Les Cabinets en 1852

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Les Cabinets en 1852
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Revue des Deux Mondes Annuaire 52-53
L’Europe et le coup d'état. — Craintes de l’opinion en Belgique. — Démêlés commerciaux avec La France. — La question religieuse entre la Sardaigne et la cour de Rome. — Ouvertures diplomatiques faites par la Grande-Bretagne à la papauté. — Projets de propagande catholique en Angleterre et en Allemagne. — Traité relatif à la succession danoise. — Rivalité commerciale de la Prusse et de l’Autriche dans l’affaire du Zollverein. — La Russie, l'Autriche et la Turquie dans la question du Monténégro. — Solution du débat relatif aux lieux saints. — Rétablissement de l’empire et reconnaissance de l’Europe. — Politique envahissante des États-Unis. — L'américanisme et la question de Cuba. — L'intervention du Brésil dans la Plata. — L'Angleterre et les États-Unis en Asie. — Guerre des Anglais comte les Birmans. — Expédition américaine au Japon.

La situation de la France depuis le coup d'état du 2 décembre 1851 jusqu'au rétablissement de l’empire, les phases diverses par lesquelles les institutions de ce pays ont passé avant de reprendre définitivement la forme monarchique, ont concentré presque à elles seules toute l'attention de l’Europe et du monde en 1852. En tout temps, quel que soit le régime qui gouverne la nation française, il décide des influences qui règnent partout ailleurs dans le domaine politique. Quant la république triomphe entre l'Océan et le Rhin, le reste de l’Europe est en proie ou en butte à l'esprit révolutionnaire; quand la monarchie reprend le dessus, à l'instant on voit le principe monarchique se raffermir au nord et au midi, à l'est et à l'ouest. La France, depuis qu'elle a renié entièrement le vieux droit et qu'elle est entrée dans la voie des révolutions, connaît un troisième système qui participe à la fois du caractère de la royauté et de celui de la démocratie, et qui s'est produit pour la première fois avec tous ses avantages et tous ses inconvéniens à la faveur du régime militaire. Le retour de ce système, qui a dans sa première forme si profondément remué l'Europe, ne pouvait s'accomplir sans causer un certain ébranlement dans la politique générale. L'empire, alors même qu'il revêt le manteau de la paix et qu'il applique son activité au dedans à raffermir les intérêts compromis par la révolution, et au dehors à rassurer l'Europe sur ses intentions, l'empire représente toujours la France dans sa plus grande force d'expansion extérieure. Les cabinets ne pouvaient donc voir sans émotion la suite des événemens qui, depuis le 2 décembre 1851, ramenaient à grands pas la restauration de cette forme de gouvernement.

A l'heure, toutefois, où se produisait cette nouvelle évolution de la politique française, les cabinets du continent avaient un ennemi redoutable et redouté dont ils avaient subi les humilians affronts en 1848, et qui menaçait de leur imposer des épreuves peut-être encore plus terribles en 1852. Le signal devait partir de la France. L'élection présidentielle, que la constitution de 1848 fixait en mai 1852, devait servir d'occasion à un second soulèvement démagogique, qui, de là, se serait communiqué à toute l'Europe. Le coup d'état du 2 décembre, en tranchant la question présidentielle, avait éloigné le danger que les puissances continentales tremblaient d'avoir à combattre. Le service que cet événement leur rendait était grand et ne pouvait se mesurer que sur l'immensité des moyens que la révolution avait préparés dans toute l'Europe, depuis Londres, ou plutôt depuis les régions les plus reculées de l’Amérique du Nord, jusqu'au cœur de la Russie et de l’empire ottoman.

Aussi le sentiment de satisfaction que les cabinets du continent éprouvèrent à la vue des premières conséquences du 2 décembre absorba-t-il à lui seul toute autre préoccupation. La plus menacée des grandes puissances, l'Autriche, accessible par toutes ses frontières à l'esprit de révolution, fut la première et la plus empressée à se réjouir du dénoûment que recevait en France la crise de 1848. Pendant que la Prusse faisait entendre à Paris des paroles d'approbation et que la Russie se montrait ostensiblement satisfaite, l'Autriche félicitait le nouveau pouvoir établi en France de la résolution avec laquelle il avait sauvé la cause de tous les gouvernemens du continent. A la vérité, une fois le premier mouvement de satisfaction témoigné et les premières félicitations échangées, la réflexion avait suggéré quelques craintes aux cabinets allemands et à la Russie. Le rétablissement des aigles sur les drapeaux français, le retour aux anciens symboles de l’empire, avaient réveillé des souvenirs de conquête. De son côté, l'Angleterre, qui avait ressenti vivement le coup porté en France au régime parlementaire, et qui voulait qu'on le sût en Europe, l'Angleterre, qui, elle aussi, sans avoir souffert autant que le continent des entreprises armées de l’empire français, n'avait pu échapper alors à une catastrophe que par des efforts surhumains, s'attachait à entretenir et à surexciter les inquiétudes ainsi éveillées en Allemagne.

Le cabinet de Vienne était toutefois resté ferme dans sa première attitude; il était loin de partager les passions qui avaient pris en Angleterre un si vaste développement et un langage si agressif, et que la Prusse et la Russie finissaient par écouter volontiers, Le prince Schwarzenberg, dont l'esprit était quelquefois téméraire sans cesser jamais d'être pénétrant, déployait les ressources de sa rare intelligence à prouver à la Russie et à la Prusse que le plus grand de leurs intérêts était de rester unies au gouvernement qui venait d'éloigner les éventualités révolutionnaires de 1852, parce que le plus terrible ennemi de leur stabilité, c'était la révolution. Aussi longtemps que le prince Schwarzenberg vécut, l'Autriche suivit à cet égard l'impulsion qu'il lui avait imprimée. Après sa mort, le cabinet de Vienne, renonçant à l'esprit d'initiative et d'indépendance diplomatique qu'il avait porté dans ses rapports avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, même aux jours malheureux de l’intervention des Russes en Hongrie, finit par entrer peu à peu dans les vues de la Russie, sans toutefois les embrasser entièrement.

Cette attitude des trois principales puissances du continent ne se manifestait d'ailleurs que par de vagues inquiétudes, et l’on n'en put reconnaître les signes officiels que le jour où l'empire lui-même fut proclamé. En Angleterre, les esprits avaient suivi un mouvement particulier. On avait commencé par la défiance, on devait finir par des témoignages d'amitié qui faisaient croire à la possibilité d'un renouvellement de l’alliance anglo-française, naguère si fort critiquée. On se rappelle que le coup d'état avait été accueilli de l’autre côté de la Manche par une explosion d'invectives qui ne connaissaient point de bornes. Le secrétaire d'état pour les affaires extérieures, lord Palmerston, qui, dans un long usage du pouvoir, avait contracté l'habitude de ne suivre, que ses propres impressions, sachant presque toujours les imposer au pays et souvent à l'Europe, lord Palmerston avait pris sur lui de reconnaître le gouvernement issu du coup d'état de décembre, et cette fois sa politique personnelle avait été officiellement désapprouvée par ses collègues whigs, sinon pour l'adhésion qu'il avait donnée et que l'on pouvait difficilement refuser, au moins pour la hâte qu'il avait mise dans cette démarche. Lord Palmerston avait été remercié par la reine, sur la proposition de lord John Russell, et l’opinion anglaise, si favorable jusqu'alors à la politique souvent hardie et toujours patriotique de lord Palmerston, avait elle-même failli envelopper dans l'impopularité du coup d'état le nom de l’infortuné lord. Peut-être l'ancien chef du Foreign Office ne parvint-il à échapper à cette impopularité imminente qu'en secondant de son mieux le mouvement qui poussait tous les esprits à mettre le pays sur le pied d'une imposante défensive. Il serait difficile de préciser dans quelle pensée lord Palmerston, qui avait donné son adhésion à la politique du coup d'état, s'associait quelques mois plus tard à une agitation dont le but spécial était de protéger l'Angleterre contre le danger d'une réussite de quelque nouveau camp de Boulogne. Il est possible que le tempérament, avant tout belliqueux, du noble lord ait vu dans la création d'une milice mobilisable un moyen de faire la guerre de concert avec un gouvernement auquel on supposait des dispositions conquérantes, tout aussi bien qu’une ressource pour le cas où ce gouvernement songerait à tourner contre l'Angleterre les projets de conquête qu'on lui attribuait. Toujours est-il que l'opinion anglaise ne sollicitait l'institution d'une milice que par un sentiment de défiance contre le gouvernement français.

Ce sentiment toutefois ne conserva pas longtemps les formes passionnées et acrimonieuses qu'il avait prises à l'origine. Lord Palmerston, congédié par lord John Russell pour avoir trop promptement approuvé la politique inaugurée en France le 2 décembre, renversa à son tour lord John Russell et tout le cabinet whig, qui n'avait point compris assez largement la création des milices nationales. Le cabinet tory qui succéda choisit pour secrétaire d'état des affaires étrangères lord Malmesbury, ancien ami particulier du prince Louis-Napoléon. De ce jour, la politique du cabinet anglais fut aussi amicale qu'elle l'avait jamais été pour la France. La presse britannique continuait de regretter les libertés parlementaires qui avaient succombé de ce côté-ci du détroit: mais le gouvernement pratiquait sans réserve la politique si souvent proclamée par la diplomatie anglaise, de laisser chaque peuple absolument libre de s'administrer à sa guise, de changer la forme de ses institutions selon son bon plaisir. Si dans la suite le retour des whigs au pouvoir, l'avènement de lord John Russell aux affaires extérieures et celui de lord Palmerston à l'intérieur semblèrent révéler des dispositions moins amies que celles du cabinet tory, ces dispositions ne se traduisirent manifestement par aucun fait appréciable. La reconnaissance du gouvernement impérial, accordée sans difficulté par les tories, après quelques explications sur le titre de Napoléon III, ne devait du moins provoquer l'expression d'aucun regret de la part des whigs : politique plus habile peut-être que celle où la Russie eût voulu engager les grandes puissances continentales.

