Les Côtes de France/03
La route de Toulon, que nous avons quittée à Aubagne, passe, pour gagner Cujes, de la vallée de l’Huveaune dans un bassin fermé de tous côtés, comme le lit d’un ancien lac. Les eaux de plusieurs torrens s’y réunissent dans des bas-fonds marécageux, et s’écoulent avec lenteur par des crevasses souterraines sujettes à s’engorger. On espère en accélérer la fuite par quelques travaux superficiels, et se dédommager de la dépense par la mise en valeur d’une centaine d’hectares de bon terrain. Une galerie de 1,600 mètres aboutissant à l’affluent de l’Huveaune, le plus voisin, délivrerait le pays de ces eaux croupissantes ; mais on se garde d’entreprendre, pour la salubrité d’une commune de deux mille ames, ce qui se ferait sans hésitation pour l’exploitation de la moindre mine.
Au sortir de Cujes, la route franchit par des rampes rapides des crêtes élevées d’où elle redescend dans la belle vallée du Beausset ; elle s’enfonce ensuite dans cette gigantesque fissure de terrain connue sous le nom de Gorges d’Ollioule, et y dispute au torrent l’étroit passage que sent entre eux des escarpemens à pic. A Ollioule, elle débouche dans la plaine et se met à côtoyer le pied de la montagne ; la rade Toulon se déploie sur la droite, entre les coteaux verdoyans au-dessus desquels s’élève le cap Sicié, et la haute mer se montre par échappées. C’est ici le commencement de cette zone fortunée qui, abritée nord par la chaîne de l’Estrelle, baignée dans ses profondes dentelures par les flots de la Méditerranée, s’étend jusqu’à la vallée du Var. Plusieurs années se passent quelquefois sans que la terre y ressente les rigueurs de l’hiver ; l’olivier garnit les moindres creux de ses rochers ; les cactus et les palmiers de l’Afrique se sentent à peine dépaysés à côté des orangers de ses jardins. La mer n’est pas, sur cette lisière, moins propice au marin que la terre au cultivateur, et de Toulon au Var s’ouvre une succession de rades dont la moindre est préférable à la meilleure qu’offre, d’Alexandrie à Ceuta, la côte d’Afrique tout entière.
Que Toulon ait été fondé par Telo Martius ou par tout autre Romain, il ne paraît pas que les anciens aient soupçonné l’importance moderne de cette position. De petits ports suffisaient à de petits navires, dont la plupart pouvaient se tirer à terre. Il fallait la grandeur de nos constructions navales pour donner aux abris qui les reçoivent tout leur prix, et la véritable histoire des ports de guerre actuels ne commence pas avant l’organisation des marines militaires permanentes.
Le dépôt de la marine possède une collection de plans du port et de la rade de Toulon qui remonte au temps des Valois. Malheureusement les plus anciens ne sont pas datés, et l’ordre chronologique dans lequel on a pu les ranger laisse subsister quelque incertitude sur l’époque précise à laquelle chacun se rapporte. Le premier de ceux-ci n’est pas antérieur au règne de François Ier, puisque la Grosse-Tour fondée par Louis XII y est portée. Achevée sous le règne suivant, cette tour a le cachet de l’architecture militaire du temps, et semble sortie des mêmes mains que celle du Hâvre. Le nom de la ville est écrit sur ce plan THOLLON. Le port n’est point fermé ; un quai en ligne droite, évidemment compris dans celui d’aujourd’hui, constitue tout l’établissement maritime. Sur cette ligne prise pour base, la ville forme un rectangle imparfait de sept hectares à peine ; elle est enveloppée d’une muraille et d’un fossé dont l’emplacement se reconnaît dans la courbure du cours actuel. Tel était le Toulon qui fut pris en 1524 par le connétable de Bourbon, et en 1536 par Charles-Quint lui-même.
En continuant la lutte de François Ier contre la maison d’Autriche, Henri IV comprit que Toulon était le pivot de la défense de la Provence et le foyer de notre influence militaire dans la Méditerranée. Il fit faire la darse vieille d’aujourd’hui, dont l’étendue est de quinze hectares ; le grand quai s’allongea sur une ligne droite de 650 mètres ; l’étendue de la ville fut portée à 24 hectares et entourée d’une enceinte munie de cinq bastions : ceux qui flanquent de gauche et de droite la porte d’Italie sont un reste de cette ancienne fortification. L’arsenal maritime ne fut pas encore créé : on sait qu’à cette époque les escadres se composaient de bâtimens marchands armés en guerre.
Vauban visita pour la première fois Toulon en 1669 ; il avait trente-six ans, et n’était encore que capitaine. Louis XIV venait de confier à Colbert, déjà contrôleur-général des finances, le département de la marine. La flotte allait donc prendre des dimensions avec lesquelles la darse de Henri IV n’était pas en harmonie ; il fallait des chantiers, un arsenal, des bassins, pour les escadres que Vivonne, Tourville, Duquesne, devaient commander. Vauban étudia, dans ce premier voyage, les projets de ces vastes travaux, et, depuis ce jour jusqu’à sa mort, Toulon ne cessa pas un instant d’être un des principaux objets de ses préoccupations. Il creusa la darse neuve dans le marécage de Castigneau, remblaya avec les terres qu’il en tira l’emplacement de l’arsenal, contruisit les quais, les ateliers, les magasins ; enfin il enveloppa le nouvel établissement maritime et la ville agrandie dans l’enceinte qui devait soutenir les siéges de 1707 et de 1793.
Ce grand homme fermait les yeux le 13 mars 1707, quatre mois avant le jour où le prince Eugène et le duc de Savoie devaient passer le Var. Il vivait donc assez pour assister à la réalisation de ses prévisions sur l’issue de la politique fatale suivie par Louis XIV vis-à-vis de la maison de Savoie[2], et mourait trop tôt pour voir l’entreprise des ennemis de son pays échouer au pied des remparts qu’il avait élevés.
L’année 1707 commençait en pleine guerre de la succession : l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande et la Savoie formaient contre la France épuisée une redoutable coalition ; le prince Eugène commandait les forces réunies en Piémont, menaçant à la fois les parties de l’Italie soumises à l’Espagne, la Provence et le Dauphiné. Une flotte anglo-hollandaise était maîtresse de la Méditerranée. Fidèles à la politique d’asservissement de l’Italie, l’empereur Charles VI et le conseil aulique voulaient qu’on marchât droit sur Naples ; le duc de Savoie, Victor-Amédée II, entendait avant tout recouvrer la Savoie et le comté de Nice que nous occupions, il rêvait en outre le démembrement à son profit des provinces voisines ; mais l’Angleterre mit un terme à toutes les hésitations. Appuyés par les états-généraux de Hollande, les ministres de la reine Anne représentèrent impérieusement que les subsides au moyen desquels se faisait la guerre venaient de la Grande-Bretagne ; que, puisqu’elle payait, ses avis devaient prévaloir ; qu’il fallait, dans l’intérêt de tous les coalisés, commencer par ruiner notre marine et notre commerce dans la Méditerranée, et, pour cela, nous prendre Toulon. Soit haine de Louis XIV, soit sympathie pour l’agrandissement de sa maison, le prince Eugène penchait pour ce parti. Une lettre du maréchal de Tessé, datée de Suse, le 4 mai, donna le premier avis des véritables projets des coalisés[3].
Les correspondances du temps font voir dans quel dénûment profond ces événemens saisissaient notre pays ; mais elles témoignent aussi que l’énergie du gouvernement et de la nation fut encore plus grande que le danger, et, comme dans les grands jours de la révolution, elles vainquit la fortune jalouse.
Tout manquait, les armes, les munitions, l’argent. La ville d’Arles s’étant procuré 1,500 fusils pour sa défense, on lui en prit 1,300 pour armer les troupes de ligne. Dès le 17 janvier, le ministère prévenait M. Lebret, intendant de Provence, qu’il n’avait à compter sur aucun envoi de fonds du trésor, et l’invitait à faire, pour les besoins les plus urgens, un emprunt de 500,000 francs, à l’intérêt de 10 pour 100 ; la négociation n’ayant pas réussi, on l’autorisait à offrir 14 pour 100, et si la garantie de l’état n’est pas trouvée suffisante, lui disait le ministre avec une noble confiance, vous vous engagerez personnellement. M. Lebret s’engageait sans demander d’autres explications. Il faisait plus il portait à la monnaie son argenterie et celle de son père, président au parlement d’Aix, alors absent. Ces exemples étaient suivis avec l’impétuosité que portent les Provençaux dans les bonnes et dans les mauvaises choses ; gentilshommes, bourgeois, paysans, magistrats, clergé, peuple des villes, tous luttèrent de vigueur et de dévouement : les évêques de Riez et de Senez s’épuisèrent à procurer des blés à l’armée, les communes à nourrir les soldats. L’homme qui, avec M. Lebret, contribua le plus à imprimer ce mouvement fut le comte de Grignan, gendre de Mme de Sévigné : Provençal lui-même, exerçant un commandement dans le pays, il parlait le langage qui convient à ses compatriotes et souleva ces bandes de partisans qui, répandus sur les flancs, à la suite et quelquefois en tête de l’ennemi, fusillaient impitoyablement ses fourrageurs, ses pillards, ses traînards, et contribuèrent puissamment à sa défaite, Une troupe d’entre eux poussa l’audace jusqu’à enlever le drapeau d’un régiment piémontais et pria le maréchal de Tessé de l’offrir au roi. A l’approche de l’ennemi, les paysans retirèrent leurs approvisionnemens dans les montagnes et brûlèrent les meules de fourrage et les denrées qui ne pouvaient pas s’emporter. Ainsi, dans leurs marches du Var à Toulon et de Toulon au Var, le prince Eugène et le duc de Savoie purent se dire de la Provence ce que le cardinal Dubellay disait à François Ier du Roussillon : que c’était un pays d’où l’on était chassé par les armes si l’on était en petit nombre, et par la faim si l’on était en force.
Tel était l’état moral de la province, lorsque, le 11 juillet, l’armée coalisée, forte de 45,000 hommes, passa le Var ; son matériel de siège était embarqué sur la flotte anglo-hollandaise, composée de 106 voiles, et celle-ci devait régler sa marche sur celle des troupes de terre. On savait que Toulon était sans garnison, sans flotte, que les seules troupes qui pussent le secourir étaient disséminées à de longues distances ; la possession de ce but des opérations de la campagne était donc le prix de la course. Le prince Eugène le sentait bien ; il voulait se porter rapidement sur la place, faire un débarquement à l’ouest, c’est-à-dire à Saint-Nazaire ou dans la rade même, alors fort mal défendue, s’établir entre la ville et les troupes envoyées à sa défense, et prendre celle-ci à revers avant que les moyens de résistance y fussent organisés. Envoyant, dans les récits et les correspondances du temps, quels prodiges d’activité il fallut au maréchal de Tessé pour arriver à Toulon avant l’armée ennemie, on frissonne de ce qui serait arrivé, si le plan du prince Eugène avait prévalu. Les rapports de M. de la Blottière, commandant le génie dans la place, établissent que si les Impériaux se fussent présentés le 20 juillet, comme ils l’auraient pu, elle était infailliblement prise. Heureusement le prince Eugène n’était pas seul ; il ne pouvait agir ni sans le duc de Savoie, qui faisait la campagne comme général et comme souverain, ni sans l’amiral anglais Showel, qui commandait la flotte. La mollesse et l’incapacité de l’amiral firent perdre quatre jours après le passage du Var ; le duc de Savoie fut arrêté toute une journée devant Cannes par M. de Lamothe-Guérin, commandant de Sainte-Marguerite, et en passa deux à Fréjus à préparer sa future souveraineté sur le pays : les Impériaux ne furent, en un mot, devant Toulon que le 26. Ils s’attendaient à trouver la place dégarnie, et leur surprise fut grande en apercevant 20,000 hommes établis au nord des remparts, dans le camp retranché de Sainte-Anne. Le maréchal de Tessé avait fait arriver à marches forcées dix-neuf bataillons le 23 et dix autres le 25 ; les retranchemens avaient été faits en trois fois vingt-quatre heures ; tout le monde y avait mis la main ; on portait les drapeaux sur les travaux, comme pour un combat, et les officiers-généraux eux-mêmes ne les quittaient ni jour ni nuit. Dans la ville et dans le port, l’activité n’était pas moindre que dans le camp ; les habitans dépavaient les rues, faisaient des réservoirs et se préparaient pour un bombardement ; la marine armait les remparts avec l’artillerie des vaisseaux ; il semblait que ce fût la foire aux canons, tout matelot devint canonnier et jamais on ne vit artillerie si bien servie[4]. Toulon était donc sauvé, et avec Toulon toute la Provence, tout notre commerce et toute notre marine de la Méditerranée.
