Les Côtes de France/02

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LES

Côtes  de  Provence.


Les côtes de Provence - I
Arles, l’Etang de Berre et le Port de Marseille.


Séparateur

Leur territoire est planté d’oliviers et riche en vignobles, mais pauvre en blé, à cause de son âpreté : aussi, plus confians en la mer qu’en la terre, ont-ils appliqué de préférence leurs facultés à la navigation.
(Strabon, I. IV)


On voit, dans l’état que Vauban rédigea lui-même en 1703 de ses services[1], qu’il avait six fois visité les côtes de Provence, en 1669, en 1679, en 1682, en 1687, en 1692, et la dernière en 1700. Ce fut dans ces divers voyages qu’il fit construire la nouvelle darse de Toulon, les fortifications de cette place, celles de Marseille, d’Antibes, et réparer les postes nombreux que le cardinal de Richelieu avait établis pour la défense de la côte, depuis le Var jusqu’au port de Bouc.

Si, dans un temps où cette contrée était loin d’avoir son importance actuelle, Vauban revenait cinq fois la parcourir et l’étudier, combien ne doit-elle pas fixer notre attention, aujourd’hui qu’elle est le siège principal de notre puissance maritime, et que les plus hautes questions militaires et commerciales qui agitent le monde semblent devoir se résoudre sur les eaux de la Méditerranée ! C’est vers cette mer que gravite depuis trente ans la politique des grandes puissances de l’Europe ; c’est là que se préparent et se dénoueront les principaux événemens de notre époque ; c’est là, par conséquent, qu’il importe aux grandes nations d’être fortes. Aucune d’entre elles n’occupe sur la Méditerranée une position supérieure à la nôtre. Nous avons beaucoup fait pour y consolider les avantages de notre pavillon ; il reste à faire beaucoup encore, et la partie de ces côtes qui réclame nos soins les plus assidus est évidemment celle sur laquelle sont assises les villes de Marseille et de Toulon. Là est, en effet, le cœur de notre établissement sur la Méditerranée : les rivages qui s’étendent du Rhône aux Pyrénées, ceux de la Corse et de l’Algérie n’en sont, à certains égards, que les accessoires et le complément ; ils tirent leur principale valeur de leurs relations avec les deux métropoles de notre commerce et de nos armes, et se fortifient de tout ce qui ajoute à la puissance de celles-ci.

Remplissant, il y a quelques mois, une mission relative à l’un des objets les plus vulgaires du service de la marine, j’ai parcouru la côte de Provence, et j’ai cherché à reconnaître ce que l’industrie humaine y peut ajouter aux bienfaits de la nature : j’essaie aujourd’hui de l’indiquer, heureux si ces observations imparfaites inspirent à de plus habiles l’envie de considérer de près un sujet si plein d’intérêt pour notre pays !

La marine militaire et la marine marchande, qui, dans leur étroite alliance, protégent ou développent les intérêts auxquels elles sont en apparence le plus étrangères, réclament en retour le concours de tous les arts et de toutes les industries ; elles tiennent à tout par les besoins qu’elles ressentent aussi bien que par les bienfaits qu’elles dispensent. Parmi les élémens les plus essentiels de leur puissance, il faut assurément ranger le bon marché des provisions de bord et l’abondance des objets d’exportation et d’échange ; l’un et l’autre se rencontrent dans le contact d’une agriculture florissante. Nous sommes, sous ce rapport, moins bien traités que nos voisins. Tandis que les ports concurrens de Gênes, de Livourne, de Naples, sont appuyés sur les territoires féconds du Piémont, de la Toscane, de la Campanie, ceux de Marseille et de Toulon n’ont derrière eux qu’une région montueuse et stérile. Le développement de la production agricole en Provence est donc un objet de l’intérêt le plus direct pour notre marine de la Méditerranée. Si nos ressources sont, à cet égard, fort au-dessous de nos besoins, ce n’est pas que la culture provençale soit mauvaise : elle est, au contraire, en général bien appropriée à la nature du pays ; mais l’espace lui manque, elle est à l’étroit entre les rochers des montagnes et les torrens des vallées : Heureusement le sol arable de la Provence est susceptible de recevoir une très grande extension par le dessèchement des marais et l’organisation méthodique d’un vaste système d’atterrissemens ; d’un autre côté, l’irrigation, qui, sous le soleil du midi, décuple souvent les produits du terrain, est bien loin d’avoir épuisé ses trésors, et l’emploi judicieux des eaux perdues qui descendent des Basses-Alpes et de leurs contreforts équivaudrait à la conquête d’une province. Ce n’est pas ici le lieu de donner à ces grandes entreprises agricoles toute l’attention qu’elles méritent ; mais les laisser passer inaperçues quand leurs élémens se trouvent réunis sous les pas du voyageur, ce serait oublier que, pour élever l’industrie commerciale et maritime de la Provence, il faut en élargir la base.

Les bateaux à vapeur descendent aujourd’hui, quand les eaux sont bonnes, de Lyon à Beaucaire en quinze heures. On connaît la mâle et sévère beauté de cette partie de la vallée du Rhône. — Le paysage change d’aspect à partir de Beaucaire ; les montagnes s’écartent ; les grandes anfractuosités disparaissent ; les soulèvemens calcaires ou volcaniques ne se détachent plus sur la sombre verdure des vallons : la contrée s’aplanit, et les terrains d’alluvion, que les courans descendus des Alpes ont formés en refoulant la mer, ne s’élèvent guère au-dessus de son niveau ; le Rhône lui-même a perdu sa rapidité. Le mouvement et l’activité de la population semblent s’arrêter avec la variété d’aspect du sol ; les habitations s’éloignent du fleuve et se tiennent en dehors de la large zone sur laquelle il déborde périodiquement ; le mistral seul a le pouvoir de troubler le calme majestueux qui règne à l’horizon. Cependant le bateau à vapeur chemine, et bientôt de vieilles et noires murailles, surmontées de tours et de clochers, se dessinant sur l’azur éclatant du ciel, rappellent la présence de l’homme ; un repli du courant vous porte à leur pied ; des mâts nombreux se montrent en arrière d’un pont de bateaux ; vous êtes à Arles.

Cette antique résidence de Constantin, cette Rome des Gaules[2] où la puissance des empereurs se maintint si long-temps en face des barbares, cette capitale déchue d’un royaume auquel elle donnait son nom, était, il y a soixante ans, profondément séparée, par les privilèges et les immunités dont elle jouissait, du royaume de France proprement dit. Arles pouvait être alors une ville française aux yeux de l’étranger : à ceux de ses habitans et de ses voisins, elle était la ville libre par excellence. La révolution a fait passer sur elle le niveau de l’égalité : le chemin de fer, dont le tracé bouleverse à ses portes les tombes romaines que vingt siècles avaient respectées, menace d’un bien autre péril ce qui lui reste d’originalité. Encore un peu de temps, et elle sera comme tant d’autres villes. Chaque année qui approche avancera l’œuvre de nivellement plus que ne le faisait auparavant tout un siècle. Hâtez-vous donc de visiter Arles, vous qui voulez respirer un parfum de civilisation romaine qui va s’évanouir, et contempler, dans la pureté que son isolement lui avait conservée, une belle et noble race qui va se disperser.

Ce qu’Arles a de plus remarquable, ce n’est ni son hôtel de ville, bâti par Mansard, ni son portail et son cloître de Saint-Trophime, chefs-d’œuvre du XIIIe siècle, ni son buste de Livie, qui vaut à lui seul tout un musée, ni ses Aliscamps (Elysii camps), où se pressent les tombes romaines[3] ; ce n’est ni son théâtre antique, où s’assirent tant de personnages consulaires, ni même son cirque, plus grand et mieux conservé que celui de Nîmes[4]. On trouve ailleurs d’aussi précieux monumens des arts ; mais ce qu’aucune ville, à commencer par Paris, ne peut disputer à Arles, c’est la beauté, c’est la grace héréditaire de ses filles.

D’où leur viennent ces tailles droites et flexibles, cet aplomb gracieux de tous les membres, cette coupe harmonieuse du visage, cette finesse des cheveux et de la peau, en un mot cette distinction de race qui manque à tant d’illustres familles ? Les savans ont compulsé sur cet attrayant sujet bien des textes ; ils ont beaucoup disserté de l’origine de cette population si distincte de celles qui l’entourent, et, sur les noms consignés dans son histoire, la plupart l’ont jugée romaine. Ces noms appartenaient à une aristocratie conquérante, et, de ce qu’ils étaient latins, il ne s’ensuit pas que le peuple le fût aussi. Quand la domination romaine s’étendit sur ce territoire, Arles était une colonie de Marseille, d’origine grecque par conséquent, et Rome avait alors plus besoin de garnir ses murs et ses armées de la population des provinces conquises, qu’elle n’était en état de leur céder de la sienne. Elle leur envoyait, avec ses lois, des gouverneurs, des patriciens, des légions mêmes[5] ; mais la masse des gouvernés restait ce qu’elle était, et rien, dans sa nationalité, n’était changé que le nom. Si d’ailleurs, depuis deux mille ans, le peuple d’Arles s’est conservé si différent des populations qui le touchent, comment admettre qu’il se soit renouvelé pendant qu’une domination étrangère passait sur lui ? Ses caractères physiques fournissent peut-être sur son origine de plus sûres indications que les livres : les jambes nerveuses du coursier arabe témoignent de sa noblesse bien mieux que la généalogie qu’il porte suspendue à son poitrail. A considérer ainsi le peuple d’Arles, on lui trouve peu d’analogie avec les Italiens aborigènes : ceux-ci sont d’une nature plus rude ; ils n’ont ni l’élégance de ses formes, ni cette délicatesse de mœurs qui perce ici dans les habitudes des classes les plus humbles ; il existe entre eux et lui la même différence qu’entre les statues romaines et les statues grecques : celles-ci offrent, à ne s’y pas méprendre, le type des formes qui se sont conservées dans ce coin de la France, et la famille de la Vénus d’Arles[6] semble y former encore le fond de la population.

Cette belle race ne croît pas en nombre. Du recensement de 1811 à celui de 1841, la population s’est élevée à Nîmes de 37,721 ames à 41,180 ; à Avignon, de 23,739 à 32,109 ; à Marseille, de 102,217 à 147,190 : elle est descendue à Arles de 20,151 à 19,406, dont 12,155 seulement sont agglomérées dans l’enceinte de la ville. En remontant au commencement de la révolution, l’amoindrissement est encore plus sensible ; en 1789, la commune comptait 25,034 habitans.

Il serait plus curieux qu’utile d’examiner si cette décadence d’une ville, autour de laquelle tout grandit, tient à la perte des institutions locales qui jadis retenaient les Arlésiens chez eux. Quoi qu’il en soit, la diminution a porté sur la population urbaine et non sur celle de la campagne. La ville est parsemée d’hôtels aujourd’hui solitaires, et l’on ne parle pas de fermes abandonnées. Le territoire agricole s’est au contraire accru et assaini, et, si la ville doit revenir à son ancienne prospérité, ce sera par la réaction des améliorations auxquelles il se prête.

Ce territoire ne ressemble à celui d’aucune de nos villes : il a une étendue de 123,014 hectares, et forme à lui seul le quart du département des Bouches-du-Rhône ; mais il comprend sur la rive droite du Rhône presque toute la Camargue, et sur la rive gauche de vastes marais et la célèbre plaine de la Crau. On y compte à peine 16 habitans par kilomètre carré, au lieu de 91, comme sur les trois autres quarts du département. Déduction faite de la superficie et de la population de la ville, il ne reste dans la campagne que 6 individus par kilomètre : ce n’est pas les deux cinquièmes de ce qu’offrent les plus mauvais cantons des Landes. Doublement intéressante par le malheur de son état actuel et par la transformation que l’industrie humaine a commencé à lui faire subir, cette contrée est au plus haut degré digne de la sollicitude de l’administration ; aucune autre ne paiera par de plus grands résultats les sacrifices dont elle sera l’objet.

Pour l’étudier, il est nécessaire de sortir des murs d’Arles.

La partie de l’arrondissement d’Arles située sur la rive gauche du Rhône consiste en un terrain d’alluvion déposé au pied de la formation calcaire et montueuse qui, des Alpes maritimes au port de Bouc, constitue la côte de France. Les Alpines que ce terrain enveloppe, et quelques îlots voisins, sont les seules roches qui le percent. Il forme un quadrilatère dont l’angle supérieur est à la prise d’eau du canal des Alpines dans la Durance, et qui est borné au nord sur une longueur de 45 kilomètres par cette rivière, à l’ouest sur 74 kilomètres par le Rhône. Le côté oriental a, de la prise d’eau à la mer, 40 kilomètres, et de son extrémité à l’embouchure du grand Rhône on en compte 12. De ces quatre sommets d’angles, les deux derniers sont au niveau de la mer ; le confluent de la Durance et du Rhône est à 12 mètres 29, et la prise d’eau du canal des Alpines à 139 mètres 91 au-dessus de ce niveau. Ainsi, considéré dans son ensemble, ce territoire présente, de la Durance à la mer, un plan incliné dont toute la surface, sauf les Alpines, pourrait être inondée par cette rivière, et en effet, dans des temps reculés, celle-ci a sillonné ce vaste espace.

Lorsque les grands courans descendus des Alpes ont creusé la vallée de la Durance, une immense coulée de cailloux roulés s’est précipitée, par la coupure de Lamanon qui sépare la chaîne des Alpines de la grande formation calcaire, dans l’angle à peu près droit, alors occupé par la mer, qu’elles forment entre elles. Ce dépôt pierreux, dont l’épaisseur paraît être de 60 à 80 mètres, est la Crau, le Campus lapideus des anciens. Son sommet est à Lamanon ; il s’incline régulièrement du nord-est à l’ouest et au sud, et se termine parallèlement au Rhône et à la mer par une arête élevée de 20 à 25 mètres au-dessus de leur niveau.

La Durance a d’abord frayé son chemin droit au sud par cette même coupure de Lamanon ; elle tombait dans une baie ouverte au nord du golfe de Fos, le long du gisement des étangs de l’Olivier, de la Valduc, d’Engrenier, et trouvait à 30 kilomètres environ du point de départ le niveau de la mer, auquel ses eaux arrivent aujourd’hui par un détour quatre fois plus long. L’esprit s’effraie au calcul de la force qu’elle déployait lorsque, dans ses grandes crues, une masse de 6,000 mètres cubes d’eau descendait par seconde d’une hauteur de 140 mètres sur ce court espace. De telles cataractes devaient remuer profondément un terrain de cailloux, en entraîner les couches supérieures, et les jeter en vastes bancs sur le plan incliné au bas duquel leur impétuosité s’amortissait dans les flots de la mer. Un jour est enfin venu où les obstacles que ces eaux accumulaient devant elles les ont fait refluer le long du pied méridional des Alpines. Elles ont alors creusé le vallon des marais des Baux, et, arrêtées par le plateau calcaire sur lequel est posée Arles, elles se sont infléchies au sud-est, et sont arrivées à la mer par le lit des étangs de Ligagneau et de Galéjon, laissant pour trace de leur passage les vastes marais qui subsistent encore. Enfin l’étroite tranchée de Lamanon s’est encombrée, et la Durance a été repoussée au nord des Alpines ; mais, avant de s’établir dans son lit actuel, elle a fait invasion par Orgon et les Palus de Molèges, puis par Château-Renard, Saint-Gabriel et Eyragues, joignant ainsi le Rhône à peu de distance en amont d’Arles.

La marche de tous ces bouleversemens est restée profondément empreinte sur le sol ; on peut y suivre les lits que s’est successivement creusés la Durance, et ce serait une étude du plus haut intérêt sur la génération des terrains d’alluvion et l’action des grands courans d’eau que celle où, relevant, le niveau à la main, les traces de ces érosions, on reproduirait le spectacle de révolutions si modernes aux yeux du géologue.

Le terrain de poudingue de la Crau une fois formé, les dépôts limoneux du Rhône l’ont chaussé, et ont étendu au-dessous de lui un terrain de sable gras, toujours humide et souvent submergé. Ces deux alluvions adjacentes ont des caractères essentiellement différens. Dans leur état naturel, la plus élevée est vouée à la stérilité par la nudité des cailloux dont elle est formée, et la richesse du sol de la plus basse est étouffée sous les eaux : ce qui manque à l’une est précisément ce que l’autre a de trop.