Les préoccupations éveillées par les évolutions successives du nouveau gouvernement français depuis le 2 décembre 1851 jusqu'au 2 décembre 1852 sont comme le fond sur lequel se développent les événemens, médiocres en eux-mêmes et peu importans, de l’année 1852. A part ces grandes préoccupations qui formeront une page importante de l’histoire contemporaine, quoique peu fécondes en incidens, cette année est pour la politique générale une des plus pauvres que l'on ait traversées depuis que la révolution de 1848 est venue créer en Europe tant de difficultés imprévues. Toutes les questions, ou peu s'en faut, que la diplomatie a eues à débattre en 1852 ne sont en quelque sorte que le prolongement de questions déjà débattues, ou, pour mieux dire, épuisées durant les années précédentes. C'est dans cette catégorie que rentrent les contestations de la papauté avec la Sardaigne au sujet des lois qui tendent dans ce pays à fortifier l'élément laïque aux dépens de l’élément ecclésiastique. Telles sont aussi les relations que le saint-siège entretient depuis l'occupation de Rome avec la France, et qui, à la fois politiques et religieuses, et ainsi d'un caractère parfois délicat, n'ont pas cessé d'être de part et d'autre bienveillantes. Tels encore les rapports de la cour de Rome avec l'Angleterre, qui ont conservé en 1852 l'acrimonie qu'ils ont prise depuis 1848. Les affaires de la succession en Danemark, celles du Zollverein, les altercations de la diplomatie autrichienne avec la diplomatie anglaise, toutes ces difficultés appartiennent moins encore à l'année 1852 qu'à celles qui l'ont précédée, et ne présentent point un intérêt qui soit entièrement nouveau. La seule question internationale qui en Europe regarde spécialement cette année est le conflit commercial de la France et de la Belgique. Encore toute la gravité de ce conflit résultait-elle de la situation créée par le coup d'état de 1851. Quant à la crise dont les lieux saints et le Monténégro ont été le prétexte en Turquie, ce n'est qu'une phase de cette question d'Orient, ouverte depuis si longtemps et dont il est impossible de prévoir la fin. — Que si nous franchissons l'Océan pour aborder soit aux rivages du Nouveau-Monde, soit à ceux de la vieille Asie, là aussi nous verrons d'anciennes querelles en suspens ou résolues, l'ambition bien connue des États-Unis, l'affaissement continu du Mexique, les possessions espagnoles de Cuba toujours menacées, et plus au midi les révolutions de Buenos-Ayres restées à peu près au même point oit nous les avons laissées en 1851, la guerre de l’Inde anglaise contre les Birmans et l’expédition préparée des Américains contre le Japon. Nulle part en définitive dans les deux mondes aucun événement imprévu, aucun incident de nature à tenir une place importante dans l'histoire, à l'exception de cette crise de l’empire ottoman où l'Europe a pu voir une preuve nouvelle des dangers qui dans l'avenir menacent son équilibre territorial, et du curieux spectacle qu'a donné le rétablissement de l’empire français. Après une secousse aussi profonde que celle qui a agité sur leurs fondemens les plus puissantes des sociétés européennes et occupé durant quatre ans le monde entier, la politique éprouve comme un temps d'arrêt, la nature fatiguée cherche le repos, et les hommes d'état, après avoir été ballottés par le flux et le reflux des opinions, les uns victorieux, les autres vaincus, ne demandent pas mieux que de se contenter d'un rôle d'observation et d'attente.

Le coup d'état du 2 décembre avait, on s'en souvient, retenti dans toute l'Europe et jusqu'aux États-Unis d'Amérique, où il avait causé dans les partis une émotion à laquelle le gouvernement lui-même s'était associé (1). Nulle part cependant cette émotion n'avait été aussi vive, aussi profonde que dans les petits pays voisins de la France, notamment en Belgique. Toutes les fois que la France s'agite, la Belgique est naturellement la première à en ressentir le contrecoup; sa position géographique, sa nationalité toute française, le veulent ainsi. Cette fois pourtant les Belges avaient peut-être donné trop volontiers dans l'excès de la crainte. Durant plusieurs mois, on ne parla en Belgique que de négociations avec les grandes puissances, de rapprochemens avec la Russie, d'arrangemens secrets avec l'Angleterre dans l'intention de sauvegarder l'indépendance du pays. Anvers, l'unique point qui paraisse de nature à offrir un appui à une résistance armée dans le cas d'une invasion, était l'objet de la plus sérieuse attention. L'on y faisait plus ou moins ostensiblement de grands travaux ; on y préparait un refuge pour le parlement de Bruxelles; l'on annonçait que le jour où un soldat français aurait franchi la frontière, tous les pouvoirs se retireraient dans la citadelle d'Anvers, et déchaîneraient autour d'eux l'inondation, afin de donner le temps aux armées du continent et de l’Angleterre d'accourir à l'aide de la Belgique. Quoiqu'il fut facile d'apercevoir le côté factice de cette agitation, le gouvernement belge ne se contentait pas de nourrir silencieusement ses craintes; il les montrait, il se plaisait à mettre l'Europe entière dans le secret de ses inquiétudes, et, par une contradiction singulière, il se croyait obligé d'afficher sa mauvaise humeur dans ses rapports avec la France. Il y portait du moins une raideur qui n'était pas de nature à adoucir les sentimens de la France, s'ils eussent été hostiles, ainsi qu'on le prétendait.

Ces dispositions étaient d'autant plus regrettables, que de grandsintérêts d'ordre matériel étaient en jeu entre les deux pays. Le traité de commerce d'août 1845 expirait en août 1852; allait-il être renouvelé? Depuis de nombreuses années, la France réclamait l'inviolabilité du droit de propriété littéraire; elle avait conclu depuis deux ans avec plusieurs puissances des conventions qui donnaient à ce droit une consécration internationale : n'allait-elle pas pousser le gouvernement belge dans ses derniers retranchemens pour obtenir la suppression d'une industrie qui causait les plus graves préjudices à la librairie et à la littérature françaises? Toutes ces questions devaient se débattre dans le courant de 1852, sous l'influence d'une situation qui ne laissait pas d'être tendue. Il était à craindre que les négociations ne s'en ressentissent, et si déliée, si habile, si forte même que soit d'ordinaire la Belgique dans sa politique commerciale, elle avait intérêt à ménager les susceptibilités de la France, qui, sur le chapitre de la propriété littéraire, était en droit d'imposer ses principes de gré ou de force, et qui, dans les contestations relatives aux autres objets de commerce, pouvait faire une guerre de tarifs non sans dommage pour elle, mais plus funeste encore à plusieurs industries belges. Ce n'est point sans peine que les deux cabinets parvinrent à s'entendre sur un des objets qui étaient en litige, la propriété littéraire. Le gouvernement belge, obéissant à la pression de quelques membres du parlement intéressés dans les opérations de la contrefaçon, hésitait à sacrifier une exploitation que ses défenseurs regardaient comme une industrie nationale. Il ne voulait du moins en faire le sacrifice qu'au prix de compensations bien définies. La question du renouvellement du traité de 1845 devait elle-même compliquer cette difficulté. La demande du renouvellement venait de la France, qui avait besoin de protection pour plusieurs de ses produits, notamment les vins, les soieries, les lainages. La Belgique, dont les principales industries, la houille et le fer, se trouvaient protégées par les tarifs français en dehors et indépendamment de la convention de 1845, tenait moins que la France au renouvellement de cette convention, dans la pensée que ses houilles et ses fers resteraient dans tous les cas en possession du traitement de faveur à eux assuré par les tarifs de la France. Le cabinet de Bruxelles ne croyait pas d'ailleurs que l'industrie française pût se passer de ces deux produits de la Belgique, et surtout de sa houille, devenue le moteur de la plupart des usines de la France, et entrée dans la consommation ordinaire d'une partie de ses populations. Ne pouvant prolonger plus longtemps l'existence de la contrefaçon, qui était condamnée par l'opinion européenne, le gouvernement belge espérait, en cédant sur ce point à la France au prix de quelques concessions, faire oublier la question du renouvellement, ou en obtenir l'ajournement indéfini. Après des tergiversations répétées, et qui donnèrent plus d'une fois à craindre que les négociations ne fussent entièrement rompues, une convention littéraire fut conclue le 22 août. Les concessions faites par la France portaient sur les houblons, les bestiaux du Luxembourg et les cotonnettes, et, afin de ne point faire figurer ces objets d'ordre assez vulgaire à côté des productions de l’esprit dans un même arrangement, on avait cru devoir les consigner dans une convention spéciale.

La politique du gouvernement belge, après la signature de ces deux arrangemens, consistait à paraître ignorer qu'il put être question encore du renouvellement du traité de 1845. Le cabinet de Paris cependant ne pouvait admettre que les faveurs qui lui étaient assurées par ce traité eussent cessé d'exister pour lui, quand la bouille et les fontes belges continuaient d'être en France l'objet d'un traitement privilégié. De là le décret présidentiel du mois de septembre qui enlevait à ces deux produits belges les privilèges dont ils avaient joui jusqu'alors, en ajournant à l'époque où une nouvelle convention commerciale serait intervenue le rétablissement de ces privilèges.

Cet incident, qui causa en Belgique un vif émoi, donna lieu entre le cabinet de Paris et celui de Bruxelles à l'échange de diverses notes du 9, du 15 et du 17 septembre, enfin du 2 octobre 1852, parmi lesquelles se distingue celle du ministre des affaires étrangères de France en date du 17 septembre. Dans cette note, M. Drouyn de Lhuys discutait et réfutait avec autant de force que de lucidité tous les argumens que le gouvernement belge avait mis en avant pour couvrir une conduite habile sans doute, mais captieuse. L'opinion de l’Europe, qui, avant ce conflit commercial, était très disposée à donner raison à la Belgique contre la France, se vit obligée de rendre justice à la modération et à l'équité du cabinet de Paris. Cette crise, qui d'ailleurs tirait principalement sa gravité de la situation internationale de l’Europe, et qui aurait pu s'envenimer, si la France eût nourri véritablement ces pensées belliqueuses qu'on se plaisait à lui attribuer, se termina en décembre 1852 par le renouvellement de la convention de 1845 jusqu'à la conclusion d'un nouvel arrangement.

L'état de l’Italie, sans provoquer des incidens capables d'émouvoir bien profondément l'opinion, n'a pas cessé néanmoins de présenter un intérêt à la fois philosophique et politique digne de l’attention du penseur autant que du diplomate. La lutte des idées catholiques incarnées dans l'église contre la ligue du protestantisme et du rationalisme forme toujours le trait principal de cette situation. Le saint-siège voit se dresser devant lui en même temps L'esprit moderne, représenté avec une certaine hardiesse par le Piémont, et la réforme, représentée par l'Angleterre avec la force de volonté qui est propre à cette nation. En présence de ce double ennemi, la papauté a besoin de toute la prudence de sa politique raffinée et de toute la fermeté patiente de la foi.

Lorsque l'on étudie le caractère essentiel de la race italienne, il est impossible de n'être point frappé des dispositions naturelles qui la prédestinaient entre toutes les nations européennes à recevoir le dépôt du catholicisme. Race essentiellement religieuse, chez laquelle le culte du surnaturel est une tradition persévérante depuis les plus anciens temps, elle a encore eu le privilège, dans les temps modernes, de recevoir d'un développement prodigieux de l’art l'amour particulier de ces pompes solennelles qui sont le caractère de l’église catholique. Aussi nulle part en Europe le catholicisme n'a-t-il jeté de plus profondes racines qu'en Italie; nulle part il n'a pénétré plus avant dans l'esprit des masses ; nulle part enfin il n'a résisté plus longtemps et avec plus de succès aux attaques répétées de la pensée moderne. Le peuple italien, du Piémont jusqu'à la Sicile, est toujours prompt à s'émouvoir en présence de ces grandes solennités dont l'église frappe ses regards. Ses prêtres, encore aujourd'hui respectés, n'ont point cessé d'exercer sur lui un prestige puissant devant lequel on le voit toujours prêt à s'agenouiller. La dernière crise révolutionnaire, il faut le reconnaître, a cependant jeté quelque trouble dans ces consciences jusqu'alors si pleinement dévouées à leurs vieilles croyances, si dociles à la parole de leurs prêtres, si sensibles à cette poésie que déploie l'église romaine dans les formes de son culte splendide. Le souffle ardent de la philosophie moderne a parcouru dans tous les sens la péninsule italique. Il n'est pas venu comme naguère, dans les plis d'un drapeau étranger, de ces régions transalpines où un grand peuple tient l'outre des révolutions. Bien que la France n'ait pas cessé d'être, depuis la fin du dernier siècle, l'atelier où s'élaborent les idées les plus avancées qui circulent dans la vieille Europe, l'Italie, tout en s'inspirant de ces idées, n'a puisé néanmoins qu'en elle-même les résolutions qui l'ont guidée dans ses dernières vicissitudes, et l’on pourrait presque dire que, par ses agitations de 1846 et 1847, c'est à elle que revient l'initiative du mouvement qui a fini par ébranler l'Europe entière. L'esprit ancien, les traditions autrefois inviolables, ont donc reçu en Italie une atteinte d'autant plus dangereuse, qu'elle leur a été portée spontanément par les propres mains des populations italiennes, allant de leur plein gré au-devant des leçons du rationalisme contemporain.