Les jours suivans furent marqués par une suite de combats partiels : l’ennemi occupa Faron, prolongea sa gauche sur les hauteurs de la Malgue, qui n’étaient point alors fortifiées, et détruisit le fort Saint-Louis ; mais des avantages de détail ne faisaient pas illusion à l’œil exercé du prince Eugène, et il montra plus d’une fois le dépit qu’il éprouvait de voir la marche des opérations compromise par le partage du commandement : il avait demandé au maréchal de Tessé un surtout de table, et celui-ci lui ayant écrit que, ce meuble ne pouvant pas être prêt avant un mois, il le priait de lui dire où l’on devrait le lui faire tenir, le prince répondit, en remerciant, qu’on le lui envoyât à Turin. M. de Tessé était, du reste, en vrai chevalier français, plein d’attentions délicates pour son illustre antagoniste, et il lui faisait porter chaque matin quatre charges de glace. Ayant enfin réuni toutes les troupes qu’il pouvait attendre, et se fiant à leur valeur morale pour compenser l’infériorité du nombre, le maréchal résolut d’en finir. Le 15 août, à quatre heures du matin, il attaqua sur toute la ligne ; les chances du combat furent balancées jusqu’au moment où notre infanterie, cessant tout à coup son feu, fit une charge générale à la baïonnette, renversa tout devant elle, incendia les fascinages des assiégeans et bouleversa tous leurs travaux. Les actes de pillage et de barbarie commis autour de la ville par l’ennemi avaient tellement exaspéré la population, que les femmes apportaient à boire aux soldats au milieu du feu, et que des bandes d’enfans achevaient à coups de pierres les blessés sur lesquels avaient passé nos bataillons. Si le maréchal de Tessé avait eu une cavalerie suffisante, la destruction de l’armée impériale eût probablement suivi cette journée ; l’ennemi n’en attendit pas la fin pour commencer sa retraite, et, quinze jours après, il repassa le Var.
Deux personnes seulement s’isolèrent au milieu de cet élan général l’une était un négociant de Nîmes, qui cherchait à faire insurger les Cévennes, et dont la correspondance avec le duc de Savoie fut saisie ; l’autre était l’évêque de Fréjus, qui reçut ce prince comme si la Provence lui eût déjà appartenu[5]. Elles reçurent des prix fort différens de leur conduite : le négociant, nommé Grizoles, fut roué vif, et l’évêque devint précepteur du dauphin, puis premier ministre et cardinal. Ne fut-ce là qu’un de ces caprices aveugles avec lesquels la fortune distribue souvent les châtimens et les récompenses ? Je ne sais ; mais si, comme le raconte M. de Saint-Simon[6], le duc de Savoie prit l’évêque pour une dupe, il ne l’était assurément pas moins, lui qui, perdant à entendre des Te Deum et à recevoir des coups d’encensoir les quarante-huit heures dont dépendait le sort de Toulon, risquait cette conquête pour le plaisir de faire celle de M. l’abbé de Fleury. En retenant le prince par des cajoleries qui n’avaient, il est vrai, rien de fort digne, l’évêque contribua par le fait au succès de nos armes, et ce fut probablement ce qui le raccommoda plus tard avec le roi. D’après sa conduite ultérieure à la tête des affaires, il est présumable qu’en 1707 il savait fort bien le tort que son hospitalité faisait au duc de Savoie, et s’arrangeait de manière à ce que celui-ci se crût son obligé s’il réussissait : pour un prélat qui ne se savait pas encore destiné à devenir ministre, ce n’était pas trop mal manœuvrer.
Le parti qu’avait tiré l’assiégeant des hauteurs de la Malgue détermina la construction du fort qui les occupe aujourd’hui. On mit la main à l’œuvre en 1708, mais bientôt après abandonnés, repris en 1745, abandonnés de nouveau, les travaux n’ont été terminés qu’en 1764. Les ingénieurs ne considèrent point le fort de la Malgue comme un ouvrage parfait ; ils lui reprochent surtout d’être commandé du côté de l’est par un plateau qu’il est question d’abaisser. Pendant les préparatifs de la campagne de 1746, le maréchal de Belle-Isle couvrit le nord de la place et en augmenta beaucoup la force par l’établissement du camp retranché de Sainte-Anne. On se crut, à cette époque ; à la veille d’un nouveau siège ; mais les Autrichiens ne dépassèrent pas le Luc. Cette position est très forte ; ils la gardèrent plusieurs mois, menaçant à la fois Toulon, Aix et Marseille. Le général Sébastiani, qui, pendant son commandement de la 8e division militaire, a fait une étude approfondie des ressources défensives du pays, passe pour avoir particulièrement signalé les avantages stratégiques de cette position et les mesures à prendre pour en assurer la possession à nos armées.
La Provence est un pays où l’on ne sait prendre avec calme aucun événement, et où les impressions sont aussi mobiles qu’impétueuses ; mais dans les aberrations les plus étranges, dans les excès les plus déplorables, on y conserve presque toujours un sentiment très vif de nationalité. Ce caractère a manqué au plus grand événement dont Toulon ait été le théâtre : quelques traîtres qui se trouvèrent, en 1793, à la tête des affaires de la ville et de la marine, parvinrent, en trompant le peuple[7], et malgré la résistance des matelots de la flotte, à livrer la ville aux Anglais. Ils ont eux-mêmes pris soin, dans un temps où l’on exploitait de pareils souvenirs, de constater leur infamie dans un livre presque officiel[8], où l’on dit l’armée ennemie pour désigner les troupes françaises, et où l’on glorifie les sentimens de ceux qui, au moment de la trahison, se déclaraient unis de cœur et d’esprit aux Anglais et aux autres puissances coalisées[9].
Le 28 août, l’amiral Hood, commandant en chef les forces britanniques, espagnoles, piémontaises et napolitaines, appelé par les autorités locales, prit possession de la place et de ses dépendances. Il occupa la ville avec 5,000 hommes, les forts environnans avec 10,450, et forma dans ses équipages un corps de débarquement de 4,000 hommes. Comprenant que la possession de la ville était subordonnée à celle de la petite rade, et celle de la petite rade à celle des deux promontoires correspondans qui la ferment au sud, ce fut là surtout qu’il se fortifia. Sur celui de l’est, 4,000 hommes gardaient la Grosse-Tour, le fort de la Malgue et l’espace intermédiaire ; à l’ouest, une redoute, surnommée le Petit-Gibraltar, à cause de sa force, couronna la hauteur de Caire, au-dessous de laquelle les forts de l’Éguillette et de Balaguier croisent leurs feux sur toute la passe : 2,050 hommes défendaient cette position ; l’artillerie des vaisseaux appuyait les mouvemens des troupes de terre, et l’intrépide commandant Féraud, que l’ardeur de son royalisme avait jeté dans les rangs des ennemis de son pays, s’avançait avec une flottille de canonnières dans les parties de la baie de la Seyne où les vaisseaux ne pouvaient pas pénétrer. Telles étaient les dispositions formidables que nos discordes civiles et les dangers des autres frontières avaient donné aux Anglais le temps de prendre.
Dès le mois de septembre, le général Carteaux les chassait des Gorges d’Ollioule, et le général Lapoype, détaché de l’armée d’Italie, les isolait du côté du nord-est, en s’établissant à la Valette et à Solliès. Bientôt le brave Dugommier prenait le commandement en chef ; le matériel de siège se réunissait à grand’peine, et le comité de salut public envoyait à l’armée un plan d’attaque méthodique rédigé par le comité des fortifications. Vauban a mis au rang des sciences exactes l’art d’attaquer et de défendre les places, et les chances d’un siége se calculent avec le même degré de certitude que les effets d’une machine. Le plan du comité du génie assurait infailliblement la reprise de Toulon ; mais, indépendamment des lenteurs de l’exécution, il n’épargnait à une ville française et à notre plus riche arsenal maritime aucune des horreurs ni des pertes qu’entraîne un siége régulier ; il ne nous rendait Toulon qu’après en avoir fait un monceau de décombres. Un jeune homme qui commandait en second l’artillerie sut conjurer ce malheur et réserver aux Anglais tous les désastres dont la ville était menacée.
J’ai eu la bonne fortune d’accompagner le colonel Picot, directeur des fortifications de Toulon, sur les chemins mêmes par lesquels le commandant Bonaparte conduisit nos soldats, quand il leur fit reprendre Toulon, en lui tournant le dos. A l’aspect des lieux et aux explications d’un guide aussi sûr que le mien, la justesse et la puissance de la combinaison deviennent si frappantes de clarté, que, pour comprendre comment d’autres idées ont pu se présenter aux esprits, il faut se souvenir de la découverte de l’Amérique et de l’œuf de Christophe Colomb.
Dans une lettre adressée d’Ollioule, le 24 brumaire an II (14 novembre 1793), au ministre de la guerre[10], Bonaparte expose son plan dans tous ses détails : « Chasser les ennemis de la rade est, dit-il, le point préliminaire au siége en règle… il serait possible que l’ennemi, étonné, ayant déjà perdu la possession de la rade, craignît d’un moment à l’autre de tomber en notre pouvoir, et se résolût à la retraite. Cela eût été sûr il y a un mois, où l’ennemi n’avait pas reçu ses renforts ; mais aujourd’hui il serait possible que, quoique la flotte fût obligée d’évacuer la rade, la garnison tînt encore et soutînt le siége…
« Nous devons donc distinguer deux périodes différentes dans le siége de Toulon… »
Il poursuit et détermine, avec cette précision de calcul qu’il porta depuis dans de plus grandes opérations, les forces et les travaux nécessaires pour atteindre successivement les deux termes qu’il se propose ; il démontre qu’une fois la presqu’île du Petit-Gibraltar et de l’Eguillette entre nos mains, l’ennemi ne peut plus tenir dans la rade, et revient à plusieurs reprises sur la probabilité que l’expulsion de sa flotte suffira pour nous rendre Toulon ; mais il ne s’en contente pas et ne croit sa tâche remplie qu’après avoir conduit les assiégeans jusqu’au pied de la brèche. En marge de cette pièce sont écrits de la main de Pache, alors ministre, ces mots empreints de la familiarité de langage du temps : — 3e DIVISION. — Examine les propositions de Buonaparte, et procure-lui tous les moïens de faire aller les affaires.
