flots ; les bacchantes en délire, ceintes de peaux de bêtes, dansaient à l’entour. Elle, les cheveux en désordre, le thyrse à la main, les cothurnes aux pieds, secouant sa tête comme une insensée ; auprès d’elle, Silius, couronné de lierre, entendaient les chants licencieux qui résonnaient à leurs oreilles. Au milieu de la folie de cette fête, Vectius Valens était monté sur un arbre élevé. — Que voyez-vous ? lui demanda-t-on. — Un grand orage du côté d’Ostie. — Hasard ou vérité, cette parole fut un présage. La rumeur publique ne disait rien encore, mais Messaline recevait des messages ; elle apprenait que Claude était instruit, qu’il arrivait, prêt à se venger. Elle se retire dans la villa de Lucullus, celle qu’elle avait achetée avec le sang de Valerius Asiaticus. Silius, pour dissimuler ses craintes, va au Forum s’occuper des affaires publiques. Le reste se sépare : mais les centurions arrivent, saisissent tous ceux qu’ils rencontrent. Messaline, au milieu de son trouble, ne manque pas de cœur ; elle sait combien de fois il lui a été utile de voir, d’entretenir son mari, elle se rendra au-devant de lui. Britannicus et Octavie iront embrasser leur père ; Vibidia, la plus ancienne des vestales, s’est décidée à aller demander pour elle la clémence du grand pontife. Quant à elle-même, suivie de trois personnes seulement (telle était la solitude qui s’était faite soudain autour d’elle), elle traverse la ville à pied, et, dans un tombereau où l’on emporte les immondices des jardins, prend la route d’Ostie, ne rencontrant de pitié nulle part ; l’infamie de ses crimes étouffait toute compassion.

« César pourtant tremblait toujours ; il n’avait pas confiance en Geta, le préfet du prétoire, homme léger dans le bien, léger dans le mal ; Narcisse et ceux qui s’étaient risqués avec lui ne voient qu’un moyen de sauver la personne de Claude : « que pour un jour seulement il donne à un de ses affranchis le droit de commandement sur les troupes. » Narcisse s’offre à l’exercer. Narcisse monte en voiture avec lui, de peur qu’en chemin Vitellius et Cæcina, qui l’accompagnent, ne le fassent changer d’avis. Le voyage se passe en lamentations de César, en paroles équivoques et cauteleuses de Vitellius et de Cæcina, en instances de Narcisse, qui cherche en vain à les faire expliquer. Déjà on apercevait Messaline ; elle criait à Claude d’écouter au moins la mère de Britannicus et d’Octavie : Narcisse étouffe sa voix en parlant de Silius, de son mariage, et pour détourner la vue de César, lui met sous les yeux le tableau des désordres de Messaline. À l’entrée de Rome, les enfans se présentent : Narcisse les fait écarter. Vibidia vient elle-même, à sa honte, demander que le prince ne condamne pas sa femme sans l’entendre : « Le prince l’entendra, répond Narcisse ; la défense sera libre devant lui. Allez reprendre vos sacrifices. » Claude, au milieu de tout cela, gardait un étrange silence. Vitellius semblait ne rien entendre. Tout obéissait à l’affranchi.

« Il ordonne ; il fait ouvrir la maison de l’adultère ; il y fait conduire l’empereur. Dans le vestibule, il lui montre l’image de Silius le père, que le sénat avait ordonné de détruire ; le patriciat tenait toujours à ses espérances et à ses regrets. Il lui montre bien plus encore, les souvenirs de sa propre famille, les témoignages héréditaires de la gloire des Drusus et des Néron, devenus le prix de l’adultère. Il le conduit au camp, furieux et plein de menaces, appelle les soldats à l’assemblée, et parle le premier. Claude dit ensuite quelques mots ; si juste que fût sa colère, sa timidité l’arrêtait. Les cohortes s’écrient, demandent le nom et le châtiment des coupables. Les soldats n’étaient peut-être pas bien jaloux de la gloire de leur empereur ; mais c’était une vengeance, et toute vengeance leur était profitable. Silius, amené au tribunal, ne sollicita qu’une chose, une prompte mort.

« D’autres encore, considérables dans l’ordre des chevaliers, ne souhaitèrent que d’en finir vite. Ce fut une belle occasion de supplices, car tout amant de Messaline était coupable. Titius Proculus, que Silius avait placé auprès d’elle ; Vectius Valens, prêt à avouer, à dénoncer tout ce qu’on voudrait, d’autres encore sont menés à la mort. Seul, le pantomime Mnester, que Messaline avait aussi aimé, se débattit contre le supplice, déchira ses habits, montra la marque des coups qu’il avait reçus, rappela au prince les paroles par lesquelles lui-même l’avait soumis aux ordres de Messaline. D’autres avaient été séduits par des présens, d’autres par l’ambition ; lui, la nécessité seule l’avait rendu coupable, et il eût péri tout le premier, si le pouvoir fût tombé aux mains de Silius. César se laissait toucher, mais ses affranchis lui représentèrent, admirable raison ! qu’il était honteux, après avoir mis à mort tous ces hommes considérables, de ménager un histrion ; qu’une si grande faute fût volontaire ou non, qu’importait ?

« Messaline était dans les jardins de Lucullus ; elle gagnait du temps, préparait des prières, espérait, s’irritait, toujours orgueilleuse en cette extrémité. Si Narcisse même ne se fût hâté, les dangers retombaient sur lui. Claude, rentré au palais, apaisé par un bon repas, troublé par le vin : « Allez, dit-il, dites à cette pauvre femme (c’est le mot dont il se servit) de venir demain se justifier devant moi. » Sa colère s’affaissait, son amour lui revenait au cœur, la nuit était proche ; si on tardait trop, il pouvait appeler son épouse. Narcisse prend tout sur lui, sort de la salle ; des centurions et un tribun étaient de garde « L’empereur l’ordonne, dit-il, faites-la mourir. » L’affranchi Evode suit, pour les surveiller et rendre compte de leur conduite, ces soldats romains. Il trouve Messaline couchée par terre, sa mère Lépida auprès d’elle, séparée de sa fille lorsque celle-ci était puissante, dans ce triste et dernier moment ramenée à elle par la pitié. Elle lui conseillait maternellement de ne pas attendre le meurtrier. « Sa vie était finie, lui disait-elle ; elle ne pouvait plus espérer qu’une chose, l’honneur dans la mort. » Mais cette ame corrompue par le désordre n’avait pas même un tel sentiment d’honneur ; elle pleurait, se plaignait, lorsque les portes sont poussées avec fracas : le tribun est là silencieux devant elle ; l’affranchi lui jette des injures de valet. Alors seulement elle comprit son sort, prit une épée et voulut en vain, toute tremblante, s’en percer la gorge et la poitrine. Le tribun la tua ; on laissa son corps à sa mère.