Ainsi la religieuse Italie est devenue accessible aux conseils de la révolution. Le protestantisme, qui au XVIe siècle n'avait pu réussir à entamer d'aucun côté la péninsule, a cru l'occasion favorable pour renouveler des tentatives qui jusqu'alors avaient toujours été victorieusement repoussées. La révolution, qui, tout exclusive qu'elle soit, ne dédaigne aucun auxiliaire, a accepté le concours que le protestantisme lui offrait sur cette terre classique du catholicisme. L'un et l’autre ont travaillé de concert à ébranler la papauté chez elle et à détruire son autorité dans les autres états de l’Italie.

Ces deux forces, on le sait, se sont personnifiées dans une grande influence diplomatique, celle de l’Angleterre; elles ont marché de front au but commun qu'elles s'étaient marqué, et l’histoire ne les séparera point. La papauté, de son coté, attaquée par ce double ennemi, a voulu à la fois faire face au protestantisme et à la révolution. Au moment même où, sauvé des périls de la révolution par l'alliance des grands cabinets et par le canon de la France, le pape venait de rentrer dans Rome, il reprenait l'offensive contre le protestantisme en rétablissant la hiérarchie catholique en Angleterre. Le protestantisme et l’esprit philosophique sont promptement revenus à la charge. Le germe de l’un et de l’autre, déposé sur le sol de l’Italie, y était éclos à la faveur de la révolution de 1848, et il avait jeté de fortes racines, sinon dans le midi de la péninsule, où les imaginations sont essentiellement mobiles et inconstantes, au moins dans les petits états du nord et surtout dans le Piémont, aujourd'hui la portion la plus vivante des contrées d'au-delà des Alpes. Si le roi de Naples, par une politique inflexible, a pu comprimer dans les Deux-Siciles tout mouvement de l’opinion et arrêter toute propagande politique ou religieuse, le grand-duc de Toscane a été moins heureux, en dépit du secours militaire qu'il reçoit de l’Autriche, et quant au roi de Piémont, soumis à des obligations constitutionnelles, il n'a pu songer même à combattre le développement soudain qu'a pris dans ses états la lutte du rationalisme contre l'église.

Cette lutte s'est engagée en règle, on s'en souvient, à l'occasion des lois connues sous le nom du ministre chargé de les présenter aux chambres piémontaises, M. Siccardi, lois dont l'objet était de détruire Les privilèges du clergé en matière judiciaire, et qui devaient, dans la pensée de ce ministre, être complétées parla sécularisation des biens ecclésiastiques et par l'institution du mariage civil. Ces deux dernières questions toutefois étaient demeurées en suspens. Bien qu'un plein succès eût couronné la tentative faite pour l'abolition des privilèges judiciaires des ecclésiastiques, ce succès n'avait point été obtenu sans causer dans le pays de profondes agitations. L'épiscopat presque tout entier avait cru devoir protester en termes passionnés contre cette législation. Quelques archevêques, parmi lesquels se distinguait celui de Turin, étaient allés jusqu'à défendre à leur clergé de s'y soumettre. Pour avoir raison de l’opposition de ces chefs du clergé piémontais, il avait fallu recourir à des mesures de précaution, à des poursuites judiciaires qui avaient amené la condamnation et l’exil de plusieurs prélats. Devant les résistances qu'avait rencontrées ainsi dans l'application une loi constitutionnellement votée par les chambres, le gouvernement avait hésité à proposer les autres projets de loi destinés à compléter son système de droit commun. Le gouvernement était d'autant plus porté à ajourner ces nouvelles mesures, que le saint-siège était dès l'origine intervenu dans la querelle, et qu'il appuyait de toute l'autorité de sa parole la ligue du clergé piémontais. Des remontrances de la plus grande vivacité avaient été adressées par le cardinal secrétaire d'état au cabinet de Turin. Le débat s'était envenimé au point que les rapports diplomatiques des deux pays s'étaient trouvés quelque temps interrompus. Depuis l'échec du respectable M. Pinelli en 1850. M. Bertou de Sambuy avait été chargé en 1851 de faire auprès de la cour de Rome une nouvelle démarche qui avait été mieux accueillie, mais qui tout en se prolongeant rencontrait des deux parts de grandes difficultés. Le gouvernement piémontais, ne croyant point pouvoir différer plus longtemps le développement de la législation de 1850, a proposé en 1852 aux chambres un projet de loi sur le mariage civil conçu d'après les idées du code français. Ce projet n'était pas de nature à pacifier les désaccords diplomatiques qui divisaient le saint-siège et le cabinet de Turin. Rome a poussé de nouveaux cris d'alarme, déployant toutes les ressources de sa dialectique et tous ses moyens de persuasion pour agir sur l'esprit du roi et sur l'opinion publique. Cette fois la papauté a été plus heureuse que dans le débat sur les privilèges judiciaires de l’église; elle a su inquiéter la conscience du jeune roi : le projet de loi sur le mariage civil a rencontré au sénat des difficultés qui l'ont empêché de réussir tel que le gouvernement l'avait conçu, et en ont amené l'ajournement.

Ce temps d'arrêt, survenu au plus vif de la lutte de l’église et de l’esprit laïque, est-il autre chose qu'un armistice? Et après un moment de repos, les deux opinions ne vont-elles point se retrouver aux prises avec une vivacité nouvelle? Si l'on se rend compte de tous les obstacles qui s'opposent à un sérieux et durable accord entre elles, on peut craindre que tout essai de conciliation n'échoue, on peut être sûr du moins qu'il ne réussira qu'à demi. Avant que le Piémont fut précipité soudainement dans les voies du libéralisme, la France les a parcourues sans trouver un terrain intermédiaire sur lequel les deux systèmes pussent se donner la main et transiger. L'église a été vaincue, dépossédée de la plupart des grandes positions qu'elle occupait avant la révolution. Dépouillée de ses privilèges temporels et de ses vastes possessions, elle a dû sacrifier encore sa doctrine sur le mariage, et consentir à laisser le pas à l'esprit laïque dans l'acte essentiel de la vie sociale. Lancé dans les mêmes erremens que la France, le Piémont s'arrêtera-t-il à moitié chemin? Il n'est guère permis de le croire.

Le protestantisme, nous l'avons dit, a aussi son rôle dans les vicissitudes actuelles de l’Italie. Si évidentes que soient les contradictions que renferme le protestantisme, il n'en est pas moins une forme puissante de la pensée chrétienne, et l’on pouvait croire, au premier aspect, qu'il trouverait parmi les Italiens un plus facile accès que le radicalisme rationnel; mais dans un siècle aussi profondément travaillé que le nôtre, comment ce moyen terme suffirait-il? Lorsque les esprits, cessant de croire une partie de ce que l'église romaine professe, demandent à d'autres doctrines la foi qui leur manque, ce n'est point au protestantisme qu'ils s'adressent. Ils ne s'arrêtent point en chemin : c'est dans la philosophie qu'ils vont chercher la certitude que la religion ne leur donne plus. Néanmoins le protestantisme n'est pas resté inactif dans la guerre déclarée par la révolution à la papauté. S'il n'a pas fait dans l'état romain lui-même de progrès appréciables, il a gagné beaucoup de terrain en Piémont, où il était déjà représenté par les anciens Vaudois, et il a fait en Toscane, depuis deux ans, des tentatives qui ont eu en 1852 quelque retentissement. La distribution des Écritures par les missionnaires des sociétés bibliques d'Angleterre est le moyen ordinaire employé parla propagande protestante. En fait de ce genre, à la charge d'un hôtelier et de sa femme (2), a amené sur eux une condamnation rigoureuse (les travaux forcés), qui est un des incidens curieux de cette lutte de principes, et qui a causé une profonde émotion dans le monde protestant. Les membres les plus éminens des diverses églises réformées d'Europe ont cru devoir à leur foi de tenter auprès du grand-duc de Toscane une démarche collective en faveur des deux condamnés et, par occasion, du principe de la liberté de conscience. C'est dans les commencemens de 1853, pour donner au cabinet français une preuve d'amitié, que le grand-duc a consenti à accorder une grâce vivement sollicitée par l'opinion publique dans toute l'Europe.

Si, en ce qui regarde les progrès du radicalisme philosophique, la France doit être considérée comme la cause première des mouvemens qui agitent l'Italie, l'Angleterre peut revendiquer la responsabilité des tentatives de propagande protestante qui sont venues ajouter aux embarras d'une situation déjà si compliquée. La France, en se chargeant de renverser la république romaine et en continuant de protéger le pape contre de nouveaux dangers avec une loyauté que tous les cabinets sont forcés de reconnaître, a voulu atténuer de ses propres mains le mal que ses principes ont cause à l'église; l'Angleterre a fait, elle aussi, quelques démarches pour se rapprocher du saint-siège, mais ces démarches ont paru inspirées moins peut-être par le désir de rendre hommage à la papauté que par la pensée de se mettre plus à portée de lui créer des difficultés nouvelles.

On sait que le gouvernement britannique n'entretient point avec le saint-siège de rapports diplomatiques réguliers et suivis : il n'a point à Rome de chargé d'affaires ni d'envoyé, mais un simple consul dont la mission officielle ne peut être que de veiller sur les intérêts commerciaux des sujets anglais. Cet agent subalterne puise à la vérité dans ses instructions assez de latitude encore pour intervenir dans les affaires politiques des états pontificaux. On en a vu des exemples au plus fort de la révolution romaine, en 1849. Néanmoins, investi de fonctions assez élevées pour être admis parmi les conseillers d'un gouvernement révolutionnaire, un consul de second ordre n'est point d'un rang assez haut pour être autorisé à traiter d'égal à égal avec un grand gouvernement. La pratique du droit des gens ne l'admet point. Le cabinet de Londres avait pensé que le moment était venu de faire cesser une situation qu'avaient pu créer de grandes luttes religieuses, mais qui ne s'expliquait plus dans un siècle de tolérance, et qui pouvait même être préjudiciable à la Grande-Bretagne, en présence de l’attitude agressive prise sur son propre sol par le catholicisme. Un de ses diplomates les plus remuans, M. Bulwer, fut chargé de la mission de représenter l'Angleterre à Florence. C'était une disgrâce en apparence, car ce diplomate avait occupé en Europe et en Amérique des postes beaucoup plus importans. En réalité, cette mission avait une haute gravité, car ce personnage était accrédité à Florence en vue de nouer des rapports directs avec la cour de Rome. La condamnation à mort d'un sujet anglais gravement compromis dans la révolution de 1849 fournit en 1852, au ministre anglais à Florence, l'occasion d'entrer en pourparlers avec le saint-siège. Ces premières ouvertures toutefois ne furent point heureuses. Le cardinal secrétaire d'état n'accueillit qu'avec une froide hauteur cette sorte d'ingérence dans les affaires intérieures du gouvernement romain, et l’intervention de M. Bulwer eût peut-être en effet coûté la vie au sujet anglais condamné, si le saint père n'eût été d'avance bien décidé à user de son droit de commutation. On s'attacha toutefois à bien faire sentir à l'envoyé anglais que cette résolution du saint père était spontanée et qu'il n'avait nulle intention de s'en prévaloir comme d'un titre à l'amitié du gouvernement britannique, que par conséquent le cabinet anglais ne devait point songer de son côté à s'en attribuer le mérite.

