Les Cadets du Brabant/06

La bibliothèque libre.
J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 159-174).


VI


Ç’avait été une échauffourée terrible, une bagarre dont personne ne put se vanter d’être sorti indemne et qui occupa longuement et fructueusement les médecins, les tailleurs, les chapeliers et les luthiers aussi.

La police lui dut également quelques jours bien remplis, car jamais elle ne fut accablée de tant de devoirs judiciaires.

La chronique du Palais a rapporté jusqu’aux moindres incidents de cette bataille mémorable.

Comme la procession gravissait l’escalier de l’église Ste-Catherine, les Céciliens, massés sur l’aile droite, faisaient rage et tonitruaient éperdûment sans reprendre haleine. On eût dit qu’une frénésie subite s’était emparée d’eux : tout leur répertoire y passait, même la Valse Rose ! En vain, Mosselman s’efforçait de les arrêter ; ils ne lui obéissaient plus, pris d’une sorte de vertigo sous la cravache de Van Camp.

Or, les Cadets du Brabant qui fermaient le cortège, étaient venus se ranger sur l’aile gauche tandis que le Saint-Sacrement rentrait dans le temple, suivi par la foule des fidèles.

Dès qu’il était arrivé sur la place Ste-Catherine, Flip Verbeeck entendant la sauvage musique des Céciliens avait frémi de colère ; mais soucieux de ne point déchaîner encore plus de cacophonie, il avait aussitôt commandé le silence à la petite troupe. Celle-ci, contenue par le vieux chef mais rongeant son frein, attendait donc en silence le départ de Van Camp pour regagner tranquillement son local de la Pomme d’Or, situé rue de Laeken, quand soudain la Cécilienne, au lieu de faire par le flanc gauche et de retourner au Lion Rouge par la rue libre qui s’ouvrait à côté d’elle, entonna un pas redoublé et se porta en avant.

Certes, les Cadets n’avaient nulle intention d’en venir aux mains ; mais sous un tel défi, ils ne purent maîtriser leur fureur et poussèrent un cri de guerre en entrechoquant les bugles et les flûtes comme des armes.

Ce fut une collision épouvantable.

La mêlée ne dura pas moins de dix minutes en dépit des efforts de la police et d’une escouade de pompiers accourus ventre à terre du Marché aux Grains.

C’est au fort du combat que Joseph Kaekebroeck et Cappellemans étaient apparus, juste à temps pour délivrer le vieux Verbeeck, tombé sous la poigne de Van Camp, et dont les Céciliens et les Cadets se disputaient le grand corps, tel celui d’un nouveau Patroklos.

Pour Ferdinand, emporté dans le tumulte, il avait dû faire le coup de poing comme tout le monde, frappant au hasard surtout pour se défendre, jusqu’au moment où un pompier l’avait attrapé au lasso et solidement garrotté.

Tous les instruments furent aplatis ou brisés ; toutes les échoppes du marché abattues comme dans un cyclone américain ; les cerises, les fraises, les groseilles et les framboises affreusement piétinées, réduites en confiture, ce qui corsa le champ de bataille et fit croire tout d’abord à une effusion de sang beaucoup plus abondante qu’elle n’avait été.

Le parquet ne chôma guère pendant les quinze jours qui suivirent cette algarade. L’affaire, rapidement instruite, fut renvoyée devant la sixième chambre correctionnelle. Tous les Céciliens, tous les Cadets indistinctement, hormis Joseph Kaekebroeck, comparurent devant le Tribunal qui siégea en cette occurrence, vu le grand nombre des prévenus, dans la salle de la Cour d’assises.

Il ne fallut pas moins de trois audiences de six heures chacune pour expédier cette cause tragi-comique.

Enfin, après d’éloquentes plaidoiries, Flip Verbeeck et la plupart des Cadets furent acquittés. Ferdinand Mosselman bénéficia, lui aussi, d’une sentence d’absolution. Mais Van Camp et les Céciliens, ainsi que deux ou trois de leurs adversaires particulièrement combatifs, se virent infliger des peines sévères variant, comme disent les comptes rendus, de huit jours d’emprisonnement à cent francs d’amende, sans compter de lourdes condamnations civiles.