« Claude était encore à table lorsqu’on lui annonça que Messaline était morte ; de sa main ou de la main d’autrui ? il ne le demanda pas, se fit remplir un verre et continua à festoyer. Les jours suivans il vit le triomphe des accusateurs, le deuil de ses fils, sans donner signe ni de haine, ni de joie, ni de colère, ni de tristesse, ni enfin d’aucune affection humaine. Peu de jours après, se mettant à table : — Pourquoi l’impératrice ne vient-elle pas ? — dit-il. Le sénat, en faisant effacer partout l’image et le nom de Messaline, l’aida à oublier tout. Narcisse reçut les insignes de la questure, faible ornement du triomphe que son orgueil remportait sur Claude et sur Pallas. — Juste et légitime vengeance, dit Tacite en terminant son récit, mais féconde en malheurs, et qui ne servit qu’à nous faire changer de misère ! »

De deux fiancées et de trois femmes que Claude avait eues jusque-là, la mort lui avait ôté une de ses fiancées ; il avait renvoyé l’autre pour plaire à Auguste, sa première femme pour je ne sais quelle faute, la seconde pour des turpitudes pareilles à celles de Messaline. « Le mariage me réussit trop mal, disait-il aux prétoriens, je jure de vivre sans femme ; si je manque à mon serment, tuez-moi. » Mais, malheureux en mariage, il ne pouvait se passer du mariage ; il lui fallait une femme, comme à tels laquais qui ont vieilli au service il faut un maître : cette ame insatiable d’assujettissement ne pouvait vivre sans la domination intime, continuelle, domestique d’une femme ; la domination même de ses affranchis ne lui suffisait pas.

Ceux-ci, nous venons de le dire, étaient divisés. La lutte était donc entre eux à qui marierait le prince.

Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
Qui de ses affranchis mendièrent les voix,


Caliste, Narcisse et Pallas en patronisaient chacun une. Narcisse portait Elia Petina, que Claude avait déjà une première fois épousée et répudiée sans trop de motifs : c’était, disait-il, une figure connue, une femme déjà éprouvée ; rien d’inaccoutumé, rien de nouveau ; il trouvait excellent ce rajeunissement des vieilles amours. Caliste proposait Lollia Paulina, qui avait été femme de Caligula ; pour elle, sans doute, on faisait valoir l’habitude du palais et du trône. Mais Pallas fut plus habile et porta Agrippine. Celle-ci était fille de Germanicus et de la première, de la fière et courageuse Agrippine ; nièce de Claude, sœur et malheureusement plus que sœur de Caius, elle n’avait encore eu qu’un mari. Elle apportait avec elle, disaient ses partisans, un petit-fils de Germanicus (beau cadeau qu’elle fit à l’empire !) ; elle avait, ajoutaient-ils, toute sa jeunesse, une fécondité déjà éprouvée. Ainsi se calculaient les avantages d’une alliance.

Auprès d’un homme tel que Claude, le triomphe appartenait à qui pouvait le voir, l’entretenir, le caresser de plus près : le jus osculi, expression bien romaine de Suétone, fit la fortune d’Agrippine. Cependant la moralité romaine traitait les unions entre parens avec une gravité, une religieuse répugnance, une idée d’inceste qu’elles ne nous inspirent pas. Mais Vitellius prit tout sur lui : ce courtisan de Messaline, devenu bien vite celui d’Agrippine, le plus ignoble flatteur de cet ignoble règne, fit seulement promettre à César d’obéir au sénat, ce que César promit avec une parfaite humilité, se rendit au sénat, débita une harangue, et obtint un décret par acclamation. En revenant au palais, il attroupa quelques polissons sur le Forum, leur fit crier vivat ! et s’en vint sommer Claude d’épouser Agrippine en obéissance aux ordres du sénat et du peuple romain.

Agrippine, sa nièce, ne valait pas mieux que Messaline, sa cousine. Je voudrais vous bien rendre les belles paroles de Tacite : « La face des choses avait changé, tout obéissait à une femme ; mais ce n’était plus la domination désordonnée de Messaline, qui se faisait un jouet de l’empire romain. C’était un gouvernement viril, une servitude plus ferme et mieux calculée ; au dehors de la sévérité, souvent de l’arrogance ; au dedans, point de désordre, à moins que l’ambition n’en profitât ; un insatiable amour de richesses qui avait pour prétexte les besoins du trône. » C’était encore Messaline, aussi jalouse, aussi vindicative, aussi cruelle, mais plus bienséante, d’une plus ferme allure, d’une ambition plus savante, plus sûre de son fait. Agrippine n’avait de sa mère ni cette vertu de femme, ni ce courage d’homme, ni la probité de son orgueil ; toute fière qu’elle fût, elle savait au besoin « fléchir son orgueil, » comme dit Racine.

Voici donc que recommence, comme sous Messaline, une série de cruautés. Le jour même de ce mariage, qui dans les idées de la religion romaine passa pour un inceste et un présage sinistre, le jeune Silanus, fiancé d’Octavie, la fille de César, mais depuis long-temps persécuté par Agrippine qui voulait donner Octavie à son propre fils, rayé du sénat, dépouillé de la préture, accusé d’inceste avec sa sœur, se donna la mort, comme s’il eût attendu ce jour pour rendre Agrippine plus odieuse.

Bien d’autres périrent après lui. La magie, les sortiléges, l’emploi des charmes, des enchantemens, des oracles, superstitions universelles alors, étaient une accusation toujours commode et toujours croyable. Un Taurus périt pour avoir possédé une villa qu’Agrippine trouva à son gré. Elle avait les mêmes goûts que Messaline. Une Calpurnie fut exilée, parce que César l’avait trouvée belle. Malheur aux femmes qui avaient prétendu à l’hymen de Claude, qui avaient fait des sacrifices, consulté les astres, invoqué les magiciennes de Thrace pour y parvenir ! Le temps était venu pour elles d’expier leur échec par la mort. Ainsi périt, « pour des raisons de femme, » mulieribus ex causis, une Lépida, parente de tous les Césars, dangereuse pour Agrippine, belle, jeune, riche comme elle, comme elle impudique, déshonorée, violente ; en un mot, lui disputant tous ses avantages. Ainsi périt Lollia Paulina, coupable en outre d’une immense fortune ; son aïeul Lollius avait si bien pillé l’Asie, que, dans un souper assez modeste, sa petite-fille parut, ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, sa gorge, ses bras couverts d’émeraudes et de perles pour 40 millions de sesterces (7,750,000 fr.). Claude, qui se piquait d’une érudition puissante en fait de généalogie, déduisit fort bien au sénat celle de Lollia, et de là conclut à l’exil ; de toute sa fortune on ne laissa à la veuve de Caligula que 5 millions de sesterces (968,750 f.), et au bout de peu de temps, comme c’était la coutume, un tribun vint dans son exil lui commander de mourir.