M. Bulwer était revenu à la charge sur un autre terrain. Il avait voulu entretenir le cardinal Antonelli de la situation de l’église catholique en Angleterre. Le but de M. Bulwer semblait être d'insinuer au saint-siège que, s'il se départait de la persévérance avec laquelle il poussait le succès obtenu en 1851 en Angleterre dans la question de la hiérarchie ecclésiastique, le cabinet de Londres de sou côté serait prêt à faire diverses concessions à l'église d'Irlande. Le cardinal secrétaire d'état répondit en substance que les églises catholiques d'Angleterre et d'Irlande étaient dans une position actuellement assez forte et assez heureuse, assez solidement assise dans l'opinion, pour n'avoir plus besoin de transiger avec l'anglicanisme. Sans repousser les bonnes intentions du cabinet anglais, le saint père ne croyait donc point devoir les solliciter; encore moins eût-il consenti à les acheter par des concessions qui de son point de vue dogmatique eussent été peu dignes de la toute-puissance morale de l’église. Ainsi les ouvertures de l’Angleterre furent catégoriquement écartées. La papauté goûtait une maligne satisfaction à ces représailles, qui vengeaient sur l'anglicanisme les torts communs de la révolution et du protestantisme envers elle. Quant à la question de l’établissement d'une légation britannique à Rome, le pape fit déclarer qu'il n'y consentirait point jusqu'à ce que le bill qui n'admet pour représentant du saint-siège à Londres qu'un agent laïque fût révoqué. Ainsi M. Bulwer ne retira de sa mission à Rome qu'un échec complet.

Si la papauté usait ainsi de représailles envers le protestantisme pour les attaques qu'il dirigeait contre elle en Italie, elle avait su réagir aussi, dans une certaine limite, contre le rationalisme, à son foyer même, en France. Les dangers sociaux que ce pays avait courus en 1848, l'impuissance qui s'était révélée dans les divers principes de conservation qui seuls arrêtaient la dissolution de la société, avaient ramené, à l'ombre de l’église catholique, beaucoup de politiques effrayés, beaucoup d'imaginations soudainement convaincues. Ce brusque revirement de la partie lettrée de la société française vers l'église n'avait pas un caractère bien profond; le clergé néanmoins sut en tirer parti avec une prudence et une hardiesse qui méritent d'être remarquées. La cour de Rome a vivement secondé cette évolution de la pensée française, en donnant à la fois l'impulsion et la règle. Un moment, en 1852, égarée par une polémique paradoxale et irritante, une portion de l’église de France ayant failli se laisser entraîner vers des principes d'éducation surannés et dans des sentimens d'intolérance qui ne seraient point de ce temps, Rome jugea sainement des fâcheuses conséquences de pareils erremens, et sut modérer l'ardeur intempestive de soldats inconsidérés, qui, par un zèle téméraire, compromettaient tout le succès des deux années précédentes. Les prêtres français qui prétendaient être plus ultramontains que le pape ont reçu d'utiles avertissemens, auxquels s'est promptement ralliée l'immense majorité des évêques de France, et avec eux leur clergé.

On voit comment dans l'Europe contemporaine les esprits flottent sans cesse d'une idée à une autre, tantôt caressant la philosophie, s'abreuvant de ses leçons, accomplissant des révolutions en son nom, tantôt revenant avec ardeur aux enseignemens traditionnels de l’église, s'inclinant sous son antique et puissante autorité, ne parvenant qu'avec peine à se reposer dans les moyens termes, et n'acceptant une transaction d'un moment que pour se précipiter bientôt dans de nouvelles évolutions, souvent orageuses, entre un extrême et l’autre. Telle est la conséquence de l’état indécis dans lequel languissent les croyances de ce temps, et du trouble que l'antagonisme de la philosophie et de l’église a jeté dans les consciences. Il en est résulté une confusion inexprimable qui aura bientôt envahi l'Europe et le monde presque entier, car les peuples musulmans sont peut-être aujourd'hui les seuls sur la surface du globe chez, lesquels on ne retrouve point le même antagonisme. Partout les nations chrétiennes sont en proie à cette lutte de principes qui déchire à la fois les sociétés et les intelligences, et qui n'est peut-être pas la moindre cause de l’affaiblissement actuel des caractères et des talens dans toute l'Europe.

C'est toujours du sein des deux grandes races latines et anglo-saxonnes, ainsi que de leur contact, que surgissent ou résultent les faits les plus intéressans de l’histoire contemporaine. L'Allemagne cependant, qui surpasse peut-être les Latins et les Anglo-Saxons dans le domaine de la science, voudrait aussi parfois rivaliser avec eux sur le terrain de la politique. Néanmoins, au dedans comme au dehors, l'Allemagne rencontre de grandes difficultés. Au dedans, Chaque état, pris en particulier, sort à peine de l’état féodal, et quelques-uns, la Prusse elle-même, n'en sortent qu'avec peine. Pour ce qui regarde le dehors, le régime fédéral, si propre qu'il soit au développement de l’activité individuelle, qui se trouve si souvent écrasée sous le poids des masses dans les pays centralisés, n'est pas propre à l'expansion des peuples. Enfin le principal instrument des conquêtes dans les temps modernes, la marine militaire, manque presque totalement aux allemands. Les efforts mêmes qu'ils ont tentés depuis quelques années pour former une flotte germanique sont venus échouer, en 1852, devant les jalousies que l'ambition de la Prusse a éveillées en 1848 et 1849. Point de marine, point de colonies. Ce peuple, qui étouffe dans ses frontières, et qui offre un aliment si considérable à la colonisation, est obligé de verser le trop plein de sa population dans des colonies étrangères. Ce ne sont pas seulement d'ailleurs les grands établissemens maritimes qui font défaut à l'Allemagne : à peine a-t-elle accès sur la mer. Du moins ne s'ouvre-t-elle que sur deux mers à peu près fermées, d'où elle ne peut sortir qu'avec la permission de puissances étrangères. Telle est l'Adriatique, close en partie par les Iles Ioniennes et la Grande-Bretagne, et la Baltique, dont les étroits passages appartiennent au Danemark. Au fond, c'est là le motif qui a suscité la guerre faite récemment par l'Allemagne au Danemark, guerre dont les succès ont été médiocres pour les Allemands, mais qui a créé néanmoins dans le Danemark des difficultés intérieures non encore entièrement terminées.

Les deux grandes puissances occidentales, on se le rappelle, en présence de cette lutte inégale qui menaçait de se prolonger indéfiniment, ont dû intervenir diplomatiquement pour assurer l'indépendance du Danemark contre de nouveaux dangers. La Russie, de son coté, dont la dynastie, issue des ducs de Holstein-Gottorp, avait des intérêts de famille dans la question, s'est associée à la France, à l'Angleterre et à la Suède, pour résoudre le différend. A l'origine du débat, le Danemark avait eu aussi pour allié le cabinet d'Autriche. La rivalité animée de ce cabinet avec celui de Berlin, le désir d'empêcher que la Prusse s'ouvrît un passage vers la Mer du Nord, avaient motivé cette politique du gouvernement impérial. Lorsque la Prusse eut cessé d'avoir la prépondérance que la crise révolutionnaire lui avait un moment donnée, la cour de Vienne changea soudainement d'attitude à l'égard du Danemark. Voulant montrer qu'elle était aussi bonne gardienne du patriotisme germanique que sa rivale, elle s'est attachée à se faire à son tour l'interprète des prétentions fédérales sur le Holstein. Son influence a triomphé de tous les efforts du parti national danois pour séparer l'élément Scandinave de l’élément allemand dans le royaume, et pour soustraire le Slesvig à la pression du germanisme ; la constitution danoise a été ébranlée de cette action de l’Autriche, et l’organisation nouvelle qui a dû en résulter est encore aujourd'hui un sujet de débats agités entre les partis au sein des chambres et d'un regrettable désaccord entre le gouvernement et le pays. Un grand principe néanmoins a été raffermi. L'intégrité du Danemark était menacée par l'extinction probable de la dynastie actuellement régnante, par la diversité des lois de succession admises dans le royaume proprement dit et dans une portion des duchés. Une nouvelle branche de la famille des rois de Danemark, plus éloignée que celle qui devait légitimement succéder, mais masculine, et pouvant réunir ainsi sur sa tête les couronnes royales et ducales, portées par la branche aujourd'hui régnante, a été appelée à hériter des droits et des possessions de celle-ci. L'éventualité d'un morcellement du Danemark, qui avait été l'occasion de la croisade teutonique prêchée en Allemagne, se trouvait ainsi détournée. C'est à Londres, avec le concours de l’Angleterre, de la France, de la Russie et de la Suède, que le Danemark a obtenu de l’Autriche et de la Prusse la convention destinée a assurer la couronne à la famille de Gluksbourg, qui, à l'avantage d'être de la descendance mâle des rois de Danemark, joint encore celui d'être par les femmes très rapprochée du roi Frédéric VII. La convention de Londres a terminé en partie pour les Danois cette longue série d'épreuves qu'ils ont eue à traverser depuis 1848. Malheureusement la convention signée à Vienne dans les commencemens de 1852, entre la Prusse et l’Autriche d'une pari, et le Danemark de l’autre, a imposé à ce pays, relativement au Slesvig et au Holstein, des obligations administratives qui laissent toujours une grande place à l'influence germanique dans les duchés (3).

L'Allemagne a eu aussi ses tribulations en 1852. A peine sortie de la grande crise fédérale qui s'était terminée au mois de mai 1851 par le rétablissement pur et simple du pacte de 1815, elle avait vu surgir dans son sein une question qui, sous une apparence essentiellement commerciale, réveillait toutes les passions que les inutiles essais de réforme fédérative avaient suscitées en 1850. Le Zollverein ou union de douanes, qui est l'œuvre de la Prusse et qui a rendu depuis sa fondation tant de services à l'industrie allemande, expire avec l'année 1853. La Prusse, qui en septembre 1852 avait conclu avec le Hanovre une convention de commerce et de douanes portant fusion de l’union hanovrienne (Steuerverein) avec l'union prussienne, prit elle-même l'initiative de la dénonciation du traité organique du Zollverein, afin de le soumettre à de nouvelles délibérations et de proposer l'admission du Hanovre dans l'alliance à reconstituer. Ainsi que le déclarait le cabinet de Berlin dans la circulaire destinée à convoquer un congrès douanier dans la capitale de la Prusse, il ne s'agissait nullement de reconstruire une union toute nouvelle sur de nouvelles bases. Il ne pouvait être question que de développer l'association sans en changer l'esprit. La Prusse regardait comme l'un des principes essentiels du Zollverein son caractère prussien. En 1849, dans l'impossibilité où le cabinet de Berlin s'était senti de réunir l'Allemagne entière sous sa suprématie, il avait essayé de constituer, sous le nom d’union restreinte, le noyau d'une nouvelle Allemagne sous la présidence de la Prusse. Le Zollverein n'est point autre chose que cette union restreinte réalisée en matière d'industrie et de commerce. Le cabinet de Berlin désirait, donc avant toute chose que le Zollverein, en s'ouvrant au Hanovre, restât fermé à l'Autriche. Or l'Autriche avait de son coté beaucoup appris dans les années qui venaient de finir. En voyant la portée de l’union restreinte tentée en 1849, elle avait mieux compris le vrai sens, les conséquences possibles du Zollverein, et comme elle était parvenue, à Olmütz, à obtenir du gouvernement prussien le sacrifice de l’union restreinte, elle espérait, en tirant habilement parti des jalousies éveillées depuis 1848 par la Prusse, réussir à changer la nature du Zollverein, ou plutôt à le briser en s'y introduisant.