Les affaires allèrent en effet. On commença par s’assurer contre les sorties que pourrait faire la garnison de la place du côté du fort Malbousquet ; puis, la batterie qu’établit Bonaparte au fond de la baie de la Seyne, sur la hauteur de Brégaillon, força les canonnières, les bâtimens légers et les batteries flottantes du commandant Féraud, qui gênaient tous les mouvemens des républicains, d’évacuer la petite rade. Ce point acquis, d’autres batteries furent placées sur les mamelons d’Evesca et de Lambert, voisins de celui de Caire, tant pour contrebattre les feux du Petit-Gibraltar que pour nettoyer ce côté et rejeter les Anglais sur la pente opposée, où les attirait d’ailleurs la protection de leurs vaisseaux. Le moment était venu d’enlever de vive force le Petit-Gibraltar. Le 16 décembre au soir, les troupes se réunirent à la Seyne ; le 17, à une heure du matin, le signal est donné : elles gravissent, par une pluie battante, la pente escarpée au sommet de laquelle la redoute anglaise est armée de 36 pièces de canon ; leur marche est ralentie, mais non pas arrêtée par les difficultés sans nombre répandues sur leurs pas, et par une grêle de balles et de mitraille ; les chevaux de frise sont renversés, les abatis franchis, les canonniers tués sur leurs pièces par les embrasures : le parapet est franchi ; mais en arrière de cette première enceinte s’en trouve une seconde, nos soldats sont deux fois repoussés. Enfin, une troisième attaque, plus furieuse que les deux premières, leur succède ; le capitaine Muiron tourne la redoute et l’escalade du côté de la mer, que ses défenseurs croyaient gardée par leurs troupes : le soleil levant éclaire le drapeau tricolore flottant sur les fortifications anglaises, et voit l’ennemi groupé sur les pentes qui descendent du Petit-Gibraltar aux forts de l’Eguillette et de Balaguier. Les Anglais font dans la journée un effort désespéré pour reprendre leur position ; mais ils sont repoussés avec perte, et le général Victor les chasse à la nuit des deux forts inférieurs, qui, maintenant commandés, ne pouvaient plus rester entre leurs mains. Les vaisseaux des Anglais mouillés dans la rade sont désormais sous le canon des républicains : être coulés ou lever l’ancre, voilà la seule alternative qui leur reste[11].
Le 18, au jour, quelles ne furent pas la surprise et la joie de l’armée en voyant la redoute de Saint-André, les forts des Pomets, de Saint-Antoine ; de Malbousquet, le camp de Saint-Elfe évacués ! La petite rade était couverte d’embarcations qui se croisaient en tous sens, portant précipitamment Anglais, Espagnols, Italiens, et des Français, coupables d’avoir tourné leurs armes contre leur patrie. Quand les vaisseaux furent suffisamment chargés, les Anglais coulèrent les canots qui leur apportaient plus d’hôtes qu’ils n’en voulaient recevoir, et coupèrent à la hache les mains des malheureux qui cherchaient à s’accrocher à leurs navires. Les Espagnols, les Piémontais et les Napolitains, il faut leur rendre cette justice, aimèrent mieux se gêner à bord que de payer de cette manière l’appel qui leur avait été fait.
Le calme de l’air retenait la flotte ennemie immobile, et notre artillerie se hâtait de faire arriver son équipage de siège sur la côte. On attendait le dénoûment de l’action de la veille ; mais le vent s’éleva pendant la nuit. Le 19, la rade était déserte, et l’armée républicaine entra dans Toulon le matin. Les Anglais avaient mis, en partant, le feu à l’arsenal et aux vaisseaux qu’ils ne pouvaient pas emmener ; mais des secours prompts, dans l’administration desquels le bagne fit preuve de dévouement et de résolution, arrêtèrent le désastre. De 41 vaisseaux ou frégates qui se trouvaient dans les darses, 12 seulement furent brûlés et 8 emmenés[12].
En 1811, le fort Napoléon, qu’on aurait mieux fait d’appeler le fort Bonaparte, a été construit au sommet qu’occupaient, en 1793, les fortifications de campagne alors surnommées le Petit-Gibraltar ; les événemens de cette époque en ont surabondamment démontré l’importance, et, tant que ce fort sera dans nos mains, aucun ennemi ne se maintiendra dans la petite rade. Cependant il faut quelque chose de plus pour la mettre à couvert des entreprises des bateaux à vapeur qui pourraient en moins d’une heure incendier au mouillage et dans l’arsenal les vaisseaux en commission et les chantiers. Une attaque par mer est presque toujours inopinée, et celles des Anglais précèdent ordinairement la déclaration de guerre : pour résister aux agressions subites de la nouvelle navigation, Toulon doit donc être mis, du côté de la mer, en état permanent de défense. On verra plus loin quelles mesures sont déjà prises à cet effet.
Dans ses projets sur Toulon, Vauban a embrassé la défense de la place aussi bien que l’établissement de l’arsenal ; mais, dans l’exécution, il s’est beaucoup plus occupé du second objet que du premier. La darse, les magasins, les ateliers qu’il a construits, forment, dans la partie de la place la moins exposée aux attaques extérieures, un ensemble admirablement coordonné et susceptible de s’étendre sans rien perdre de son unité, répondant par conséquent aux besoins du présent avec la prévision de ceux de l’avenir. L’administration de nos jours n’a point compris Vauban ou s’est crue plus sage que lui ; la succursale de quinze cales de construction qu’elle a formée au Mourillon, en dehors des remparts, est séparée de ses magasins par toute l’épaisseur de la ville, et si l’on a cherché la combinaison la moins favorable à l’économie du travail, à la facilité de la surveillance et à la sûreté militaire, on a parfaitement rencontré. De nouveaux agrandissemens sont aujourd’hui résolus, et cette fois on ne suppose même pas qu’on puisse s’étendre ailleurs que sur les terrains limitrophes de l’arsenal. Les projets qu’on étudie seront-ils au niveau des futures destinées de la marine de la Méditerranée ? Les vues de l’administration actuelle devanceront-elles, comme autrefois celles de Colbert, les besoins d’une ère nouvelle ? Il est permis de l’attendre de la maturité des délibérations des conseils de la marine ; déjà ils ont adopté deux projets pour l’agrandissement de l’arsenal et se sont arrêtés à temps dans l’exécution, reconnaissant dès les premiers pas l’insuffisance ou l’imperfection des conceptions qu’on avait d’abord admirées.
Il semble que la première question à résoudre dans de si graves débats est celle de savoir si nous devons ajouter une nouvelle marine à la marine actuelle, conservée dans ses splendides dimensions, ou si celle-ci doit éprouver une transformation complète ou partielle.
Il fut un temps où les galères constituaient presque exclusivement la marine militaire ; ce système d’armement s’est effacé devant les progrès de la construction des bâtimens ronds et surtout devant la supériorité de leur artillerie. Un pays qui se serait obstiné à maintenir ses galères au XVIIIe siècle aurait abdiqué toute sa puissance maritime. L’introduction de l’action de la vapeur dans la navigation serait-elle un fait moins considérable, et la création d’une nouvelle tactique navale n’en est-elle pas la conséquence forcée ? Celui de nos vice-amiraux qui a le plus d’avenir est heureusement celui qui a le plus de prévoyance, et il a jeté de vives lumières sur cette question. Il est permis de considérer après lui un très petit nombre de faits qui sont à la portée de tout le monde : c’est presque toujours à ceux-là que finit par appartenir l’influence prédominante.
Un bateau à vapeur de 450 chevaux est en rade de Toulon ; sa machine est chauffée ; douze cents hommes d’infanterie attendent, le sac sur le dos, sur les quais de l’arsenal ; en moins de trois heures, ils sont installés à bord, et, si le bâtiment accostait facilement le quai, l’embarquement ne durerait pas beaucoup plus qu’une rentrée à la caserne. Soixante heures après, deux bataillons sont sur la côte d’Afrique. Ce qui est vrai d’un bateau et d’un voyage l’est de dix, l’est de vingt. Une flotte à la voile peut-elle arrêter ces troupes de débarquement marchant à la vapeur ? Non. Quelle que soit sa force, les bateaux à vapeur atteindront sans combat, sans difficulté, le but qui leur est assigné, et, après avoir déposé leur chargement, ils reviendront au point de départ, sans courir plus de danger qu’en s’en éloignant. Cet acte si simple, qui s’accomplit tous les jours sous nos yeux, renferme à lui seul toute une révolution dans l’art de la guerre ; il substitue à l’ancien isolement des forces de terre et de mer la connexion la plus redoutable. Qu’on suppose, en effet, vingt bateaux à vapeur à Toulon, tandis que la flotte de Nelson occupe la Méditerranée. Aboukir n’est plus qu’une plage hospitalière ; Malte est ravitaillée ; des communications régulières rattachent l’Égypte à la France. Plus tard, Masséna est secouru dans Gênes, et tous les plans de l’immortelle campagne de Marengo sont changés. N’arrivant jamais à temps sur les lieux où se frappent les coups décisifs, la flotte à voile n’est plus, dans les opérations qu’elle maîtrisait jadis, qu’un élément dont on se dispense de tenir compte, et Nelson n’est dans la Méditerranée que pour être tardivement informé des événemens qui se sont accomplis sans lui.
Il est donc probable que, dans la première guerre dont cette mer sera le théâtre, la victoire dépendra d’une combinaison intime établie entre la force de l’armée de terre et la force navale ; des troupes de débarquement, rapidement portées par la marine à vapeur sur les points stratégiques des côtes de France, d’Afrique, d’Espagne, d’Italie, y trancheront les questions d’une campagne. Quels seront les procédés de cette organisation nouvelle des armées ? Quels changemens introduira-t-elle dans la tactique ? C’est là le secret de l’homme de génie qui maniera le premier cet instrument ; mais, quant aux élémens mêmes de la combinaison, ils sont sous les yeux de tout le monde, ils sont entre les mains de tous ceux qui sont appelés à les employer.
Les bâtimens à voile semblent d’ailleurs atteindre, par les progrès mêmes de leur armement, leur période de décroissance. Des calfats répartis le long de l’œuvre vive d’un vaisseau qui se battait suffisaient naguère à tamponner les voies d’eau percées par les boulets de l’ennemi. Maintenant un seul projectile creux, éclatant sur la ligne de flottaison, ouvre aux eaux un sabord de plusieurs mètres carrés, et le vaisseau coule presque instantanément. Avec des armes si meurtrières, un combat entre vaisseaux ou frégates ne durera pas plus d’un quart d’heure, et les pertes ne se compteront plus par hommes, mais par équipages entiers. Quand des moyens de destruction arrivent à ce point d’aveugle infaillibilité sans conserver la puissance de décider du sort de la guerre, l’avenir ne leur appartient plus. Compromise entre les perfectionnemens de son artillerie et la concurrence d’une marine affranchie des caprices des vents, la marine à voile ne cessera pas de régner sur les mers lointaines, où l’autre aurait peine à la suivre ; mais dans les mers d’Europe, et particulièrement dans la Méditerranée, son importance ne peut manquer d’être fort réduite.
La France n’à point à s’inquiéter de cette tendance. L’infériorité de sa marine à voile vis-à-vis de celle de l’Angleterre est évidente, et ce serait une bien fatale erreur que d’espérer une lutte plus égale de marine à vapeur à marine à vapeur : la supériorité de nos voisins est, sous ce rapport, encore plus grande que sous l’autre ; mais, si les troupes de terre s’introduisent comme élément dans les opérations de la flotte, l’équilibre se rétablit, et nous retrouvons dans nos soldats plus qu’il ne nous manque en matelots. Ajoutons que, sur la Méditerranée, nous sommes chez nous, et que l’Angleterre n’y peut entretenir d’hommes qu’avec une dépense triple de celle que nous coûtent les nôtres.
Si ces faits sont exacts, il importe beaucoup moins aujourd’hui de doubler l’arsenal de Toulon que de le transformer, de demander au pays des sacrifices ruineux que de répartir avec intelligence sur un service qui s’accroît les ressources d’un service qui s’affaiblit. Les dimensions et les dispositions intérieures d’un arsenal doivent, aussi bien que ses approvisionnemens, se régler sur la nature des forces qu’il alimente, et, qu’on veuille bien le remarquer, l’arsenal de la Méditerranée est, à cet égard, dans des conditions fort différentes de celles des arsenaux de l’Océan. Placé sur la mer à la configuration de laquelle s’adapte le mieux la marine à vapeur, il est seul rapproché de nos mines de houille. Il semble donc que, si l’administration de la marine appliquait les ressources variées dont elle dispose aux besoins auxquels chacune s’approprie le mieux, elle fortifierait à Toulon les ateliers de la marine à vapeur et conférerait aux ports de l’Océan une prépondérance marquée pour les constructions de la marine à voile.