Le premier qui conçut les moyens de tirer parti de cette disposition des lieux fut Adam de Craponne, l’un des plus grands citoyens qu’ait vu naître la Provence, et le premier ingénieur de son temps. Il amena dans la tranchée de Lamanon une dérivation de la Durance prise à 23 kilomètres en amont, et la dirigea sur Arles au travers de la Crau. Le canal de Craponne a 68 kilomètres de longueur et 137 mètres de pente ; une de ses branches va de Lamanon à Salon ; il arrose 13,500 hectares, dont il décuple la valeur, et fournit des forces motrices à trente-trois usines : cette grande entreprise, commencée en 1554, se terminait en 1559, et, quelques années plus tard, l’homme de génie qui l’avait conçue et exécutée mourait, à peine âgé de quarante ans, dans un hôpital de Nantes.

En 1773, une nouvelle dérivation, le canal des Alpines, fut tirée de la Durance. Elle se divise en deux branches, dont l’une côtoie la route de Marseille à Paris, et arrose au nord des Alpines les territoires d’Orgon, de Senas, de Château-Renard ; l’autre vient passer à Lamanon, et se bifurque plus bas pour envoyer ses eaux à l’ouest vers le Rhône, et au sud vers Istres.

Lamanon, qu’on pourrait appeler le château d’eau de la Crau, est à 107 mètres au-dessus du niveau de la mer et au sommet de l’angle dans lequel 40,000 hectares de cailloux roulés s’encaissent entre les soulèvemens calcaires. De son bassin, on peut dispenser à volonté l’irrigation sur toute cette étendue ; mais sur la plus grande partie on n’arroserait que des pierres, et, pour y cultiver, il faut commencer par former un sol labourable. C’est à quoi sont merveilleusement propres les eaux limoneuses de la Durance. A mesure qu’elles s’étendent sur la Crau, les cailloux disparaissent sous la couche de terre végétale qu’elles apportent, et bientôt une riante verdure se dessine sur le galet aride. On n’a jusqu’à présent tiré qu’un médiocre parti de la puissance de ce moyen d’atterrissement. Rien ne serait plus facile que d’organiser au profit de la culture une conquête méthodique et rapide de toute la surface de la Crau. L’irrigation ne se pratique pas toute l’année ; elle est interrompue pendant l’hiver, et lorsque les eaux de la Durance sont bourbeuses, ce qui arrive souvent, on évite de les répandre sur les terres cultivées. C’est précisément alors qu’elles sont le plus abondantes, et au moyen d’artifices très simples, les artères principales qui servent à l’irrigation deviendraient les voies de l’atterrissement. On pourrait, sans grande dépense, jeter ainsi sur la Crau, pendant une centaine de jours de l’année, 30 mètres cubes d’eaux limoneuses par seconde, c’est-à-dire de 3 à 4 millions de mètres cubes de terre, et livrer chaque printemps à la charrue 300 hectares et au-delà. Ces terres descendent par la Durance d’un niveau très supérieur à celui de la plaine :

… Hùc summis liquuntur rupibus amnes
Felicemque trahunt limum…
(GÉORG., l. II.)

Adam de Craponne a montré comment on pouvait les détourner au passage ; il ne s’agit que de compléter son œuvre et d’apporter quelque ensemble dans les vues et dans l’action.

La zone inférieure, baignée par la Durance et par le Rhône, réclamait des soins d’une autre nature.

On comprend qu’encaissées dans des terrains d’alluvion essentiellement perméables, et soutenues par eux au-dessus du niveau des plaines voisines, les eaux de la Durance s’épandent incessamment par infiltration sur ces plaines, et forment, suivant le relief du sol, des étangs, des marais ou des cours d’eau. Au XIIIe siècle, les parties basses du pays compris entre la rive gauche de la Durance et le Rhône présentaient une succession de cuvettes plus ou moins évasées, se dégorgeant les unes dans les autres, en descendant de la vallée de la Durance à la mer. Tarascon était enveloppé à l’est par de vastes marécages, Arles par un véritable lac ; les collines de Cordes et de Montmajour, qu’environnent aujourd’hui des terres si fécondes, n’étaient alors que des îles. Le corps des vidanges d’Arles, dès long-temps organisé pour défendre le territoire contre l’envahissement des eaux, luttait péniblement contre cet état de choses. On se préoccupa sérieusement au XVIe siècle de le faire cesser c’était en Provence un temps de grandes entreprises. Des tentatives infructueuses furent faites en 1540, en 1548, en 1600 ; enfin, en 1619, on mit la main à l’œuvre, et le corps des vidanges se chargea, pour une somme de 28,000 livres, de conduire, au travers du territoire d’Arles, les eaux de la viguerie de Tarascon jusqu’à l’étang de Galéjon, qui communique avec la mer. C’est là l’origine du canal du Vigueyrat, qui devait en même temps servir d’émissaire principal aux eaux des marais d’Arles. Soit insuffisance, soit mauvais emploi des ressources, le corps des vidanges n’avait guère réussi qu’à s’embarrasser des eaux dont il délivrait ses voisins. L’air continuait à être infecté par les mauvaises vapeurs qui s’élevaient des eaux croupissantes, le terrain restait sans aucune sorte de profit ni rente[7], lorsqu’en 1642 le Hollandais Van Ens vint, recommandé par la confiance du cardinal de Richelieu et par ses succès dans d’autres desséchemens faits en France. Il offrit de dessécher seul les marais, d’entretenir les travaux gratuitement pendant douze années après leur achèvement, et moyennant une légère redevance pendant les dix années suivantes, à la condition de recevoir en dédommagement les deux tiers de la surface desséchée à prendre dans les parties les plus basses. Ces conditions, si claires, si loyales et si sûres, devraient, encore aujourd’hui, servir de base aux traités du même genre. L’entreprise ne fut pas aussi avantageuse pour Van Ens qu’il l’avait espéré ; il dépensa près de 1,200,000 livres, somme énorme pour ce temps, et eut pour sa part environ 1,600 hectares de marais. Il en avait donc conquis 2,400, sans compter l’amélioration d’une étendue beaucoup plus considérable et l’assainissement de la contrée. Il fut le véritable auteur du canal du Vigueyrat, qui assèche encore aujourd’hui la plaine de Tarascon, et alimente depuis quinze ans, avec les eaux dont il la délivre, le bief de partage du canal de navigation d’Arles à Bouc.

Ce nouveau canal a changé tout le régime hydraulique de la plaine d’Arles : il a d’abord complètement isolé du bassin du Vigueyrat et des Vidanges 10,700 hectares compris entre le Rhône et lui ; en ouvrant son lit aux eaux du Vigueyrat, il a dégorgé cet émissaire ; enfin, en vertu d’une convention homologuée le 29 mai 1827, l’état s’est engagé à tenir le plafond du canal à deux mètres au-dessous du niveau de la mer, jusqu’à l’écluse de l’Étourneau, située à 20 kilomètres du rivage dans l’intérieur des terres ; le débouché des eaux de la plaine étant approfondi, la succion des eaux des marais environnans est devenue bien plus énergique : 3,000 hectares qu’elles couvraient ont été mis au jour, et 4,000 autres, qui ne produisaient que des joncs et des roseaux, convertis en bons pâturages ou en terres arables. Une valeur territoriale de sept à huit millions a de la sorte été conquise sur les eaux, la salubrité du pays a fait de nouveaux progrès, et l’extension du domaine de l’agriculture a compensé les mécomptes éprouvés sur la navigation. A la vérité, les charges ont été pour les contribuables et les profits pour quelques particuliers ; mais la richesse nationale n’en a pas moins augmenté, et les premiers n’ont point trop à se plaindre quand on ne place pas plus mal leur argent.

Tels sont les principaux changemens survenus depuis une quarantaine d’années dans l’état physique de cette région. Il est peu surprenant que le système d’administration locale des marais, établi dans d’autres temps, s’adapte mal à un état de choses si différent de celui pour lequel il a été combiné : aussi n’y a-t-il qu’une voix sur ses imperfections ; mais, quels que soient les vices du régime actuel, ils ne pouvaient pas empêcher les prodiges opérés par le creusement du canal de frapper vivement les esprits et d’ouvrir les yeux des propriétaires sur les richesses que recélaient les marais voisins. De nouvelles associations n’ont pas tardé à se former : dès 1835, on préparait le projet du desséchement des 1,400 hectares du marais des Baux, à l’est d’Arles ; les travaux, évalués à 1,200,000 fr., sont aujourd’hui en cours d’exécution, et l’impulsion donnée ne s’arrêtera point là.

Ce n’est pas, du reste, seulement par l’abaissement du niveau des eaux que se crée dans les environs d’Arles un nouveau territoire agricole ; en dévastant en 1840 et 1841 sa vallée, en rompant ses digues en aval de Tarascon, le Rhône lui-même est venu contribuer à cette œuvre ; à la place d’une récolte qu’il emportait, il déposait un champ. Ses eaux limoneuses se sont naturellement étendues sur les terrains les plus bas ; elles y ont perdu leur vitesse et s’y sont dépouillées des terres qu’elles entraînaient : l’épaisseur des dépôts est à peu près proportionnelle à la profondeur des eaux troubles ; sur plusieurs points, elle a atteint 30 centimètres. Ainsi rehaussé, le sol est devenu d’autant plus facile à dessécher, et si de grandes colmates étaient préparées d’avance pour recueillir les atterrissemens que les crues du Rhône portent chaque année à la mer, la fertilité des bas-fonds de l’arrondissement d’Arles deviendrait bientôt proverbiale, comme l’est aujourd’hui leur insalubrité.

Ce système d’amélioration serait surtout efficace dans la Camargue, ce Delta de la France, si mal à propos négligé.

L’étendue de la Camargue est, d’après le cadastre, de 74,200 hectares, dont 52,120 appartiennent à la commune d’Arles, et 22,080 à celle des Saintes Maries, qui en occupe l’angle sud-ouest. Cette étendue comprend


Hectares
Terres cultivées 12,600
Pâturages et terres vagues 31,300
Marais 10,400
Étangs et bas-fonds salés 19,900

Il existait sur la côte de Toscane, au milieu des maremmes, des alluvions fétides et des étangs salés, semblables en petit à ceux de la Camargue. A l’embouchure de l’Ombrone surtout, les eaux douces de cette rivière et de la Brunna, se mêlant sur leurs dépôts vaseux aux eaux de la mer, formaient un vaste foyer d’infection. Napoléon, ayant résolu d’assainir les maremmes, voulut avec raison commencer l’entreprise par le desséchement des marais de l’Ombrone. M. Fabbroni, que les ingénieurs italiens appelaient il Fabbroni, et qu’il avait chargé, comme maître des requêtes, du service des ponts-et-chaussées dans les départemens au-delà des Alpes, M. Fabbroni cherchait à lui démontrer les avantages de l’atterrissement de tout cet espace par les eaux troubles des deux rivières qui s’y déversent, et comme il se récriait sur la lenteur de l’opération : « L’empereur, reprit M. Fabbroni, permettra de remarquer que le moyen qu’il trouve trop lent est en réalité le plus court, puisqu’il n’y en a point d’autre. » Napoléon s’arrêta, regarda plus attentivement les plans et les nivellemens qu’il avait sous les yeux : « Vous avez raison, » dit-il, et le projet fut adopté. Il ne lui était pas réservé de l’exécuter : cette tâche, étendue aux marais de Scarlino et de Piombino, a été accomplie en neuf années, de 1828 à 1837, par le grand-duc Léopold II, et jamais il ne fut fait de plus heureuse application du proverbe hollandais : Qui fait bien, fait vite. Tous les détails économiques de cette grande opération, avec les plans et les profils des travaux, ont été publiés par le gouvernement grand-ducal[8]. Le système suivi partout avec succès a été de fermer d’abord, au moyen de chaussées et d’écluses, l’accès des marais aux eaux salées, puis d’y introduire des eaux troubles et de les en faire sortir clarifiées : on s’est astreint à élever ces sols artificiels de 1 mètre 16 au-dessus du niveau de la mer ; dans les marais de Castiglione et de l’Ombrone, l’atterrissement a été de 58 centimètres à 2 mètres 34 de hauteur, dans ceux de Piombino, de 83 centimètres ; le remblai entier a excédé 1.75 millions de mètres cubes, et le résultat de l’entreprise a été la substitution d’excellentes terres arables à des marécages infects sur une étendue de neuf lieues carrées, savoir :


hectares
A Castiglione della Pescaja 9,784
Sur la plage de Grossetto 2,384
A Albarèse 286
A Scarlino 605
A Piombino 1,036
Total 14,095

Les dépenses directes de l’entreprise se sont élevées à 5,292,722 fr. 80 cent.[9], c’est-à-dire à 375 fr. 50 cent. par hectare. Une somme de 1,688,233 fr. a en outre été employée en ouvertures de routes, constructions de ponts et d’usines : le but du gouvernement n’était pas, en effet, un simple desséchement local, mais bien l’amélioration générale de cent soixante et dix lieues carrées de maremmes. Il faudra assurément encore bien du temps et des efforts pour les amener à l’état prospère de la Val di Chiana, naguère tout aussi insalubre[10] ; mais l’entreprise exécutée par Léopold II n’en est pas moins de celles qui honorent tout un règne, et les pays où seraient nécessaires de semblables travaux doivent à ce prince une profonde reconnaissance pour l’exemple qu’il leur a donné.

La Camargue est faite comme le delta de l’Ombrone, et tous les projets dont elle peut être l’objet se résument dans les paroles que M. Fabbroui adressait à Napoléon. Ses marais et ses étangs sont à la vérité le quadruple de tous ceux des maremmes réunis ; mais la population de la Toscane n’est que le vingt-quatrième de celle de la France. Notre inertie n’a donc pas pour excuse l’insuffisance de nos forces ; elle n’en aurait pas davantage dans les difficultés de l’entreprise ou l’incertitude de ses résultats.

Des nivellemens faits avec le plus grand soin ont montré que la forme de la Camargue était celle d’une cuvette dont la partie la plus élevée est le bourrelet d’alluvions qui accompagne les deux bras du Rhône ; la partie la plus basse est le lit des étangs salés, dont le Valcarès est le plus considérable. L’étendue de ces étangs est de 15,000 hectares ; ils sont séparés de la mer par de petites dunes, et se tiennent ordinairement de 1 mètre à 1 mètre 25 centimètres au-dessous de son niveau ; leur profondeur n’atteint pas 1 mètre. Pour élever leur niveau de 1 mètre au-dessus de la mer, la hauteur moyenne de l’atterrissement devrait être de près de 3 mètres ; sur une étendue à peu près double, elle devrait être moyennement de 1 mètre. Le colmatage de la Camargue exigerait donc le dépôt de 750 millions de mètres cubes de terre à emprunter aux eaux troubles du Rhône. Le comte Fossombroni, dans les projets qu’il présentait au grand-duc de Toscane pour l’atterrissement des marais de l’Ombrone, évaluait au vingtième du volume des eaux celui de la vase qu’elles transportent dans les crues, et l’expérience a prouvé qu’il ne se trompait pas ; il n’a encore été fait à cet égard, il faut l’avouer, aucune expérience complète et satisfaisante sur les eaux du bas Rhône reconnaissons néanmoins dans l’existence même de la Camargue, dans la rapidité de la marche des alluvions à son embouchure, dans les immenses envasemens du golfe de Lyon, des preuves malheureusement trop certaines de l’abondance des limons qu’il charrie. Si le rapport était le même qu’en Toscane, une introduction de 60 mètres cubes d’eau par seconde dans les temps de crue donnerait par vingt-quatre heures un dépôt de plus de 250,000 mètres cubes, et il faudrait 3,000 jours pour opérer la totalité de l’atterrissement. Si l’expérience démontrait que le rapport est beaucoup moindre, on pourrait y remédier en multipliant les canaux d’alluvion ; le courant du Rhône est inépuisable ; quant aux niveaux respectifs des prises d’eaux et des émissaires, il n’est pas douteux que les différences n’en soient suffisantes, puisqu’à l’étiage le fleuve est, devant Arles, de 1 mètre 68 au-dessus de la mer, et que dans ses crues il s’élève de plusieurs mètres.

Ces grands travaux d’assainissement du territoire d’Arles et d’extension du sol arable fourniront de nouveaux alimens à la navigation, et ceci nous ramène à considérer, sous ce point de vue, l’état présent de la ville et l’avenir qui lui semble promis.