Cette pensée du gouvernement autrichien était antérieure à la conclusion du traité, de septembre 1851 entre le Hanovre et la Prusse et à la convocation du congrès de Berlin. L'idée d'une union douanière austro-allemande s'était formulée d'une manière précise dès la fin de 1849. Dès lors en effet le cabinet autrichien avait présenté au pouvoir intérimaire, qui remplaçait la diète de Francfort, un mémoire sur cette question dû au ministre du commerce, M. de Brück, ancien directeur du Lloyd, de Trieste et l’un des hommes les plus entendus de l’empire en ces matières. L'Autriche avait voulu familiariser l'Allemagne avec cette pensée qui d'abord n'avait point été favorablement accueillie, et elle l'avait reproduite sous diverses formes dans toutes les occasions qui s'étaient présentées, notamment au congrès de Dresde.

Par bonheur peut-être pour le Zollverein prussien, l'Autriche, qui, à cette époque, avait gagné tant de terrain dans la confédération, dépassait à son tour les justes limites de la prudence, en proposant à l’Allemagne un projet de réorganisation fédérale bien autrement ambitieux que n'avait pu l'être celui de la Prusse en 1849. C'est alors en effet que l'on vit se produire, avec éclat, la pensée d'une incorporation de toutes les provinces de l’Autriche dans le territoire fédéral, ou plutôt d'une absorption de l’Allemagne dans l'Autriche. Cette prétention hautement avouée ouvrit les yeux aux cabinets allemands et à l'Europe, et lorsque l'Autriche en vint, en 1852, à présenter de nouveau à ses alliés le plan d'une union douanière de tout l'empire avec l'Allemagne, on comprit qu'elle ne voulait que revenir par un chemin détourné à son projet d'absorption politique de l’Allemagne. Danger pour danger, les vrais Allemands préféraient encore celui qui pouvait venir de l’ambition de la Prusse, état vraiment germanique, à celui des prétentions de l’Autriche, allemande pour le tiers seulement de sa population. La diplomatie autrichienne, en voulant pousser trop loin le succès politique remporté à Olmütz, avait éveillé des soupçons fâcheux pour un projet qui, en d'autres temps, eût rencontré moins d'obstacles.

A l'origine du débat, dans les premiers jours de 1852, les monarchies de l’Allemagne méridionale, la Bavière, la Saxe et même le Wurtemberg, ainsi que les Hesses et Bade, qui avaient à se plaindre de la politique de la Prusse durant la crise fédérale, se montrèrent très favorablement disposées pour un Zollverein austro-allemand. Ces divers pays ne voyaient d'abord, dans une union plus étroite avec l'Autriche, qu'une occasion et un moyen d'user de représailles envers la Prusse pour les inquiétudes qu'elle leur avait causées. Pour prendre les devans sur le congrès douanier qui allait avoir lieu à Berlin, l'Autriche s'était hâtée de convoquer aussi un congrès à Vienne. Les états du midi ainsi que les Hesses s'empressèrent d'y envoyer des représentans. La plupart des alliés de la Prusse s'y rendirent aussi afin d'entendre les propositions de l’Autriche, mais sans se montrer disposés à accepter le plan autrichien dans la forme sous laquelle il se présentait. Quant à la Prusse, elle n'avait point imité l'Autriche au congrès de Berlin, et elle avait donné au cabinet de Vienne les raisons très logiques qui la déterminaient à l'écarter des délibérations projetées. Il entrait au contraire dans les principes de l’Autriche, qui voulait un Zollverein austro-allemand, de convoquer à Vienne la Prusse comme tous les autres états fédérés; mais celle-ci ne pouvait s'y rendre sans affaiblir le principe qu'elle représentait, sans renoncer implicitement au système d'un Zollverein restreint; elle ne répondit donc point à l'invitation de l’Autriche.

Au reste, le congrès qui s'ouvrit à Vienne le 4 janvier 1852, et qui se prolongea durant plus de cinquante séances, ne donna point tous les résultats que l'on en attendait. Le cabinet de Vienne avait soumis au congrès deux projets, l'un pour un simple traité de commerce qui fût entré en vigueur le 1er janvier 1854, l'autre pour une union douanière complète de toute l'Allemagne qui eût commencé le 1er janvier 1859. En ajournant à cette dernière date la réalisation de son plan, l'Autriche montrait assez qu'elle comprenait les difficultés qu'elle allait avoir à combattre. Le traité de commerce qu'elle proposait devait, dans sa pensée, servir de transition entre le Zollverein restreint de la Prusse et le Zollverein général austro-germanique. Par les avantages qu'elle voulait faire à l'industrie allemande à l'aide de ce traité de commerce, elle espérait lui donner un avant-goût des avantages qu'elle lui laissait entrevoir dans l'hypothèse de la réalisation de son plan d'union générale. Les plénipotentiaires des divers états, même les plus favorablement disposés pour le gouvernement autrichien, n'avaient consenti à adhérer aux deux propositions du cabinet de Vienne qu'en les modifiant en plusieurs points. Même après ces modifications mûrement délibérées, ils s'accordèrent à déclarer qu'en adhérant aux principes posés, ils n'avaient reçu aucune instruction spéciale et qu'ils avaient plutôt donné leur avis personnel que celui de leurs gouvernemens. Il parait néanmoins que les plénipotentiaires des cabinets qui faisaient plus particulièrement cause commune avec l'Autriche ne s'étaient séparés qu'après avoir voté, comme annexe au protocole, un article secret dont le texte devait rester inconnu.

En même temps d'ailleurs que le congrès de Vienne discutait ostensiblement, sinon publiquement, les propositions de l’Autriche, la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, Bade, les Messes et Nassau avaient tenu à Darmstadt des conférences secrètes, terminées par la conclusion d'un traité également secret, ou qui du moins ne devait être publié que plus tard, quand il allait devenir impossible d'en dissimuler plus longtemps l'existence. Par ce traité conclu sous l'influence de la Bavière, qui rivalisait avec l'Autriche de zèle contre la Prusse, les états coalisés à Darmstadt s'engageaient à appuyer de toutes leurs forces le plan autrichien au congrès de Berlin, où ils allaient se rendre.

En effet, la veille même du jour où les conférences de Vienne arrivaient à leur terme, celles de Berlin commençaient. Si le cabinet de Vienne rencontrait de nombreux obstacles dans ses combinaisons politico-commerciales, le cabinet de Berlin allait aussi avoir à lutter contre de puissantes difficultés. Les ressentimens de la Bavière et de la Saxe, qui étaient à la tête de la coalition de Darmstadt, ménageaient bien des entraves à la diplomatie prussienne. La Prusse toutefois, qui, sous l'impulsion ferme et sensée de M. de Manteuffel, avait, dès le congrès de Dresde, repris une attitude très digne, déploya au congrès de Berlin les ressources d'une dialectique savante, et mit dans ses démarches une gravité qui ne tarda pas à faire impression sur ses adversaires. Après avoir consenti à plusieurs ajournemens du congrès, afin de donner le temps aux états coalisés de mûrir leurs résolutions, n'ayant point obtenu de réponse satisfaisante, elle prit le parti de dissoudre le congrès.

Cette résolution, en menaçant le Zollverein prussien d'une dissolution complète dont les états du midi eussent eu à souffrir peut-être encore plus que ceux du nord, causa une vive émotion dans toute l'Allemagne. Les grandes villes industrielles et commerçantes, qui savent, par les progrès accomplis depuis vingt ans, tout ce qu'elles doivent au Zollverein, montrèrent des inquiétudes dont les gouvernemens les plus hostiles à la Prusse furent obligés de tenir compte. Les populations qui, d'ailleurs, dans leur patriotisme germanique, ont beaucoup moins de penchant pour l'Autriche que pour la Prusse, s'alarmèrent à la pensée que l'influence prussienne allait peut-être disparaître devant la réaction de l’Autriche et de ses alliés, réaction systématique contre toutes les illusions du germanisme libéral non encore entièrement évanouies. Ainsi par diverses considérations, au moment même où apparaissait dans tout son jour la possibilité d'une dissolution du Zollverein, il se formait en Allemagne une opinion favorable à cette institution ingénieuse, dont, les bienfaits ont pénétré dans toutes les classes de la population allemande. L'attitude de la Prusse, résolue à se retirer du Zollverein plutôt que d'y admettre l'Autriche, sauva cette création de sa politique.

La Prusse toutefois ne refusait pas de faire quelques concessions à l'Autriche. Le cabinet de Vienne, en ajournant à 1859 l'époque où devrait se former l'union austro-allemande, demandait que le traité destiné à régler les rapports commerciaux de l’empire et du Zollverein de 1854 à 1850 contint une stipulation formelle, un engagement précis en faveur de la nouvelle association à conclure. Les alliés de l’Autriche en faisaient une condition sine quâ non du renouvellement du Zollverein. Tout en repoussant catégoriquement ce principe et en déclarant que le renouvellement du Zollverein était la condition préalable de toute négociation ultérieure, la Prusse n'avait aucune répugnance positive à négocier. — Reconstituer d'abord le Zollverein pour neuf ans, conclure ensuite ou même simultanément un traité de commerce avec l'Autriche et pour le reste attendre l'avenir, tel était le dernier mot du cabinet de Berlin. Devant cette politique décidée et ferme, les alliés de l’Autriche fléchirent. La Russie elle-même, la Russie, qui avait été le point d'appui de la maison de Habsbourg durant la crise fédérale, mais qui pourtant avait abandonné le prince Schwarzenberg dans son projet d'incorporer l'empire à la confédération, refusa aussi de seconder à la cour de Potsdam la politique commerciale de M. de Buol. L'empereur de Russie en fut officiellement prié à l'occasion des voyages qu'il fit en Autriche et en Prusse; mais il ne voulut pas se mêler d'une question «qu'il ignorait, disait-il, et qu'il n'avait pas l'intention d'étudier. » C'était évidemment une désapprobation formelle de la politique que le cabinet de Vienne avait suivie dans les phases diverses de la question douanière. Aussi se vit-il forcé d'abandonner son premier plan et d'entrer en rapports directs avec le gouvernement prussien pour essayer une transaction capable de satisfaire tous les intérêts, en laissant de côté les ambitions politiques cachées sous le projet d'une association austro-allemande. L'auteur même de ce projet, M. de Brück, a été choisi pour négocier cette transaction, et les deux pays ont enfin conclu un traité de commerce qui satisfait tous les intérêts sans engager d'aucun côté l'avenir.

L'une des questions les plus curieuses qui aient occupé la diplomatie en 1852 a surgi du coin le plus obscur de l’Europe, d'un pays qui n'est pas même connu sous le nom qui lui appartient, le Tsernogora ou Montagne-Noire, que l'on est convenu de désigner par le mot vénitien de Monténégro. Cette question, à la vérité, n'est pas de celles dont l'importance devait Happer d'abord tous les regards; mais à mesure qu'elle prit les développemens dont elle était susceptible, elle devint l'occasion des plus sérieuses complications pour la politique européenne.

Les Monténégrins forment un petit état d'environ 125,000 âmes seulement, placé à l'extrémité occidentale de la Turquie d'Europe, eu vue de l’Adriatique, dont, il n'est séparé que par une langue de terre de quelques centaines de métrés. Entouré de rochers où l'on ne pénètre que par des gorges d'un difficile accès, le pays ne consiste qu'en vallées étroites sillonnées de torrens, et qui se prêtent à peine aux cultures les plus simples. Cette situation a assuré au Monténégro un rôle à part à côté des peuples chrétiens de la Turquie. Il a pu conserver une indépendance de fait, quand les provinces voisines subissaient toutes les rigueurs de la conquête. Il a du moins résisté plus longtemps que tous les autres peuples des mêmes contrées aux grandes invasions du XVe et du XVIe siècle, au moment de la grandeur des Turcs, et quand le moment de leur décadence est venu, au XVIIIe siècle, il a été le premier à se soustraire à leur domination. Depuis lors, toutefois, des escarmouches perpétuelles, des scènes de pillage sans cesse renouvelées, sont venues chaque année ensanglanter la frontière indécise du Monténégro et de la Turquie.