Cette disposition aurait, entre autres avantages, celui de permettre de purger l’arsenal de la présence d’un établissement qui en flétrit l’aspect, en contamine les travaux et en compromet la sûreté. On voit qu’il s’agit ici du bagne. A la seule inspection de l’arsenal de Toulon, toute personne familiarisée avec les ateliers ordinaires, et sachant évaluer la capacité de travail des hommes, sera convaincue de la possibilité de s’y passer du concours des forçats. Je m’abstiendrai de dire ici mon sentiment sur le parti que l’administration de la marine tire depuis trente ans des matières qui lui sont confiées, des hommes dont elle dirige les bras ou l’intelligence ; pour le justifier, il faudrait entrer dans des détails qui toucheraient aux causes du contraste qui règne entre l’énormité de ses dépenses et la mesquinerie des résultats obtenus, et ils ne seraient point ici à leur place. Je me bornerai à exprimer la conviction profonde qu’avec une autre organisation du travail, la suppression de tolérances inconnues dans les arsenaux de l’artillerie, et un emploi judicieux de machines très simples, on obtiendrait des ouvriers ordinaires de l’arsenal, sans augmenter leur nombre et en améliorant leur condition, tout ce que la chiourme produit d’utile. Quant à celle-ci, quoique son effectif moyen soit de 3,600 hommes, il serait très facile, comme le démontrera peut-être bientôt la Revue, de l’employer ailleurs à des travaux d’une incontestable utilité.
Toulon n’est pas tout entier dans son arsenal, mais on pourrait presque dire qu’il en vit, et ce grand établissement exerce sur les mœurs, sur les tendances et le mouvement de la population qui l’entoure, une influence dont l’étude serait des plus instructives. Le nombre des habitans semble s’élever ou s’abaisser avec les dépenses de la marine. En 1698, il était de 29,000[13], et au recensement de 1789 de 30,160 ; cela ressemblait à un état normal. En 1801, il est réduit à 20,600 ; c’était un effet naturel des suites de siège et des malheurs de la révolution. Il remonte en 1811 à 28,380, et nous le retrouvons en 1831 de 28,419 ; mais, au recensement de 1816, la commune de Toulon compte :
habitans | |
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Population normale et municipale intrà muros | 39,243
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— — — extrà muros | 6,191
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Militaires, marins inscrits, infirmes des hospices, élèves des collèges, forçats, détenus
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17,507
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Total | 62,941
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On ne saurait admettre que cette population se soit accrue de 121 pour 100 en quinze ans ; il est probable que, dans les recensemens antérieurs à celui de 1831, l’on a tantôt admis, tantôt éliminé le bagne et la garnison. En 1831, on n’a pas fait entrer en ligne de compte cet élément variable, ce qui réduit l’augmentation réelle à 60 pour 100 ; dans cette limite, le mouvement imprimé par l’occupation de l’Algérie et par le développement de notre marine militaire l’explique suffisamment.
Aux 39,243 habitants domiciliés dans la ville proprement dite, on ne saurait ajouter moins de 3,767 individus pour la garnison, les élèves des collèges, les malades aux hôpitaux, les marins, les passagers, toujours si nombreux dans ce pays : à ce compte, 43,000 créatures humaines sont agglomérées entre les murs de l’arsenal et l’enceinte bastionnée, et cet espace est de 32 hectares. La densité de la population y est donc de 1,437 habitans par hectare : elle n’est à Paris que de 302[14]. Si nous étions aussi serrés à Paris qu’on l’est à Toulon, au lieu de 1,053,897 habitans, nous en compterions 4,924,600, et, pour être au large comme nous, les habitans de Toulon auraient besoin de 142 hectares Cet entassement excessif de la population a entraîné une foule de conséquences bizarres, quoique faciles à prévoir. Pour loger tant de nouveaux habitans, il aurait fallu une autre ville ; ne pouvant pas la bâtir à côté de l’ancienne, on l’a bâtie au-dessus ; toutes les maisons de Toulon se sont élevées de plusieurs étages, et, comme les rues sont excessivement étroites, l’aspect en est fort désagréable. La nécessité de marchander l’espace fait qu’on trouve à peine dans la ville une demi-douzaine d’escaliers convenablement éclairés ; les appartemens sont, en général, trop petits pour se prêter à la réunion d’une famille un peu nombreuse, et les relations sociales sont très sensiblement affectées par cet état de choses. La cherté des loyers éloigne de la ville les ouvriers de l’arsenal ; la plupart d’entre eux habitent la Seyne ou les villages voisins, et une partie des forces qu’ils devraient apporter à leurs travaux s’épuise dans le double trajet qu’ils sont tenus de faire chaque jour. Le défaut d’espace dans l’intérieur des murs a fait rejeter en dehors plusieurs des établissemens qu’il importait le plus de mettre à couvert ; tels sont le port marchand, l’hôpital civil, et, ce qui est plus étrange dans une place de guerre de cette importance, les principales casernes et le parc d’artillerie sont en dehors des fortifications. En 1707, en 1746 et en 1793, les troupes chargées de la défense de la place n’ont point pu s’y établir ; elles occupaient, en s’appuyant sur les glacis, les camps de Saint-Antoine et de Sainte-Anne.
De pareilles singularités ne sauraient subsister ; il faut tirer de la gêne cette nombreuse population, la mettre à l’abri des épidémies dont la menace son entassement, lui donner de l’air et de l’espace. Cette nécessité est comprise de tous, et l’agrandissement de Toulon est depuis long-temps résolu en principe. Le colonel du génie Picot a projeté l’établissement d’une nouvelle enceinte, infiniment plus forte que celle d’aujourd’hui, et qui, sans parler de l’arsenal, porterait la superficie de la ville à 66 hectares ; il a démontré qu’au moyen du concours offert par le conseil municipal, on solderait à peu près, avec la vente de l’emplacement des fortifications actuelles, les 6,800,000 fr. que coûterait la construction des nouvelles. Ce projet, adopté par le gouvernement, a été soumis à la chambre des députés pendant la session de 1846[15], et, s’il n’a point encore été représenté, c’est sans doute qu’on se propose, comme pour l’arsenal de la marine, quelque chose de plus complet et de meilleur encore. Ne nous plaignons pas d’un retard qui doit être le gage d’une amélioration, et faisons des vœux pour qu’une ville dans laquelle se résume un des principaux élémens de la force et de la grandeur de notre pays soit bientôt pourvue des établissemens qui lui manquent.
La rade de Toulon se divise en deux parties bien distinctes, la grande et la petite rade. La première sert, pour ainsi dire, d’avant-port à la seconde : elle est tournée vers l’est ; mais du cap Sepet au cap Brun, entre lesquels elle s’ouvre, la distance est de trois kilomètres, et les vaisseaux courent à l’aise des bordées dans cet espace ; l’entrée et la sortie en sont ainsi praticables par tous les vents. La petite rade comprend, en arrière de l’étranglement formé par la correspondance des caps de l’Éguillette et de la Grosse-Tour, une étendue de près de 700 hectares : abritée des vents comme un port intérieur, protégée par des fortifications dont les feux se croisent sur toute sa surface, elle communique immédiatement avec les darses et l’arsenal.
Henri IV avait le premier compris et développé les avantages naturels de la position de Toulon ; mais, peu d’années après sa mort, son ouvrage était compromis par deux ennemis bien obscurs : c’étaient les torrens de l’Égouttier et du Las, qui se déchargeaient alors des deux côtés de la vieille darse, l’un par l’emplacement du port marchand actuel, l’autre en traversant celui du chenal de Castigneau. En 1633, ils avaient déjà jeté devant la darse une si grande traînée de pierres, de graviers et de limon, que les grands vaisseaux ne pouvaient plus en approcher, et, pour la rendre abordable, il fallait ouvrir un grand canal dans la mer. Chaque jour ajoutait de nouveaux dépôts aux anciens, et l’on pouvait calculer l’époque où, se réunissant, les deux alluvions barreraient complètement le port. A moins de tarir les torrens, il fallait, pour absorber leurs déjections, un réservoir dont la capacité fût en équilibre avec leur puissance. Un procureur du roi près l’amirauté, Antoine Martillot, dont le nom mérite une place dans les annales de la marine, proposa de creuser, dans une dépression de terrain qui se trouve entre les hauteurs de la Malgue, un nouveau lit à l’Égouttier et de le faire déboucher en dehors de la petite rade, sur le revers méridional du cap de la Grosse-Tour. Ce projet, vivement appuyé par le commandeur de Forbin, fut présenté par le président de Séguiran, et le cardinal de Richelieu en ordonna l’exécution[16]. Depuis plus de deux cents ans, les galets et les sables de l’Égouttier se perdent dans des profondeurs où ils s’accumuleront long-temps impunément.
Quant au Las, sur lequel nous reviendrons bientôt, l’embouchure en a été reportée, long-temps après, à deux kilomètres à l’ouest de la darse neuve : le projet était de Vauban ; il paraît avoir été exécuté vers 1746 par les troupes rassemblées sous le commandement du maréchal de Belle-Isle.
Ces précautions n’ont pas empêché le fond de la rade de prendre un exhaussement qu’on a peu remarqué tant que le mouillage n’a pas été sensiblement affecté, mais dont on s’est fort alarmé depuis une cinquantaine d’années. L’eau n’a pas aujourd’hui deux mètres de profondeur dans telle partie de la rade où la carte de 1704 en signale cinq et six brasses ; la flottille du commandant Féraud n’arriverait plus à la place du mouillage où l’atteignait en 1793 le canon des batteries de Bonaparte ; on ne fait plus entrer un vaisseau de 100 canons dans le port qu’en le désarmant, ou en lui frayant le passage avec la machine à draguer ; tous les jours, les bateaux à vapeur labourent la vase avec leur quille, et l’apparition d’îles, qui finiraient en s’élargissant par se réunir au rivage, serait la conséquence inévitable de la persistance des causes qui ont produit ces effets. Les deux dernières cartes hydrographiques de la rade de Toulon ont été levées, l’une en 1809 par le capitaine Gautier, l’autre en 1839 par MM. Monnier, Le Bourguignon-Duperré, Bégat, Lieusson et Delamarche, ingénieurs hydrographes de la marine. Il résulte de la comparaison des sondages faits à trente ans de distance : 1° que dans cette période le fond de la petite rade, ainsi que le chenal qui y conduit, se sont élevés de plus de 80 centimètres ; 2° que le grand banc qui sépare le chenal de Castigneau du mouillage de l’Éguillette s’est avancé vers le sud d’environ une encâblure et s’est exhaussé de près d’un mètre sur toutes ses parties ; 3° que le chenal de la petite rade qui, en 1809, était déjà d’un accès très difficile, est aujourd’hui réduit à une encâblure au plus dans le nord nord-ouest de la Grosse-Tour[17].