Depuis le temps où César trouvait à Arles les ressources nécessaires pour faire construire douze vaisseaux[11], le commerce maritime a toujours été l’une des principales sources de la prospérité de cette ville. Son port est aujourd’hui, par son tonnage, le dixième de France, et, à tenir compte des mouvemens sous pavillon français seulement, il serait le septième[12]. Les marines étrangères ne lui fournissent pas le soixantième de son mouvement, tandis que, dans les neuf ports qui le précèdent, leur part est de plus des deux tiers. Il est vrai que ses expéditions ne sont jamais lointaines ; elles s’étendent rarement au-delà de nos côtes de la Méditerranée, et les neuf dixièmes d’entre elles ont pour terme Marseille ou Toulon. Établie au point où les bords du Rhône cessent d’être habités, la marine d’Arles n’a presque pas d’autre mission que de conduire dans ces deux ports les marchandises descendues par le Rhône, et de rapporter des chargemens aux bateaux qui le remontent. 107 navires jaugeant 8,207 tonneaux sont aujourd’hui affectés à cet emploi, et font un service qui n’a d’analogues qu’entre Rome et Civita-Vecehia, qu’entre le Caire et Alexandrie. Le Rhône, en effet, a, comme le Tibre et le Nil, une barre à son embouchure.

Le port d’Arles proprement dit est un des plus beaux du monde. Un fleuve de 10 à 15 mètres de profondeur roule ses eaux majestueuses et paisibles entre des quais qui peuvent se prolonger indéfiniment ; malheureusement la navigation maritime ne peut se marier qu’imparfaitement sous ces quais à la navigation fluviale. Dans ses grandes crues, le Rhône, comme on l’a vu plus haut, jette à la mer, par vingt-quatre heures, 5 millions de mètres cubes et au-delà de matières terreuses. Les limons qu’il entraîne ont formé la Camargue, les plaines adjacentes, et ils allongent tous les jours ses rivages. La tour de Saint-Louis, bâtie en 1737 sur le bord du Rhône à 2,600 mètres de la mer, en est aujourd’hui à 7,200 mètres. Ces changemens extérieurs font juger de ceux qui se cachent sous les eaux. Une faible partie seulement des dépôts du fleuve apparaît à la surface ; la masse s’étend sous la mer, et une large zone de bas-fonds correspond aux terres basses de la Camargue. Lors même que les brouillards qui couvrent habituellement celles-ci sont dissipés, le navigateur les aperçoit difficilement, et il n’est averti du voisinage de cette plage dangereuse que par la sonde. Les sables apportés par le fleuve s’arrêtent naturellement à son embouchure ; le courant les abandonne en s’amortissant, et ils sont alternativement poussés par ses eaux et par les vents du large. Ainsi s’entretient cette barre, à laquelle le courant du littoral enlève chaque jour une partie des sables qu’il dépose sur la côte du Languedoc, mais dont chaque crue du Rhône répare les pertes. Vainement la percerait-on, ou porterait-on, au moyen de digues, l’embouchure du fleuve au-delà ; une nouvelle barre se formerait immédiatement un peu plus loin, et il en sera de même tant que le Rhône aura des crues, tant que ses eaux se troubleront en grossissant. C’est ce qu’exprimait Vauban dans son pittoresque langage : « Les embouchures du Rhône, pour lesquelles on a tant fait de dépenses, sont, disait-il, et seront toujours incorrigibles[13]. »

La belle profondeur du port d’Arles se perd donc dès que les eaux du Rhône cessent d’être pressées entre deux rives ; la barre qui défend l’accès du fleuve a très rarement plus de 1 mètre 50 centimètres à 2 mètres d’eau. Pour rendre les navires aptes à la franchir, il a fallu élargir leurs flancs aux dépens de leur profondeur, et renoncer à leur donner les qualités les plus nécessaires pour tenir la haute mer. On a formé de la sorte un matériel naval approprié à des parages inaccessibles aux bâtimens ordinaires, mais se comportant assez mal partout ailleurs, et la marine d’Arles exploite seule son atterrage, à la condition de s’interdire toute autre navigation.

Partout où Vauban a passé, il a étudié les grandes entreprises à exécuter pour l’avantage de notre pays, et les meilleures solutions des difficultés qui lui ont survécu sont presque toujours, aujourd’hui même, celles qu’il a proposées ; le temps, qui modifie et renverse tant d’autres projets, n’a fait que mettre en évidence la justesse et l’élévation des siens. Convaincu de l’impuissance de l’homme à écarter de la route des navires les immenses dépôts qu’accumule incessamment le Rhône, il a le premier conseillé d’en abandonner l’embouchure, et d’aller chercher à trois lieues et demie à l’est, et par conséquent hors de la portée des alluvions que le courant du littoral de la Méditerranée entraîne en sens contraire, un débouché facile et sûr dans le port de Bouc. Le port de Bouc, dans lequel la nature et l’art ont opéré depuis d’assez notables changemens, était alors un bassin presque circulaire de 1,200 mètres de diamètre, séparé de la mer par des roches assez élevées, entre lesquelles s’ouvrait une passe de 550 mètres, et sans communications avec l’intérieur des terres. Vauban proposait de faire dériver du Rhône, en aval d’Arles, un canal de douze pieds de profondeur qui serait amené dans ce bassin : il voulait ainsi faire remonter jusque sous les murs de la ville les bâtimens de 400 tonneaux, et les mettre en contact immédiat avec les bateaux du Rhône et du canal de Languedoc, qu’il entendait prolonger. Une des pensées les plus constantes de sa vie était de féconder l’une par l’autre la navigation intérieure et la navigation maritime, et, pour en faire l’application, il ne pouvait pas choisir de meilleure place que celle-ci.

A peine élevé au consulat, Napoléon reprenait ces projets de Vauban. Par un traité du 6 juin 1801, il assurait l’achèvement du canal de Beaucaire, destiné à lier au Rhône le canal du Midi ; commencé par les états de Languedoc en 1773, ce canal avait été abandonné pendant la révolution. Le 4 août 1802, le consul faisait entreprendre le canal d’Arles à Bouc : suspendus en 1813, les travaux en ont été repris en vertu de la loi du 14 août 1822, et n’ont été terminés qu’en 1834. La dépense totale a été de 11,476,000 fr. au lieu de 9,200,000 fr. montant des projets primitifs, et cet excédant sera trouvé modéré, si l’on tient compte des difficultés imprévues qui se sont rencontrées dans l’exécution. Tout en rendant de grands services à l’industrie qui se développe sur ses bords, ce canal n’a point atteint son but sous le rapport maritime ; fréquenté par des barques, il n’a point assez d’eau pour les navires, et, malgré son secours, la marine d’Arles est restée ce qu’elle était. Il semble, à l’état hydraulique du pays, qu’un remède simple est sous la main des ingénieurs, et l’approfondissement du canal satisferait, en effet, à tous les besoins. Malheureusement les terres vaseuses au travers desquelles il est ouvert ne font que recouvrir un banc de poudingue qui est la base de la formation de la Crau, et c’est dans cette roche d’une extrême dureté qu’il faudrait creuser à la poudre la place de la tranche d’eau nécessaire à la navigation maritime. Pour lui donner un mètre de profondeur de plus, il en coûterait 28,000,000. Il serait beaucoup plus économique de creuser un autre canal. Cette conclusion est celle à laquelle de sérieuses études ont amené M. Poulle, ingénieur en chef de cette navigation. Il a proposé en 1843 d’approfondir d’un mètre sur une longueur de 12,000 mètres, à partir du port de Bouc, le canal actuel, et de le diriger ensuite vers le Rhône en sortant du banc de poudingue et en suivant la lagune du Bras-Mort, reste de l’ancienne Fossa Mariana. La distance de Bouc au Rhône serait, dans ce système, de 21,245 mètres, et celle de la prise d’eau à Arles de 28 kilomètres ; ces deux longueurs réunies excèdent peu celle du canal actuel. M. Poulie évalue, avec la parfaite expérience qu’il a du terrain, la dépense à 8,000,000. Faut-il se contenter, comme lui, de 3 mètres d’eau, ou aller jusqu’aux douze pieds que réclamait Vauban et que comporte le régime du Rhône ? C’est là une question digne de la plus sérieuse attention, et les nouvelles exigences de la navigation à vapeur viennent, dans cette circonstance, fortifier la grande autorité de l’opinion de Vauban. Une chose est certaine, c’est qu’avec les nouvelles conditions où le chemin de fer d’Avignon à Marseille va placer l’industrie des transports, il n’y a pas pour le port d’Arles de milieu entre une ruine complète, avec le maintien de l’état de choses actuel, et une prospérité sans exemple dans le passé, avec l’exécution du canal maritime. Pour quiconque a l’esprit occupé de l’influence que la France doit exercer sur la Méditerranée, il n’y a pas à hésiter entre les deux partis[14].

Jusqu’à 12 lieues d’Arles, le canal chemine, comme entre des murailles, entre deux digues élevées pour le mettre à l’abri des inondations du Rhône. En traversant l’étang de Galéjon, par lequel il communique avec la mer, il est protégé par une digue percée de vannes à clapet, qui s’ouvrent pour l’écoulement des eaux des marais quand la mer est basse, et se ferment d’elles-mêmes quand elle monte. Bientôt on arrive à Foz, qui, bâti sur un monticule isolé de calcaire coquillier, domine au loin le désert aquatique qui s’appelle aujourd’hui le Grand-Marais. Après Foz, le canal traverse, sous la protection de travaux semblables à ceux du passage de Galéjon, l’étang salé de l’Estomac suivant les cartes, de l’Estouma suivant les gens du pays. C’est le Στωμαλιμη (la Bouche-des-Étangs) des anciens. Le peuple a laissé perdre la gracieuse désinence du nom grec, mais il en a conservé la première moitié, et de Στωμχ il a fait l’Estouma ; puis sont venus les topographes, qui, prenant l’Estouma pour un mot français mal prononcé, l’ont corrigé en conséquence. C’était ici le Fossœ Marianoe Portus. Marius avait établi son camp sur la colline de poudingue qui borne à l’est l’étang de l’Estouma, et, dans cette position, il ne pouvait tirer de grands approvisionnement que de la vallée du Rhône : il fit en conséquence dériver du fleuve un canal qui venait déboucher, vis-à-vis de son camp et en arrière de Foz, au fond de l’étang de l’Estouma. Cet étang, maintenant envasé et rétréci, était alors un golfe où les navires pénétraient par la large passe ouverte entre la colline de Foz et celle du camp. Dans l’état où se trouvaient ces lieux, il était impossible de rien imaginer de plus complet et de mieux entendu que ces dispositions de Marius ; les projets de Vauban ont été l’application de la même pensée à des circonstances un peu différentes. A la fin du XIIe siècle, les navires abordaient encore à Foz ; l’envasement les en a repoussés. Foz n’est aujourd’hui qu’un village de cinq à six cents ames, désolé par la fièvre, et il n’y a plus à faire du bassin de l’Estouma, réduit à 300 hectares, qu’une prairie : les eaux troubles de la Durance, qu’il reçoit déjà par la branche méridionale du canal des Alpines, y compléteront les atterrissemens commencés par la mer.

Au-delà, le canal pénètre en tranchée dans le poudingue calcaire et n’en sort qu’à son débouché dans le port de Bouc ; dans ce passage, il côtoie le singulier gisement des étangs de Rassuin, de Citis, du Pourra, d’Engrenier, de la Valduc. Ce sont, comme nous l’avons vu, les restes épars de l’ancien golfe qui s’allongeait au nord de celui de Foz. Dans le cataclysme au milieu duquel s’est formé le terrain de la Crau, la coulée de poudingues a enveloppé ces nappes d’eau salée et les a complètement isolées de la mer. Les pluies ne leur rendent pas ce qu’elles perdent par l’évaporation, et leur niveau est descendu au Pourra à 5 mètres 60 centimètres, à Engrenier à 7 mètres 15 centimètres, à la Valduc à 8 mètres 12 centimètres au-dessous de celui de la mer. Chacune de ces cuvettes est un creuset naturel sur lequel le soleil et le mistral exercent, au profit de l’industrie de l’homme, leur puissance d’évaporation. La compagnie du plan d’Aren afferme la Valduc 80,000 fr. par an. C’est le mieux placé, le plus étendu des étangs, et la salure y est sextuple de celle de la mer. On calcule qu’il contient aujourd’hui, sur une étendue de 345 hectares, 28 millions de mètres cubes d’eau, et 420 millions de kilogrammes de sel, c’est-à-dire l’équivalent de deux années de la consommation de la France entière. Des salines et des fabriques de produits chimiques considérables se sont établies dans des conditions analogues sur les étangs de Citis, de Rassuin, et ce lieu de désolation est devenu l’un des points de la France où le travail de l’homme est le plus énergique et le plus fécond.

Parvenus au port de Bouc, ne nous arrêtons pas aux constructions qui commencent à s’élever autour.

A Versoix, nous avons des rues,
Mais nous n’avons pas de maisons,


disait Voltaire d’une des créations du ministère du duc de Choiseul. A cela près qu’à Versoix les rues étaient nivelées et qu’on y avait fait quelques simulacres de pavé, cet état est exactement celui de la future ville de Bouc. Tournons plutôt nos regards du côté opposé à celui d’Arles, vers cette mer intérieure qu’on appelle fort injustement l’Étang de Berre, et où M. de Corbière se permettait à peine, en 1820, de supposer que la navigation pourrait avoir lieu[15].

A 6 kilomètres du port de Bouc apparaît la mer de Berre, étendue de dix lieues carrées, offrant, sur un développement de 70 kilomètres de côtes, des abords faciles, et sur les quatre cinquièmes de sa surface une profondeur de 7 à 10 mètres[16]. Ce bassin magnifique, où manœuvreraient à l’aise des escadres, n’est pourtant sillonné que par de faibles et rares embarcations : c’est qu’il est séparé du port de Bouc et de la Méditerranée par l’étang de Caronte, large et vaseux chenal, qui n’a nulle part aujourd’hui plus d’un mètre à un mètre et demi d’eau.

S’il faut en croire la tradition, la mer de Berre était, il y a deux mille ans, fermée à son débouché actuel par un barrage naturel, et son niveau était d’au moins 2 mètres plus élevé qu’aujourd’hui. Marius, dont les pas sont restés si fortement empreints sur le sol de la Provence, fit détruire cet obstacle par ses légions, et l’abaissement des eaux mit à découvert la plaine long-temps marécageuse de Marignane (Marii stagnum) et celle de Berre. L’aspect des lieux n’a rien qui infirme les traditions. Si elles sont fidèles, l’irruption des eaux dut creuser profondément l’étang de Caronte, par lequel elles se précipitaient, et la Maritima Colonia, assise à l’entrée de la mer de Berre, sur le sol qu’occupe aujourd’hui la jolie petite ville des Martigues, put devoir à la facilité de ses communications avec la Méditerranée un haut degré de prospérité ; mais cette prospérité avait dans le progrès imperceptible de l’envasement du chenal un ennemi dont le temps assurait le triomphe. Des règlemens sur le curage, qui remontent à 1368 et paraissent avoir été rarement observés, attestent que, dès cette époque, la marine locale se sentait menacée. Pour ne pas chercher dans des temps trop reculés et dans des documens sans authenticité des vestiges des vicissitudes qu’elle a éprouvées, il suffira de rappeler ce qu’étaient les Martigues, lorsqu’en 1633 le cardinal de Richelieu fit constater l’état maritime des côtes de Provence : son commissaire trouva le chenal de l’étang de Caronte assez profond pour des bâtimens de 1,000 à 1,200 quintaux de charge, c’est-à-dire de 50 à 60 tonneaux. Les Martigues en possédaient douze de cette dimension ; vingt de leurs tartanes faisaient habituellement le commerce entre les côtes de Languedoc et celles d’Italie ; quatre-vingts tartanes de sept hommes d’équipage faisaient la pêche, non-seulement dans le golfe de Lyon, mais aussi dans la Rivière de Gênes, sur les côtes de Toscane, des États de l’Église, de Naples, d’Andalousie, et jusque dans l’Océan. Les Martigaux avaient fait, en 1622, pendant le siège de Montpellier, les approvisionnemens de l’armée du roi ; ils étaient enfin estimés les plus courageux et meilleurs mariniers de la mer Méditerranée[17].

En 1700, la commune comptait 10,500 habitans, et sa marine 2,300 hommes inscrits, dont 150 capitaines au long cours[18]. Aujourd’hui la population n’est plus que de 7,724 habitans ; l’inscription maritime, que de 1,003 hommes, dont douze capitaines. Le transport des marchandises s’effectue, au travers de l’étang de Caronte, sur des barques à fond plat de trente tonneaux ; encore faut-il, pour le franchir, saisir les momens où les marées de pleine et de nouvelle lune y jettent une tranche d’environ 5 décimètres d’eau.