Il existe néanmoins entre les deux pays un sujet de querelle plus grave et plus profond que ces altercations habituelles chez toutes les peuplades de ces contrées peu disciplinaires, c'est la question des frontières elles-mêmes. Du haut, de leurs rocs sauvages, les Monténégrins voient l'Adriatique qui déploie devant eux ses rivages; ses flots arrivent à quelques centaines de mètres seulement du pied de ces masses granitiques. Pointant les Monténégrins n'ont point de débouché sur la mer. Enveloppés à l'ouest en même temps par l'extrémité de la province autrichienne de Dalmatie et par le pachalick turc de Scutari, ils sont commercialement dans la dépendance des deux empires qui les avoisinent. Disputer à l'Autriche le terrain qui les sépare des bouches du Cattaro, ce serait périlleux, les événemens l'ont plus d'une fois prouvé; il est plus facile d'essayer de s'agrandir aux dépens de la Turquie. Aussi les Monténégrins cherchent-ils de préférence à s'étendre sur le territoire turc, entre Scutari et Antivari, — tantôt en débouchant par les défilés ouverts sur Antivari, dans la direction du ruisseau qui traverse cette ville pour se rendre à la mer, à quatre ou cinq kilomètres plus loin, — tantôt en suivant le cours de la rivière qui arrose Cetigne, la petite capitale de la Montagne-Noire, et tombe dans le lac de Scutari. La possession de ce lac serait pour les Monténégrins d'une importance d'autant plus grande, qu'en leur donnant accès sur l'Adriatique, où il verse ses eaux, il leur assurerait de très fortes positions vis-à-vis des Turcs. C'est ce besoin d'atteindre à tout prix au rivage de l'Adriatique qui pousse si souvent les Monténégrins à descendre de leurs montagnes et à se précipiter sur les avant-postes des Turcs.

Des considérations d'ordre politique et moral moins précises, moins faciles ;i définir, mais non moins puissantes, viennent se joindre à ces intérêts d'ordre matériel pour entretenir l'ambition des Monténégrins. Derrière la question des frontières, il y a pour eux une question dont l'on apprécierait incomplètement la gravité, si l'on ne se souvenait du rôle si considérable, que joue le sentiment de race dans les préoccupations de tous les peuples chrétiens de la Turquie d'Europe, et notamment des Slaves. Dans les pays civilisés de l’Occident, le lien social résulte d'un ensemble de grands souvenirs politiques et littéraires, d'une série de faits historiques communs à toute une masse d'hommes. Les rapports internationaux de cette agrégation régulière, coordonnée par des lois politiques et civiles, se règlent sur des considérations d'intérêt ou de droit public, sur des combinaisons raisonnées qui constituent la science diplomatique. Chez les peuples à l'état de demi-barbarie ou d'enfance, les idées de patrie et de droit public sont à peine entrevues; mais une notion extrêmement puissante remplace ces notions, trop abstraites et trop élevées pour des imaginations ouvertes seulement aux plus simples impressions de la nature, aux conceptions les plus élémentaires : c'est l'idée de race. Cette idée est le lien social et le lien diplomatique des peuplades diverses de l’Europe orientale. Entre elles il n'en existe point d'autres; les affinités de race dominent leur vie intérieure et leurs relations au dehors. Tout individu, tout peuple qui n'appartient pas à la race est, par cette raison seule, ou suspect ou délesté, quelquefois en dépit même du bon sens et des intérêts les plus clairs. C'est ainsi qu'au sein même de la Turquie, les Slaves se tiennent isolés des Moldo-Valaques et des Hellènes, et que ces deux populations, de leur côté, se portent une haine que les plus sages considérations ne sauraient éteindre. En revanche, les Slaves, — et ceci est un des traits les plus curieux de la situation de l’Europe orientale, — tous les Slaves ont un penchant profond à se tendre entre eux la main, depuis les bords de l’Adriatique jusqu'au fond de la Russie, et ce penchant est exploité depuis quelques années, avec une hardiesse et une vigueur singulières, par une multitude de savans et d'écrivains qui ne sont pas tous sans talent.

Sans embrasser en ce moment l'ensemble de cette question, il est indispensable de noter que cette tendance des Slaves se fait principalement remarquer parmi ceux de la Turquie d'Europe et de l’Autriche méridionale, c'est-à-dire parmi les Serbes, les Bulgares, les Bosniaques d'un côté, et les Croates, les Slavons et les Illyriens de l’autre. Selon leurs vieux, ces populations de l’Autriche et de la Turquie rassemblées formeraient une nation dont Belgrade serait la capitale, sous le nom de fédération des Slaves méridionaux. Une semblable combinaison rencontre, il est inutile de le dire, d'immenses difficultés, et ne pourrait manifestement s'accomplir que dans le cas de la dissolution simultanée de l’Autriche de la Turquie, soit par la révolution, soit par la guerre; mais les Slaves, qui ont vu récemment l'Autriche ébranlée par les insurrections d'Italie et de Hongrie, et qui pensent que le vieil empire aurait succombé sans leur concours, les Slaves, qui se souviennent encore d'avoir vu les frontières de la France arriver jusqu'au coeur de la Croatie et aux bouches du Cattaro, et chez lesquels le rétablissement de l’empire dans la famille de Napoléon réveille vivement ce souvenir, ne doutent pas qu'il ne se produise un jour des circonstances favorables à leurs espérances. Toujours est-il que ces espérances existent, qu'elles constituent un ensemble de faits politiques qui ne sont pas sans importance, et que le Monténégro joue un rôle dans toutes ces combinaisons.

Le Monténégro est un pays slave et l’une des contrées où la race slave s'est le mieux conservée dans sa pureté originaire. Les Monténégrins parlent la langue des Serbes de la Turquie et des Croates de l’Autriche. Leur pays, à cause même de l’indépendance relative dont il jouit seul parmi toutes les branches de la famille des Slaves méridionaux, a toujours été regardé par elles comme un lieu très propre à la propagande slave, et comme une sorte d'asile ouvert à tous les Slaves en cas de besoin. Jusqu'au mois d'octobre 1851, le Monténégro a été gouverné par un prince-évêque, homme très lettré, parlant la plupart des langues de l’Europe, écrivant beaucoup et quelquefois bien dans la sienne, secondant de son mieux la propagande slave en Autriche et en Turquie. Depuis la mort de cet homme distingué, dont ses voisins ont pu apprécier la finesse et l’audace, un jeune prince son neveu, désigné pour être son successeur dans la double qualité de prince et d'évêque, mais qui n'a voulu être que prince, a opéré dans le pays une révolution dont l'effet a été de donner à la propagande slave des moyens beaucoup plus énergiques encore que ceux dont elle disposait jusqu'à ce jour sur ce terrain. C'est cette révolution qui a surexcité l'ambition des Monténégrins, et qui a d'autre part provoqué les craintes et la colère des Turcs; de là donc la guerre qui a ensanglanté les bords du lac de Scutari et les frontières de la Montagne-Noire. Telles sont du moins les considérations morales qui ont envenimé la question des frontières et porté les Turcs à faire revivre leurs prétentions sur le Monténégro en même temps que les Monténégrins affirmaient leur indépendance plus fièrement que jamais.

Cette guerre, destinée à intéresser vivement les grandes puissances, ne pouvait être envisagée par toutes également du même point de vue. La France déplorait que la Turquie se fût engagée dans une lutte dont l'issue, quelle qu'elle fût, devait être fâcheuse. Vaincus, les Turcs se trouvaient humiliés à la face de l’Europe par une peuplade dénuée de ressources militaires; victorieux, ils blessaient le patriotisme de tous les peuples slaves de Serbie, de Bosnie et de Bulgarie, qui ne leur pardonnaient point cette violation d'un territoire en quelque sorte sacré pour tous les Slaves. La France, dans l'intérêt des Turcs, ne pouvait donc que blâmer l'expédition dirigée sans motif apparent et sans réflexion contre ces terribles montagnards du Tsernogora. L'Angleterre était naturellement conduite à porter le même jugement sur la politique de la Turquie en cette occasion. Voisine du Monténégro par les îles Ioniennes, elle ne voyait pas sans inquiétude l’influence que la Russie et l’Autriche prenaient dans ce petit pays à la faveur même des fautes de la Porte ottomane. Peu au courant de la question slave, pour laquelle on l'a toujours vue affecter un profond dédain et contre laquelle elle a hautement pris parti lors de l’insurrection de Hongrie, la Grande-Bretagne n'embrassa pas dans cette occurrence l'ensemble de la question; mais elle saisit avec la netteté de jugement qui lui est propre les inconvéniens d'une lutte de la race musulmane contre des chrétiens en un moment où le retour du vieux parti turc au pouvoir réveillait les susceptibilités des populations chrétiennes de l’empire. Le cabinet britannique se joignit donc au cabinet français pour éclairer la Porte ottomane sur les conséquences de l’expédition du Monténégro. L'Autriche et la Russie firent entendre aussi à Constantinople de vives représentations; mais elles parlaient surtout comme protectrices du Monténégro, et dans la pensée de mériter la reconnaissance des chrétiens de l’empire ottoman bien plutôt que d'éviter à la Porte une faute et de l’arrêter dans L'entreprise fâcheuse où elle jouait la considération acquise par quelques années d'une politique sage et conciliante. Les missions successives du comte de Linange et du prince Menchikof sont venues en 1853 attester que l'Autriche et la Russie ne cherchaient dans cette question qu'un prétexte pour intervenir dans les affaires de l’empire ottoman.

Cet empire a été le théâtre d'une autre lutte diplomatique où les Turcs n'ont guère joué qu'un rôle secondaire, et dont les principaux acteurs ont été la France et la Russie. Une grande question religieuse en était l'occasion, celle des saints lieux, qui avait déjà occupé l'année 1851 et qui ne devait finir qu'en 1853. Deux intérêts du premier ordre se trouvaient en présence, celui du catholicisme et celui de l’église orientale, et à l'exception du protestantisme, qui cependant commence aussi à avoir pied en Turquie, tout le monde chrétien se trouvait implicitement engagé dans ce curieux débat. Depuis le temps des premiers rapports noués par François Ier et Soliman (1535), et de plus loin encore, les rois très chrétiens ont toujours été considérés comme protecteurs officieux du christianisme en Orient. Ce protectorat, exercé avec sollicitude et intelligence durant plusieurs siècles, a fait l'honneur et la force de la politique française dans le Levant. S'il embrassait de préférence les catholiques, c'était moins dans une pensée d'intolérance contre l'église grecque qu'en considération de la faiblesse des catholiques, très peu nombreux et qui avaient trop souvent à se défendre contre l'islamisme et l’église orientale elle-même. Si l'on considère combien sont minimes, et nous dirions presque insignifiantes, les différences dogmatiques qui séparent la communion orientale de l’église catholique, si l'on songe que la seule raison sérieuse de la séparation qui s'est accomplie entre les deux églises ne consiste que dans la manière d'envisager la papauté, — on peut dire que les Orientaux sont simplement des catholiques séparés du pape. Le mot schismatique, dont les Latins se servent pour désigner les chrétiens d'Orient, prouve qu'à Rome même on ne les confond point avec les hérétiques proprement dits. Si le gouvernement français avait pu être arrêté par quelques scrupules dans ses sentimens de tolérance pour les Grecs, ce n'est point depuis que la France, cessant d'être exclusivement catholique, représente dans le monde le grand principe de la liberté des consciences et de l’égalité des cultes.