A ces documens authentiques s’est ajoutée, dans une circonstance solennelle, une déclaration de M. le baron de Mackau, ministre de la marine : « La petite rade qui forme la partie essentielle de l’établissement de Toulon se trouve aujourd’hui, disait-il, tellement rétrécie par l’élévation successive du fond, résultat de l’accumulation des vases et de la végétation sous-marine, que les mouvemens des vaisseaux y sont devenus très difficiles dans certaines circonstances du temps et de la mer… L’étendue de la portion de la petite rade accessible aux vaisseaux et frégates a sensiblement diminué et ne répond plus aux besoins du service… Cet état de choses, très fâcheux pour le présent, est encore plus menaçant pour l’avenir, puisqu’en diminuant nos ressources il aurait pour effet, surtout en temps de guerre, une grande gêne dans toutes les opérations maritimes[18]. »
Ces paroles ont été comprises : le ministre promettait de donner, au prix de 10 millions, une profondeur uniforme de 9 mètres 50 cent. à la petite rade ; la loi du 19 juillet 1845 a mis à sa disposition les 10 millions : les travaux sont commencés, et jusqu’à présent le succès en paraît assuré.
Mais, si l’envasement continue à marcher comme par le passé, les résultats d’une si belle entreprise ne seront-ils pas immédiatement atténués et compromis ? La flotte jouira-t-elle long-temps de la profondeur de mouillage acquise à si grands frais ? Faudra-t-il choisir entre un dévasement chronique et des frais d’entretien excessivement dispendieux ? L’avenir de l’établissement de Toulon sera-t-il subordonné à la négligence de l’administration, à la pénurie des finances, et les dangers conjurés en 1845 retomberont-ils sur nos neveux, au milieu de quelque guerre malheureuse ? — Ces affligeantes questions se posent d’elles-mêmes, et il est triste d’avouer que les documens publiés jusqu’à ce jour ne permettraient guère d’y répondre négativement.
Si décourageante que soit souvent l’expérience du passé, son silence n’est pas toujours une condamnation sans appel de la recherche des solutions qui lui ont échappé, et il n’est pas dit qu’à Toulon même un examen attentif des lieux ne puisse révéler aucun moyen nouveau de prévenir l’envasement de la rade.
Les habiles ingénieurs dont les travaux ont donné la mesure du mal ont voulu remonter à ses causes. « En plongeant des lances armées de plomb sur les bancs qui rétrécissent les mouillages et les chenaux de la petite rade, ils ont reconnu partout la présence de racines et d’abondans détritus d’herbiers mêlés à la vase dans toute l’épaisseur des couches traversées par ces lances, et ils ont considéré la végétation très active qui a lieu sur ces bancs comme la cause principale de leur exhaussement progressif. » Ils sont aussi demeurés convaincus que les immondices de la ville de Toulon avaient beaucoup contribué à l’envasement.
Si les matières accumulées dans la rade n’avaient pas d’autre origine, elles seraient presque exclusivement animales et végétales : qu’on en jette quelques parcelles au feu, et le résidu montrera qu’elles sont, au contraire, presque exclusivement terreuses. C’est donc du côté de la terre qu’il faut chercher d’où elles viennent.
Le principal agent de l’exhaussement du fond de la rade n’est pas la végétation sous-marine : c’est incontestablement le Las, et il est secondé dans ce travail par le ruisseau de Brégaillon et par quelques filets d’eau imperceptibles pendant la belle saison. A chaque orage, à chaque pluie, ces cours d’eau charrient dans la rade les dépouilles des montagnes voisines, et elle ne perd pas un atome de ce qu’elle en reçoit. Il ne faut pas aller bien loin pour trouver des témoignages de l’abondance de ces alluvions : celles du Las ont formé aux portes de la ville les vastes prairies de Castigneau et de Missiessy ; elles ont fait reculer les eaux qui jadis occupaient cette place. Lorsque l’embouchure de la rivière a été reportée à l’ouest de la poudrière de Millaud, il existait sur ce point une anse assez profonde ; en moins d’un siècle, l’anse s’est comblée, et le nouveau Las a jeté devant soi un delta de 18 hectares ; celui de Brégaillon en a près de 20. Les parties extérieures de ces dépôts ne sont que le sommet des masses incalculables de limon qui leur servent de base, et leur apparition au-dessus des eaux est le signe de l’immensité des atterrissemens qui se sont étendus au-dessous. N’est-ce point assez de constater la marche de l’envasement par l’entrée des eaux troubles dans la rade ? Faut-il chercher, dans les vides que les dépôts laissent ailleurs, une preuve surabondante de leur déplacement ? Qu’on remonte la vallée du Las et ses nombreuses ramifications : on reconnaîtra, aux profondes érosions du sol, les places naguère remplies par les terres dont il faut aujourd’hui purger la rade à si grands frais. Ainsi, l’exhaussement du bassin maritime correspond à l’abaissement du bassin territorial dont les eaux s’y déversent, et le progrès des alluvions s’opère avec la clarté rigoureuse d’une équation.
L’extrême vulgarité de ces observations a pu les faire échapper à l’attention des savans qui se sont occupés du curage de la rade ; les faits auxquels elles se rapportent ne sont, pour cela, ni moins certains ni moins considérables, et leur admission assigne à l’envasement trois causes au lieu de deux : peut-être même n’a-t-on pas attribué aux évacuations du port toute l’influence qu’elles exercent sur les phénomènes qu’on a signalés. La manière d’entendre la propreté n’est pas la même dans tous les pays : celle des habitans de Toulon consiste à confier aux ruisseaux d’eau vive qui s’écoulent dans la darse après avoir rafraîchi leurs rues, les engrais énergiques qui se produisent journellement dans leurs ménages ; ils font de leur port un dépôt de fumiers d’une extrême richesse, et les eaux s’y chargent de toute espèce de sels fertilisans. Dans cet état, elles se mêlent aux matières limoneuses que leur ténuité tient en suspension dans la rade, et qui, fécondées de la sorte, se déposent sur les plantes sous-marines. La plupart de celles-ci se développent par la projection de radicules latérales, et le limon qui les chausse continuellement explique la rapidité de leur croissance. Dans le voisinage des darses, où ces effets sont le plus sensibles et le plus fâcheux, le fond s’exhausse précisément comme le fait dans nos jardins une couche d’asperges ; rien n’y manque, ni la plante, ni le remblai, ni le fumier, et les embarras de la navigation viennent de ce que les combinaisons les plus perfectionnées de l’horticulture se réalisent, sans que personne y pense, dans un lieu où elles ne sont point à leur place.
Si ces faits sont exacts ; l’envasement de la rade peut être méthodiquement attaqué dans la végétation sous-marine, dans les évacuations du port, et dans les cours d’eau qui servent de véhicules aux alluvions.
La botanique n’a point encore arraché tous leurs secrets aux profondeurs de la mer ; il lui reste quelque chose à apprendre sur les conditions de vigueur ou de mortalité des plantes sous-marines, et la rade de Toulon lui offrirait un champ fécond d’observations. En attendant qu’elle le parcoure, MM. les ingénieurs hydrographes de la Méditerranée ont judicieusement remarqué que plusieurs espèces ne croissent pas au-dessous d’un certain niveau, et que la vigueur de toutes s’affaiblit à mesure que la couche liquide au travers de laquelle elles reçoivent la chaleur et la lumière du soleil augmente d’épaisseur. Le curage de la rade à 9 mètres 50 centimètres de profondeur ne saurait donc manquer de diminuer beaucoup l’activité de la végétation sous-marine. On la ralentirait davantage encore par la suppression des engrais que lui prodiguent la ville et l’arsenal lui-même. Personne, à coup sûr, ne prétendra que l’évacuation des immondices ne puisse pas s’opérer à Toulon comme dans toute autre ville où l’on n’a pas un port pour voirie. L’agriculture viendra d’ailleurs en ceci à l’aide de la navigation ; elle sollicitera ce que la police maritime et la police municipale ont le droit de prescrire, et les habitans de Toulon comprendront que si, prenant exemple de ceux de Lille, de Strasbourg, de Grenoble, ils répandaient sur leurs champs tout ce qu’ils envoient dans la rade, leur territoire doublerait bientôt de fertilité.
Restent les alluvions. À part le mérite de l’invention et la différence de la dépense, il n'est pas plus difficile de faire déboucher le Las sur le revers occidental de la presqu’île de Six-Fours qu’il ne l’a été de rejeter l’Égouttier de la petite rade dans la grande, ou d’ouvrir la Rivière Neuve[19]. La plus courte distance du Las à la Reppe d’Ollioule, qui se décharge dans la baie de Saint-Nazaire, n’est que de 4,500 mètres. Ouvert sur un terrain facile, quoique légèrement ondulé, un canal qui porterait les eaux de l’un dans le lit de l’autre n’aurait pas 8,000 mètres. Une simple opération de nivellement suffirait pour en déterminer les points de départ et d’arrivée. La rapidité de la pente du Las est une circonstance très favorable à l’entreprise. Le canal intercepterait au passage le cours du ruisseau de Brégaillon. Ces travaux n’affecteraient en rien le régime de la dérivation du Las qui alimente d’eau la ville de Toulon ; ils pourraient déplacer une ou deux usines, mais les forces motrices ne seraient pas perdues, puisque le volume et la chute des eaux resteraient en réalité les mêmes.
Ce serait au reboisement à compléter les effets du détournement de ces cours d’eau, et il serait ici d’autant mieux placé qu’il atténuerait, pour la baie de Saint-Nazaire, les inconvéniens dont serait délivrée la petite rade de Toulon. Des terres couvertes d’arbres et de gazon ne risquent pas d’être entraînées. Le bassin des eaux qui s’écoulent dans la petite rade comprend environ 5,000 hectares. Une partie est tapissée de prairies susceptibles d’acquérir, par un meilleur emploi des eaux qui les arrosent, une assez grande extension ; une autre est couverte de rochers lisses, et si, pour évaluer l’espace à regarnir, il suffisait de l’avoir considéré dans de longues promenades, j’oserais affirmer qu’il n’atteint pas la moitié de la superficie totale. Quelle que fût, du reste, la dépense du détournement du Las et du reboisement, elle ne serait jamais qu’une imperceptible fraction des avantages maritimes qu’elle procurerait ; peut-être même, en la commençant immédiatement, en économiserait-on une partie sur les travaux du curage général.
Le concours de ces mesures n’empêcherait ni les eaux claires que recevrait la rade de déposer quelques sédimens, ni la poussière apportée par les vents de modifier par la suite des siècles une surface qui la recevrait sans la rendre ; mais, si l’envasement n’était pas tout-à-fait arrêté, il serait tellement ralenti que plusieurs générations pourraient passer sans en apercevoir les progrès. Nous savons aujourd’hui ce que nous coûte la négligence de nos pères ; la nôtre n’aurait pas les mêmes excuses et entraînerait bien plus de dangers : ne mettons pas nos neveux en droit de la maudire.
La petite rade approfondie pourra contenir toutes nos forces navales de la Méditerranée. Un abri semblable était d’autant plus nécessaire à leur ouvrir, que les nouveaux moyens d’attaque fournis par la marine à vapeur ôtent à la grande rade une partie de son ancienne sûreté. Celle de la petite rade va s’accroître par le rétrécissement de 1,200 à 750 mètres de la passe comprise entre la pointe de l’Éguillette et la Grosse-Tour. De formidables batteries couronneront les musoirs de jetées qui partiront de ces deux points, et l’intervalle se fermera, en temps de guerre, avec des chaînes de fer soutenues sur des pontons ou des radeaux. Les moyens de défense de la petite rade seront de la sorte mis au niveau de ses avantages naturels et de l’immense valeur du matériel qui lui sera confié.
Telle est et telle sera bientôt la rade de Toulon. Cependant, pour être un établissement militaire parfait, une chose essentielle lui manque : c’est une sortie à l’ouest. Les rades de Brusc, de Bandol, de la Ciotat, de Jarre, devraient lui servir de prolongement et la lier au golfe de Marseille ; mais les avantages du voisinage sont neutralisés par la lenteur des communications : il faut, par certains vents, plusieurs jours pour doubler le cap Sicié, et faire par mer un circuit dont un homme à pied parcourt la corde en moins de deux heures.