Mais toutes ces vengeances n’empêchaient pas le peuple romain d’aimer Agrippine ; l’extérieur sévère de cette femme, son ambition même, lui plaisaient : ce qu’elle n’osait pas demander à Claude, tout le monde, peuple, sénat, affranchis, prétoriens, était prêt à le demander pour elle. Aussi triomphait-elle : non-seulement femme d’empereur, comme ses devancières, mais impératrice, chose inconnue aux Romains et sans nom dans leur langue, elle n’était point femme à jouir du pouvoir en cachette. Les pompes de la royauté étaient pour elle la vraie jouissance du pouvoir, comme le libertinage pour Messaline, comme la vengeance pour toutes deux. Assise auprès de Claude dans les cérémonies, recevant avec lui les ambassadeurs et les rois, à ses côtés quand il rendait la justice, ayant elle-même un tribunal et l’insigne des hautes magistratures, elle écrivait sa royauté sur les registres du sénat, où elle faisait consigner les hommages que le sénat était venu lui rendre ; elle l’écrivait sur la terre barbare, aux bords du Rhin, dans le camp fortifié où Germanicus était devenu son père, et fondait la colonie d’Agrippine, aujourd’hui Cologne. Le peuple lui passait tout ; elle avait recueilli l’héritage de l’amour qu’il avait reporté de Marcellus sur Drusus, de Drusus sur Germanicus, de Germanicus sur toute sa lignée, y compris Caligula. L. Domitius, fils d’Agrippine, avait la survivance de cet amour, qui ne porta guère bonheur au peuple romain.

Il faut dire ce qu’était ce Domitius. Tibère, qui, vous le savez, protégeait peu la descendance de Germanicus, avait marié Agrippine à un Cn. Domitius, très noble, mais très infâme personnage, qui, du reste, n’échappa qu’à grand’peine aux vengeances de Tibère ; triste échantillon du patriciat, s’amusant à écraser un enfant sous ses chevaux, tuant un de ses affranchis qui ne buvait pas à son gré ; en plein Forum crevant l’œil d’un chevalier ; au cirque, où il donnait des jeux comme préteur, volant les prix gagnés dans les courses. Ce personnage avait pourtant une certaine franchise ; à la naissance de son fils, au milieu des félicitations et au grand effroi de ses superstitieux amis, qui prirent sa parole pour un présage et n’eurent pas tort : « Que peut-il naître de bon, disait-il, d’Agrippine et de moi ? »

Lucius, son fils, malheureux jusque-là, avait eu Caligula pour cohéritier dans la succession de son père, c’est-à-dire qu’il n’en avait eu presque rien. Sa mère avait été exilée ; une tante l’avait fait élever par un danseur et un coiffeur. Maintenant, sa mère une fois rappelée de l’exil et devenue femme de Claude, applaudi dans les jeux, il était pour le peuple comme une de ces illusions de jeunesse qu’on se plaît à embellir. Le soleil levant l’avait salué à sa naissance, des dragons étaient venus garder son berceau contre les embûches de Messaline ; Domitius, qui plus tard fut Néron, et qui d’ordinaire ne disait pas de mal de lui-même, ne parlait que d’un seul petit serpent trouvé dans sa chambre.

C’est pour ce fils qu’Agrippine voulait l’empire, ne s’effrayant pas des astrologues qui lui prédisaient que, s’il devenait prince, il la ferait mourir. Elle était reine ; Pallas la soutenait, Pallas était son amant. Néron avançait rapidement dans la faveur de l’empereur. Agé de onze ans, il était fiancé à Octavie. Un peu plus tard il devenait par adoption fils de Claude : exemple unique, disait Claude lui-même, dans la famille Claudia, où personne n’était entré par adoption, et qui, depuis son cher Atta Clausus, ne faisait qu’une seule lignée. Un peu après, Néron épousait Octavie, et pour que cette union ne fût pas regardée comme incestueuse, Octavie sortait par adoption de la famille Claudia, comme Néron y était entré : singulières fictions de la légalité romaine !

Deux enfans représentaient alors deux partis dans Rome : Domitius devenu Néron, âgé de quinze ans, et Britannicus, âgé de treize ans ; le fils adoptif et le fils véritable de Claude. Mais Britannicus était délaissé ; ceux qui l’entouraient et l’aimaient, vieux soldats, fidèles affranchis, honnêtes gouverneurs, étaient envoyés en exil ; Agrippine lui donnait des précepteurs, c’est-à-dire des gardiens ou des espions. Toutes les intrigues qui se tramaient autour de Claude, le poussaient à préférer Néron. Néron recevait le proconsulat ; on se hâtait de lui faire prendre la robe virile, et ce jour même, aux yeux du peuple, sur le théâtre, ces deux princes se rencontraient l’un en habit triomphal, l’autre avec la bulle, la robe prétexte, l’habit d’enfant. Néron donnait des jeux au peuple, de l’argent aux soldats ; Néron apaisait une émeute. Il avait pour gouverneur et pour fournisseur de discours, Sénèque, illustre et populaire phrasier de ce temps, rappelé de l’exil par Agrippine. Néron, s’il y avait à présenter quelques demandes brillantes et favorables, arrivait armé de la faconde d’autrui, parlait latin, parlait grec, et au moyen d’un beau discours obtenait de Claude ce qui était déjà tout obtenu.