Que la Russie fasse profession de protéger les chrétiens d'Orient, qu'elle veuille leur triomphe sur les Latins, qu'elle travaille à dépouiller ceux-ci même du droit de partager avec les Grecs l'usage des lieux saints, on le conçoit. La Russie possède une religion d'état; cette religion est le schisme oriental. C'est en personnifiant en elle-même l'église d'Orient que la Russie agit sur les populations de l’empire turc. Depuis Pierre le Grand et surtout depuis Catherine, les deux principaux promoteurs de la politique suivie par le cabinet russe en Orient, le protectorat du schisme a été le principal but de cette politique. Le sentiment de race, le slavisme, qu'elle a essayé de transformer en panslavisme, est venu plus tard offrir une nouvelle ressource à son ambition; mais, tout en poursuivant avec une persévérance opiniâtre la conquête du protectorat des races slaves de la Turquie d'Europe, la Russie n'a rien négligé pour étendre son action religieuse parmi toutes les races non slaves qui appartiennent à l'église grecque, les Moldo-Valaques, les Hellènes, les Arméniens, Dans les efforts qu'elle a dû faire pour plaire à cas populations, elle n'avait point à ménager le catholicisme; aucune considération ne l'y contraignait.

La position de la Russie était, il faut le dire, plus simple et plus facile que celle de la France dans le conflit qui s'est élevé entre les deux communions à Jérusalem. La Russie n'avait qu'à flatter les préjugés de ses coreligionnaires, tandis que la France avait à parler à la raison des catholiques et des Orientaux, c'est-à-dire de peuples aigris les uns contre les autres et accoutumés à vider leurs différends à main armée dans les sanctuaires même qui font l'objet de leurs contestations.

La France, qui pouvait, en vertu des capitulations, exiger la possession exclusive des lieux saints pour les religieux francs ses coreligionnaires, s'est contentée en cette circonstance de concessions bien inférieures à ce qu'elle était en droit d'attendre. Elle a voulu montrer aux Orientaux qu'elle n'était animée envers eux d'aucun sentiment hostile, et qu'elle ne songeait à les exclure d'aucune des positions qu'ils ont conquises en Palestine depuis la fin du dernier siècle. Elle a tenu seulement à ce que, de leur coté, les Latins ne fussent point éloignés des sanctuaires qu'ils occupaient autrefois en maîtres. Tel est le principe qui a guidé sa conduite dans ces longues négociations, qui, nouées en 1850, n'ont eu leur solution qu'au commencement de 1853.

Cette solution, d'autre part, était loin de terminer le différend. La Russie, en effet, désirant refaire auprès des chrétiens de l’empire ottoman sa popularité, affaiblie par de nombreux échecs depuis 1848, envoya à Constantinople, avec un éclat inusité, une mission extraordinaire dont l'un des buts ostensibles était de terminer l'affaire du Monténégro et de rouvrir la question des lieux saints. Le prince Menchikof avait évidemment pour principale instruction de comprimer les forces nouvelles qui depuis quelques années tendaient à se développer sur divers points de la Turquie, et qui portaient ombrage au cabinet russe. La France ne pouvait rester indifférente à la situation créée par la présence du prince Menchikof à Constantinople : son escadre d'évolutions, qui était à Toulon, reçut l'ordre d'appareiller pour les mers de la Grèce. L'Angleterre protestante pouvait difficilement embrasser la cause de la France dans la question des lieux saints; mais le cabinet anglais témoigna que son intention était, une fois cette question résolue, d'opposer une vive résistance à tout projet de nature à mettre en péril l'indépendance de l’empire ottoman.

La France, sans rien sacrifier d'essentiel dans les avantages qu'elle avait obtenus en 1852, ne vit point d'inconvénient à ce que l'église grecque reçût de son côté quelques garanties. Ces garanties toutefois ne résultaient que d'un commentaire plus précis, sous forme de firman, d'un premier firman accordé aux Grecs l'année précédente à la suite de l’arrangement conclu entre la Porte et le cabinet français. En demandant avec une persistance particulière le maintien du statu quo, la Russie s'enferrait en quelque sorte elle-même. On sait en effet que ce n'est point par les catholiques que le statu quo est menacé à Jérusalem. Les capitulations de 1740, qu'aucune convention de la Turquie avec d'autres puissances ne saurait infirmer, conservaient d'ailleurs toute leur force, et si la France avait, dans un cas, donné quelque motif de revenir sur les concessions accordées par la Turquie aux Grées, elle pourrait toujours ainsi invoquer les traités. Par cette conclusion de l’affaire des lieux saints, qui avait jusqu'alors permis au prince Menchikof de donner le change à l'opinion sur ses intentions, le terrain se trouvait déblayé, et le moment était venu où la France et l’Angleterre pouvaient se concerter pour combattre les prétentions que la Russie affichait au protectorat de l’église grecque. C'est sur ce point en effet que le cabinet russe se proposait de livrer bataille, — et en même temps que le prince Menchikof avait adhéré à l'arrangement relatif aux lieux saints, il avait posé à la Porte un ultimatum de cinq jours, pour qu'elle eût à se conformer aux demandes formulées par lui d'un droit d'intervention dans l'administration religieuse des Grecs d'Orient. Cette injonction sembla rendre à la Turquie un juste sentiment de sa dignité et de ses intérêts. Au moment où le prince Menchikof paraissait lui-même reconnaître combien ses prétentions étaient exorbitantes en prolongeant de quelques jours le délai qu'il avait accordé au divan, le jeune sultan rappelait à lui le représentant du parti de la réforme, Rechid-Pacha, et donnait ainsi aux cabinets européens un point d'appui plus solide pour lutter contre l'influence qui menaçait l'empire. Il était dès lors facile de prévoir que les exigences exorbitantes du prince Menchikof seraient repoussées. Les ambassadeurs de France et d'Angleterre encourageaient hardiment les justes susceptibilités et l’esprit de résistance qui s'étaient réveillés dans les conseils de la Porte. Après avoir accordé un nouveau délai au divan, le prince Menchikof quitta Constantinople, le 22 mai 1853, en laissant le champ ouvert aux conjectures. L'Europe se demandait avec la plus vive curiosité quels événemens allaient sortir d'une crise aussi profonde.

La plus grande affaire qui ait occupé la diplomatie en 1852 est celle que devait naturellement susciter le rétablissement de l’empire en France. On a vu comment l'opinion européenne s'était partagée en deux camps à la suite du 2 décembre : l'Angleterre et les pays constitutionnels, surtout ceux de la frontière, très portés à la défiance, — les cabinets conservateurs du continent applaudissant avec une satisfaction évidente. A mesure que l'on avait vu la France se rapprocher de l’empire, cette situation s'était peu à peu modifiée. Tout en prenant des mesures pour organiser sa milice et mettre ses côtes en état de défense, l'Angleterre était peu à peu revenue à des sentimens plus confians envers la France; les cabinets du Nord au contraire, qui sont plus particulièrement attachés au maintien des traités de 1815, tendaient a oublier les services que le coup d'état leur avait rendus, pour songer davantage au danger dont ces traités leur paraissaient menacés par suite d'une restauration napoléonienne. Cependant, lorsque, l'empire, acclamé par les uns, consenti par les autres, repoussé par un très petit nombre de voix, eut été rétabli, les grandes puissances continentales virent aussi bien que l'Angleterre qu'elles devaient en prendre leur parti, qu'il ne pouvait être question ni d'entraves à susciter ni de protestations à produire. Une seule, la Russie, qui, depuis 1830 et principalement depuis 1848, s'étudie à représenter en Europe le principe de la vieille monarchie, voyait dans la restauration de la dynastie de Napoléon une nouvelle atteinte portée à ce principe. Cette manière de voir, combinée avec un sentiment d'inquiétude à l'égard des traités de 1815, a décidé l'attitude spéciale que la Russie a prise en cette occasion. L'Autriche et la Prusse ne s'associèrent qu'à demi à la conduite que le cabinet russe avait résolu de tenir. Elles avaient d'abord consenti à se concerter avec lui sur les réserves qu'elles croiraient devoir faire en faveur des traités, tout en reconnaissant le nouvel empire; mais elles ne jugèrent pas convenable d'embrasser ses susceptibilités monarchiques à l'endroit d'une dynastie qui, de quelque point de vue qu'on l'envisage, a commencé plus glorieusement qu'aucune autre dans l'histoire de notre temps. Tout en consentant à ne présenter leurs lettres de créance qu'après que celles de la Russie auraient été reçues, la Prusse et l’Autriche refusèrent de s'associer entièrement aux vues du cabinet misse. La Russie, de son côté, ne manifestait aucune disposition ouvertement hostile. La satisfaction qu'elle poursuivait avait un caractère tout spéculatif. Elle ne désirait point la restauration de la monarchie du droit divin en France, elle voulait seulement ne pas paraître désespérer de ce droit : pure question de dogme et de théorie que l'on ne s'expliquait point de la part de la Russie, si l'on ne connaissait les tendances parfois mystiques de son gouvernement.

En venant raffiner sur l'acte de reconnaissance qu'elle donnait au nouvel empire français fondé sur les ruines d'une nouvelle république, en essayant d'infirmer la seule monarchie qui fût en ce moment possible en France, la Russie tenait, de son propre point de vue, une conduite peu en rapport avec la prudence de calcul que l'on est habitué à rencontrer dans son gouvernement. L'empereur des Français pouvait, sans contredit, répondre avec avantage à la théorie que lui opposait ainsi le tsarisme : il pouvait ne pas accepter les lettres de créance du ministre de Russie qui lui étaient offertes à ces conditions, et il eût trouvé un appui dans le patriotisme du pays. Cependant l'empereur Napoléon III avait deux raisons principales pour ne pas montrer les exigences qu'il pouvait témoigner : il ne voulait créer aucune inquiétude ni en France ni en Europe. Sachant que la prédisposition de l’opinion au dedans et au dehors était de lui attribuer des pensées belliqueuses, il voulait au contraire donner une preuve de ses intentions pacifiques et profiter de cette circonstance pour rassurer les imaginations sur les projets de guerre et de conquête qui lui étaient supposés. Les lettres de créance du ministre de Russie furent admises sans la qualification usitée de monsieur mon frère. La Prusse, l'Autriche et les petits états allemands, qui avaient consenti à ne marcher en cette occasion qu'après la Russie, sans suivre pourtant la même conduite, remirent successivement leurs lettres de créance, conçues suivant la forme voulue, et l’empire fut ainsi reconnu de toute l'Europe dès les premiers jours de janvier 1853. Il est à remarquer d'ailleurs que les états secondaires de l’Allemagne, qui s'étaient engagés avec la Prusse et l’Autriche, sans bien comprendre peut-être la portée de cet engagement, à ne présenter leurs lettres de créance qu'après celles de l’envoyé russe, avaient fini par laisser voir des signes non équivoques de leur mécontentement en présence des retards qui leur étaient imposés par suite des lenteurs de la Russie. La Prusse parait avoir ressenti de son coté la même impression de regret, surtout après que le premier feu des négociations refroidi, la réflexion eut parlé. Enfin, si l'on songe que l'empire, ayant été proclamé le 2 décembre 1852, était reconnu par tous les états de l’Europe dans la première quinzaine de janvier 1853, on est obligé de confesser que cette reconnaissance s'était, en définitive, accomplie avec une promptitude remarquable. Celle de l’empereur Napoléon Ier avait, on le sait, entraîné de bien autres difficultés et n'avait jamais été officiellement accordée par l'Angleterre.