Le lent exhaussement de la vase de cette lagune affecte jusqu’au régime hydrographique de la mer de Berre. Les courans s’établissent alternativement, en sens contraire, entre elle et la Méditerranée, et l’étang de Caronte sert tantôt à l’émission des eaux douces qu’elle reçoit de l’intérieur, tantôt à l’introduction des eaux salées du large. Depuis que la section de l’étang s’est sensiblement rétrécie, on remarque dans la mer de Berre un affaiblissement de salure très dommageable aux nombreuses salines qu’elle alimente, et, si l’on dit vrai, une aggravation de l’insalubrité qui affecte une partie de ses rivages : l’immense quantité de poisson qui s’y rend au printemps pour frayer paraît aussi diminuer, au grand préjudice de la pêche.

Tels sont aujourd’hui les effets physiques et commerciaux du travail de la nature. La négligence des hommes lui a laissé le champ libre ; mais leur industrie peut réparer en deux ou trois ans le tort de plusieurs siècles, et le moment est venu d’écarter les obstacles qui obstruent l’accès de la mer de Berre.

La loi du 3 juillet 1845 affecte à cette destination une somme de 2,800,000 francs. Un canal de 5,580 mètres de long, de 75 mètres 50 centimètres de large et de 3 mètres de profondeur à la basse mer va se creuser, au travers de l’étang de Caronte, du port de Bouc à la mer de Berre ; en traversant les Martigues, il s’élargira de manière à former un port de 5 hectares. Ces travaux, faits dans l’intérêt de la navigation, remédieront aux inconvéniens secondaires qui en accompagnaient la langueur ; les eaux et les navires circuleront par de larges émissaires, et la pêche, qui s’exerce aujourd’hui par l’interception des chenaux des Martigues au profit de quelques propriétaires oisifs, redeviendra, dans la mer de Berre, une industrie maritime et une école de matelots.

Quelques-uns ont voulu, dans l’intérêt de la marine royale, aller fort au-delà de ces projets. On a proposé de donner au canal de jonction 6 et même 9 mètres de profondeur, d’ouvrir ainsi la mer de Berre aux vaisseaux de ligne, et de fonder sur cet ensemble un établissement militaire qui rivaliserait avec celui de Toulon[19].

C’est assurément une grande idée, séduisante surtout, que celle d’équiper et d’instruire des flottes sur une mer intérieure tout-à-fait impénétrable aux marines ennemies ; mais, quel qu’en soit le prestige, il ne saurait voiler aux yeux des hommes attentifs les circonstances naturelles qui imposent des limites infranchissables au service de l’établissement qu’il s’agirait de créer ici.

Il n’y a point de port militaire sans rades, sans vastes abris extérieurs, et ce qu’offre en ce genre Toulon dans les proportions les plus magnifiques manque tout-à-fait au port de Bouc. Il faut le chercher entre la côte de fer qui s’étend à l’est jusqu’à Marseille et les bas-fonds qui se prolongent à l’ouest en avant de la Camargue ; l’atterrage en est environné de dangers pour les petits bâtimens à voile, à plus forte raison pour les grands, qui, même dans les plus beaux temps, sont obligés de se tenir à une distance respectueuse des embouchures du Rhône. Considérée de plus près, l’entrée du port de Bouc est à demi masquée par la roche sous-marine des Tasques, sur une partie de laquelle il n’y a pas plus de 4 à 5 mètres d’eau, et elle est toujours difficile par les vents de l’est et du sud. Enfin ce bassin, qui semble au premier aspect capable de recevoir les plus grandes flottes, n’offre que 30 hectares où la profondeur soit de plus de trois mètres, que 9 où elle soit de 5 à 7. Les vaisseaux et les frégates sont donc exclus du port de Bouc, et il n’offrira jamais qu’un abri passager aux bâtimens de guerre plus légers.

Il pourrait en être autrement de la marine à vapeur. Celle-ci porte en elle-même les forces nécessaires pour vaincre l’action des vents et des courans, et les obstacles devant lesquels échoue ordinairement tout l’art de la navigation à la voile sont le plus souvent pour elle comme s’ils n’existaient pas. Ce mérite de la marine à vapeur permet à l’état de profiter de tous les avantages économiques que présente pour son exploitation le port de Bouc. Quand les houilles anglaises n’affluent pas dans la Méditerranée, et particulièrement en temps de guerre, le port de Toulon ne peut tirer ses approvisionnemens en combustible que des mines d’Arles et de Saint-Étienne, et ils lui parviennent par le Rhône, le canal d’Arles et le port de Bouc. Or, le fret de Bouc à Toulon ne sera jamais de moins de 5 francs par tonne, et à ce prix il y aurait, sur le mouvement actuel des bâtimens à vapeur de l’état, une économie de plus de 200,000 francs par an à prendre Bouc pour point de départ et de ravitaillement. En temps de guerre, où toutes les ressources se rétrécissent, le fret ferait plus que doubler, et la consommation de combustible s’accroîtrait dans la même proportion. Il y aurait alors entre les avantages des deux ports toute la différence qui existe, quand la mer n’est pas libre, entre les ressources intérieures et celles qu’il faut attendre du dehors.

Si l’on ajoute que, pour les trente mille soldats de l’armée d’Afrique qui chaque année arrivent ou partent par la vallée du Rhône, il y a de Bouc à Toulon cinq étapes à épargner, que le matériel d’artillerie et les immenses approvisionnemens de guerre qui vont par terre s’embarquer à Toulon pour l’Algérie descendraient par eau jusqu’à Bouc et se transborderaient sans frais du bateau sur le navire, on calculera facilement combien là marine et l’armée gagneraient à établir par Bouc leurs correspondances avec l’Afrique.

Les fers et le combustible devant toujours être à Bouc à meilleur marché qu’à Toulon, les économies applicables à la marche des bateaux à vapeur se reproduiraient dans une grande partie des frais de leur construction et de leur entretien. Il importe peu que l’état ne s’arrête pas à cette considération ; il prend aujourd’hui le sage parti de demander ses bâtimens à vapeur à l’industrie privée, et celle-ci saura bientôt reconnaître quels immenses avantages présente le port de Bouc pour cette sorte de constructions. Il est très probable qu’il ne se passera pas un grand nombre d’années avant que le bon marché de la main-d’œuvre et des matières premières y détermine la formation du premier chantier de marine à vapeur de la Méditerranée.

Je m’abuse beaucoup s’il n’est pas permis de conclure des détails qui précèdent que, tel qu’il est projeté, le canal du port de Bouc à la mer de Berre satisfait aux besoins du présent, et se prête à toutes les améliorations que peut comporter l’avenir. Avec 3 mètres d’eau à la basse mer, il admettra les bâtimens de 200 tonneaux. La largeur du canal, qui est de 75m50, permettra, quand on le jugera convenable, d’en porter par de simples draguages la profondeur à 6 mètres. C’est tout ce que comporte l’état de l’entrée du port, et encore, pour mettre le bassin de Bouc lui-même en rapport avec le canal ainsi creusé, faudrait-il y faire un curage assez dispendieux ; mais si, contre toute probabilité, il paraissait un jour utile de donner au canal la profondeur nécessaire à la circulation des vaisseaux de haut bord, il y aurait un premier soin à prendre : ce serait de leur ouvrir l’entrée même du port de Bouc, et pour cela il ne s’agirait de rien moins que d’extraire à la poudre, sous 5 à 10 mètres d’eau, 110,000 mètres cubes de la roche des Tasques. Combien d’argent, combien de temps une semblable opération exigerait-elle ? Aucun ingénieur expérimenté ne se hasardera à le prédire, et nous pouvons, sans être accusés de timidité, la léguer à nos neveux.

Il semble que les obstacles accumulés entre Arles, la mer de Berre et le port de Bouc par l’insalubrité de l’air, la rareté de la culture et surtout l’imperfection des moyens de transport, auraient dû interdire à l’industrie l’accès de ce pays : loin de là ; sa force d’expansion l’a emporté sur toutes celles qui se réunissaient pour la comprimer. Indépendamment des établissemens signalés plus haut, les anciennes salines se sont étendues ; de nouvelles salines, des minoteries, des fabriques de produits chimiques, des huileries, se sont, depuis vingt ans, multipliées autour de la mer de Berre ; ces nombreuses usines emploient à cette heure, en machines à vapeur ou en chutes d’eau, une force de six cents chevaux, et le mouvement de la navigation des six petits ports qui les desservent, c’est-à-dire des Martigues, du Ranquet, de Saint-Chamas, de Berre, de la Tête-Noire et du Lion, est de 50,000 tonneaux à l’entrée, de 75,000 à la sortie[20].

La circulation sur le canal d’Arles à Bouc a été en

  1842 de     861     bateaux portant       89,867    tonneaux.  
  1843   1538              194,024
  1844   1552              190,990
  1845   1868              223,794

Le tonnage extérieur du port de Bouc, non compris celui de ses deux entrées intérieures par le canal d’Arles et l’étang de Caronte, a été dans ces mêmes années

  1842 de               75,577  tonneaux.           
  1843           104,903
  1844           138,949
  1845           168,880

Si, dans des circonstances si défavorables, le pays a fait de pareils progrès, que n’est-il pas permis d’en attendre lorsque les canaux maritimes d’Arles et des Martigues terminés feront du bassin de Bouc l’avant-port d’une navigation intérieure alimentée par tous les produits et tous les besoins de la vallée du Rhône et des bords de la mer de Berre ? Les centres actuels de population s’étendront et se fortifieront ; il s’en formera de nouveaux à l’entour ; les mille matelots des Martigues ne suffiront pas long-temps aux exigences d’une industrie dont les forces auront doublé ; ils remonteront, pour le dépasser bientôt, au nombre qu’ils présentaient sous Louis XIV et sous Louis XIII. Arles aussi reconquerra son ancienne splendeur. L’agriculture y concourra autant au moins que la navigation, et la nécessité d’alimenter les populations laborieuses qui se presseront autour d’elle forcera le vaste désert qui l’environne à se transformer, sous l’action bienfaisante des eaux du Rhône et de la Durance, en campagnes fécondes.

Des hauteurs qui dominent les Martigues, le regard se perd parmi ces champs de désolation sur lesquels reposent tant d’espérances. Le naturaliste devrait précéder l’ingénieur et l’homme d’état dans l’étude de la partie la plus triste de ce vaste horizon : l’Institut et l’administration du Jardin des Plantes envoient chaque année leurs voyageurs aux extrémités du globe ; ils explorent l’Inde et la Polynésie, le Spitzberg et les terres australes, et nous avons en France même une contrée où le sol, les eaux, l’air lui-même, diffèrent de ce qu’ils sont partout ailleurs, sans qu’on daigne y porter ses pas ou y jeter un regard ! Les conséquences utiles à tirer des observations qui naîtraient en foule dans une pareille contrée n’en affaiblissent point l’intérêt scientifique, et l’on ne saurait réclamer trop haut contre un oubli si peu mérité.

La mer de Berre est encadrée au nord, à l’est et au sud, entre de riantes campagnes et des collines tapissées de vignes, d’oliviers et d’arbres fruitiers. Ce bassin communique avec Marseille par de raides et longues rampes qui franchissent les crêtes arides de l’Estaque. Le chemin de fer exemptera bientôt la circulation de ces retards et de ces difficultés ; il passera par-dessous les montagnes, et l’on arrivera, sans monter ni descendre sensiblement, jusque dans les murs de Marseille. Les voyageurs y perdront la magnifique vue du golfe et de la ville, et elle est assez belle pour être regrettée.

La population de Marseille a éprouvé, depuis moins d’un siècle, de nombreuses variations. La ville comptait :


En 1770 90,056 habitans.
En 1790 106,585
En 1801 102,219
En 1811 96,271

La décadence était l’effet de la guerre, le progrès a été celui de la paix. Du recensement de 1811 à celui de 1841, la population s’est accrue de 50,920 habitans. Dans les cinq années qui se sont écoulées depuis, l’accroissement a été bien plus rapide encore, et le dénombrement de la fin de 1846 a constaté une agglomération de 183,186 ames[21]. Le Marseille d’aujourd’hui, encore éloigné du terme de la progression dans laquelle il marche, est le double de celui de l’empire. Cet accroissement s’opère surtout par des immigrations, dont quelques-unes sont lointaines. La prospérité, les privilèges mêmes de Marseille sont, à ce titre, un patrimoine de toute la France, j’ai presque dit de tout le bassin de la Méditerranée. Les mœurs, les idées, le langage des nouveaux citoyens qui viennent profiter des avantages de cette position, modifient tous les jours l’ancien caractère de la cité : la vieille couleur locale s’absorbe et se perd dans les élémens hétérogènes que chaque jour lui associe. Ces Marseillais pur sang, qui trouvaient naguère que, si Paris avait une Canebière, ce serait un petit Marseille, se sentent aujourd’hui dépaysés au milieu de cette même Canebière ; leur accent classique devient étranger parmi les groupes d’intrus qui s’en disputent le pavé ; ils ont des fils qui pensent et parlent comme tout le monde, des filles qui comprennent à peine le patois ; l’antique bonhomie, la joviale rondeur, la brusquerie nationale, s’en vont ; l’originalité provençale se réfugie dans quelques bastides et quelques cabarets privilégiés. Des Dauphinois, des Lyonnais, des Parisiens, des Normands, des Gascons, des Génois, des Suisses, des Juifs, des Grecs, arrivent à la tête des affaires. Dans les rangs inférieurs de la société, les changemens ne sont guère moins considérables. De nouvelles races d’ouvriers ont été attirées par le surcroît de travail qui est résulté des développemens du commerce et de l’industrie ; elles ne se sont pas constituées à l’état de colonie, comme les Catalans, qui, de temps immémorial, sont les pêcheurs du golfe de Marseille ; elles se mélangent en se fixant, et la seule qui conserve pour un temps encore ses caractères distinctifs, c’est celle qu’envoie la Ligurie. Par leur sobriété, leur patience, leur résistance aux plus rudes fatigues, les Génois, ces Auvergnats de la Méditerranée, se sont si complètement emparés de tous les travaux pénibles du pays, que, s’ils se retiraient, la plus grande partie des établissemens industriels de la Provence seraient réduits à l’impossibilité de fonctionner. Le chemin de fer, qui frappe aux portes de la ville, va compléter l’immixtion, effacer ce qui reste de la couleur locale, jadis si vive et si tranchée, et, sans l’aristocratique corporation des portefaix, qui seule reste encore debout au milieu de tant de nouveautés, on verrait bientôt de tout à Marseille, excepté des Marseillais.

Pour loger 90,000 nouveaux habitans, il a fallu construire une nouvelle ville. On en a fait autant, sans le même degré de nécessité, dans une autre partie du midi, à Bordeaux, et, en parcourant les deux villes, on croit comprendre, au seul aspect des habitations, comment l’une grandit, tandis que l’autre demeure à peu près stationnaire. Bordeaux a construit des hôtels, Marseille des maisons ; les uns semblent bâtis pour des familles dont la fortune est faite, les autres pour des familles qui la font ; l’ordonnance générale annonce là un luxe hospitalier, ici une sage économie. Les mœurs d’un peuple ne se réfléchissent nulle part si bien que dans son architecture : l’élégance des quartiers neufs de Marseille est tout entière dans la symétrie des alignemens, le choix des matériaux employés et la disposition à peu près uniforme des maisons. On sent d’abord que l’ordre et le travail les habitent. Au rez-de-chaussée sont les bureaux et les comptoirs ; une porte intérieure les sépare de l’escalier et des pièces réservées à la famille ; il n’y a de places faites que pour le commerce d’un côté, pour la vie intérieure de l’autre. On reçoit d’ailleurs peu chez soi, et dans aucune ville de France on n’a si bien conservé l’usage qu’avaient les anciens de passer les journées sur la place publique. Les affaires se traitent sur les quais, en plein air. La beauté du ciel donne sur cette côte de la Méditerranée une fête perpétuelle à la terre, et les habitudes de la vie se sont formées sous cette heureuse influence.

La différence d’activité qui règne entre le port de Marseille et celui de Bordeaux[22] ne tient pas à la nature du sol ; le bassin du Rhône est très loin d’être aussi fertile que celui de la Garonne et ne produit rien qui soutienne la comparaison des vins de Bordeaux : elle tient moins encore à une supériorité intellectuelle quelconque ; on chercherait vainement en France une population plus heureusement douée que celle de la Gironde ; Bordeaux enfin n’occupe pas sur l’Océan une position commerciale beaucoup moins forte que celle de Marseille sur la Méditerranée. Les avantages de Marseille ne peuvent s’expliquer que par l’état de l’industrie et l’activité du travail dans le bassin du Rhône.