Agrippine était si sûre de Claude, qu’elle commençait à se croire moins sûre de Néron. Un des crimes de Lépida avait été d’être tante de ce futur empereur, de l’avoir élevé, d’être flatteuse et caressante pour lui, et Néron fut obligé, par sa mère, de déposer contre elle. Agrippine voulait bien qu’il fût empereur, elle ne voulait pas qu’il fût le maître. Rome s’attendait à une catastrophe. Il y avait un redoublement de ces accidens merveilleux dont l’histoire romaine est si prodigue : pluie de sang, enfans à deux têtes, essaim d’abeilles sur le Capitole, toutes ces choses dont Tite-Live est plein. En peu de mois moururent un consul, un préteur, un édile, un questeur, un tribun ; il n’y eut point de magistrature, comme on le remarqua par une superstition bien romaine, qui ne se trouvât décimée par la mort. Une truie naquit avec des griffes d’épervier, véritable emblème de Néron. Un prodige aussi, c’est que Claude commençait à s’éclairer. Narcisse, qui avait combattu l’hymen d’Agrippine, qui avait défendu Lépida, qui, pour avoir trop bien servi son maître, était devenu successivement l’ennemi de ses deux femmes ; Narcisse, fidèle au moins à son patron, prenait Britannicus sous sa protection, l’embrassait, invoquait le ciel pour lui, lui souhaitait de grandir, de devenir prince, de punir, disait-il même, les meurtriers de sa mère. Les délateurs, hardis à deviner et à suivre les moindres oscillations du pouvoir, murmuraient quelque chose des désordres et de l’ambition d’Agrippine ; et Claude, après avoir condamné une femme adultère, disait : « Le mariage m’a été funeste à moi-même ; mais si le sort m’a destiné à épouser des femmes impudiques, il me destine aussi à les punir. »

Agrippine, effrayée, se résolut à un coup de hardiesse. Locuste fut appelée en conseil ; un poison trop rapide rendrait manifeste le meurtre de Claude, un poison lent lui donnait le temps de se reconnaître et de rétablir les droits de son fils. Le danger était pressant néanmoins et l’occasion propice ; Claude écrivait son testament, faisait prendre la toge virile à Britannicus ; Narcisse, le fidèle gardien de César, était en Campanie, prenant les eaux pour la goutte. Locuste trouva « quelque chose de recherché en fait de poison, qui devait troubler la raison, et n’éteindre que lentement la vie. » Un eunuque (la cour s’en remplissait déjà) fit prendre ce poison à Claude dans un champignon qu’il savoura avec délices, et que Néron depuis, faisant allusion à son apothéose, appelait le mets des dieux. Claude pourtant ne succombait pas : le danger enhardit Agrippine contre l’infamie, et le médecin Xénophon, pour qui, peu de temps auparavant, Claude sollicitait un décret du sénat, lui donna le dernier coup.

Claude était mort ; le sénat cependant votait des prières pour sa vie, les prêtres étaient au temple, des comédiens étaient appelés au palais pour distraire le malade, et, comme pour lui donner de la chaleur, des couvertures étaient jetées sur ce cadavre. Il fallait préparer les voies pour Néron, il fallait gagner l’heure que les astrologues avaient annoncée comme favorable, tant on était superstitieux dans le crime. En l’embrassant, en pleurant avec lui, Agrippine, devenue tout à coup caressante, retenait Britannicus dans sa chambre ; Antonia et Octavie, ses sœurs, étaient aussi confinées ; toutes les issues du palais gardées : Claude allait mieux. À midi, l’heure où il devait officiellement mourir, les portes s’ouvrent. Accompagné du vertueux Burrhus, Néron se présente à la cohorte qui était de garde, et, sur l’ordre de leur chef, les soldats le saluent de leurs acclamations, le mettent en litière. Il y en eut bien qui hésitèrent, qui regardèrent autour d’eux, qui demandèrent : Où est Britannicus ? mais, faute d’entendre parler de lui, ils firent comme les autres. Néron, porté au camp, harangue, promet des largesses, se fait saluer empereur. Après la décision des soldats vint un décret du sénat, et les provinces n’hésitèrent même pas. Il ne s’agissait que d’arriver le premier.

Cet avènement fut populaire. On fit bien mourir un Silanus, famille malheureuse alliée de trop près aux Césars, dont il périssait un membre au début de chaque règne. Narcisse, également poursuivi par l’ordre d’Agrippine et à l’insu de Néron, fut poussé à se tuer. Cela n’empêcha pas le peuple d’aimer Néron, ni Néron de se montrer doux et respectueux envers le peuple, de parler de sa vénération pour Auguste, comme tout empereur débutant devait le faire. Aux yeux des masses, l’homicide était un droit du pouvoir ; il fallait n’en user que modérément, ne pas le rendre menaçant pour tous, et le peuple était ravi.

