Les Cadets du Brabant/07

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J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 175-190).


VII


Quinze jours après ces événements, le mariage de Platbrood l’Africain avec Mlle Emma de Myttenaere fut célébré en grande pompe aux « Riches Claires ».

Ce n’était pas trop tôt pour des fiancés aussi épris, à bout de canapés et de petits coins, et auxquels il devenait pressant qu’on donnât la volée de peur qu’ils ne la prissent sans permission.

Ce fut une grosse noce, où l’on ne compta pas moins de douze voitures de gala dont le capiton de satin jaune et les rideaux à floches d’or éblouirent pour longtemps le populaire.

Les glorieux Cadets rehaussèrent la cérémonie religieuse, en jouant un Panis angelicus et une Sortie nuptiale de César Frank.

Enfin, un banquet somptueux réunit une trentaine d’invités dans l’antique demeure de Mme Vve de Myttenaere qui habitait rue St-Géry, non loin des anciens magasins de M. Maskens, le feu marchand de poutrelles, capitaine quartier-maître de la garde civique.

Outre les familles Van Poppel, Platbrood et Spruyt, les Kaekebroeck aînés et jeunes, M. et Mme François Cappellemans, on retrouvait parmi les convives, M. et Mme Cluyts, les fariniers du Marché aux Porcs, l’obligatoire colonel Meulemans, les Scheppens, Mme Timmermans, etc., etc.

Et Verhulst aussi était venu, l’heureux Jocske qui avait épousé au mois de mai à Turnhout, sa voisine au banquet des noces d’or, Maria Spruyt à la noire chevelure, sa chère Maria, dont les yeux meurtris d’iris et les libres tendresses ne montraient que trop le bonheur d’être si heureusement mariée à l’époux de son choix.

Enfin, Flip Verbeeck assistait également à la fête. Adolphine et la mère Kaekebroeck avaient voulu qu’on le plaçât entre elles afin que le brave homme ne fût pas trop dépaysé. Et le musicien, très ému, tout pénétré de l’honneur d’être assis à côté de son ancienne patronne, redressait péniblement son vieux torse. Sa tête fine et bronzée, d’un cachet si exotique, et qui ressortait sur la serviette nouée autour du cou comme pour la barbe, formait une amusante disparate avec tous ces visages vermeils qui encadraient la table ; à de certains moments, dans ses poses de respect, quand il élevait par exemple les deux mains et les joignait avec une humilité souriante, on eût pris le chef des Cadets pour quelque suivant des Rois Mages descendu tout à coup d’une adoration de Rubens.

Le festin fut copieux, abondamment arrosé. Pourtant, il n’eut point l’animation ordinaire des grandes frairies familiales. Peut-être l’excellente Mme de Myttenaere, taillée en gendarme, imposait et refroidissait un peu avec son binocle et ses fortes moustaches. Il y avait probablement aussi trop de jeunes mariés qui s’étaient prévalus du droit protocolaire de se placer l’un à côté de l’autre. François Cappellemans et Pauline, Verhulst et Maria, l’oncle Théodore et Adèle eux-mêmes qui n’avaient pas voulu se quitter, formaient, avec les époux du jour, autant d’oasis de silence, un silence plein d’épanchement il est vrai, mais qui paralysait l’entrain général.

En vain, Joseph essayait-il de galvaniser cette table solennelle : ses boutades faisaient long feu. Le gros rire d’Adolphine à qui Verbeeck, un peu émoustillé par le vin, contait ses débuts dans les lansquenets de Fost, n’avait que peu d’écho.

Ce n’était pas non plus le colonel Meulemans ni M. Platbrood, farcis tous deux d’histoires de garde civique dont ils opprimaient impitoyablement les vieux Van Poppel et les parents Kaekebroeck, qui pouvaient créer une diversion et déchaîner la joie.

Et Joseph se renfrognait, découragé. Il commençait à comprendre pourquoi la gaîté ne débordait pas aujourd’hui comme à toutes les noces du passé. Non, ce n’était pas l’absence du bruyant Rampelbergh qui assombrissait les visages ; c’était Ferdinand Mosselman qui manquait à la fête, Ferdinand qui alimentait la conversation d’une plaisanterie perpétuelle, Ferdinand dont tout le monde subissait la joie magnétique !