À la suite de ce « tribunal », Van Camp, suffoqué, entra dans une telle exaltation de fureur et but si abondamment qu’il en gagna une nouvelle attaque qui le paralysa d’une manière durable. Cette punition du ciel épargna du reste à Mosselman la peine de le déposer.

Le principal fauteur de discorde une fois mis dans l’impossibilité de nuire, on pouvait espérer qu’avec le temps la paix se rétablirait un jour entre les deux harmonies. Il n’en fut rien cependant.

S’il n’était résulté de cette fanfaromachie que des bosses et des peines, peut-être bien, après tout, que la rivalité aiguë des belligérants serait entrée dans une phase moins violente et se fût émoussée à la longue.

Mais la rencontre avait eu une conséquence plus grave. Sans que l’on sût au juste comment la querelle s’était produite, à la suite de quelles paroles ou impertinences échangées sur le champ de bataille — ou bien, plus tard, à l’audience correctionnelle — le fait n’en était pas moins là, inadmissible, incroyable tout d’abord, et pourtant vrai, vrai de la dernière vérité : Kaekebroeck et Mosselman, ces deux inséparables, ces amis d’enfance, unis par des liens de gratitude et de dévouement pareils à ceux qui nouaient les cœurs des héros antiques, Joseph et Ferdinand étaient irrémédiablement brouillés.

Oui, c’en était fait de leur vieille affection ; ils avaient cessé tous rapports ; eux, toujours en épanchements et en confidences, ils ne se voyaient plus : ils étaient brouillés ! Et aussitôt « le bas de la ville » s’était partagé en deux clans qui donnèrent à plein collier dans la dispute, se firent avanie et guerre.

La tâche serait longue de conter cette grosse affaire en ses moindres détails. Jamais les langues ne tinrent si belles assises de commérages ; elles tournaient jour et nuit ; tout fut prétexte à gorges chaudes.

Pour donner une idée de l’extraordinaire état de passion où étaient montés les esprits, il suffira de dire que les âpres boutiquiers eux-mêmes, devenus partisans de l’une ou de l’autre harmonie, refusaient impitoyablement de vendre leurs denrées aux chalands suspects de ne pas tenir avec eux. Et bientôt, tous les métiers s’en mêlèrent aussi. Cela devint une opinion quasi politique d’être un Kaekebroeck ou un Mosselman : les élections de la garde civique, notamment, ne se faisaient plus que sur ces deux noms.

Qu’étiez-vous, Kaekebroeck ou Mosselman ? Partout, cette question se posait, despotique. Il fallait se prononcer, choisir coûte que coûte. Et vous étiez élu ou « blacboulé », agréé ou renvoyé, servi ou refusé selon que vous aviez répondu au gré du questionneur.

C’étaient les Bleus et les Verts. C’était Byzance, depuis la place St-Géry jusqu’au Marché aux Porcs !

Toutefois, on se fût singulièrement trompé en supposant que les deux chefs de parti entretenaient la lutte et donnaient le mot d’ordre. Non, ils ne voulaient pas être des leaders ; ils se désintéressaient à présent des radotages, des médisances et de toutes les sottises que l’on débitait en leur nom, après avoir vainement essayé de calmer une effervescence qui, somme toute, amusait la foule.

La noblesse de leur esprit les sauvait d’ailleurs du dénigrement, des futiles commérages où se complaisent les petites gens. Ils ne s’aimaient plus, ils étaient devenus incompatibles en courant la même carrière, mais ils se taisaient l’un contre l’autre. Ils furent dignes dans leur brouillerie et montrèrent que « les liens de l’amitié sont encore respectables même après qu’ils sont rompus ».

Tous deux désormais, sans plus se soucier du public, s’étaient remis au travail avec acharnement. Sept semaines encore les séparaient du festival de Namur et ils comptaient bien les mettre à profit.

Joseph Kaekebroeck, plus attentif que jamais à développer dans sa troupe le goût des maîtres, poursuivait sa méthode, donnait un véritable cours d’histoire musicale, tandis que Verbeeck chaleureux, entraîné, rompu à la pratique, apportait dans ses exécutions un scrupule, une conscience qui ne se démentait pas.