Ceci se passait pendant qu’on pleurait Claude ; Agrippine et Néron lui devaient bien leurs larmes. Néron, en cette occurrence, se fit faire deux discours. Le premier était l’oraison funèbre de Claude qu’il débita en grande pompe du haut des rostres à tous les badauds romains ; le discours était de Sénèque, élégant et soigné, écrit dans le style à la mode. Tant que Néron, au lieu de parler de Claude, parla de ses ancêtres et de leur gloire, on l’écouta en grand recueillement ; quand il vint à louer la science de Claude et le bonheur de la république, qui sous son règne n’avait eu au dehors que des triomphes, les badauds prirent grand plaisir à l’entendre ; mais quand il vint à vanter la raison et la prévoyance de Claude, tout le monde se prit à rire. Dans une autre harangue adressée au sénat, pleine d’onction, de modestie et de belles promesses, il s’engageait à ne pas être jugeur acharné comme Claude, à ne pas entendre, comme lui, accusateurs et accusés dans son palais, à ne pas livrer toute la puissance à quelques affranchis, à séparer la conduite de sa maison de celle de la république, à ne donner les charges ni aux intrigans ni aux enchérisseurs, comme Claude l’avait fait ; en un mot, à se conduire tout autrement que le prince dont il venait de faire un si bel éloge. Le sénat, cependant, enterrait Claude, lui votait de pompeuses obsèques, des pontifes, et l’apothéose. Comme tous ses prédécesseurs, Claude fut dieu, emploi dont il fut plus tard destitué par Néron, et que Vespasien eut la bonté de lui rendre. Les empereurs morts étaient loin d’être dieux une fois pour toutes, et leur divinité eut souvent bien des revers de fortune à subir ; celle de Claude fit beaucoup rire dans Rome ; on le logea à l’Olympe d’une façon si moqueuse et avec des rites si ignominieux, qu’un plaisant se prit à dire qu’on l’avait traîné au ciel au bout d’un croc, comme les condamnés au Tibre ; et Juvénal parle agréablement du « champignon d’Agrippine qui fit descendre au ciel ce vieux bonhomme à la tête tremblante et aux lèvres baveuses ». Cette apothéose me rappelle une assez bonne plaisanterie de Sénèque. Bientôt j’aurai à parler au long du philosophe, mais il est bon de voir comment il traite Claude. Tant que Claude n’avait été qu’un homme, il l’avait beaucoup respecté, et nous avons deux témoignages assez curieux de sa vénération pour l’homme et de sa raillerie pour le dieu. À la première époque, Sénèque exilé habitait la Corse, triste pays, terre barbare, où ses talens de rhéteur ne lui valurent guère de succès, où le philosophe s’ennuyait fort. Il travaillait donc de tout cœur à se faire rappeler, flattait les puissances du temps, les affranchis de César ; et Polybe, affranchi de second ou troisième degré, étant venu à perdre son frère, Sénèque lui adressa une consolation. Il faut savoir qu’une consolation, chez les anciens, se composait d’un certain nombre de phrases sonores qu’on adressait à un personnage, et où on déduisait méthodiquement et philosophiquement toutes les raisons qu’il devait avoir pour ne pas pleurer ceux qu’il pleurait. La première raison était toujours cette vieille vérité que tout homme doit mourir, vérité qui ne me semble pas bien consolante ; puis venait l’histoire de tous les grands hommes qui ont perdu père, frère, femme ou mari, afin de vous apprendre à imiter leur courage ; de tous les grands hommes qui ont été malheureux, afin que leur malheur vous consolât du vôtre. Dans une lettre fort admirée qu’adresse à Cicéron un de ses amis, il le console de la mort de sa fille par l’exemple de tous les empires qui sont tombés, de toutes les villes qui ont perdu leur gloire. « Je naviguais, dit-il, le long des côtes de Grèce, et je voyais là tous ces glorieux cadavres de villes : Athènes, Corinthe, Argos. Auprès du trépas de toutes ces cités, qu’est-ce, disais-je, que la mort d’une petite fille ! » Sénèque n’omet aucune de ces bonnes raisons, mais il en a une meilleure encore. Après avoir parlé à son cher Polybe de Scipion l’Africain, de Pompée, d’Auguste, de tous les Césars grands et petits, d’Homère et de Virgile, dont la conversation le distraira : « Je vais te montrer, dit-il, un remède, sinon plus sûr, du moins plus facile, à ta tristesse. Quand tu es chez toi, tu peux craindre l’affliction ; maintenant que tu as les yeux sur ta divinité, la douleur ne peut approcher de toi… Tant que César est maître du monde, tu ne peux te livrer ni à la douleur, ni au plaisir ; tu appartiens tout entier à César ; tant que César vit, tu ne peux te plaindre de la fortune ; lui sain et sauf, tu n’as rien perdu, tu as tout en lui, il te tient lieu de tout. Tes yeux non seulement ne doivent pas être pleins de larmes, ils doivent être pleins de joie… Non, Polybe, tu ne dois pas pleurer ; trop de malheureux attendent de toi que tu fasses entendre au cœur de César le langage de leurs pleurs ; il faut sécher les tiens. Depuis que César s’est consacré au monde, il s’est ravi à lui-même, et, comme les astres qui suivent sans s’arrêter le cours de leur révolution, il ne peut ni s’arrêter en aucun lieu, ni s’attacher à aucun lien. Il en est de même de toi, tu n’es libre de te livrer ni à tes intérêts, ni à tes affections. Comme Atlas, dont les épaules portent le monde, rien ne doit te faire plier… César est toute force et toute consolation pour toi. Relève-toi, et quand les larmes naissent dans tes yeux, dirige tes yeux vers César, l’aspect du dieu sèchera tes larmes ; sa splendeur arrêtera tes regards et ne leur laissera voir rien autre que lui-même. Que les dieux et les déesses laissent long-temps à la terre celui qu’ils lui ont prêté ! tant qu’il sera mortel, que rien dans sa famille ne lui rappelle la nécessité de la mort ! que seuls nos neveux connaissent le jour où sa postérité commencera à l’adorer dans le ciel ! Fortune, n’approche pas de lui, laisse-le porter remède aux longues souffrances du genre humain ; que cet astre luise toujours sur le monde, qui, précipité dans un abîme de ténèbres, a été consolé par sa lumière ! » Puis, faisant un retour sur lui-même, le rhéteur ajoute « Que je puisse être spectateur de ses triomphes ; oui, sa clémence me le promet. En me renversant, il n’a pas renoncé à me relever ; et même il ne m’a pas renversé, il m’a soutenu contre la fortune qui m’écrasait ; sa main divine a adouci ma chute… Quelle que soit ma cause, sa justice la reconnaîtra bonne, ou la clémence la rendra telle ; il saura que je suis innocent, ou il voudra que je le sois. En attendant, ma grande consolation dans mes misères est de voir son pardon parcourir le monde ; de ce recoin même où je suis enterré, il a retiré d’autres exilés depuis long-temps ensevelis. L’heure de sa justice viendra pour moi. Bénie soit la clémence de César, les exilés sont plus heureux sous son règne que n’étaient les princes du sénat sous Caius ; ils ne tremblent pas, ils n’attendent pas à toute heure le glaive du centurion ; chaque vaisseau qui aborde ne les met pas dans l’effroi. Ils sont bien justes les coups de tonnerre qu’adorent même ceux qui en sont frappés ! »

Voici maintenant la palinodie du philosophe. Claude l’a rappelé de l’exil, Claude a été empoisonné, Claude est mort ; mais Sénèque ne lui pardonne pas son exil. Tout en composant pour ceux qui l’ont tué son oraison funèbre, il rit de sa mort avec eux ; le sénat l’a fait dieu, il le fait citrouille ; en regard de l’apothéose il place l’apocoloquintose. Vous allez voir quel cas Rome faisait de la divinité de ses empereurs et même de toutes ses divinités.