On dit qu’en étudiant le terrain qui devait être le premier théâtre de sa gloire, Napoléon demanda pourquoi l’on ne creuserait pas un canal maritime entre la rade de Toulon et la baie de Saint-Nazaire ; la moindre largeur de l’isthme qui les sépare est de 5,300 mètres ; le jeune commandant de l’artillerie du siège de Toulon dut la mesurer plusieurs fois de l’œil, dans ses courses nombreuses, soit d’Ollioule à Brégaillon, soit sur les hauteurs voisines. On prétend qu’au milieu des préparatifs de l’expédition d’Égypte, il revint plusieurs fois à cette pensée et s’irrita des objections qu’on fondait sur l’envasement de la baie de la Seyne.
J’ai cherché des traces de ce projet, sur lequel l’illustration de l’auteur avait dû fixer l’attention ; je n’en ai pas trouvé d’autres que la tradition qui s’est conservée à Toulon, et le sentiment qu’éveille l’aspect des lieux. Si l’œil était un organe moins trompeur quand il s’agit de nivellement, on croirait l’ouverture d’un canal infailliblement praticable au travers du terrain d’alluvion qui rattache à la formation calcaire de la côte le soulèvement de Six-Fours. En fait, ce percement ne serait qu’un jeu auprès de celui du canal Calédonien, exécuté par les Anglais en vue de bien moindres avantages[20]. En effet, si la rade de Toulon avait cette sortie à l’ouest, aucun ennemi ne pourrait la bloquer, sans diviser ses forces et sans s’exposer à être détruit en détail ; il deviendrait impossible d’intercepter les communications avec Marseille. En temps de paix, les bâtimens à vapeur qui vont et viennent entre Marseille, Gênes et Livourne, ne seraient plus repoussés au large par le cap Sicié ; leur route directe les amènerait devant Toulon, et la ville cesserait d’être exclue d’une circulation à laquelle elle est en état d’apporter un si large contingent.
Si grands que fussent ces avantages, l’entreprise est tout au plus de celles qui, long-temps reléguées au rang des utopies, finissent par être atteintes, sur la grève où elles sont gisantes, par le flot croissant de la richesse publique. Pourquoi n’aurait-elle pas son tour comme une autre ? Combien n’exécutons-nous pas, dans ce moment et à Toulon même, de travaux naguère réputés impossibles, et qui pourrait assigner des limites aux œuvres qu’accomplirait une nouvelle paix de trente ans ? Qu’on ne dise pas que si la prolongation de la paix est ici la condition de l’exécution, elle serait aussi la négation de l’utilité. La paix se fortifie, il est vrai, par sa durée ; mais elle accumule des moyens de destruction inconnus aux générations passées, et quand la guerre ne saurait plus avoir pour enjeux que des nationalités, il n’est pas permis de laisser à la mauvaise fortune une seule des chances que peut lui ravir la prudence.
Les roches décharnées de Faron se dressent derrière la ville à 600 mètres de hauteur, et leurs escarpemens blanchâtres lui renvoient les rayons du soleil de midi ; sur le reste de son étendue, la rade est encadrée dans un rideau de montagnes et de collines couvertes de vignes et de bois ; le pic de Six-Fours, si connu des matelots, domine à l’ouest cet ensemble et se fait reconnaître au loin à la tour qui le couronne. Silencieux comme les ruines de ces aires d’aigles que la féodalité bâtissait sur les cimes qui bordent le Rhône, ces murs n’entendent plus guère que le sifflement du mistral ou le bruit expirant du canon tiré dans la rade.
On a peine à comprendre aujourd’hui comment, le 27 janvier 1633, les affaires de la marine appelaient dans un pareil lieu le président de Séguiran, cet envoyé du cardinal de Richelieu dont nous avons déjà rencontré la trace aux Martigues. Le magnifique panorama qui embrasse la côte de la baie de Saint-Nazaire à l’île de Maire, de la rade de Toulon à l’île du Levant, n’était pas ce qui l’attirait ; ses mesures étaient prises pour le lever de la carte de cet atterrage, et il n’avait nul besoin d’en graver l’aspect et les contours dans sa mémoire. Reçu à la porte de Six-Fours par les consuls et les plus apparens du lieu, M. de Séguiran venait y faire enregistrer ses pouvoirs et les ordres du grand-maître de la navigation. L’ancienne vie, si complètement éteinte, de Six-Fours est le résumé de toute une période de l’histoire de la Méditerranée. En 1633, Six-Fours, entouré d’une forte muraille, recueillait et protégeait contre les incursions des pirates les habitans de la presqu’île comprise entre la baie de Saint-Nazaire et la rade de Toulon. La communauté, exempte de tailles en raison de ce service, entretenait à Notre-Dame-de-la-Garde, sur l’escarpement le plus haut et le plus avancé du cap Sicié, des vigies de jour et de nuit, et dès que des bâtimens suspects paraissaient en mer, elles en signalaient le nombre par autant de feux allumés. De semblables signaux répétés de cap en cap, depuis Antibes jusqu’au port de Bouc, avertissaient toute la côte. Elle était, en ce temps, sur un pied de guerre perpétuel : ainsi M. de Séguiran recevait à Bandol l’hospitalité dans une maison particulière armée de deux canons, de deux pierriers, de deux cents boulets, de cinq quintaux de poudre et d’un assortiment convenable d’arquebuses, de piques et de mousquets. Ce n’étaient point là des précautions superflues : les corsaires barbaresques enlevaient les barques dans les eaux du rivage, pillaient les maisons isolées, traînaient en esclavage hommes et femmes. Le commissaire du cardinal trouve à chacun de ses pas des traces de leurs brigandages : aux Martigues, malgré les efforts de la communauté pour la défense de la côte, quatre-vingts habitans, pris par eux depuis quatre mois, sont esclaves à Alger ou à Tunis ; à Marseille, le commerce expose les voleries, les ruines et les misères qu’il souffre de leur part ; à Cassis, ils ont détruit la navigation en prenant, depuis vingt ans, quarante barques et trois vaisseaux ; à la Ciotat, ils ont, dans l’année, enlevé vingt-deux barques et mis à la chaîne cent cinquante des meilleurs mariniers ; aux salins d’Hyères, ils attaquent les bâtimens qui chargent du sel, et les gardes de la gabelle ne leur échappent qu’en leur abandonnant leurs maisons ; à Bormes, ils capturent des barques jusque sur la grève, et les habitans sont continuellement en armes pour les empêcher de prendre terre ; à Saint-Tropez, ils ont entièrement ruiné le commerce ; à Antibes, ils ont tout enlevé en 1621, et il reste à peine une douzaine de barques de 20 à 50 tonneaux. Partout on courbe la tête sous ces brigands comme sous une irrésistible fatalité ; partout leur apparition fait sur le matelot interdit l’effet de celle de l’oiseau de proie sur les oiseaux des vergers. Ce n’est qu’à Toulon qu’un brave marin d’Ollioule, nommé Jacques Vacon, trois fois pris par les Barbaresques et trois fois échappé de leurs fers, vient, le cœur ulcéré de ce qu’il a vu et souffert dans les bagnes d’Afrique, proposer un très bon plan de destruction de la piraterie : on applaudit à ce plan, on le recommande au cardinal[21] ; mais il était dans les décrets de la Providence que la vengeance de tant d’outrages se fît attendre deux cents ans.
Peu d’années avant la conquête d’Alger, cet état de désolation était celui d’une partie des côtes d’Espagne et d’Italie, et, la veille du jour où nous l’écrasions dans son repaire, la piraterie barbaresque comprimait encore l’expansion maritime des petits états des bords de la Méditerranée. Ils ont bien plus gagné à sa destruction que nous-mêmes, dont elle avait appris à respecter le pavillon ; mais les sacrifices que nous impose notre victoire ne sont pas tous perdus pour nous : ce merveilleux essor des marines secondaires de la Méditerranée réagit sur l’activité de nos ports ; nous partageons les fruits de la sécurité qu’elles nous doivent, et les bases du commerce de cette mer ne s’élargissent pas sans que le nôtre s’élève. N’y a-t-il pas d’ailleurs une gloire éternelle pour la France dans le souvenir de la honte et des maux dont ses armes ont, en 1830, délivré la chrétienté ?
En disant adieu à cette rade dont le calme s’allie si bien à la double majesté de la mer et des montagnes, n’espérons pas trouver ailleurs de plus grand ni de plus noble spectacle. Ces vaisseaux à l’ancre sous le canon des forts, ces voiles blanches dont le mouvement se projette à la fois sur l’azur du ciel et sur la verdure de la terre, ces pavillons qui font battre, quand ils se déploient, tant de cœurs généreux, la puissance et l’honneur de la France respirent en eux. Ces eaux vertes, ce paysage qui se déroule autour de nous, n’ont pas une place qui n’ait été témoin d’une action héroïque : là combattirent le Romulus et le Renard ; là le maréchal de Tessé vainquit Victor-Amédée II et le prince Eugène ; là se leva sur le monde l’étoile de Napoléon : il n’est pas de grand événement dans les temps modernes dont ces lieux n’aient reçu le reflet, et ce tableau qui charme nos regards, élève nos sentimens, est celui dont s’émurent Tourville, Duquesne, Vauban, Suffren, Bonaparte et leurs plus glorieux compagnons.
A dix milles à l’est de l’entrée de la rade de Toulon, un grand soulèvement granitique, dirigé de l’est à l’ouest à peu près parallèlement à la côte, a fait sortir du fond de la mer cinq îles rocheuses ; ce sont les Stoechades (ΣτοιΧάς) des anciens, ainsi nommées, dit Pline, de l’alignement sur lequel elles gisent, les îles d’Or du moyen-âge, et les îles d’Hyères de notre temps. Le tronçon le plus occidental du soulèvement est à 5 kilomètres de la côte ; l'action alternative des vents et des courans a formé dans cet intervalle un étroit amas de galets, de sables et de coquilles, et la réunion de l’ancienne île au rivage a pris la figure d’un T. L’échancrure occidentale comprend la rade de Giens, l’autre sert de limite à la rade d’Hyères. Celle-ci embrasse la vaste étendue comprise entre les îles et le rivage. De l’extrémité de l’île du Levant à celle de l’île de Porquerolles, la distance est de 30 kilomètres. La rade communique avec le large par cinq passes : on peut y mouiller, par un fond de sable vaseux et d’herbiers, sur les quinze lieues carrées qui s’étendent de la presqu’île de Giens à la méridienne du cap Benat ; mais, dans la variété d’aspects et d’expositions qui s’y rencontrent, on en préfère un certain nombre où les relations avec la terre sont plus faciles et le calme plus assuré. Tels sont, à l’ouest, les mouillages du Pradeau, de la Badine et de Porquerolles, qui, protégés par cette île et par la presqu’île de Giens, forment à l’entrée de la petite passe un ensemble capable de contenir toute une flotte ; au nord le mouillage des salins d’Hyères, qui reçut saint Louis au retour de sa première croisade, et est d’ordinaire choisi par les vaisseaux de ligne ; au sud celui des îles de Port-Cros et de Bagau, le meilleur abri qui se rencontre de Toulon à Saint-Tropez ; enfin, sur le revers oriental du cap Benat et vis-à-vis l’île du Levant, les mouillages de Bormes et de Cavalaire sont excellens contre le mistral. La grande passe du sud et celle de l’est ont chacune neuf kilomètres de largeur ; elles ne peuvent par conséquent pas être fermées ; si leurs dimensions se rapprochaient de celles des trois autres, la rade d’Hyères serait une véritable mer intérieure et une très forte position militaire : elle n’est qu’une magnifique nappe d’eau où mollissent les tempêtes du large, et dont l’heureuse configuration offre de tous côtés contre le mauvais temps des refuges protégés par des batteries de côte. C’en est assez pour servir de rendez-vous aux escadres d’évolution de la Méditerranée, de champ d’exercice à nos équipages, de point de départ et de ralliement à nos grandes expéditions, en un mot, de complément à l’établissement de Toulon.