Et, pour la première fois peut-être depuis la fatale querelle, Kaekebroeck sentit son cœur s’emplir d’un gros spleen, un spleen à couper en tranches, pensait-il, comme un pain de veau !

Il songeait à son ancien camarade, à son rôle d’amabilité brillante, aux ressources inépuisables de ce gentil esprit dont la pétulance gamine, les flirts audacieux et tendres, les grimaces de paradiste et de singe avaient bientôt fait d’animer une réunion, fût-elle composée de gens les plus pincés et refroidis. En vérité, le pimpant cordier dégageait comme une sorte de gaîté électrique qui secouait ses voisines, se communiquait de proche en proche par deux courants opposés et cerclait la table avec des éclats de rire !

Hélas, pourquoi fallait-il qu’une musique de discorde l’eût séparé pour toujours de ce joyeux garçon ! Et comme l’Oreste de Gœthe, Joseph s’écriait en lui-même : « Compagnon toujours gai, semblable à un léger et brillant papillon qui voltige autour d’une fleur sombre, tu folâtrais chaque jour autour de moi avec un nouvel enjouement que tu faisais passer dans mon âme ! »

Cependant, Adolphine étonnée du silence de son mari, fixait sur lui ses grands yeux tendres. Elle avait deviné son cruel souci ; à son tour elle s’attrista en pensant à sa petite Thérèse qu’elle aimait tant et qui la chérissait jadis comme une grande sœur aînée. Et maintenant, elles ne se voyaient plus ; la brouille des deux présidents avait rompu ces tendresses charmantes.

Oui, ce banquet manquait de verve. Tous les convives avaient les rasades sérieuses et même déjà larmoyantes, ce qui était grave. Seuls, parmi tous, les couples de jeunes mariés ne sentaient pas cette atmosphère morose qui régnait dans la grande salle à manger.

Verhulst et Maria se mangeaient de baisers. Pauline, que la gracieuse et touchante difformité de sa taille faisait de plus en plus lasse et langoureuse, se blottissait sans la moindre gêne dans les bras du brave Cappellemans qui la contemplait de toute son âme.

Quant aux frais époux de ce matin, la pâleur de leur visage, le feu qui jaillissait de leurs yeux, trahissaient leur accablant désir, leur impatience de s’étreindre enfin pour de bon dans le coupé qui les emporterait tout à l’heure à la gare. Pourtant, ils montraient de la tenue et ne s’embrassaient pas trop, comptant bien se dédommager plus tard de leur cant actuel.

Émile Platbrood se rappelait justement qu’il avait assisté, dans cette même salle, au banquet de première communion de sa femme. Au milieu de la fête, la table, mal ajustée, avait cédé sous le poids des victuailles et s’était effondrée avec fracas.

— Te souviens-tu, disait-il, quand, pardaff ! tout est tombé par terre ?

— Oeie oui, répondait Emma les mains sur les joues, ça était un bazar !

— Eh bien, c’est avec ça que j’ai eu une bountje pour toi ! C’est moi qui t’ai retirée dehors les verres et les assiettes et de tout le tremblement. Et tu étais si blanche que ta robe !

— Oui, mais, j’avais si mal à mes jambes ! Je saignais. Alors, vite tu as tiré mes souliers et mes bas pour un peu voir… Et tu as donné de suite des baises sur mes pieds en disant : « Allo, ce n’est qu’un petit malheur. Il n’y a rien de cassé ». Oui, je me rappelle si bien n’est-ce pas ! Et c’est avec ça que, moi aussi, j’ai commencé à trouver que tu étais un si cher garçon !

Enflammé par ces douces paroles, Émile se serra contre la jeune femme et murmura à son oreille :

— Eh bien, ma petite Matje, tout à l’heure je donnerai encore des baises sur tes pieds, à la même place et tout partout autour… Je peux, dis ?

Elle frissonna d’un plaisir profond et empoignant la tête du jeune homme, elle soupira contre ses lèvres, ardemment, les dents serrées comme dans une rage d’amour :

— Oeïe oui, Mileke, tout à l’heure tu feras tout ce que tu voudras !