« Je vais dire à la postérité ce qui s’est passé au ciel le troisième jour des ides d’octobre, Asinius Marcellus, Acilius Aviola étant consuls, la première année de Néron, au commencement de cet heureux siècle. Ma devise sera l’impartialité. Me demandera-t-on d’où je sais les vérités que je dis ? D’abord, s’il ne me plaît pas de répondre, je ne répondrai pas. Qui peut m’y forcer ? ne suis-je pas libre ? S’il me plaît de répondre, je dirai ce qui me viendra en tête ; qui jamais exigea un serment d’un historien ? S’il faut absolument citer un garant, interrogez ce sénateur qui vit Drusille monter au ciel ; il vous dira qu’il a vu passer Claude à pas inégaux, comme parle le poète. Bon gré mal gré, il faut qu’il voie tout ce qui se fait au ciel ; il est inspecteur de la voie Appia, et c’est par la voie Appia, vous le savez, que le divin Auguste et Tibère César ont passé pour aller chez les dieux. Prenez seulement garde : il répondra bien en confidence, mais ne parlera pas devant plusieurs personnes. Depuis qu’au sénat, ayant vu Drusille en route pour l’Olympe et donnant sous serment cette bonne nouvelle, personne ne le voulut croire, tout témoin oculaire qu’il était, il a juré qu’il ne jurerait rien, eût-il vu un homme tué en plein Forum. C’était donc au mois d’octobre, le troisième des ides, l’heure, je ne la sais pas : on ne s’accorde pas plus aisément entre horloges qu’entre philosophes. Claude se mit à rendre l’ame, mais elle ne trouvait pas à sortir. Mercure, à qui son genre d’esprit avait toujours plu, appelle une des Parques. — Cruelle que tu es, pourquoi laisses-tu souffrir ce malheureux ? Voilà soixante-quatre ans que son ame l’étouffe. Permets aux astrologues d’avoir dit une fois la vérité, car, depuis le début de son règne, ils n’ont passé ni un an ni un mois sans l’enterrer. — Ma foi, dit Clotho, je ne voulais que lui donner quelques jours pour conférer le droit de cité au peu de gens qui ne l’ont pas encore. Il était résolu à voir habillés de la toge tous les Grecs, Gaulois, Espagnols et Bretons ; mais tu veux garder quelques étrangers pour en perpétuer l’espèce, qu’il soit fait ainsi que tu le demandes. — Elle ouvre une boîte ; il y avait trois fuseaux, celui de Claude, ceux d’Augurinus et de Baba, deux imbécilles qu’elle fait mourir avec lui pour qu’un si grand prince n’aille pas sans cortége. Claude meurt en regardant jouer les comédiens ; on souhaite bonne santé et bon voyage à son ame, qui sort en grommelant de son corps. Ce qui s’est passé sur terre, vous le savez ; on n’oublie pas son bonheur. (Le bonheur d’avoir Néron pour souverain !) « Mais écoutez ce qui s’est fait au ciel ; j’ai mon témoin pour garant. On annonce à Jupiter qu’il arrive un personnage de haute taille, à cheveux blancs. On ne sait ce qu’il regarde avec étonnement, sa tête se balance sans relâche, il traîne la jambe droite. On lui a demandé de quelle nation il est. Il a rendu je ne sais quel son confus ; on n’entend pas sa langue ; il n’est ni Grec, ni Romain, ni d’aucun peuple qu’on connaisse. Jupiter dépêche Hercule, qui a parcouru tout le globe et connaît toutes les nations. À l’aspect de cette figure, Hercule est effrayé ; à voir cette face d’espèce nouvelle, cette démarche sans pareille, à entendre cette voix qui n’est celle d’aucun animal terrestre, rauque et sourde comme celle des monstres marins, il s’imagine qu’il n’a pas dompté tous les monstres, et que c’est là le treizième de ses travaux. Il regarde mieux, et voit quelque chose comme un homme. Quel homme es-tu ? quelle est ta patrie ? lui demande-t-il en grec. Claude est réjoui merveilleusement de trouver gens qui parlent grec, ce sera des auditeurs auxquels il pourra lire ses histoires ; aussi répond-il par le vers d’Homère :

D’Ilion jusqu’ici les vents m’ont entraîné.

Il aurait pu ajouter le suivant, qui est tout aussi bien d’Homère et qui est plus vrai :

J’ai massacré le peuple et ruiné la ville.

Hercule, qui n’est pas fin, allait le croire, si la Fièvre n’eût été là ; c’était la seule divinité qui eût assez aimé Claude pour venir avec lui ; toutes les autres étaient restées à Rome. Cet homme, reprit-elle, ne dit que mensonges ; il n’est citoyen que par la grace de Munatius (Munatius Plancus, qui avait fondé Lyon). Aussi, en vrai Gaulois, a-t-il bouleversé Rome. Je te le garantis pour un homme né à Lyon ; et toi, qui as plus cheminé que ne fit jamais un voiturin avec ses mules, tu dois savoir où est Lyon, et qu’il y a loin du Rhône au Simoïs. —

« Claude prend feu, et, en guise de réponse, se met à grommeler le plus fort qu’il peut ; il fait signe qu’il faut couper la tête à la Fièvre, c’est le seul geste que sa main puisse faire sans broncher. Mais vous l’eussiez cru au milieu de ses affranchis, tant on prenait peu souci de ce qu’il disait. — Écoute, reprend Hercule, et ne barguigne plus ; ici, où tu es, ce n’est plus comme à Rome. Parle-moi vite et vrai, ou je te secoue si bien, qu’enfin il tombera de toi autre chose que des bêtises. »

« Là-dessus, Hercule, pour être terrible, débite une tirade de tragédie. « Cet air de fermeté fit passer à Claude le goût des fadaises ; il comprit que si, à Rome, il était sans égal, il n’avait plus ici le même crédit. Le coq (le Gaulois) n’est puissant que sur son fumier. Autant qu’on put le comprendre, voilà ce qu’il eut l’air de dire : « Vaillant Hercule, j’ai toujours compté sur ton appui auprès des autres dieux ; et si on m’eût obligé à me recommander de quelqu’un, je t’aurais nommé. Tu dois me connaître ; tu m’as vu, si tu prends la peine de t’en souvenir, aux portes de ton temple, rendant la justice dans les mois de juillet et d’août. Tu sais combien de tribulations j’ai endurées là à écouter les avocats ; mieux eût valu nettoyer les étables d’Augias ; j’ai balayé plus de fumier que toi. »

« On discute ensuite au ciel sur l’admission de Claude. « Quel dieu en ferons-nous ? — Un dieu d’Épicure ? le dieu qui ne se mêle de rien et n’ordonne rien. — Le dieu des stoïciens plutôt, qui n’est qu’une boule, comme Varron l’a dit ; qui n’a ni cœur, ni tête, ni pieds. — Que ne se recommandait-il de Saturne, lui qui faisait toute l’année les saturnales ? »

« Le sénat de l’Olympe crie, clabaude en désordre. Jupiter se fâche : « Pères conscrits, dieu, homme ou bête, que pensera de nous ce personnage ? »

« Claude se retire ; on va aux opinions.