Ces avantages sont grands, mais les imperfections et les dangers dont ils sont accompagnés ont plus d’une fois fait regretter à nos aïeux jusqu’à l’existence de la rade. En effet, l’excessive facilité d’entrée et de sortie, l’étendue de mouillage qu’y trouvent les vaisseaux hors de portée de terre, sans doute aussi le malheur et les désordres des temps l’ont laissée, pendant plusieurs siècles, à la disposition des Barbaresques et d’autres associations de brigands. Plus tard, quand la manière de faire la guerre s’est régularisée, les avantages de cette position ont invariablement profité aux forces navales les plus considérables, et, toutes les fois que cette supériorité a été du côté de l’ennemi, la rade est devenue la base des opérations dirigées contre Toulon. C’est ainsi qu’en 1524 et en 1536 les armées de Charles-Quint s’y sont ralliées, qu’en 1707 la flotte anglo-hollandaise y a débarqué tout l’équipage de siège des Impériaux, qu’en 1793 et 1794 les Anglais l’ont occupée avant, pendant et après leur séjour à Toulon.
Henri IV, affermi sur le trône, voulut mettre l’avenir à l’abri des dangers qui avaient assailli le passé. En 1594, les souvenirs de la seconde expédition de Charles-Quint n’étaient que de quatre ans plus éloignés que ne le sont aujourd’hui de nous ceux du siège dirigé par Bonaparte. Des leçons si récentes ne pouvaient pas être perdues, et, en faisant de Toulon un objet de terreur et d’envie pour nos ennemis, Henri devait chercher à rétrécir le plus possible les moyens d’attaque qu’ils avaient trouvés dans le voisinage. Tel fut indubitablement son but, lorsqu’en 1608 il résolut, par des considérations importantes à l’état, dit le président de Séguiran[22], de transférer les habitans d’Hyères dans une nouvelle ville qu’il eût fondée à la pointe orientale de la presqu’île de Giens. Elle aurait en effet commandé les trois mouillages de Giens, de la Badine et du Pradeau ; les feux de ses remparts se seraient croisés au milieu de la passe de l’ouest[23], la plus importante et la plus fréquentée de toutes, avec ceux des batteries de l’île de Porquerolles ; enfin la garnison, inexpugnable sur son rocher, aurait pu se porter rapidement sur tous les points de débarquement de la rade, couper les convois d’un ennemi parvenu jusqu’aux murs de Toulon, et l’abîmer dans sa retraite.
L’exécution du projet d’Henri IV fut prévenue par sa mort (14 mai 1610). Il allait, du moins en ce qui se rapporte aux habitans d’Hyères, un peu au-delà de la nécessité, et l’on pouvait, sans les arracher de leur séjour, réunir des soldats et des pêcheurs pour peupler Giens. On s’est depuis contenté de construire sur cette place la petite batterie du Pradeau. Est-ce tout ce que comportait la nature des lieux ? La marine et le génie militaire sont en état de répondre ; mais indépendamment de toute considération stratégique, des intérêts qui seront mieux compris quand nous aurons parcouru la plage et les îles de la rade font regretter l’oubli dans lequel la presqu’île est jusqu’à présent laissée.
Peu de villes de l’ordre d’Hyères[24] ont reçu de plus nombreuses et de plus illustres visites : sans parler de celles de saint Louis, de François Ier, de Charles-Quint, de Charles IX, la jeunesse, la beauté, la fortune, viennent des extrémités de l’Europe y chercher la santé ; on y vient aussi mourir, et les victimes de lésions incurables contractées sous d’autres climats s’éteignent sans douleur sous celui-ci. L’âpre souffle du mistral s’adoucit à Hyères ; la température, toujours de cinq à six degrés plus élevée que sur les montagnes environnantes, est la même que celle de Nice, et l’hiver se passe le plus souvent sans qu’elle descende à zéro. La végétation se ressent de cette heureuse influence ; dans la banlieue, 2,300 hectares de vignes sont garnis d’oliviers épars ; 650 autres sont exclusivement occupés par ces arbres ; les jardins d’orangers en comprennent 91, et, comme pour servir d’enseigne aux privilèges du climat, la terrasse de la ville est plantée de palmiers. La ville s’étale au soleil de midi sur la pente d’un coteau couronné de belles ruines ; une plaine d’une merveilleuse fertilité, nommée le Jardin d’Hyères, comme on dit la Huerta dans le royaume de Valence, se déroule à ses pieds ; la rade parée de ses îles et la haute mer bornent l’horizon. Cet heureux coin de la terre, dont la neutralité devrait être consacrée en faveur des malades de tous les pays, a souffert autant qu’aucun autre des vicissitudes de la guerre et des fautes des gouvernemens. En 1633, le président de Séguiran, n’y comptant que 7,000 habitans, le trouvait fort déchu de son premier lustre, et s’affligeait de ce que des familles des plus relevées de la province l’avaient abandonnée, pour ne pouvoir supporter les surcharges dont les malheurs de la guerre l’avaient accablée[25]. Cette décadence était alors loin de son terme, car, en 1690, les habitans de la communauté n’étaient que 4,100[26]. Le pays s’est depuis relevé ; la commune, qui forme à elle seule un canton, comptait 6,528 ames au recensement de 1805, 10,142 à celui de 1831, et 10,116, dont 4,591 dans la ville, à celui de 1846. Si ce beau pays paraît stationnaire, ce n’est pas qu’il ait atteint la limite de sa prospérité ; la population spécifique n’y est guère plus de la moitié de celle de la France[27], et, pour se mettre en équilibre avec la richesse naturelle du sol, il lui reste au moins à doubler. La vente récente de 4,000 hectares de terres communales, et par conséquent incultes, ouvre en ce moment un nouveau champ au travail ; les ronces et les broussailles vont y être remplacées par la vigne, le figuier, l’olivier, le liége. D’importantes conquêtes s’offrent à l’agriculture dans la plaine même. Ce tapis de fleurs et de verdure qui descend de la ville peut être fort agrandi. Le canal d’Hyères, dérivé du Gapeau, arrose 325 hectares avec moins de la moitié des eaux disponibles, et celles qu’on laisse perdre suffiraient pour étendre le jardin sur 3 à 400 hectares de mauvaises terres voisines de la mer… Je me trompe, car le rivage est désolé par les fièvres d’automne, et, pour le féconder, il faudrait d’abord l’assainir. D’un côté, l’isthme de Giens, bordé de deux bourrelets retroussés par les lames, comprend une lagune de 800 hectares : ce sont les Pesquiers d’Hyères ; leur profondeur est de 20 à 80 centimètres, et, s’ils n’étaient pas propriété de la commune, la moitié septentrionale serait depuis long-temps desséchée et mise en culture. Ils ne sont pas, comme on les en a quelquefois accusés, la cause principale de l’insalubrité de la côte ; celle-ci vient plutôt des petites lagunes où les eaux de la mer se mêlent aux eaux douces qui suintent des terres arrosées. Les causes et les remèdes du mal sont ici, comme aux bouches du Rhône, dans les alluvions ; seulement, le Gapeau est aussi maniable que le Rhône l’est peu. A l’ouest, les dépôts de cette rivière ont comblé l’ancien port d’Hyères, dont la place se reconnaît encore aux vestiges de ses quais, et ont formé une série de petites cuvettes, qui sont autant de foyers d’infection ; à l’est, ils ont, en moins de deux cents ans, atterri au-dessous de l’Argentière, un port naturel de 25 hectares, formé par une barre dont ils avaient d’abord fourni les matériaux[28]. Les déjections du Gapeau et de quelques ruisseaux beaucoup moindres envaseront la rade jusqu’à ce qu’une main intelligente les détourne et les recueille sur les lagunes qu’elles ont créées, et leur fasse réparer le mal qu’elles ont fait. Un grand exemple des résultats de semblables travaux est déjà donné sur l’ancien étang de Faubregas ; on peut de même, sur le sol des Pesquiers et des marécages voisins, élever au-dessus des eaux des terres fertiles et saines et livrer successivement à la culture près d’un millier d’hectares. Cette opération d’agriculture et d’assainissement ne serait ni difficile, ni dispendieuse, et, ne fût-ce que pour délivrer Hyères du voisinage des fièvres, il faudrait l’exécuter.
Le premier appel à faire aux cultivateurs, dont les bras assainiront ces terres, serait l’ouverture, entre Hyères et la place qu’Henri IV assignait à sa ville de Giens, de 11 kilomètres de bonne route. Dès que la circulation sera facile sur cette ligne, le travail de l’homme rétrécira, dans l’espace et dans la durée, le domaine de l’insalubrité, et chaque hectare que perdra celui-ci sur le sol réduira le nombre des jours de l’année sur lesquels il s’étend. La route desservira d’ailleurs les trois rades de Giens, de la Badine et du Pradeau, qu’il importe de mettre en communication avec l’intérieur, et elle déterminera l’organisation d’un passage régulier entre l’île de Porquerolles et la côte.
L’agriculture et l’industrie n’ont pas attendu cet encouragement nécessaire pour prendre possession de cette île. Un beau village s’y bâtit sur l’esplanade qui descend du fort au mouillage ; une centaine d’hectares sont labourés ; on plante des vignes ; une grande fabrique de soude s’exploite à la pointe occidentale de l’île ; elle alimente un mouvement maritime très remarquable, et l’anse qui lui sert de port est animée par les petits caboteurs qui transportent la houille, le soufre, les autres approvisionnemens et les produits de la manufacture.
Les établissemens de cette nature ont pris depuis trente ans une grande extension dans le midi : ils suivent les développemens des nombreuses industries auxquelles ils fournissent des matières premières, et, pour mettre la production au niveau de besoins toujours croissans, de nouvelles créations sont nécessaires. La fabrication de la soude est, par ses exhalaisons, incommode aux habitans, nuisible à la végétation de son voisinage, et, à l’intérieur des lignes de douanes, elle est assujettie à une surveillance aussi gênante pour l’industrie qu’onéreuse pour le trésor. Elle s’exerce à Porquerolles en pleine liberté, et les vents en dispersent les exhalaisons sur l’étendue de la mer ; elle serait encore mieux placée sur l’île de Port-Cros, moins propre à la culture et infiniment mieux pourvue d’eau. Sur une étendue de 550 hectares, celle-ci offre deux ports naturels excellens, le Port-Cros et le Port-Man, tous deux tournés vers l’intérieur de la rade. A quelques encâblures du premier, et séparée seulement par l’excellent mouillage sur lequel il s’ouvre, l’île de Bagau, tout-à-fait inculte, offre aux entreprises du même genre un espace libre de 45 hectares. En 1742, les Anglais, bons juges des avantages d’une position maritime, entreprirent en pleine paix de s’emparer de celle-ci ; ils donnèrent pour prétexte l’intention de fonder à Port-Cros un hôpital pour les malades de leur flotte, alors mouillée en rade d’Hyères ; mais cet accès d’humanité n’obtint pas le succès qu’ils ambitionnaient.
Quant à l’île du Levant, la plus grande des quatre, l’abord en est difficile et dangereux ; elle n’a pas de port, presque point d’eau. La culture du liége, qui n’exige que très peu de main d’œuvre, y réussit fort bien, et elle est à peu près le seul moyen d’en tirer bon parti.
