Les Cadets du Brabant/09

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J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 212-230).


IX


L’émotion fut immense quand le lundi matin, après cinq jours d’attente et de fièvre, les premiers pigeons revenus d’Allemagne apportèrent, presque en même temps que le télégraphe, les résultats définitifs du grand festival de Cologne.

Aussitôt, les journaux lancèrent sur le pavé des éditions spéciales, et tout Bruxelles, la ville haute comme la ville basse, pavoisa en signe d’allégresse.

Sans délai, les présidents des diverses sociétés de la capitale s’étaient transportés à l’Hôtel de Ville et s’occupaient, avec le Bourgmestre, d’organiser la réception triomphale des vainqueurs qui rentraient à Bruxelles, le soir même, par le train de huit heures cinquante-deux.

Les patrons avaient donné congé à leurs ouvriers ; une foule énorme se pressait dans les rues populaires et sur les marchés, commentant avec animation la glorieuse nouvelle.

Et les estaminets regorgeaient de buveurs. Partout on s’abordait avec des visages épanouis, de grandes exclamations de joie. Une détente décisive venait de se produire. Il n’y avait plus d’ennemis : la querelle était finie. Tout le monde se félicitait et fraternisait avec entrain, jusqu’au farouche poêlier Mannebach qui, déjà ivre, mais d’une ivresse cordiale et embrasseuse, vociférait des chants de fête et payait du faro à toutes les marchandes de boustrincks et de scholl !

Bientôt, d’immenses transparents apparurent au premier étage des cabarets, avec des inscriptions votives qui, pour avoir été brossées à la hâte, n’en étaient pas moins éloquentes.

Et de toutes parts, depuis la place d’Anvers jusqu’aux Riches Claires, les rues s’ornaient de mâts écussonnés et de penderies en fil de laiton destinés aux illuminations du soir.

L’effervescence devint telle, même dans le centre de la ville, que l’on jugea prudent de fermer la Grand’Place avec les fameuses barrières Nadar, afin de circonscrire la cohue et de permettre aux sociétés lauréates d’atteindre sans trop d’encombre jusqu’à l’Hôtel de Ville, où le vin d’honneur devait leur être offert, au nom de la Cité, par le Bourgmestre entouré du collège des échevins et des conseillers communaux au grand complet.

Dès huit heures, la circulation fut impossible aux abords de la gare. Le boulevard du Nord, la place de Brouckère, le boulevard Anspach et les environs de la Bourse, débordaient d’une énorme foule qui stationnait, impatiente de voir le défilé du cortège.

Les trente sociétés qui allaient recevoir les arrivants, venaient de passer, drapeau et musique en tête, au milieu des torches. Et maintenant, rangées devant la gare à la place réservée d’ordinaire aux omnibus d’hôtels, elles attendaient, silencieuses, au milieu du brouhaha, écoutant les dernières instructions de leurs présidents, qui, en frac de soirée, le pardessus sur le bras, allaient et venaient, fiévreux, les mains embarrassées d’énormes bouquets à collerette.

Tout à coup, les policiers à cheval firent reculer le populaire qui obstruait la rue du Progrès :

— Le Bourgmestre ! Le Bourgmestre !

En effet, c’était une surprise de M. de Mot qui avait tenu à rehausser la manifestation en venant saluer les vainqueurs au saut du train.

L’équipage communal s’avançait au milieu des rumeurs sympathiques et s’arrêta devant la porte centrale du monument.

Déjà, le valet de pied avait dégringolé de son siège pour ouvrir la portière. M. de Mot escalada vivement les marches du perron et disparut dans la gare.

Au même instant, un long sifflement de locomotive enrouée se faisait entendre, qui provoqua dans la foule des poussées formidables.

— Ils sont là, savez-vous !

Cinq minutes s’écoulèrent encore dans la fièvre générale ; enfin, les portes s’ouvrirent pour donner passage à un gigantesque transparent sur lequel étaient peints ces mots :


FESTIVAL DE COLOGNE

DIVISION D’EXCELLENCE

Les Cadets du Brabant

1er prix d’exécution,
1er prix de lecture à vue,
1er prix de direction.


Et soudain, dans le tumulte des bravos, le bourgmestre apparut, flanqué de Joseph Kaekebroeck et de Luppe Verbeeck qu’il saisit par la main et poussa devant lui comme pour les présenter à la foule.