L'Amérique du Nord, qui en 1851 avait vivement ressenti l'ébranlement imprimé à l'Europe par le coup d'état du 2 décembre, est restée indifférente aux évolutions populaires qui ont amené le rétablissement de l’empire en France. Ce n'est pas que la grande république des États-Unis n'ait eu en 1852 aucun frottement international avec les puissances européennes. Si l'ambition de cette république n'est point d'exercer dans l'ancien monde une influence à laquelle il serait insensé d'aspirer, elle peut au moins se proposer, avec quelque apparence de raison, d'entraver l'action des cabinets de l’Europe toutes les fois qu'ils essaient de se mêler aux affaires du continent américain. La politique d'intervention en Europe, prêchée par le Hongrois Kossuth et chaudement accueillie par les exaltés du parti démocratique, a été répudiée par les hommes d'état de toutes les opinions; mais tous se rencontrent dans un même sentiment en ce qui concerne l'intervention de l’Europe dans les affaires du Nouveau-Monde. C'est un champ que les Américains du Nord prétendent réserver à leur influence. On le sait, leur ambition diplomatique n'est ici dans leur pensée que la forme sous laquelle ils espèrent ouvrir un chemin à des projets de conquête année. Le Mexique a déjà éprouvé en 18 46 ce que les États-Unis pouvaient oser en ce genre. Depuis trois ans, c'est la magnifique possession espagnole de Cuba qui est l'objet de cet appétit d'agrandissement extraordinaire chez un peuple déjà maître d'un territoire qui n'a de comparables dans le monde que ceux de la Russie et de la Chine. C'est une sorte de gloutonnerie politique dans laquelle l'amour de la gloire militaire n'entre pour rien, et dont l'histoire n'offre pas d'exemple.

Le désir de fermer l'Amérique à l'influence des états européens et de se réserver toutes les perspectives possibles de conquête a suffisamment éclaté en 1852 dans la persistance avec laquelle le cabinet de Washington a repoussé la proposition qui lui était faite par ceux de Paris et de Londres de garantir l'inviolabilité de l’île de Cuba. Un projet de convention avait été rédigé à cet effet par la France et l’Angleterre d'un commun accord; ce projet, soumis au gouvernement des États-Unis, n'a point été accueilli, et la réponse faite par le ministre des affaires étrangères de l’Union montre assez que le cabinet de Washington a pour but de décliner l'intervention de l’Europe dans les questions américaines, et de ne prendre, en ce qui regarde Cuba, aucun engagement.

Toutes les fois qu'une chance quelconque de s'agrandir s'ouvrira aux yeux insatiables de la démocratie américaine, elle mettra tout en œuvre pour s'assurer cette chance. Peu lui importe le droit international; c'est une notion qui n'existe point dans la politique des Etats-Unis, et qui serait en effet trop gênante pour leurs projets. Jadis, en prévision du danger que cette ambition fait courir aux autres états du Nouveau-Monde, on avait mis en avant en France la théorie de l’équilibre américain, et cette pensée, qui surprit d'abord l'opinion, ne parut pas sans à propos et sans justesse aux esprits qui suivaient de près la pensée de cette race anglo-saxonne, non la plus belliqueuse, mais la plus conquérante des races modernes. Aujourd'hui les citoyens et le gouvernement des États-Unis se révoltent à ce seul mot d'équilibre, et le triomphe du parti démocratique dans la dernière élection présidentielle, de ce parti qui en tout pays se pique de posséder plus qu'aucun autre l'ardeur du patriotisme, n'indique pas que la susceptibilité des Etats-Unis soit en voie de transiger avec les prétentions que peut avoir l'Europe de compter aussi pour quelque chose dans les affaires du Nouveau-Monde.

Une expédition tentée par quelques centaines de Français chercheurs d'or contre une province du Mexique, celle de Sonora, et couronnée d'abord d'un succès trop extraordinaire pour pouvoir être de longue durée, a eu précisément pour effet de réveiller aux Etats-Unis cette jalouse défiance envers l'Europe, et d'occasionner une recrudescence d'exclusivisme. Il n'a pas fallu moins que la défaite d'avance bien certaine de ces conquérans improvisés pour rassurer l'ambition américaine sur les conséquences de leur tentative.

L'action des États-Unis sur les autres pays de l’Amérique ne s'étend guère toutefois jusqu'à ce jour au-delà des contrées qui touchent leur territoire ou qui l'avoisinent. Tout au plus cette action se fait-elle sentir avec quelque force sur les républiques secondaires de l’Amérique centrale. Les Américains sont obligés de souffrir que l'Europe intervienne librement, à ses risques et périls, dans les différends des républiques de l’Amérique méridionale. Il est vrai qu'une autre grande puissance américaine, la seule monarchie du Nouveau-Monde, le Brésil en un mot, a essayé, non sans quelque succès, de prendre, vis-à-vis des états de la Plata et de l’Uruguay le rôle d'intervention que l'Amérique du Nord voudrait s'attribuer sur tout le continent. Bien que le Brésil soit loin de la prospérité merveilleuse qui distingue les Etats-Unis, il a sur les républiques hispano-américaines un avantage, celui d'être une monarchie, d'avoir plus d'unité et plus de force dans le gouvernement et de jouir d'une paix mieux assurée. Depuis quelques années, depuis que la crise orageuse de la minorité de l’empereur a été traversée, le gouvernement brésilien a pris une consistance et une force qui l'autorisent aujourd'hui à rechercher une action diplomatique suivie dans les grandes questions qui se débattent au milieu de tant d'agitations sanglantes sur les rives des puissans neuves de l’Amérique méridionale. Là aussi le désordre, la désorganisation, tous les symptômes de la décadence politique semblent solliciter l'ambition et se prêter à la conquête du premier qui osera tirer l'épée. Le Brésil est loin toutefois d'être préparé comme les Etats-Unis à ces projets d'agrandissement qui, dans le nord du Nouveau-Monde, n'attendent plus que les occasions pour se produire et que l'on sait au besoin provoquer lorsqu'elles ne viennent point assez vite. Cet empire néanmoins a montré dans la guerre qui a renversé à Buenos-Ayres la dictature de Rosas et rendu à Montevideo son indépendance que, sans vouloir conquérir, il pouvait intervenir avec avantage dans les démêlés de ses voisins. Il en a retiré plus de sécurité pour ses frontières, de sérieuses garanties pour la liberté des fleuves nécessaires à son commerce, et enfin une considération qui le relève aux yeux de l’Europe comme à ceux de l’Amérique. Un traité conclu par le Brésil et le Pérou relativement à la navigation du fleuve des Amazones est venu attester en 1852, à la suite de la guerre de la Plata, que le cabinet de Rio-Janeiro voulait tirer parti de la situation qu'il s'est acquise par son intervention dans les affaires de Buenos-Ayres. Si L'Europe doit s'inquiéter de voir le développement extraordinaire que prennent les prétentions des Anglo-Saxons de l’Amérique, elle ne peut qu'applaudir au réveil de l’énergie dont la race portugaise avait déposé les germes sur le sol du Brésil et souhaiter que ce réveil, sérieux, durable, puisse rendre, par le contact et l’émulation, à la race hispano-portugaise en Amérique, la vigueur et l’esprit politique dont elle a paru si longtemps destituée.

En Asie, l'année a été peu féconde. Quelques événemens d'une haute portée sont pourtant à signaler : l'insurrection si vaste qui, depuis plus d'un an, parait déchirer le vieil empire de la Chine et mettre aux prises dans une épreuve solennelle les conquérans tartares et la race conquise; la guerre portée par la compagnie des Indes dans l'empire des Birmans, et l’expédition projetée par les États-Unis contre le Japon. La guerre des Birmans, poussée avec une grande habileté par l'armée anglaise, ne pouvait avoir d'autre résultat pour la Grande-Bretagne qu'une victoire assurée d'avance. Un prochain avenir nous apprendra le parti que les Anglais auront tiré de cette nouvelle conquête, ce qu'elle aura ajouté à la puissance de leur prodigieuse colonie. Quant à l'expédition des États-Unis contre le Japon, retardée quelque temps par diverses considérations, mais préparée néanmoins avec persévérance, elle sera vraisemblablement menée à bout. L'Amérique elle-même ne suffit plus aux Américains du Nord; il faut à leur commerce de nouveaux débouchés, il faut à leur marine une station entre les ports de l’Ouest et la Chine. C'est à ce besoin que répond l'expédition destinée à briser les portes closes du Japon. La marine américaine saura-t-elle satisfaire l'orgueil du pays et renouveler le succès de la marine anglaise contre la Chine? Peut-être les Américains du Nord ont-ils plus de puissance et de moyens de succès comme individus s'associant volontairement pour tenter les aventures que comme gouvernement disposant des forces d'une nation, chez laquelle l'individualisme d'une part, le fédéralisme de l’autre, enlèvent beaucoup à la force publique. Peut-être d'ailleurs les Japonais, qui paraissent posséder une organisation sociale assez forte et des mœurs d'une certaine rudesse, opposeront-ils aux États-Unis plus de résistance que l'Angleterre n'en a rencontré chez les Chinois. Il est néanmoins douteux que, l'amour-propre des Américains une fois engagé, ce peuple puisse sortir de cette entreprise autrement que victorieux. Ainsi l'avenir nous montrera sans doute l'empire des mers de l’est partagé entre ces deux grandes branches de la famille anglo-saxonne, dont l'activité prodigieuse semble destinée à étonner de plus en plus le monde, en le renouvelant avec le concours du génie du travail et de celui de la liberté.

Pendant que la civilisation pénètre ainsi, la torche à la main, et en s'ouvrant une voie par la violence, dans les régions jusqu'à ce jour fermées de l’Orient, et qu'elle dépose sur un sol resté si longtemps stérile les germes de nations nouvelles, le vieux monde, l'antique Europe, continue de débattre, plus ou moins heureusement, les éternels problèmes de gouvernement et d'organisation sociale posés à la nature humaine. Ce noble et glorieux travail, qui, à d'autres époques, a illustré les sociétés européennes, se poursuit aujourd'hui sans jeter de ces vives lumières qui réjouissent les âmes élevées, et sans enfanter beaucoup de ces grandes individualités qui marquent dans l'histoire. La meilleure part de l’activité des hommes d'état se consume d'ailleurs à lutter contre les théories erronées et les mauvaises passions, ou à se débattre eux-mêmes dans les fausses combinaisons et les impossibilités. Ces agitations néanmoins ne seront pas, il faut l'espérer, entièrement stériles; elles sont de nature à donner aux générations présentes de profondes leçons sur la marche des affaires humaines.

Il y a quelques années, nous avons appris comment les gouvernemens, faute de prudence et d'esprit de conciliation, laissent éclater les révolutions, et comment les républiques s'établissent. Nous avons vu ensuite les révolutions se compromettre et se perdre à leur tour, en obéissant, malgré elles, aux aveugles instincts de la multitude et aux conseils insensés des démagogues. L'année 1852 offre un spectacle plus instructif encore, et dont les lois ont été bien des fois reconnues et décrites depuis Platon, Nous allons voir comment les masses elles-mêmes, après avoir connu les déceptions de la démagogie, tentent bientôt d'y échapper par la dictature, comment la royauté tempérée, ne suffisant plus à les rassurer, elles cherchent au-delà de ce régime la sécurité qui leur manque, et comment un seul, en ce cas, peut profiter des fautes de tous.


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(1) Voyez., dans l'Annuaire de 1851, le Tableau historique, page 31.
(2) Les époux Madiai, dont le nom est devenu historique.
(3) Il ne faut pas oublier d'ailleurs que le tsar, chef de la maison de Holslein-Gottorp, s'est réservé par un arrangement particulier un droit éventuel à faire valoir ses prétentions sur le Holstein dans le cas d'extinction de la ligne masculine de Gluksbourg.