C’est à ce moment, que l’inévitable colonel Meulemans fit tinter son verre et se leva pour chanter les chastes amours des nouveaux époux et complimenter en même temps Mme de Myttenaere ainsi que les familles Platbrood et Van Poppel. Il ne manqua pas non plus de faire une discrète allusion à la prochaine délivrance de Pauline et souhaita que tous ses vœux maternels fussent bientôt accomplis.

Après quoi, le major Platbrood, que les banquets de la garde civique avaient exercé dans l’art difficile du toast, répondit avec prolixité.

Tout ce verbiage congratulatif dura près d’un quart d’heure sans dérider personne comme on pense, au contraire. Les dames soupiraient profondément, surtout Mme Timmermans, l’éternelle dolorosa « qui ne savait pas voir quelqu’un en blanc sans pleurer » ! Et rien n’était plus comique, et plus attendrissant à la fois, que de voir se contracter la figure masculine et barbue de Mme de Myttenaere qui reniflait avec force et finit tout de même par étouffer de petits sanglots dans son mouchoir.

C’est en ce moment critique, précurseur d’une haute marée de larmes, que Luppe Verbeeck se dressa de toute sa hauteur et prononça ces naïves paroles :

— Excusez-moi, savez-vous. Je ne sais pas bien parler en société et pourtant je voudrais une fois dire combien je suis fier d’avoir été invité à cette grande fête… Mais j’ai apporté ma flûte d’une censse, celle que je soufflais dedans quand j’étais un pauvre petit manneke. Alors, si vous voulez, je vais jouer une dontje…

Hé, parbleu qu’on le voulait bien ! Ce fut le cri unanime, un vrai cri de joie, le premier qui jaillit enfin de cette table compassée. Déjà, le vieux musicien avait tiré d’une poche intérieure de sa redingote un petit tuyau en fer blanc, une pauvre petite flûte de rien du tout qu’il emboucha après s’être passé plusieurs fois la langue sur ses grosses lèvres.

Et alors, sur ce frêle instrument, sur ce jouet de bazar, il se mit à rossignoler de si jolis airs et avec tant de brio et de virtuosité, que tout le monde éclata en bravos, cria bis, si bien que l’artiste dut recommencer.

Ce fut encore plus beau. Et cette fois, Joseph ne put retenir ses larmes quand le vieux Flip chanta en le regardant une certaine cantilène qu’il avait jadis composée à son intention, et dont le brave homme avait si souvent régalé la sérieuse enfance de son jeune maître.

Tout à l’heure, tandis qu’il songeait tristement à son amitié défunte, il avait déploré un moment d’avoir suivi le conseil d’Adolphine en acceptant la présidence des Cadets du Brabant. Comme il s’en voulait à présent de ce regret égoïste ! Non, non, il avait bien agi en venant au secours de son cher serviteur.

Tant pis si Ferdinand s’en était allé ! Le bon Luppe lui demeurait en même temps que cette glorieuse tâche d’épurer le goût artistique de la foule, de créer une harmonie d’élite qui légitimerait un jour davantage encore le renom musical de sa patrie !

Et, tout vibrant de reconnaissance au milieu des applaudissements frénétiques, il courut au flûtiste qui souriait, la bouche fendue jusqu’aux oreilles comme un ægipan de Clodion, et l’embrassa sur les deux joues de tout son cœur.

À partir de ce moment, la noce était dégelée, et c’est au milieu de la plus joyeuse turbulence que les convives, bras dessus bras dessous, se répandirent dans le jardin en chantant et en dansant derrière le vieux Flip qui avait repris sa flûte et imitait cette fois la musette nasillarde d’un ménétrier de village.

Cependant, six heures et demie sonnaient au clocher des Riches Claires.

Mme de Myttenaere et Mme Platbrood eurent un sursaut :

— Mon Dieu, gémirent-elles tout en larmes, les chers enfants sont maintenant dans le chemin de fer !

En effet, depuis trente minutes, Platbrood l’Africain et son Emma roulaient à toute vapeur vers Paris, étroitement enlacés, oublieux de la terre, leurs bouches brûlantes fondues l’une dans l’autre !