Supplanté pendant la guerre dans les marchés du Levant, le commerce de Marseille s’est tourné, dès les premiers jours de la paix, vers les industries productrices : il a amélioré celles qu’il possédait déjà, il en a créé de nouvelles et leur a demandé des objets d’exportation ; la, ville est devenue un grand atelier ; le département dont elle est le chef-lieu a élevé de nombreuses fabriques. Le commerce maritime a surtout grandi à mesure que la base territoriale de ses opérations a été mieux fécondée par le travail national ; il a fallu chercher alors à l’étranger des matières premières, et le pays a soldé avec ses produits les marchandises qui lui manquaient. Le travail agricole et manufacturier a multiplié les moyens d’échange autour de soi ; voilà tout le secret d’une prospérité qui croît de jour en jour, tandis qu’avec des avantages naturels fort supérieurs, d’autres contrées demeurent stationnaires. Nîmes, Avignon, Alais, Vienne, la Voulte, Givors, Rive-de-Gier, Saint-Étienne, Annonay, Tarare, Lyon, sont des villes où se déploie une extrême activité. Autour d’elles, les mines s’excavent, les usines se pressent, les ateliers retentissent du bruit des machines : ici l’on file le coton, la laine et la soie ; plus loin on les teint et on les tisse ; là fument les hauts fourneaux, les forges, et le verre prend mille formes variées. La Bourgogne et la Franche-Comté apportent sur ce marché intérieur un large contingent. A Marseille et aux alentours, les salines, les manufactures de savon, de produits chimiques, les huileries, les minoteries, s’offrent de tous côtés à la vue ; en un mot, les travaux qui s’effectuent à terre donnent la mesure du mouvement qui règne sur la mer. La vallée de la Garonne n’offre pas un spectacle aussi animé : sauf Moissac et Montauban, pour trouver un centre d’activité de quelque importance, il faut remonter jusqu’à Toulouse, qui, sous ce rapport, n’est pas comparable à Lyon : dans les villes de ce beau pays, le loisir semble être la coutume ; Bordeaux même ressemble moins à la métropole commerciale d’une grande province qu’à la capitale d’un état de second ordre, et l’étranger cherchera plutôt dans les hôtels qui la décorent des hommes distingués par l’élégance de leurs habitudes que de simples et laborieux négocians.

Ces différences disent très haut que le travail national est le plus solide aliment du commerce maritime : il lui procure des consommateurs qui sont en état de payer. Toute entreprise agricole ou manufacturière qui réussit dans le rayon d’approvisionnement de Marseille ajoute, si humble qu’elle soit, au chargement de quelque navire, et le pays semble avoir pris à tâche de prouver que la première condition de la prospérité d’un port, c’est d’être entouré d’une population énergiquement laborieuse.

Les résultats obtenus à Marseille se recommandent à l’attention des hommes sincères qui s’attachent à naturaliser en France les doctrines des Anglais sur le libre échange, doctrines que ceux-ci ont soin de ne mettre en pratique chez eux qu’autant qu’ils ont à y gagner, mais dont il leur importe beaucoup de persuader aux autres l’excellence universelle. Il serait curieux d’étudier, en présence des faits accomplis, si l’exclusion de la protection aurait ici produit beaucoup mieux que ce qu’on a. Le contrôle des faits n’est pas à dédaigner sur ces matières ; le régime commercial d’une nation n’est point une philosophie, et les théories dont il est le sujet n’ont de valeur que celle des effets auxquels elles conduisent.

Quoi qu’il en soit, le régime de protection de l’industrie nationale n’a point comprimé à Marseille l’essor du commerce extérieur : il ne faut, pour s’en convaincre, que descendre dans la ville et regarder autour de soi. Des livres, des mémoires très dignes d’éloges peuvent être consultés sur ce sujet ; mais les personnes chez qui la confiance dans la statistique n’exclut pas un peu de défiance des statisticiens préféreront peut-être une mesure des progrès de ce commerce, dont l’expression soit brève et l’exactitude incontestable ; elles la trouveront dans les comptes des recettes du trésor publie. Cette mesure n’est autre que le tableau du produit des douanes de la direction de Marseille depuis la paix : il était

 Francs
  En 1810, année de guerre, de          
  3,291,800
  En 1515, année de guerre et de paix, de          
  4,953,165
  En 1820, année de paix, de          
13,096,610

  En 1825, année de paix, de          
19,760,215
  En 1830,               
22,183,166
  En 1835,               
26,809,217
  En 1840,               
30,050,925
  En 1845,               
35,977,015

La masse des affaires s’est encore plus accrue que les perceptions auxquelles elle a donné lieu, car, depuis trente ans, l’abaissement des tarifs a été continu, et la quantité de marchandises qui, au commencement de la période, correspondait à un million de droits, est aujourd’hui beaucoup plus considérable.

C’est sous l’influence de routes imparfaites, d’une navigation intérieure pénible et dangereuse, que le commerce de Marseille a pris de tels développemens. Le lit du Rhône s’approfondit et se régularise aujourd’hui ; des chemins de fer partant des bassins de Marseille vont rayonner au loin ; les routes des Alpes et des Cévennes s’aplanissent : que l’état reboise ces montagnes, qu’il favorise la dérivation des torrens qui s’échappent de leurs flancs, qu’il préside à la transformation des graviers de la Durance et de la Crau, des marais de la Camargue, en territoires fertiles, et, comme un arbre dont une main bienfaisante arrose les racines et cultive le pied, le commerce de Marseille redoublera de sève et de vigueur.

Mais, indépendamment des résultats généraux qu’amènera la bonne gestion de nos affaires intérieures, il en est quelques-uns à rechercher séparément sur les côtes de la Méditerranée. Les plus voisins à obtenir s’offriraient dans l’île de Sardaigne.

Cette île, la seconde de la Méditerranée, était il y a vingt ans moins connue de l’Europe que tel îlot du grand Océan. L’administration éclairée du roi Charles-Albert entreprend aujourd’hui de la régénérer, et, après la nation italienne, la nôtre est la plus intéressée au succès de son œuvre. Il n’existe cependant encore aucunes communications régulières entre nos côtes et celles de Sardaigne. Dès 1842, le commerce suggérait aux cabinets de Paris et de Turin la pensée de faire faire échelle à Bastia aux paquebots sardes qui font le service entre Gênes et Cagliari, et de remplir par un voyage à Porto-Torres, au nord de l’île, le temps que nos bateaux de poste perdent dans la rade d’Ajaccio, à chacun de leurs voyages hebdomadaires. La Sardaigne aurait été de la sorte mise en rapport direct avec Marseille, et ses moyens de correspondance avec l’Italie se seraient accrus de tous les nôtres. Une combinaison si simple ne laissait pas de rencontrer de sérieuses difficultés.

En effet, les rivalités étroites de villes et de provinces, qui servent en Italie d’instrument de domination aux oppresseurs, y sont aussi, par une conséquence naturelle, une entrave à la sagesse des gouvernemens nationaux. La maison de Savoie a été contrainte, par les jalousies et les préjugés des nouveaux sujets que lui ont donnés les traités de 1814, de frapper de droits de douane, à l’entrée de ses états continentaux, les produits de l’île de Sardaigne : on a invoqué à l’appui de la nécessité d’un tarif protecteur la similitude des denrées fournies par l’île et de celles dont abonde la côte de Ligurie, comme si cette similitude n’imposait pas elle-même une limite à l’importation. La population sarde paraît avoir quelquefois comparé avec un sentiment pénible ce traitement peu fraternel et peu motivé à celui que la France fait à la Corse. D’un autre côté, entre elle et la France, il y a parfaite réciprocité de ressources et de besoins : la Provence est un marché toujours ouvert pour les grains, les huiles, les fruits, les bestiaux de la Sardaigne, et la Sardaigne y trouve, à de meilleures conditions qu’en Italie, les objets manufacturés qui lui manquent. Ce concours des torts de la législation et de la pente des intérêts commerciaux autorisait à craindre que la multiplicité des relations n’établît entre la Sardaigne et la France des liens un peu plus étroits qu’il ne convient à la politique de la maison de Savoie. Cette appréhension a, dit-on, été écartée à Turin avec une généreuse confiance, et, si notre diplomatie avait mis à profit ces loyales dispositions, la Sardaigne aurait depuis quatre ans, dans les avantages de ses rapports avec la France, un motif de plus d’être attachée à son gouvernement et reconnaissante envers lui.

La Sardaigne a l’étendue de trois de nos départemens ; sa population, qui s’accroît avec une merveilleuse rapidité, était, au recensement de 1841, de 524,633 habitans ; elle est à trois jours de navigation de Marseille, et à peine échangeons-nous avec elle le chargement de quelques navires ! Cette situation peut évidemment s’améliorer. De la régularité des communications à l’extension des échanges, la distance n’est pas grande, et il appartiendrait à la chambre de commerce de Marseille de demander l’une pour arriver à l’autre.

Nos relations avec le Levant constituent un objet d’une plus haute importance. Par l’effet des événemens qui se sont succédé depuis soixante ans, notre position politique et notre position commerciale n’y sont pas, à beaucoup près, aussi élevées qu’à d’autres époques ; elles réagissent assez fortement l’une sur l’autre pour que rien de ce qui peut fortifier dans ces contrées le commerce de Marseille ne soit sans influence sur des intérêts d’un ordre plus élevé. C’est sur cette considération qu’a été fondée la loi du 2 juillet 1835, par laquelle a été établi le service des paquebots du Levant. Ils portent des voyageurs et des correspondances, et, sauf un petit nombre d’objets de prix, ils ne reçoivent point de marchandises ; on croyait favoriser la marine marchande en lui laissant le fret de tout ce que refusaient les paquebots de l’état. Malheureusement, si les voyageurs et les marchandises réunis donnaient les bases d’une excellente affaire, séparés ils ne pouvaient fournir que deux affaires détestables. L’exploitation au compte de l’état lui a fait éprouver depuis dix ans une perte d’au moins 36 millions, et le commerce, ne trouvant pas une rémunération suffisante dans le transport des marchandises par bateaux à vapeur, l’a long-temps délaissé. Cependant des habitudes se sont formées, mais au profit du Lloyd de Trieste, et la fausseté des combinaisons de l’administration française a eu pour résultat de renvoyer à la marine autrichienne ce qui revenait naturellement à la nôtre. Les choses en sont encore là, et les résultats financiers de l’entreprise en donnent la mesure sous d’autres rapports[23]. Il est temps de faire pour le Levant ce que le ministère de la guerre fait avec un plein succès pour ses relations avec l’Afrique[24], c’est-à-dire un traité avec le commerce. Les offres ne manqueront pas ; les dépenses du trésor seront réduites d’au moins cinq sixièmes ; au lieu d’un mauvais service, on en aura un bon, et notre commerce rentrera en possession d’avantages dont il n’aurait jamais dû être dépouillé. Il est probable que ce système, dans lequel les véritables intérêts nationaux sauraient se faire entendre, conduirait bientôt à abandonner, si ce n’est pour les paquebots d’Alexandrie, l’échelle de Malte pour celle de Messine : on obtiendrait ainsi une notable abréviation de parcours, et l’on rattacherait à nos lignes cette belle Sicile qui en est exclue.

Nous devons enfin nous souvenir que, dans les siècles passés, le commerce avec l’Algérie a été aussi profitable à la France que lucratif pour la place de Marseille. Il n’a pas aujourd’hui ce double caractère, mais il peut le reprendre dans l’avenir. L’Algérie est pour le moment un pays où nous soldons cent mille consommateurs, où nous expédions chaque année 100 millions d’argent ; les marchandises suivent, et le partage du numéraire qui s’en va commence à s’opérer, dans l’entrepôt même de Marseille, entre les étrangers et nous. Il s’est trouvé à Paris des bureaux et même des cabinets de ministres où cela s’appelait du commerce. Du reste, les relations avec cette contrée ne tiennent pas dans le commerce de Marseille une aussi grande place qu’on le suppose généralement : en 1845, le mouvement auquel elles ont donné lieu a été, navires sur lest compris, de 126,253 tonneaux ; ce n’est pas plus du seizième du mouvement total du port. Quand les choses reviendront à l’état de calme où elles seraient depuis long-temps, si, depuis seize ans, nous avions toujours été inspirés par la sagesse avec laquelle nos affaires ont été conduites en Afrique, lorsque du règne de François Ier à celui de Louis XVI elles ont été entre les mains des Marseillais, on verra l’exploitation des deux cent cinquante lieues de côtes que nous avons acquises en face de celles de Provence grandir d’année en année. Les grains de la Numidie, transportés par des bâtimens français, devanceront, sur le marché de Marseille, ceux de la mer Noire qu’y verse la marine russe ; les laines du Sahara viendront alimenter nos manufactures, et les conquêtes de la paix seront sur ces rivages bien autrement solides que celles de la guerre.

Le commerce de Marseille ne manque à coup sûr d’aucune des conditions nécessaires au succès des entreprises les plus lointaines ; mais, dans cette carrière, il risquera quelquefois de se dessaisir des avantages qui lui sont propres pour attaquer ses rivaux au milieu des leurs. Sans parler de New-York et de Philadelphie, on est aussi bien à Londres, à Rotterdam, à Cadix qu’à Marseille, pour trafiquer avec les Indus, la Chine ou l’Océan Pacifique. Il en est autrement de la Méditerranée : là Marseille n’a lieu de craindre aucune concurrence, et sa marine fera sagement de ne suivre nos diplomates à Canton ou nos amiraux aux îles Marquises que lorsqu’elle n’aura rien à faire dans cette mer.

Le développement maritime du port de Marseille a marché du même, pas que le développement commercial ; mais, considéré sous ce point de vue, le tableau de cette prospérité n’est pas sans ombres, et, si l’on recherche la part des marines étrangères dans ce mouvement, on voit avec tristesse notre infériorité résulter ici de circonstances générales, sur lesquelles on ne saurait trop appeler l’attention du pays. Il est pour les nations comme pour les individus des vérités pénibles qu’il faut sans cesse avoir sous les yeux pour s’exciter à mieux faire.

Le mouvement de la navigation internationale dans les ports de France a été, en 1845, entrées et sorties comprises, de 36,302 navires et 4,063,492 tonneaux. Sur ces quantités, le pavillon français a fourni 11,953 navires et 1,076,091 tonneaux, et les pavillons étrangers, 24,349 navires et 2,988,401 tonneaux. Ainsi, à prendre pour objet de comparaison le tonnage, qui est la véritable mesure de l’importance maritime, notre part dans le commerce en concurrence de nos ports n’est pas beaucoup plus du tiers de celle des marines étrangères. Je prends l’année 1845 pour base d’appréciation, parce que c’est la dernière sur laquelle aient été publiés des documens officiels. Malheureusement celles qui l’ont précédée lui ressemblent, et les chiffres qui s’y rapportent ne font que confirmer la persistance et la gravité des causes de notre infériorité.

Ces causes sont très complexes, et l’examen en serait ici trop long ; mais, dans le nombre, on peut en signaler trois : d’abord, la capacité moyenne de nos navires est de 92 tonneaux, tandis que celle des navires étrangers est de 122, et les frais d’établissement et de navigation de deux bâtimens de ces dimensions diffèrent beaucoup moins que leurs produits ; en second lieu, le matelot embarqué correspond chez nous à un chargement de 11 tonneaux 33, et chez nos concurrens, qui la plupart le paient moins cher, à un chargement de 12 tonneaux 85. Nous tendons, dans les constructions nouvelles, à augmenter un peu le tonnage de nos navires, et l’exagération de la force de nos équipages tient surtout au maintien de règlemens surannés, qu’une administration intelligente devrait avoir depuis long-temps réformés. Ces deux vices sont faciles à corriger ; il n’en est malheureusement pas ainsi du troisième. Le désavantage essentiel, incurable peut-être, de notre marine marchande, parce qu’il tient à la nature même des productions et des besoins de notre pays, c’est la supériorité du tonnage importé sur le tonnage exporté. Nous recevons annuellement environ 2,500,000 tonneaux de marchandises de l’étranger, nous ne lui en rendons pas plus de 1,500,000 : en d’autres termes, de 5 bâtimens d’égale capacité qui abordent en France avec des chargemens complets, 2 en repartent à vide. Cette balance du tonnage est tout autre chose que celle du commerce : l’une se déduit du poids, l’autre de la valeur des objets échangés, et la navigation d’un pays peut languir dans des conditions où ses manufactures prospèrent. Ainsi, les 100 millions de soieries que nous exportons par mer, tout en employant un nombre immense d’ouvriers, ne fournissent à la marine qu’un aliment insignifiant ; le transport d’une bien moindre valeur en fer, en bois, en houille, pourrait occuper cent fois plus de matelots. Nous recevons par mer surtout des marchandises encombrantes et des matières premières ; nous renvoyons par la même voie des produits, manufacturés d’une valeur très supérieure sous un moindre volume, et l’insuffisance des chargemens est habituelle dans nos ports de commerce.