Le repeuplement d’une étendue de 2,500 hectares, la propagation de l’industrie sur quelques rochers, seraient d’un médiocre intérêt dans un canton de l’intérieur de la France ; il en est autrement quand chaque famille qui se fixe vaut au moins un matelot à l’inscription maritime. Le mouvement total de la navigation dans les îles et sur les côtes, depuis la presqu’île de Giens jusqu’au cap Lardier, a été, en 1845, de 765 navires et de 36,989 tonneaux, sur quoi 21 navires et 1,175 tonneaux seulement sous pavillon étranger. Le même mouvement n’était, en 1837, que de 26,490 tonneaux ; ainsi le progrès est très marqué. Si maintenant on vient à s’enquérir du personnel et du matériel naval de ces mêmes parages, on est surpris de ne trouver que 217 hommes inscrits et 48 embarcations, portant ensemble 110 tonneaux, c’est-à-dire des bateaux pêcheurs de la plus petite dimension. Cette situation changerait évidemment sous l’influence de l’établissement d’une population laborieuse dans les îles. Les salines d’Hyères semblent placées de l’autre côté de la rade tout exprès pour fournir des matières premières aux nombreux ateliers qui s’installeraient vis-à-vis ; elles livrent déjà 160,000 quintaux métriques de sel au cabotage et 25,000 à la navigation internationale ; leur étendue est de 315 hectares, et l’industrie peut multiplier en sécurité les demandes qu’elle leur adresse. Si leurs produits étaient manipulés à Port-Cros et à Bagau comme ils commencent à l’être à Porquerolles, si l’assainissement de la plage y fixait de nouveaux habitans, qui douterait que la rade d’Hyères, incessamment sillonnée par les nombreuses embarcations qui desserviraient les marchés et les manufactures des îles, ne devînt une pépinière de matelots ?
Les îles ne pouvaient se peupler qu’autant qu’une certaine sécurité leur serait garantie. L’administration de la guerre a dès long-temps pris soin de poser ici les bases sur lesquelles s’asseoient en commun la défense et la prospérité du pays. L’avertissement donné par les Anglais en 1742 ne fut point alors perdu, comme l’a depuis été celui de 1812 à la Ciotat ; les fortifications dues au cardinal de Richelieu, réparées par Vauban, étaient depuis long-temps négligées ; elles furent rétablies, et les principaux travaux de casernement exécutés à Port-Cros datent de cette époque. A la vérité, ces mêmes Anglais, en se retirant en 1794, firent sauter le fort de l’Éminence et celui de l’Estissac ; mais ces ouvrages ont été relevés de 1811 à 1813 et complétés par le fort Napoléon, construit au point culminant de l’île. A Porquerolles, le château fondé par François Ier, détruit par les Anglais en 1794, rétabli par Napoléon, comprend une enceinte retranchée où se réfugierait au besoin la population civile. Enfin tous les points de débarquement des îles sont garnis de batteries. Leurs châteaux ont pour garnison des vétérans de l’armée de terre. Il vaudrait assurément mieux appliquer à la rade et particulièrement aux îles d’Hyères le principe posé dans l’ordonnance du 3 janvier 1843[29], et les faire garder par des matelots canonniers ; leur défense est intimement liée à celle de la rade de Toulon, aux opérations de la flotte ; elles ne peuvent être attaquées que par mer. De vieux marins pourraient, d’ailleurs, dans de pareils postes, réunir aux distractions habituelles des compagnies de vétérans le très utile service du passage entre les îles et la côte, et rien n’encouragerait davantage le repeuplement.
L’administration civile ne s’est point hâtée de marcher dans la voie ouverte par celle de la guerre. La presqu’île de Giens et la plage des salines, par lesquelles doivent s’établir les communications avec ces îles, sont à peine abordables du côté de terre, et, pour les travaux d’assainissement, on s’en rapporte au zèle des particuliers. L’île de Porquerolles, quoique séparée d’Hyères par la nature de ses intérêts et par un bras de mer à franchir, dépend de l’administration municipale de cette ville ; il en est de même des îles de Port-Cros, du Levant et de Bagau, dont le groupe, si bien disposé pour former une commune, est à trois lieues de la côte. La création d’institutions municipales qui leur soient propres est un des moyens de vivifier les îles, et, si elle était aujourd’hui prématurée, on devrait tout au moins s’acheminer vers l’état de choses qui la rendra facile et nécessaire. François Ier, Henri IV, Richelieu, Vauban, Napoléon, ont porté sur la rade d’Hyères une sollicitude qu’ont suffisamment justifiée, autrefois les entreprises de Charles-Quint, de nos jours celles des Anglais. Le temps est venu de compléter leur ouvrage, et cette tâche revient aujourd’hui à l’autorité départementale.
- ↑ Voyez la livraison du 1er mars.
- ↑ Le roi possédait en Piémont Suse, Pignerol, Casal et Saluces. Vauban, qui avait visité ces places, n’a pas perdu une seule occasion d’en recommander l’échange, soit contre la Savoie, soit contre Nice, et de présenter ces possessions au-delà des Alpes comme une cause d’affaiblissement pour la France. Ses Oisivetés contiennent, à cet égard, des détails qui prouvent qu’il n’était pas moins bon politique que grand ingénieur. Son génie était, en effet, le bon sens poussé jusqu’à son extrême limite.
- ↑ Cette lettre appartient à la collection de Provence, des manuscrits de la Bibliothèque royale : les 65e, 66e et 67e volumes de cette collection se rapportent à l’année 1707, et une partie des détails qui suivent en est extraite.
- ↑ Journal du siège.
- ↑ Histoire du Siége de Toulon. Paris, 1707.
- ↑ « L’évêque le reçut (le duc de Savoie) dans sa maison épiscopale, comme il ne pouvoit s’en empêcher. Il en fut comblé d’honneurs et de caresses, et le duc de Savoie l’enivra si parfaitement par ses civilités, que le pauvre homme, également fait pour tromper et pour être trompé, prit ses habits pontificaux, présenta l’eau bénite et l’encens à la porte de sa cathédrale à M. de Savoie, et y entonna le Te Deum pour l’occupation de Fréjus. Il y jouit quelques jours des caresses moqueuses de la reconnoissance de ce prince pour une action tellement contraire à son devoir et à son serment, qu’il n’auroit osé l’exiger. Le roi en fut dans une telle colère, que Torcy, ami intime du prélat, eut toutes les peines imaginables de le détourner d’éclater… L’évêque, flatté au dernier point des traitemens personnels de M. de Savoie, le cultiva toujours depuis, et ce prince, par qui les choses les plus en apparence inutiles ne laissoient pas d’être ramassées, répondit toujours de manière à flatter la sottise d’un évêque frontière, duquel il pouvoit peut-être espérer de tirer quelque parti dans une autre occasion. » (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. VI, ch. 3.)
- ↑ La preuve des véritables dispositions d’une grande partie de la population résulte du soin qu’eurent les anglais de la faire désarmer immédiatement.
- ↑ Mémoires pour servir à l’histoire de la ville de Toulon en 1793, rédigés par M. Z. Pous. Paris, 1825.
- ↑ Déclaration du comité général de la ville de Toulon du 24 août 1794.
- ↑ Dépôt des fortifications.
- ↑ Ce récit étant conforme à l’état réel des lieux et aux rapports officiels dont la reprise de Toulon a été le sujet, il diffère en quelques points de celui qu’en a fait M. Thiers. Je ne pouvais pas avoir sur le célèbre auteur de l’Histoire de la Révolution française d’autre avantage que celui de l’exactitude, et j’aurais certainement emprunté ses paroles, si sa topographie des environs de Toulon avait été moins embarrassante pour une classe nombreuse, celle des lecteurs qui connaissent le pays.
- ↑ Relation des attaques du Port de la Montagne, ci-devant Toulon, par le chef de bataillon Marescot, commandant du génie. (Dépôt des fortifications.)
- ↑ Mémoire sur la Provence, par M. Lebret, intendant. B. R. Mss.
- ↑ La superficie de Paris est de 3,424 hectares.
La population fixe y est aujourd’hui de 945,721 habitats.
Et la population flottante de 108,176
En tout 1,053,897 habitats. - ↑ Voir le projet de loi présenté par le ministre de la guerre le 28 avril 1846, et le rapport fait le 7 mai suivant, au nom de la commission chargée de l’examiner, par M. Clappier.
- ↑ Voir le Procès-verbal contenant l’état véritable auquel sont de présent (en 1633) les affaires de la côte maritime de Provence. (B. R., mss. n° 1037.)
- ↑ Dépôt de la marine. — Plan de le rade de Toulon et de ses divers mouillages, levé en 1839, dressé en 1841, et publié en 1842 sous le ministère de M. l’amiral Duperré.
- ↑ Exposé des motifs du projet de loi portant demande d’un crédit extraordinaire de 10,500,000 francs pour le curage et la défense de la petite rade de Toulon (6 mai 1845).
- ↑ C’est le nom qu'on donne au lit dans lequel on a détourné le Las vers 1746.
- ↑ Le canal Calédonien, qui traverse l'Écosse d'Inverness au fort William, a 97,740 mètres de longueur, dont 62,240 appartiennent à quatre lacs, et 35,500 à des biefs ouverts de main d'hommes. Du point de vue de partage à la mer, la pente est, du côté de l'est, de 28 mètres 56 centim., du côté de l'ouest, de 27 mètres 36 cent. Ces 55 mètres 92 centim. sont rachetés par 28 écluses. La hauteur d'eau est de 6 mètres 10 centim., la largeur au plafond de 15 mètres 24 centim., et la largeur des écluses de 12 mètres 19 centim. La dépense a été de 21,987,775 fr. par mètre courant. Avec ces dimensions, le canal n'admet que des frégates de 44 canons. Pour donner passage à des vaisseaux de premier rang et à des frégates à vapeur, celui de Toulon devrait avoir 9 mètres de profondeur et 30 mètres de largeur au plafond ; mais il ne comporterait que des déblais sans ouvrages d'art.
- ↑ Voir le Procès-verbal contenant l’état véritable auquel sont de présent les affaires de la côte maritime de Provence, par H. de Séguiran. (B.-R., mss. de Sorbonne, no 103.)
- ↑ Procès-verbal des affaires maritimes de Provence en 1633. (B. R., mes. 1037.)
- ↑ La largeur de la passe est de 2,300 mètres entre l’île et la presqu’île ; mais le passage des navires est réduit à 1,500 mètres par les îlots du Grand-Ribaud et de Langoustier.
- ↑ On peut consulter sur ce pays les Promenades pittoresques à Hyères, de M. Alphonse Denis, ouvrage qui tient fort au-delà de ce que promet son titre.
- ↑ Procès-verbal de l’état des affaires de la côte maritime de Provence. (B. R., mss. 1037.)
- ↑ Mémoire sur la Provence, par M. Lebret, intendant, année 1698. (B. R., mss. No 2241.)
- ↑ La commune d’Hyères, l’une des plus étendues de France, comprend 27,000 hectares ; ses habitans étant au nombre de 10,116, on y compte 37.40 habitans par kilomètre carré. La population spécifique de la France entière est par kilomètre de 67.08 ; celle du département du Var de 48.13.
- ↑ « … Et ayant demandé s’il y avoit bon port audit lieu, ils nous auroient assuré qu’il étoit fort bon pour toutes sortes de barques, comme étant à couvert de tous vents au moyen d’une ligne qui barre ledit port d’un bout à l’autre, où il n’y a qu’un peu d’eau, n’y ayant qu’un canal à chaque bout de ladite ligne, par où les barques puissent entrer audit port, icelle étant éloignée environ quatre cents pas du terrain, et petit avoir ledit port un mille de circonférence. » (Procès-verbal d’Henri de Séguiran.)
- ↑ « L’armée de mer sera chargée spécialement, sous les ordres du commandant des forces de terre, de l’armement, du service et de la garde des batteries qui ont une vue directe sur les ports, sur les rades intérieures adjacentes à ces ports, sur les passes et goulets conduisant aux rades intérieures, toutes les fois que les ouvrages auxquels appartiendront ces batteries n’intéresseront pas principalement le système de la défense du côté de terre de la place et de ses dépendances. »