« Janus, consul désigné, homme habile qui voit par derrière et par devant, parle le premier, disertement, mais si vite que le sténographe n’a pu le suivre : « La divinité, autrefois, ne se donnait pas au hasard, c’était une grande affaire que d’être dieu. Ainsi, pour poser une question de principe et non de personne, je demande que nul ne soit reçu dieu désormais de ceux qui mangent les fruits de la terre. Quel que soit le dieu qui aura été fabriqué, peint, ciselé, sculpté, contrairement au présent sénatus-consulte, il sera livré aux farfadets, et, aux premiers jeux de l’amphithéâtre, battu de la férule par les gladiateurs. »

« Après lui parle un autre dieu, le second consul désigné, pauvre petit argentier qui faisait la banque sous Claude et gagnait sa vie à vendre la bourgeoisie romaine. Hercule s’approche de lui, lui touche le bout de l’oreille ; aussi, bien averti qu’il est, opine-t-il en faveur de Claude. « Comme celui-ci est parent du dieu Auguste, comme il est petit-fils de Livie que lui-même il a faite déesse ; comme il les surpasse, eux et tous les mortels, par sa sagesse, je suis d’avis qu’à partir de ce jour Claude soit dieu sur le pied des dieux les plus favorisés, et qu’on ajoute sa déification aux Métamorphoses d’Ovide. »

« Les avis se partageaient ; Hercule, battant le fer pendant qu’il était chaud, allait et venait d’un banc à un autre. Ne me faites pas de tort, c’est une affaire dont j’ai fait la mienne ; une autre fois je vous rendrai pareil service ; une main lave l’autre. » On penchait pour Claude. Mais le dieu Auguste prit la parole : « Pères conscrits, je vous prends à témoin que depuis que je suis dieu, je n’ai pas prononcé une parole ; mais je ne puis aujourd’hui taire ma pensée et contenir une douleur que la honte augmente. Voilà donc pourquoi j’ai donné la paix à la terre et à l’océan ! pourquoi j’ai apaisé les guerres civiles ! pourquoi j’ai affermi Rome par mes lois ! pourquoi je l’ai embellie de mes monumens ! Les paroles me manquent, pères conscrits ; il n’en est pas qui puisse suffire à mon indignation. Cet homme qui ne semblait pas digne d’éveiller une mouche, tuait les hommes comme un chien mange des croûtes. Ce malheureux que vous voyez là, toujours caché autrefois sous l’ombre de ma puissance, a reconnu mes bienfaits en faisant périr mon petit-fils Silanus, les deux Julies, mes petites-filles. Vois, Jupiter, cet homme doit-il entrer parmi nous ? Dis-moi, dieu Claudius, quand tu as fait périr tant d’hommes et de femmes, en as-tu entendu un seul ? As-tu débattu une seule cause ? Est-ce ainsi que l’on condamne ? Non pas au ciel du moins : Jupiter, qui règne depuis tant d’années, n’a jamais fait que casser la jambe à Vulcain,

Qu’il saisit par un pied et lança de l’Olympe,


comme dit Homère. Irrité contre sa femme, il l’a pendue, une enclume aux pieds ; il ne l’a pas tuée. N’as-tu pas fait mourir Messaline, ma nièce ? — Tu n’en sais rien, dis-tu ? Les dieux te maudissent ; il est plus honteux encore de ne pas le savoir que de l’avoir fait. Voyez comme il a bien imité Caligula ! Caligula a tué son beau-père ; Claude a tué son beau-père et son gendre. Caligula avait ôté à Pompée le surnom de grand ; Claude le lui rend et le fait mourir. Dans la même famille, il a tué Crassus, Pompée, Scribonia, Tristionia, Assarion, tous nobles gens, et Crassus assez sot pour devenir empereur à son tour. Voyez le monstrueux personnage que vous allez admettre parmi les dieux ! Voyez ce corps pétri de la main d’un mauvais génie ! Qu’il dise seulement trois mots sans bégayer, et je suis son esclave ! Qui adorera un tel dieu ? Qui pourra croire en lui ? Vous croira-t-on dieux encore, si vous faites des dieux pareils ? En un mot, pères conscrits, si je me suis conduit poliment avec vous, si je n’ai jamais répondu brusquement à personne, vengez les injures de ma race. Et j’opine ainsi (il lut sur ses tablettes) : Attendu que Claudius a tué son beau-père Silanus, ses deux gendres, Pompée et Silanus, le beau-père de sa fille, Crassus, honnête personnage et qui lui ressemblait comme un œuf à un autre ; Scribonia, la belle-mère de sa fille, Messaline sa femme, et d’autres qu’on ne peut compter, je propose qu’il soit exclu de l’office de juge, déporté au plus tôt, et qu’on lui donne trente jours pour quitter le ciel, trois pour sortir de l’Olympe. » Le sénat vota pour cet avis.

« Mercure prend Claude à la gorge et le mène aux enfers. En passant à Rome, par la voie sacrée : — Quelle est cette pompe ? — demanda Mercure. C’étaient les funérailles de Claude. Magnifiques obsèques, en vérité ; riches et somptueuses : aussi était-ce un dieu qu’on enterrait. Il y avait tant de cors, tant de trompettes, tant de foule, tant de bruit, que Claude même en entendit quelque chose. La joie au visage, le peuple romain allait et venait comme émancipé d’hier. Agathon et quelques avocats pleuraient dans un coin, non comme des pleureurs gagés, mais pour tout de bon. Les jurisconsultes sortaient des ténèbres, maigres, pâles, ayant à peine le souffle, véritables ressuscités. Je vous l’avais toujours prédit, disait l’un d’eux aux avocats qui causaient tête basse et déploraient leur sort, les saturnales devaient tôt ou tard finir.

« Claude, se voyant enterrer, commença à comprendre qu’il était mort ; car, sur une mélodie lamentable, on chantait à grand renfort de voix :

« Répandez des larmes, poussez des soupirs, jouez la douleur.

« Que vos tristes plaintes troublent le Forum ; car il est tombé

« Cet homme au grand cœur, qui n’eut pas au monde son pareil en gloire…

« Pleurez ce grand homme, qui, mieux que tout autre, jugea les procès

« N’entendant jamais qu’un seul des plaideurs, et bien des fois n’entendant personne !

« Quel autre juge, toute l’année durant, va tenir audience ?

« L’antique souverain de la Crète aux cent villes quittera son siége,

« Et laissera Claude rendre la justice au peuple des ombres.