Il est à peine nécessaire d’expliquer combien, dans les échanges de nation à nation, la marine du port qui fournit le plus de tonnage a d’avantages sur celle du port qui en fournit le moins. Dans l’un, les chargemens sont toujours prêts, les expéditions toujours sûres ; il n’y a jamais ni pertes de temps, ni frais de séjour improductif, et c’est en pareilles circonstances qu’on peut dire, avec Franklin, que le temps, c’est de l’argent. Dans l’autre, on ne réunit qu’avec peins et lenteur, au milieu de mille incertitudes, les élémens d’une cargaison ; la, concurrence des navires en retour entraîne l’avilissement du fret. Ici, la formation du personnel et du matériel naval reçoit de la demande des moyens de transport un encouragement journalier ; là, les circonstances inverses en éloignent et les hommes et les capitaux. Si le patriotisme local lutte ici contre les difficultés, il est là bien plus ardent à profiter des avantages, et, indépendamment de cette considération, il y a toujours, pour confier sa marchandise à des compatriotes plutôt qu’à des étrangers, des raisons commerciales déterminantes. Aussi la supériorité relative des marines marchandes se règle-t-elle sur le rapport des tonnages d’exportation. La Norvège, qui nous envoie 100 bâtimens pour 1 qu’elle reçoit de nous ; l’Angleterre, dont le pavillon couvre les cinq sixièmes des marchandises que nous échangeons avec elle, doivent principalement cet avantage, l’une à ses bois, l’autre à ses houilles. Il est allé, en 1845, de Norvège en France, 151,845 tonneaux ; de France en Norvège, 5,610 ; d’Angleterre en France, 807,455 tonneaux ; de France en Angleterre, 429,540 seulement.

Malgré la puissance industrielle du territoire desservi par le port de Marseille, le tonnage des exportations pour l’étranger y excède rarement les deux tiers de celui des importations, et la part de notre pavillon dans la navigation est toujours la plus faible. D’après les relevés des vingt dernières années, nos navires ne transportent que le tiers du poids des marchandises échangées. Tout ce que la marine marseillaise a pu faire, c’est de se maintenir dans cette proportion modeste, en suivant les progrès du mouvement général ; sans prendre d’accroissement relatif, elle en a pris un réel très remarquable : ainsi la moyenne de son mouvement a été, pendant les trois dernières années de la restauration, de 128,667 tonneaux, et pendant les années 1543, 1844 et 1845, de 360,988 tonneaux.

Dans son développement continu, le port de Marseille est aujourd’hui arrivé à posséder un matériel de 633 navires, jaugeant 53,978 tonneaux ; il est, sous ce rapport, inférieur au Havre, à Nantes et à Bordeaux[25], où l’on se livre à des expéditions plus lointaines et par conséquent moins multipliées. Les neuf dixièmes du mouvement dont Marseille est le centre ont pour limites les côtes de la Méditerranée. Il en résulte que la masse des affaires commerciales correspond ici à un mouvement maritime proportionnellement beaucoup moins étendu que dans les grands ports de l’Océan.

Quels que soient les lieux de provenance et de destination des navires leur affluence est l’unique règle des dimensions des bassins dans lesquels ils sont reçus, et l’insuffisance de l’ancien port de Marseille est depuis long-temps manifeste.

Dès 1821, il devenait nécessaire de le débarrasser des navires en quarantaine, et l’on créait pour eux, entre les îles de Pomègue et de Ratonneau, le port du Frioul dont il sera question plus loin. En 1839, le mouvement du port atteignait 1,221,769 tonneaux, et l’on consacrait une somme de 8 millions à l’approfondissement du bassin, dont la partie méridionale ne pouvait recevoir que des barques, on le creusait sur une étendue de 28 hectares à une profondeur de 6 mètres ; on portait de 950 mètres à 2,250 la longueur des quais abordables pour les navires, et l’on donnait, par la démolition d’un rang de maisons tout entier, une largeur de 20 mètres aux anciens quais du nord, désormais trop étroits pour la quantité de marchandises dont ils étaient encombrés.

Pendant l’exécution de ces travaux, des besoins nouveaux se manifestaient. En 1842, 15,771 navires opéraient dans ce port un mouvement de 1,660,000 tonneaux ; l’accès des quais était impossible à la moitié d’entre eux, et les déchargemens s’effectuaient, avec beaucoup de frais et de pertes de temps, au moyen de bateaux plats dont la circulation était toujours pénible et souvent difficile. Parfois les navires qui se pressaient à l’ouverture du port en rendaient l’entrée ou la sortie impossible. Cet état de choses allait s’empirant de jour en jour : le gouvernement et les chambres y ont remédié en 1844, en affectant une somme de 14,400,000 francs à la construction d’un nouveau port dans l’anse de la Joliette, au nord du port actuel. Déjà les fondations d’une digue de 1,120 mètres de longueur sont jetées parallèlement à la côte à 400 mètres en mer ; deux digues enracinées au rivage, et distantes entre elles de 500 mètres, se dirigeront perpendiculairement à la première, et laisseront deux entrées sur chacun des avant-ports formés par les prolongemens de la digue du large : ces avant-ports serviront de refuge et de lieu d’appareillage aux bâtimens qui voudront entrer à Marseille ou en sortir, et le nouveau bassin communiquera avec l’ancien par un large canal passant en arrière du fort Saint-Jean. Une route, qui deviendra bientôt la plus belle rue de Marseille, se dirigera de l’entrée de la ville vers le port en construction, et le réunira aux quais récemment agrandis de Villevieille. Rien ne sera comparable sur, les bords de la Méditerranée à ce magnifique ensemble. Mais, tandis que le génie des ponts-et-chaussées s’efforce d’aller au-delà de ce que pouvait désirer le commerce de Marseille, la navigation grandit encore, et une lutte d’un nouveau genre semble établie entre elle et l’état : cette circulation de 1,660,000 tonneaux, sur laquelle se fondait la loi de 1844, est aujourd’hui bien dépassée. En 1845, le tonnage du port, entrées et sorties réunies, a été de 1,960,513 tonneaux, en sorte qu’au lieu de choisir entre les nombreux projets qui ont été présentés pour l’agrandissement de l’établissement maritime de Marseille, il faudra bientôt se décider à les exécuter tous.

Le port proprement dit ne constitue pas tout cet établissement. Plus un atterrage est fréquenté, plus il est nécessaire aux navires qui l’abordent ou le quittent de trouver à proximité des refuges contre les tempêtes et des mouillages où ils puissent attendre des vents favorables ; un grand port de commerce n’a guère moins besoin de rade qu’un port militaire.. De l’île de Maire au cap Couronne, le golfe de Marseille est bordé d’une côte de fer, et la nature parcimonieuse ne l’a doté que d’un petit nombre d’abris imparfaits. C’est une raison de ne négliger aucune des ressources de l’art et de réaliser, si légères qu’elles soient, toutes les améliorations que comporte la disposition des lieux. Des dépenses, injustifiables partout ailleurs, seront ici, en raison de la multitude des navires appelés à en profiter, d’une haute utilité.

L’on donne par courtoisie le titre de rade à l’anse de l’Estaque, située au fond septentrional du golfe, et à celle sur laquelle débouche le port : l’une est battue en plein par les vents de sud, l’autre par les vents d’ouest. Une quinzaine de bâtimens peuvent, en raison de la bonté du fond, mouiller en sûreté sous les roches d’Endoume ; quelques vaisseaux tiendraient même entre la plage de Montredon et Pomègue, mais il n’y a dans le golfe d’abris passables que ceux que procurent les îles. Le plus considérable est celui du Frioul, fretum Julii, situé entre celles de Pomègue et de Ratonneau. C’est là que stationnait, pendant le siège de Marseille, l’escadre de César, commandée par Decimus Brutus[26]. Ce point a tout-à-fait changé d’aspect depuis vingt-cinq ans. On a fermé par une digue de trois cents mètres le canal qui sépare les deux îles, et l’on a de la sorte formé, en face de la ville, un port de vingt hectares. Cette entreprise est incontestablement la plus utile à la navigation qu’ait exécutée la restauration[27]. Cependant elle a laissé le Frioul ouvert aux vents d’est, et les navires y sont souvent horriblement fatigués par la houle. La loi du 5 août 1844 a pourvu, par une allocation de 1,880,000 francs, à l’établissement de deux jetées partant, l’une de l’île de Ratonneau, l’autre de celle de Pomègue. L’effet de ces travaux sera de procurer au port un calme parfait et d’y ajouter dix hectares d’une profondeur de 10 à 14 mètres.

Le Frioul est réservé aux bâtimens en quarantaine ; mais aujourd’hui que, grace aux conquêtes de l’esprit positif sur l’ancien domaine de l’imagination, deux administrateurs de la Santé ne peuvent pas se regarder sans rire, il est permis d’espérer que l’utilité de ce beau travail sera bientôt agrandie. Il aura le sort de toutes les choses vraiment bonnes, et présentera des avantages que ses fondateurs eux-mêmes n’avaient pas prévus. Affranchi de la servitude des quarantaines, le Frioul deviendrait ce que son isolement et sa proximité des bassins de Marseille lui commandent d’être, l’avant-port de ces bassins et l’entrepôt réel le plus sûr, le plus commode et le mieux situé du monde commerçant. Sous l’égide de l’industrie et de la liberté, les dentelures profondes des îles qui l’encadrent se garniraient de quais et se convertiraient en autant d’abris d’une sûreté parfaite ; leurs pentes rocailleuses s’aplaniraient, le désert se couvrirait de constructions, et notre premier port aurait pour annexe immédiate une place de libre échange que la marine marchande de la Méditerranée prendrait, aux applaudissemens des protectionistes les plus arriérés, pour rendez-vous général[28].

Les marchandises placées en entrepôt se divisent entre l’admission à la consommation intérieure, le transit, et l’exportation par mer : pour celles qui reçoivent les deux premières destinations, les vices du régime actuel et l’humiliante infériorité de l’entrepôt de Marseille vis-à-vis de ceux de l’Angleterre et de la Hollande sont supportables ; pour celles qui sont réexportées, les gênes, les formalités, les abus qu’entraîne après soi la mauvaise appropriation des lieux, se traduisent en frais assez considérables pour comprimer l’essor de cette branche de commerce. Une ère nouvelle lui serait ouverte par la transformation du port du Frioul en un immense dock. Assez voisin de la ville pour profiter de son riche marché, trop isolé pour que le sacrifice d’aucune liberté commerciale y fût nécessaire à la répression de la contrebande, le Frioul aurait pour la France tous les avantages d’un port franc sans aucun de ses inconvéniens. L’Italie et l’Espagne, le Levant et l’Afrique, la Russie et l’Angleterre, y viendraient échanger leurs marchandises, sans interventions fiscales, sans lenteurs administratives, et les produits de notre industrie ne manqueraient pas d’entrer dans le courant de leurs transactions. Les avantages de cet état de choses ne seraient pas exclusivement commerciaux : la paix du monde acquerrait de nouvelles garanties dans cet entrelacement d’intérêts, et la France ne perdrait rien sans doute à ce que les nœuds en fussent formés entre ses mains.

Quelle serait la masse des échanges qui s’effectueraient au Frioul ? On peut tout au plus apprécier l’étendue des opérations actuelles. Il passe annuellement aujourd’hui par l’entrepôt de Marseille pour 200 à 250 millions de marchandises[29], c’est le tiers du mouvement de tous nos entrepôts réunis, et, si les réexportations tiennent proportionnellement ici la même place que dans le commerce général, elles doivent y rouler sur une valeur d’au moins 80 millions. Tel serait le point de départ du nouveau régime ; mais, quand il s’agit de développer une branche de commerce, il importe bien moins de mesurer les bases sur lesquelles elle doit s’élever que de les élargir et de les consolider.

L’affectation du port de Frioul au commerce d’entrepôt impliquerait la translation sur un autre point des quarantaines des marchandises et des navires ; elles peuvent d’ailleurs être encore bonnes à conserver pour un petit nombre de cas exceptionnels. La station comprise, au sud-est de l’île de Maire, entre la côte de la Gradule et les îles Plane, de Jarre et de Riou, est très convenablement placée pour ce service. Avant la création de l’établissement actuel du Frioul, on reléguait à l’île de Jarre les navires fortement suspects ; il ne s’agirait ainsi que de la rendre à son ancienne destination. Les trois îles sont susceptibles d’être réunies, comme celles de Pomègue et de Ratonneau, par des digues dont le calcaire jurassique qui les constitue fourrait les matériaux. Indépendamment des intérêts de la Santé, ce travail aurait l’avantage d’établir, à dix milles de Marseille, un mouillage de cinq cents hectares. La dépense en serait bientôt couverte par la valeur des navires qu’il sauverait. De cette position avancée, une escadre couvrirait, en temps de guerre, tout l’atterrage de Marseille ; elle aurait un second point d’appui dans l’extension que reçoit le Frioul, et rien ne manquerait à la défense de la ville et du commerce contre les atteintes de l’ennemi.

Quand la navigation de Marseille, qui a doublé depuis quinze ans, égalera celle de Liverpool, quand il faudra mettre la grandeur de l’établissement naval en harmonie avec l’étendue des débouchés que lui ouvriront du côté de la terre les chemins de fer, le commerce pourra justement réclamer une rade artificielle, comme celle du cap Henlopen, dont le congrès des États-Unis a doté, dès 1828, l’embouchure de la Delaware[30]. Les regards des ingénieurs se tourneront naturellement alors vers la plage de Montredon, que la courbure de la côte défend de tous : les vents, excepté de ceux de l’ouest. A douze cents mètres de terre, la mer a dans ces parages de douze à quinze mètres de profondeur, et une digue de deux kilomètres formerait une rade parfaite de deux à trois cents hectares, aussi voisine du port de Marseille que l’est le Frioul ; elle servirait de prolongement à la petite rade d’Endoume, et, si l’on revenait alors au projet, à regret ajourné, de l’ouverture d’une passe nouvelle du port à l’anse d’Endoume, tous les dangers de l’entrée et de la sortie de Marseille seraient écartés ; les navires gagneraient la haute mer ou accosteraient la terre avec une égale facilité. Je ne sais si, en réunissant, par la plus magnifique avenue qui soit en Europe, la ville à la plage de Montredon, les auteurs de la promenade du Prado ont voulu aller au-devant de cet avenir ; mais les complémens naturels de l’établissement maritime de Marseille pourront donner au Prado la perspective d’une forêt de mâts de vaisseaux et amener sur cette plage le principal faubourg de la ville. Ce ne sera pas la première fois qu’en cherchant le beau, on aura trouvé l’utile.