De son côté Ferdinand Mosselman, tout plein d’une sombre énergie, avait résolu d’épurer une bonne fois la Cécilienne. Son premier flûtiste, Jean Vanham, musicien intelligent et adroit, un ancien transfuge d’ailleurs des Cadets du Brabant, l’aida beaucoup dans cette besogne salutaire.

Pour commencer, on se débarrassa de quelques gros cuivres, notamment du schuiftrompet Schoffeniels, ivrogne invétéré, plus fertile en couacs qu’en notes justes : un être raisonneur et anarchique du reste, acoquiné à ce brouillon de Rampelbergh et qui faisait régner le plus méchant esprit dans la phalange. Puis, un examen sévère élimina les incapacités notoires que l’on remplaça du reste avec avantage.

Alors, Ferdinand et son nouveau chef imposèrent à leurs hommes l’éducation préalable, c’est-à-dire la docilité de l’esprit ; et l’on travailla d’arrache-pied à huit clos avec une discipline rigoureuse et un progrès évident, car rien ne résiste à l’opiniâtreté d’un effort continu.

Le festival de Namur eut lieu le 21 juillet. Cette fois, le jeune cordier n’avait pas cru devoir se mesurer avec les Cadets qui concouraient en première division. Prudent autant que modeste, désireux avant tout de ne pas envenimer davantage l’inimitié qui régnait entre les Kaekebroeck et les Mosselman, il avait jugé plus sage de s’inscrire en seconde division en même temps que quelques-unes des meilleures harmonies de l’agglomération bruxelloise.

Le festival de Namur tint toutes ses promesses et fut célébré au milieu d’un grand concours d’étrangers venus des départements du Nord de la France.

Les Cadets se signalèrent par une nouvelle victoire : ils remportèrent un second prix d’exécution, battus, mais glorieusement, par une grosse société d’Arras composée en grande partie de musiciens gagistes. Encore une fois, ils avaient manqué d’éclat dans le morceau imposé, une chevauchée hongroise écrite pour des forces orchestrales considérables. Mais de l’avis unanime, ils avaient été supérieurs dans le morceau au choix et dans la lecture à vue. Nul doute que si le règlement du concours avait institué des prix spéciaux, ils fussent arrivés à se classer au premier rang dans l’une et l’autre des joutes accessoires.

Quant à la Cécilienne, elle montra ce que peuvent réaliser la volonté et la persévérance mises au service d’un noble but.

Elle lutta bravement et obtint le troisième prix en seconde division ; le succès n’était pas mince si l’on songe qu’elle entrait en lice avec plus de dix sociétés, tant françaises que belges. En vérité, c’était un grand honneur pour elle d’être classée juste après la « Concordia » de Molenbeek, société si souvent victorieuse, mais qu’une faillite soudaine de ses cuivres avait cette fois reléguée à la seconde place au profit du « Schild en Vriend », une des plus grandes harmonies de Gand.

On pense avec quel enthousiasme le vieux Jérôme reçut les pigeons qui apportèrent la bonne nouvelle, et quelles douces larmes de joie ruisselèrent sur le visage de la petite Mme Mosselman quand elle apprit ce premier succès de son cher Ferdinand !

Le Lion Rouge illumina, et les partisans de la Cécilienne, trop oublieux du succès simultané et plus significatif des Cadets manifestèrent bruyamment par les rues sous la conduite du farouche poêlier Mannebach qui, ayant fait la nouvelle installation de chauffage dans la maison du jeune cordier, était tout acquis à Ferdinand et prophétisait la proche revanche des Mosselman sur les Kaekebroeck.

Quelques rixes éclatèrent, mais qui furent tout de suite réprimées et sans conséquence. Puis, les braillards se turent ; les rues retombèrent à leur bonhomie journalière et les factions ennemies ayant cuvé leur gueuze, la lutte de quolibets et de sarcasmes continua, inoffensive, dans l’intimité des salons bourgeois, des ateliers et des boutiques.