« À grands coups de poings frappez vos poitrines, pauvres avocats,

« Espèce vénale ! Pleurez, ô poètes, et vous plus encore

« De qui la fortune s’est promptement faite au bruit des cornets. »

« Claude était ravi d’entendre son éloge, et ne demandait pas mieux que d’en voir davantage. Talthybius, le messager des dieux, le saisit, lui jette un voile sur la tête, et, en passant entre le Tibre et la via recta, le mène aux enfers. Narcisse, le maître de son maître, qui avait pris un chemin plus court, arrive au-devant de son patron, frais et paré comme un homme qui vient des bains. « Que vient faire un dieu chez les hommes ? — Dépêche-toi, lui dit Mercure, annonce-nous. » La route qui mène aux enfers est une pente douce. Narcisse, tout goutteux qu’il est, est bientôt aux portes de Pluton. Il crie à haute voix : « Voici venir Claudius César ! » Aussitôt une foule s’avance en chantant : « Il est retrouvé, réjouissons-nous ! » C’étaient Silius, Trallus, tous les proscrits de Claude ; Polybe, Myron, ses affranchis, qu’il avait envoyés en avant pour le dignement recevoir ; ses deux préfets du prétoire, ses amis, ses deux nièces, son gendre, son beau-père, toute sa famille. Claude, en les voyant, s’écrie avec le poète : « Tout est plein d’amis ! Mais comment êtes-vous ici ? dites-moi. — Malheureux, lui dit Pompée, assassin de tes amis, qui nous envoya ici-bas, si ce n’est toi ? Nous sommes nombreux comme le sable de la mer. Mais arrête, viens devant le juge. » Claude regarde, cherche un avocat. P. Petronius, son ancien commensal, qui parle avec faconde la langue de Claude, se présente pour le défendre. Éaque, le juge des enfers, refuse de l’écouter, n’entend que l’accusateur, et condamne Claude selon la loi Cornelia contre les assassins. Ce n’était que justice ; mais le procédé parut inoui. Claude seul le trouva dur, non pas nouveau. On discute sur la peine ; on veut que Claude remplace Sisyphe auprès de son rocher, ou Ixion sur sa roue. Mais ces vétérans de l’enfer n’ont pas encore gagné leur retraite, Éaque condamne Claude à jouer aux dés avec un cornet sans fond. Claude secoue son cornet, les dés lui échappent, les dés lui passent entre les doigts ; le pauvre homme n’y peut rien comprendre. Survient Caligula, qui jure que Claude est son esclave ; des témoins affirment, en effet, que Caligula l’a battu, fouetté, souffleté. On l’adjuge à Caligula, qui le passe à son affranchi Ménandre ; Ménandre, qui a beaucoup de procès à juger, en fait son assesseur. »

Telle est cette facétie du philosophe. Diderot, qui, je ne sais pourquoi, avait pris Sénèque pour son héros, est fort contrarié du rapprochement de cette facétie avec la consolation à Polybe. Cela le trouble beaucoup, et il donne vingt raisons au lieu d’une bonne pour sauver l’honneur de son philosophe. Juste Lipse aussi voudrait bien nier que la consolation soit de Sénèque, mais il ne peut. Honte ! honte ! s’écrie-t-il, que ces louanges adressées à un valet ! Mais ceci est l’affaire de Sénèque et des admirateurs de Sénèque.

Finissons-en sur Claude. N’est-il pas curieux que l’empire subisse tour à tour un Caligula qui se moque de tout, et un Claude dont tout le monde se moque ? N’est-il pas horrible de penser ce que pouvait être, gaspillé et disputé comme il l’était alors entre femmes, eunuques et valets, ce pouvoir sanguinaire des empereurs ; chacun tirant ce qu’il voulait de cet imbécille, qui une grace, qui un exil, qui de l’argent, qui un supplice ; les homicides vendus sur la place comme tous les autres avantages de l’empire ; tous ces gens en crédit se passant à charge de revanche le glaive du centurion ou le poison de Locuste. Ce que je remarque, c’est que, sous ce règne, l’exécution légale se confond tout-à-fait avec l’assassinat : selon les circonstances, on envoie le délateur ou le sicaire ; on invite poliment les gens à se tuer, ou bien on les fait souper de la délicieuse cuisine du prince. Si on est César ou Messaline, on tourne nonchalamment sa tête vers le centurion de garde, et on lui dit : Allez tuer cet homme. Si on est affranchi et affranchi timide, on va trouver la belle Locuste, qui, pour montrer sa loyauté essaie devant vous ses drogues sur un esclave. Je ne parle pas des mœurs, je n’en dis pas la moitié de ce que dit l’histoire, et il me semble que j’en dis trop. Mais qu’est-ce que le désordre des mœurs auprès de cette facilité, de cette naïveté du meurtre ? Pensez seulement quelle devait être, en présence de pareils crimes chez les puissans, la moralité du peuple, et comment cet univers, si soumis et si docile, devait envier et, quand il le pouvait, imiter les vengeances de ses maîtres ! L’assassinat commis au nom du pouvoir est plus que le meurtre d’un homme ; c’est une invitation publique à tous les crimes.

Et cependant cette époque, selon l’infaillible loi du progrès, d’après la marche du temps, la diffusion des lumières, l’unité politique des peuples, la communication plus prompte entre les hommes, devait être la plus parfaite de l’antiquité : toute l’antiquité aboutissait là. Qui sépare donc l’antiquité de nous ? où est sa faiblesse ? où sera notre force ? Nous sommes gâtés par notre bonheur ; nous ne nous figurons pas que le bonheur ait manqué à personne : nous nous forgeons une idéale et une mensongère antiquité, plutôt que de la voir privée des biens qui nous semblent communs à tous, comme l’air et le jour. Ingrats et indifférens que nous sommes, nous ne savons ni plaindre ceux qui en furent privés, ni rendre grace à ceux à qui nous les devons !


F. de Champagny
  1. Diù inter instrumenta regni habita. (Tacite.)
  2. … Præter atrocem animum Catonis. (Horace.)
  3. Atria servantem portico falle clientem.(Horace.)
  4. Meditatus est edictum, quo veniam daret flatum crepitumque ventris in caenâ emittendi, cûm periclitatum quemdam præ pudore ex continentia reperisset. (Suétone.)
  5. … Gaudent prænomine molles auriculae.(Horace.)
  6. Non nisi légitime vult nubere.(Juvénal.)