Cette ville, fondée cent cinquante ans après Rome, cent vingt ans.avant la bataille de Salamine, qui, avant qu’Alexandrie existât, partageait avec Carthage le commerce du monde connu, cette ville n’est pas, comme on devrait s’y attendre, couverte des monumens de son opulence et de son antiquité ; elle est, sous ce rapport, plus pauvre que beaucoup de nos villes de troisième ordre. Les Marseillais d’autrefois n’ont élevé ni temples, ni palais somptueux, comme leurs rivaux de Pise, de Gênes et de Venise ; ils n’ont eu ni le luxe ni le goût des arts ; ils semblent avoir dédaigné tout ce qui n’était pas d’une utilité immédiate, et n’avoir connu des jouissances de la richesse que celle de la créer et de la répandre. La vieille ville porte l’empreinte de ce caractère de son histoire ; la nouvelle, dans son élégance aisée, appelle plusieurs de ces grands édifices publics dont l’usage est une nécessité, et la magnificence un légitime sujet d’orgueil et de satisfaction pour une grande cité. Ce pays catholique n’a point de cathédrale ; cette ville de près de 200,000 ames n’a point d’hôtel-de-ville ; cette métropole du commerce de la Méditerranée n’a pas de bourse, et ses établissemens commerciaux, au lieu d’être réunis dans un palais, sont disséminés dans d’obscurs réduits. Si l’on reprochait à l’administration actuelle l’ajournement de ces constructions, elle répondrait par la priorité due à des besoins plus urgens. La Halle, disait Napoléon, est le Louvre du peuple ; celui de Marseille, il faut en convenir, n’a pas, sous ce rapport, été traité en souverain, et il attend que les finances municipales soient exonérées des charges que leur impose l’entreprise, peut-être inconsidérément abordée, du canal de la Durance. Le premier besoin d’une ville dont la population et l’industrie prennent un si rapide accroissement était un large approvisionnement d’eau : la dérivation de la Durance y pourvoira et, lorsque 20 millions y sont déjà engagés, il n’est plus temps d’examiner si l’on n’aurait : pas pu se procurer, dans le bassin de l’Huveaume, les mêmes avantages à moins de frais. Enfin, quand Marseille égalera Rome par l’abondance de ses fontaines, elle devra chercher à lui ressembler par ses égouts. Le port est aujourd’hui le réceptacle de toutes les immondices de la ville chaque orage qui éclate les y précipite par torrens ; l’envasement du bassin et l’infection de l’air avancent en même temps ; et les embellissemens ne peuvent venir qu’après les remèdes réclamés par la navigation et la salubrité publique. Heureusement ces bassins que l’on creuse, ces digues qui s’avancent du rivage à la conquête d’un nouveau port, ces quais qui s’allongent et s’élargissent, assurent à l’avenir des ressources municipales que ne connut jamais le passé, et la ville peut tenir tout ce que sont en droit d’attendre d’elle la France et le commerce du monde.

Un chemin de fer est projeté entre Marseille et Toulon ; il unira notre premier port de commerce à notre premier port de guerre. Un mouvement acquis de 200,000 voyageurs par an promettrait à cette entreprise une base suffisamment large, si les montagnes placées sur la ligne à parcourir opposaient au tracé de moins grands obstacles. Mais l’industrie et l’agriculture du pays sont trop loin d’être saturées de capitaux pour qu’il soit désirable de voir prochainement ceux-ci les quitter pour les chemins de fer ; les expériences faites dans des circonstances analogues en France ’ et en Angleterre sont de nature à inspirer de sérieuses réflexions.

Deux tracés étaient praticables pour la route de terre : l’un, beaucoup moins accidenté et mieux approprié aux intérêts du commerce, rapproché de la mer et touchant les ports de la Ciotat, de Bandol et de Saint-Nazaire ; l’autre, défendu des entreprises des marines ennemies par les hautes montagnes qui forment la côte, franchissant des crêtes élevées et pénétrant dans la plaine de Toulon par les gorges d’Ollioule. Le tracé le plus militaire a été préféré avec raison.

L’un et l’autre se confondent de Marseille à Aubagne. L’art des irrigations est poussé très loin dans la belle vallée de l’Huveaume que suit la route ; on n’y hésite pas à payer 72 francs par an l’eau nécessaire à un hectare, et cet exemple montre quel parti l’on tirerait, sous ce même ciel, de tant d’autres cours d’eau qui portent à la mer le tribut qu’ils devraient à l’agriculture. A Aubagne s’embranche une route, depuis peu terminée, qui serpentant sur des roches nues, s’élève sur le plateau de Rochefort et en redescend vers la Ciotat. Le plateau est couronné d’un vaste dépôt de calcaire marneux, dans lequel s’exploite près de la route un ciment qui paraît valoir celui de Pouilly : cette formation descend, comme pour se mettre à portée de nombreux travaux hydrauliques à faire sur la côte, jusqu’au port voisin de Cassis.

Cassis est le Carsici portus de l’itinéraire d’Antonin : c’était alors une colonie florissante ; on citait au loin ses temples, ses aqueducs, et c’est peut-être en méditant sur son passé que le plus illustre de ses enfans a été conduit aux études qui produisirent le Voyage du Jeune Anacharsis. Renversé au VIe siècle par les Lombards, au XIIIe par les Sarrasins, Cassis n’a pas toujours occupé sa place actuelle. Le golfe au fond duquel il est bâti contient des bancs de corail qu’exploitent ces mêmes pêcheurs génois dont les barques hardies stationnent chaque année sur nos côtes d’Afrique. Précédé d’un bon ancrage, le port de Cassis a 4 hectares d’étendue ; ses marins font un cabotage dont les principaux alimens sont l’excellent vin du voisinage et les matériaux à bâtir. Le vignoble est susceptible de prendre une extension qui serait suivie de celle du nombre des matelots qui en exportent les produits.

Le joli golfe auquel la Ciotat a donné son nom est séparé de celui de Cassis par le cap de l’Aigle, l’un des plus remarquables points de reconnaissance de la côte. La ville est assise au pied de riantes collines, à l’exposition du levant. Une haute et triste muraille l’enveloppe du côté de la terre ; reste de l’époque où les incursions des Lombards, des Sarrasins et des Normands désolaient ces rivages, elle est aujourd’hui réduite au prosaïque rôle de protectrice de l’octroi municipal. C’est dans cette enceinte que, rayonnantes de jeunesse, d’espérance et de beauté, les sœurs du jeune Bonaparte tressaillaient au bruit des victoires de l’armée d’Italie, et sans doute le temps des grandeurs passagères qu’elles pleurèrent dans l’exil ne valut pas ces jours de gloire et de pauvreté. La Ciotat est, dit-on, bâtie sur l’emplacement de l’antique Cytharistès. Il lui a toujours manqué, pour prendre rang parmi les grands ports de la Méditerranée, un territoire productif et des débouchés étendus du côté de la terre ; mais la navigation des Marseillais ne pouvait pas se développer sans recourir fréquemment aux avantages maritimes qu’a conservés cette position : ils y fondèrent une colonie 160 ans avant Jésus-Christ. Plus tard, les Romains y tinrent une de leurs stations navales. Plusieurs fois ravagée par les pirates du moyen-âge, la Ciotat se relevait rapidement aussitôt que l’Europe recouvrait quelque sécurité, et de 3,000 habitans qu’elle comptait en 1429, on la voit passer à 12,000 en 1530. L’établissement du régime des quarantaines et la révocation de l’édit de Nantes la réduisaient à 6,500 au commencement du XVIIIe siècle, et telle était encore sa population à l’époque où la révolution l’a fait déchoir encore. Elle tend aujourd’hui à se relever, et les recensemens officiels y ont constaté la présence de 5,237 habitans en 1820, et de 5,816 en 1841.

Le commerce est peu de chose à la Ciotat : l’année s’écoule quelquefois sans qu’il s’y fasse aucun échange direct avec l’étranger, et, restreint par le peu d’étendue des ressources locales, le cabotage excède rarement 6,000 tonneaux. En revanche, la pêche du golfe est, après celle des Martigues, la meilleure de la côte, et le port compte 120 bateaux pêcheurs. Les chantiers se recommandent par la perfection de leurs constructions et sont en état de fournir des bâtimens de 800 tonneaux ; ils prospèrent ou languissent, du reste, avec la navigation de Marseille. On admire aujourd’hui au milieu d’eux un établissement auquel on ne saurait reprocher, comme à tant d’autres, l’insuffisance de son capital ou de son outillage : c’est celui de MM. Bénet pour la construction des bâtimens à vapeur à coques de fer ; il est monté pour fabriquer 800 chevaux de vapeur par an. On a pu craindre un moment que l’habile ingénieur qui le dirige n’eût devancé les temps et créé de grandes ressources pour de faibles besoins ; mais l’essor que prend aujourd’hui la marine à vapeur dans la Méditerranée justifie ses prévisions.

Le port de la Ciotat s’ouvre au sud-est. Garni de beaux quais, il a 10 hectares de surface. Les lames qui, par les vents de nord-est, contournent la côte, y pénétraient autrefois à la grande fatigue des navires : on a remédié, en 1838, à cet inconvénient par la construction d’un môle de 100 mètres ; mais les ingénieurs sont quelquefois, comme les poètes, conduits par la peur d’un mal dans un pire, et par les vents du sud le môle recueille actuellement au passage plus de lames qu’il ne lui en venait autrefois d’un autre côté. A presque égales distances de Marseille et de Toulon, le port de la Ciotat est surtout précieux comme abri. Ce bassin, qui est si rarement le but des entreprises du commerce, fait souvent le salut des expéditions qui lui sont étrangères, et, si les navires n’y cherchent jamais qu’une sûreté momentanée, ils se pressent quelquefois par centaines sur ses eaux : son utilité locale est médiocre ; les services qu’il rend à la navigation générale sont grands. Aussi est-ce dans l’intérêt de celle-ci qu’il faut considérer la rade qui précède le port et étudier des améliorations auxquelles les habitans de la Ciotat pourraient rester indifférens, s’ils ne s’occupaient que d’eux-mêmes.

La baie de la Ciotat est ouverte directement au sud et forme entre le bec de l’Aigle et la pointe Fauconnière un segment de 6 kilomètres de corde. Des montagnes élevées l’abritent du nord, de l’est et de l’ouest ; sa partie occidentale est néanmoins la seule où le mouillage soit bon. Les navires y sont en sûreté contre les vents de nord-est, les plus fréquens et les plus violens qui soufflent dans ces parages ; mais du côté du midi le mouillage n’est garanti que par l’île Verte, rocher de 15 hectares d’étendue qui s’élève à 600 mètres du bec de l’Aigle et à 1,200 du port. L’île rompt les coups de mer du large, mais ne les empêche pas de se faire sentir, par l’espace qui la sépare de la terre, jusqu’au-delà de la Ciotat : dans les tempêtes qui viennent du sud, les navires mouillés hors de l’espace étroit directement abrité par elle sont dans la situation la plus critique et courent risque d’être jetés à la côte. La clôture de la passe comprise entre l’île et le bec de l’Aigle donnerait à la rade foraine d’aujourd’hui, presque tous les avantages d’une rade fermée. Elle serait en effet alors défendue par un obstacle de 1,100 mètres de longueur directement opposé au sud, et en arrière de cet ouvrage de la nature et de l’art, mouilleraient par tous les temps les plus gros vaisseaux.

Les avantages d’une pareille entreprise sont hors de doute ; mais ne faudrait-il pas les acheter trop cher ? La profondeur de la passe de l’île Verte va jusqu’à 25 mètres, et, d’après l’expérience acquise dans les.travaux des dignes de Cherbourg et d’Alger, on ne la fermerait pas à moins de 8 millions. Cette dépense ne saurait se justifier par des considérations purement économiques. Pour des bâtimens de moins de 3 mètres 50 centimètres de tirant d’eau, et ce sont de beaucoup les plus nombreux, l’amélioration du mouillage est d’un intérêt secondaire : ils peuvent entrer dans le port, et le port approfondi recevrait les grands navires de commerce. Les intérêts de la marine marchande sont donc ici faiblement engagés, et l’abri en rade n’est réellement indispensable qu’aux bâtimens de, guerre.

Restreinte dans cette limite, l’utilité de l’entreprise mérite encore d’être prise au sérieux. La perte d’un bâtiment de commerce n’est pas une simple affaire d’assurances, puisqu’elle entraîne presque toujours une perte d’hommes ; celle d’un bâtiment de guerre a des conséquences plus graves : elle peut mettre en état d’infériorité relative l’escadre à laquelle il appartient, la neutraliser ainsi, et compromettre le succès d’importantes opérations militaires. La sûreté d’un lieu de refuge, tel que pourrait être la rade de la Ciotat, a souvent, dans une circonstance critique, fait le salut d’une escadre, et la confiance qu’il inspire a plus d’une fois rendu exécutables des entreprises qui, sans cela, n’eussent été que téméraires : le sort des batailles peut dépendre du plus ou moins de consistance du point d’appui qui sert de but ou de pivot aux manœuvres, et la nécessité de protéger la navigation toujours croissante du port de Marseille ferait, en temps de guerre, du mouillage de la Ciotat une des stations de nos escadres.

Ce point de vue n’est d’ailleurs pas le seul sous lequel se présente l’île Verte. Armée de batteries, elle commande la rade ; qui la possède est maître de celle-ci, et nos ennemis ont eux-mêmes pris soin de nous enseigner le prix de cette position négligée, Pendant la guerre continentale, les Anglais avaient jugé le mal que nous ferait la perte d’une station d’où ils tiendraient à la fois Toulon et Marseille en échec. Dans la nuit du 31 mai 1812, une escadre britannique de neuf vaisseaux parut inopinément au sud du bec de l’Aigle : l’île Verte fut attaquée par cinquante-quatre embarcations ; douze autres faisaient une diversion sur la côte. L’expédition échoua contre le courage et l’intelligence d’une poignée de nos soldats[31] ; mais, si l’attaque avait été conduite avec la même énergie que la défense, l’avantage restait au nombre, l’île tombait aux mains des Anglais, et ils fondaient sur nos côtes un autre Gibraltar, bien autrement incommode pour nous que ne l’est pour l’Espagne celui dont ils s’emparèrent en 1704, car l’ulcère eût été sur le cœur même de notre établissement maritime.

L’île Verte est donc une de ces positions où il faut être en force, non-seulement à cause de leurs avantages directs, mais aussi pour empêcher que d’autres ne s’en emparent. Par sa jonction avec la côte, l’île lui serait essentiellement subordonnée ; l’attaque en deviendrait plus dangereuse, la défense plus facile, et, nous fût-elle enlevée, il serait impossible à l’ennemi de s’y maintenir. Cette impossibilité suffirait probablement à elle seule pour faire renoncer à des entreprises impuissantes à produire aucun résultat durable. Avertis comme nous l’avons été, les Anglais laisseraient-ils un poste de l’importance de l’île Verte à l’état où il a manqué être enlevé ? A les voir à Malte et à Gibraltar, il est présumable que non.

De la Ciotat à Saint-Nazaire, l’agriculture se ressent à peine des obstacles que met ordinairement à ses progrès l’imperfection des communications : la campagne a partout l’aspect d’un riche verger ; la vigne, le figuier, l’olivier, se disputent l’espace ; les hauteurs sont souvent couronnées de beaux bois ; il n’est point de parcelle de terre à laquelle le travail n’impose un tribut, et cette activité agricole alimente le commerce des petits ports voisins.

La baie de Bandol communique avec les riches vignobles du Bausset par une délicieuse vallée et une bonne route : on en exporte les meilleurs vins du pays ; les expéditions sont ordinairement de 60 à 80,000 hectolitres pour Marseille, et de 30 à 50,000 pour les ports de l’Océan ; il se fait même un petit nombre de chargemens pour l’étranger, et le mouvement total, à l’entrée et à la sortie, approche de 18,000 tonneaux. Le bourg, peuplé de 1,800 habitans, est défendu par une bonne fortification, assise sur la pointe qui ferme la baie à l’ouest. Il n’a encore sous ses murs qu’une calanque où les bâtimens de commerce ne mouillent qu’à moins de 500 mètres de terre ; du reste, l’ancrage est excellent, et du sud-sud-est au sud-ouest, en passant par le nord, la baie est parfaitement abritée par les montagnes voisines. Jusqu’à présent, on roule à la mer et l’on conduit à la remorque, en les mettant en chapelet, les barriques destinées à être embarquées : la construction d’un môle, pour lequel la loi du 16 juillet 1845 accorde 1 million, va mettre un terme à cette pratique. Le rayon d’approvisionnement du port ne pouvant pas être sensiblement accru, son commerce restera à peu près ce qu’il est ; mais il se fera avec plus d’économie et de sûreté, et la condition des gens de mer sera fort améliorée. C’est dans la baie de Bandol que Joseph Vernet a placé la scène de son tableau de la pêche du thon.

Saint-Nazaire est à trois kilomètres à l’est de Bandol, au fond d’une anse mieux abritée du sud, moins bien de l’ouest : la jolie vallée d’Ollioules y débouche, et l’on y charge en petite quantité des vins et des huiles des environs. Des ports si rapprochés, desservant chacun quelques communes rurales, ont peu d’activité. Le mouvement annuel de celui-ci est d’environ 5,000 tonneaux ; la pêche y a plus d’importance ; elle occupe soixante embarcations, et partage avec Bandol et les Ambiez l’exploitation de la mer poissonneuse qui s’étend du golfe de la Ciotat au cap Sicié. Le joli port de Saint-Nazaire, formé par deux jetées, suffirait aisément à une navigation décuple ; 2,000 habitans sont groupés autour, mais la richesse de ce petit pays se fonde sur l’excellence de la culture de ses terres, bien plus que sur l’avantage de sa position sur la mer. Plus favorisé que Bandol, Saint-Nazaire communique avec Ollioules et Toulon par une excellente route.

Après Saint-Nazaire, la côte, qui, depuis le golfe de Marseille, court à l’est-sud-est, tourne brusquement au sud et se termine par le grand soulèvement qui forme le cap Sicié. Ce soulèvement se prolonge à l’ouest, à trois milles en mer, par l’île des Ambiez et une traînée de rochers sous-marins entre lesquels s’élèvent les îlots du grand et du petit Rouveau. L’atterrage de Saint-Nazaire est ainsi défendu du sud, et derrière l’île des Ambiez se trouve l’excellente rade de Brusc, assez profonde pour les vaisseaux de ligne, assez vaste pour une escadre entière. Elle fait face à la rade de la Ciotat, dont elle est éloignée de dix milles, et, comme leurs expositions sont opposées, elles se complètent réciproquement. Les vents d’ouest, qui empêchent d’aborder à la Ciotat, poussent naturellement les navires à Brusc, et les vents d’est, qui leur interdisent l’accès de Brusc, les conduisent à la Ciotat. Il ne manque à la rade de Brusc qu’une communication facile avec celle de Toulon, dont elle n’est pourtant séparée que par un isthme de moins de deux lieues.

Ainsi, sur un espace de douze lieues à partir du cap qui ferme à l’est le golfe de Marseille, se trouvent les abris de l’île de Jarre, du golfe de Cassis, de la Ciotat, de Bandol, de Saint-Nazaire et de Brusc. Aucun d’entre eux, il est vrai, n’est sorti des mains de la nature tel que nous pourrions le désirer ; mais il n’en est aucun à la force et à la sûreté duquel l’art ne puisse ajouter beaucoup. Pour les porter au degré de perfection dont ils sont susceptibles, de grandes dépenses sont encore nécessaires ; le pays se les imposera volontiers, car il comprend mieux chaque jour la haute position qu’ont à prendre dans la Méditerranée son commerce et sa politique ; il sent que chaque pierre qu’on pose sur ce rivage ajoute à la puissance de la France entière. On se tromperait d’ailleurs, en mesurant les travaux à exécuter entre Marseille et Toulon, et à la Ciotat en particulier, sur l’importance maritime de ces parages à l’époque de la guerre continentale : depuis lors, bien des choses y sont changées. En 1792, l’année qui précéda la guerre avec l’Angleterre, le mouvement du port de Marseille fut entrées et sorties comprises, de 5,059 navires et de 684,180 tonneaux, et il n’est pas nécessaire de dire si, de 1793 à 1815, il tombait au-dessous de ce chiffre : il excède aujourd’hui 18,000 navires et 2 millions de tonneaux, et doublera probablement avant qu’il soit vingt ans. La supériorité de valeur des bâtimens à vapeur ajoute à la nécessité des précautions à prendre pour la conservation du matériel. D’un autre côté, sous l’empire, l’Algérie ne nous donnait pas à exploiter et à défendre, en face des côtes de Provence, une nouvelle étendue de 250 lieues de côtes, et les ports que nous creusons en Afrique doivent, aussi bien que les chemins de fer que nous ouvrons dans notre intérieur, réagir sur le développement de nos ports de la Méditerranée. Enfin le mouvement naval ne sera pas toujours le seul à protéger le long de la côte que nous venons de parcourir : un jour, qui n’est pas loin peut-être, le chemin de fer de Marseille à Toulon passera sur les quais de la Ciotat, de Bandol, de Saint-Nazaire, et cette ligne acquerra, en temps de guerre, une importance proportionnée à celle des opérations dont Toulon sera le foyer. Le passage de la Ciotat doit être le pivot de sa défense ; il serait son point le plus vulnérable, si la place et la rade étaient laissées dans leur état actuel. Tandis que les intérêts à sauvegarder prennent de telles proportions, les moyens d’attaque grandissent, et la machine à vapeur introduit dans la tactique navale un élément dont la puissance n’était pas soupçonnée il y a trente ans. Les moyens de défense doivent se mettre à leur niveau.

Par un concours de circonstances peu commun, même dans les mesures qui ont la navigation pour objet, il n’est aucun des travaux à exécuter sur cette partie de la côte qui ne desserve à la fois de grands intérêts commerciaux et de grands intérêts militaires, et, quand les industries de la paix profitent de toutes les dépenses faites pour la guerre, il est permis d’entreprendre avec confiance.

Le cap Sicié, avec ses roches abruptes, ses crêtes sourcilleuses, enveloppe la rade de Toulon comme une immense fortification. Derrière ce rempart formidable, tout change d’aspect ; les pavillons étrangers s’y montrent à peine, et la marine marchande s’y efface devant la marine militaire.

J.-J. Baude.

  1. Abrégé des services du maréchal de Vauban, fait par lui en 1703, publié par M. Augoyat, colonel du génie.
  2. Gallula Roma Arelas, disait Ausone au IVe siècle.
  3. Siccome ad Arli, ove ’l Rodano stagna,
    Fanno i sepolcri tutto ’l loto varo…
    DANTE, Inferno, c. IX.
  4. Le grand axe a 140 mètres, le petit 103 ; les arcades sont au nombre de 60, et 25,000 spectateurs peuvent tenir sur les assises ; c’est le double de la population actuelle de la ville.
  5. La 6e légion était établie à Arles (C. Plin., v. 4.) ; mais peut-être était-elle de celles qui ne possédaient pas un seul soldat qui fût Romain de naissance.
    La ville d’Arles fit, en 1683, hommage de sa Vénus à Louis XIV ; il la fit placer à Versailles, d’où elle est venue au Louvre. La ville n’en possède qu’un mauvais plâtre, en attendant le bronze que lui devrait la direction des beaux-arts.
  6. La statue de ce nom a été trouvée en 1651 dans une fouille faite au théâtre d’Arles : on la croit copiée d’un bronze de Praxitèle. Les mutilations qu’elle a subies, et dont la plus regrettable est celle des bras, sont la suite d’un accès de ferveur dans lequel les nouveaux chrétiens d’Arles renversèrent, au IIIe siècle, toutes les images païennes qui décoraient leurs murs. La Vénus tenait de la main gauche un miroir, et, cette donnée admise, son mouvement est plein de grace et de coquetterie. En la restaurant avec un médiocre bonheur, on ne lui a pas rendu cet accessoire, et, faute d’être expliquée, l’attitude parait fausse et maniérée.
  7. Lettres-patentes de 1642.
  8. Memorie sut bonificamento delle maremmeToscane ; 1 vol. in-8o, et un atlas in-folio. Florence, 1838.

  9. Travaux de Grossetto et de Castiglione 2,835,624 fr. 12 cent.
    - de Piombino 508,233 fr. 60
    - de Scarlino 423,607 fr. 80
    Logemens, hôpitaux, magasins 542,018 fr. 40
    Indemnités et frais judiciaires 450,329 fr. 88
    Administration 516,185 fr. 88
    Diverses 16,723 fr. 12
    Total 5,292,722 fr. 80
  10. Qual dolor fora, se degli spedali,
    Di Valdichiana, tra ’l luglio e ’l settembre,
    E di Maremma, e di Sardigna i mali
    Fossero in una tossa tutti insembre…
    DANTE, Inferno, c. XXIX.
  11. Naves longas Arelate, numero duodecim facere instituit. (De Bello civili , I, 12.)
  12. Extrait des documens publiés par l’administration des douanes pour l’année 1844 :
    Tonnages total Tonnage étranger
    Marseille 2,046,842 861,953
    Le Hâvre 1,163,109 426,201
    Bordeaux 737,033 164,449
    Rouen 682,494 125,546
    Nantes 394,673 69,154
    Cette 352,623 65,925
    Boulogne 285,134 170,444
    Dunkerque 214,051 46,884
    Toulon 200,360 25,108
    Arles 198,347 335
  13. Oisivetés de M. de Vauban, ou Ramas de mémoires de sa façon sur différens sujets, t. I. — Mémoire sur le canal de Languedoc.
  14. La question que je ne fais ici qu’indiquer a été traitée avec beaucoup de savoir et de sagacité par M. Alphonse Peyret-Lallier dans deux mémoires intitulés, l’un : Études sur le port d’Arles et sur la navigation du Rhône entre Lyon et la mer (1844) ; l’autre : Les Chemins de fer et les Bateaux à vapeur du Rhône. — De l’Avenir commercial du port d’Arles, du port de Bouc et de l’étang de Berre au moyen des relations à établir entre ces ports du Rhône par les canaux maritimes du Rhône à Bouc et des Martigues (1845). Il est difficile de réunir plus de faits instructifs que ne l’a fait l’auteur.
  15. Tableau de la Navigation intérieure de la France, annexé au rapport du ministre de l’intérieur du 16 août 1820. In-4°. I. R. 1820.
  16. Une carte de la mer de Berre et de ses alentours a été publiée en 1843 par MM. de Gabriac, ingénieur des ponts-et-chaussées, et Robert, capitaine du bateau à vapeur l’Entreprise. Au mois d’octobre 1844, M. le baron de Mackau a ordonné le lever d’une carte hydrographique de cette même mer : ce beau travail est terminé et sera publié pour l’époque où le bassin qu’il représente sera ouvert à la navigation générale.
  17. Procès-verbal contenant l’état véritable auquel sont de présent les affaires maritimes de la côte de Provence, par Henri de Séguiran, délégué du cardinal de Richelieu en 1633. (Manuscrits de la Bibliothèque royale, n° 1037.)
  18. Enquête déposée aux archives de la chambre des députés.
  19. Voir le rapport du 30 avril 1844 de M. d’Angeville à la chambre des députés sur le projet de loi relatif à l’amélioration des ports, la discussion qui a suivi, le rapport du 22 juin suivant de M. le baron Charles Dupin à la chambre des pairs, l’enquête faite à Bouc et aux Martigues par M. Nonay, capitaine de vaisseau.
  20. Cette navigation étant intérieure n’est pas mentionnée dans les états des douanes. Le relevé en a été fait par M. de Gabriac, ingénieur des ponts et-chaussées.
  21. Population fixe : 167,872 ames.
    Collèges, hospices, prisons, inscription maritime, garnison : 15,314
  22. Le mouvement du commerce extérieur a été en 1845à Marseille, de 1,303,706 tonn., à Bordeaux, de 278,720.
  23. D’après les comptes de 1845, les paquebots du Levant et de Corse réunis (les dépenses étant confondues, il n’est pas possible de les distinguer) ont coûté pendant cet exercice : 4,364,110 francs. Ils ont rendu : Ceux du Levant : 941,508 francs. Ceux de Corse : 87,720 ; pour un total de 1,029,228 francs. Dans cette perte de 3,334,882 francs n’est pas comprise la dépréciation d’un matériel naval reconnu impropre à la guerre, et pour l’acquisition duquel il a été alloué, par les lois des 2 juillet 1835 et 14 juin 1841, une somme de 13,377,660 francs.
  24. Ce marché, en date du 25 mai 1843, est celui de la compagnie Bazin. Pour 84,000 fr. par an, elle fait tous les dix jours un voyage de Marseille à Alger et retour ; elle porte la correspondance et met gratuitement à la disposition du ministre de la guerre, pour 61,520 francs de places de voyageurs. Les paquebots de la compagnie Bazin sont beaucoup plus rapides que ceux de l’état.
  25. Le Havre possède 346 navires formant… 64,555 tonneaux.
    Nantes - - 555 - -… 62,205
    Bordeaux - - 361 - -… 60,528
  26. … Ad nostras naves procedunt, quibus pruaerat D. Brutus. Hae ad insulam quae est contra Massiliam stationem obtinebant. (De Bello civili, I, 56.)
  27. Elle a été décidée par une ordonnance du 5 juin 1821. La digue et les quais ont coûté 1,730,000 fr., l’hôpital 638,000 fr., et sur ces 2,368,000 fr. la ville et la chambre de commerce de Marseille ont fourni un million.
  28. Les îles de Pomègue et de Ratonneau ont chacune 2,700 mètres de longueur sur environ 250 de largeur moyenne : ainsi, leur superficie est de 135 hectares. Le Frioul est à 4,500 mètres ouest sud-ouest du port de Marseille.
  29. Les valeurs en entrepôt à Marseille au 31 décembre 1844 s’élevaient à : 56,802,966 francs. Il y en est entré pendant l’année 1845 pour 234,699,187. Total : 291,502,153 francs.
    Il a été retiré pendant l’année 231,655,430. Il restait au 31 décembre : 59,846,723 francs.
    (Administration des douanes.)
  30. Les digues de Henlopen, construites sur le principe de celles de Cherbourg, ont en tout 1,557 mètres de longueur ; elles ont été exécutées de 1829 à 1835, et l’espace mis à couvert est de 120 hectares.
  31. Ce fait d’armes a passé inaperçu au milieu de l’éclat des batailles de l’empire. Il n’est pas dans les tendances de la Revue des Deux Mondes d’admirer les guerres d’invasion ; mais tout ce qui tient à l’inviolabilité du territoire est empreint d’un caractère sacré, et l’on nous saura gré de tirer de la poussière des archives le rapport officiel fait au ministre de la guerre le surlendemain de l’événement. On cite avec admiration sur la côte de Provence ce combat dont la perte eût entraîné de si terribles conséquences ; mais, à la Ciotat même, les noms de ceux qui le dirigèrent sont oubliés : la reconnaissance du pays saura maintenant où les chercher.
    « Marseille, le 3 juin 1812.
    « J’ai à rendre un compte détaillé à votre excellence de l’affaire qui a eu lieu à la Ciotat, le 1er  de ce mois.
    « A deux heures du matin, cinquante-quatre embarcations ennemies s’avancèrent sur l’île Verte pour y tenter un débarquement. Quelques canonniers et ouvriers d’artillerie qui s’y trouvaient leur opposèrent résistance, et l’amiral fit signal à ses embarcations de se rallier. M. Bellanger, chef de bataillon du 1er régiment de ligne, fit passer de suite à l’île Verte un détachement de soixante-dix hommes de son régiment, commandé par M. le lieutenant Roche. M. de Champeaux, commandant la station de la marine, y joignit quarante hommes du 2e régiment d’artillerie de marine, commandés par M. le lieutenant Gérin.
    « Neuf vaisseaux s’approchèrent, et, par un feu continuel, protégèrent le débarquement de plusieurs chaloupes qu’on n’avait point encore aperçues, et l’ennemi parvint à mettre trois cents hommes à terre, qui gagnèrent les hauteurs pour s’en emparer ; mais nos troupes qui s’avançaient les rencontrèrent. Bientôt une vive fusillade s’engagea, et, la baïonnette aux reins, les Anglais furent repoussés et poursuivis jusqu’au bout de l’île, où ils se jetèrent à la hâte dans leurs chaloupes, traînant après eux plusieurs morts et blessés.
    « Dans le même moment que le débarquement s’opérait à l’île Verte, douze embarcations se présentèrent devant le poste du Sec, à environ une demi-lieue de la Ciotat, où se trouvait un bivouac de quinze hommes, commandé par le jeune Dérivaux, sergent au 1er régiment de ligne. Nul doute que le projet de l’ennemi ne fût de forcer ce poste, tourner la batterie de Mathelas et entrer à la Ciotat pour y brûler et détruire notre convoi, les bâtimens de l’état et les chantiers de constructions ; mais le brave Dérivaux sut si bien placer sa petite troupe et diriger son feu, que l’ennemi ne put parvenir à mettre un seul homme à terre.
    « Les Anglais, se voyant repoussés de tous côtés, rappelèrent leurs embarcations et reprirent le large. Dans cette affaire glorieuse, canonniers-garde-côtes, marins, soldats de l’armée de terre, tous ont rivalisé de zèle et de courage. On en doit le succès à la parfaite harmonie des autorités militaires, maritimes et civiles, aux sages dispositions qu’ont prises M. le chef de bataillon Bellanger, M. de Champeaux et M. Sarrazin, capitaine de canonniers-garde-côtes commandant l’artillerie, au talent du lieutenant Roche, à l’intrépidité et au courage du sergent Dérivaux.
    « L’ennemi a honteusement abandonné ses projets, après avoir reçu plusieurs boulets à bord et deux bombes. Il a eu deux chaloupes coulées. De notre côté, trois jeunes conscrits du 1er régiment ont été blessés, et le lieutenant Gérin, commandant l’artillerie de marine, a reçu deux coups de feu dont il est dangereusement blessé.
    « Le général commandant la huitième division militaire,
    « FÉLIX DUPUY. »