Alors, une immense acclamation sortit de toutes les poitrines et les feux de Bengale s’allumèrent, et les boîtes détonnèrent, tandis qu’une Brabançonne monstre, soufflée par les trente sociétés de musique, résonnait jusqu’aux étoiles !

De mémoire de Bruxellois, on ne vit cortège si magnifique. Jusqu’à l’Hôtel de Ville, nos héros marchèrent dans les ovations, sous une averse de fleurs.

Il est vrai que jamais le Brabant n’avait remporté à l’étranger de si hautes distinctions, surtout dans une joute aussi fameuse où, il importe de le remarquer, chaque division comprenait plus de vingt sociétés concurrentes, toutes, aguerries et d’un mérite reconnu.

La gloire des Cadets du Brabant était peut-être sans exemple dans les annales des musiques belges et l’on pouvait avec raison leur décerner les honneurs du grand triomphe.

Mais la « Concordia », la « Saint-Lambert » et la « Cécilienne » avaient également fait preuve d’une belle vaillance. En première division, la phalange de Molenbeek et la société liégeoise avaient remporté un prix ex œquo, tandis que la troupe de Mosselman, en deuxième division, avait obtenu des prix d’exécution et de lecture à vue.

Enfin, les « Compagnons de Binche », la « Grande Harmonie », de Verviers, et quelques autres sociétés belges s’étaient pareillement distinguées dans leurs divisions respectives et rentraient couronnées de précieux lauriers.

Et maintenant, revenus de l’Hôtel de Ville, nos héros avaient réintégré leur vaste local de la Pomme d’Or, où les attendaient la foule innombrable de leurs parents et amis. Et ç’avait été des ovations, des embrassades frénétiques.

Adolphine, ivre de joie et d’orgueil, pleurant et riant tout à la fois, se tenait suspendue au cou de Joseph qui étouffait littéralement sous ses caresses, si bien que Verbeeck dut venir au secours de son président ; il ne s’en repentit pas du reste, car Mme Kaekebroeck, empoignant le vieux chef, l’étreignit de toutes ses forces.

Et tous les heureux Cadets durent y passer à leur tour, tant le bonheur exaltait la jeune femme et stimulait encore la spontanéité native de ses cris et de ses gestes.

Joseph, perché sur l’estrade, succombait sous les fleurs et les harangues des présidents de sociétés. C’est à peine s’il parvenait à maîtriser son émotion devant ces hommages si cordiaux et si simples. Son cœur débordait de joie.

Et le jeune homme contemplait les valeureux Cadets : ces braves gens qu’il avait secourus, venaient de le récompenser de toutes ses peines. Ah, la vaillante troupe qui s’était développée avec un degré toujours croissant d’excellence et d’audace ! Était-il possible qu’elle eût atteint à ce magnifique accomplissement, si vite et avec tant de chance ! Allons donc, il rêvait sans doute ! Tout le spectacle qui se déroulait sous ses yeux ravis, tout ce concert d’acclamations qui emplissait encore ses oreilles, n’étaient qu’illusions et prestiges qui allaient tantôt s’évanouir pour le replacer dans la vie réelle.

Mais non, il ne rêvait point. Il revenait de Cologne. La Ville de Bruxelles l’avait acclamé. Et maintenant, c’était bien Adolphine et Pauline et Cappellemans et tous ses parents qu’il apercevait là-bas, tendrement empressés auprès de son vieux Luppe !

Brusquement, un pli de tristesse se creusa sur son front : il ne rêvait point. Oui, il avait conquis une petite gloire, mais hélas, c’était peut-être au prix d’une amitié désormais irrécouvrable et morte pour toujours !

Et de nouveau, il se rappelait les paroles de l’Oreste de Gœthe : « Où es-tu, ami qui folâtrais autour de moi comme un brillant papillon autour d’une fleur sombre… »

Soudain, comme il baissait tristement la tête, une violente exclamation de surprise retentit à laquelle succéda un subit et profond silence.

Un jeune homme venait d’entrer dans la salle. Pâle et grave, il s’avançait vers l’estrade qu’il escalada tout à coup pour venir se placer à côté de Kaekebroeck stupéfait.

— Messieurs, dit-il d’une voix hésitante, détimbrée par l’émotion, excusez ma démarche. Mais j’ai cru que vous seriez sensibles à l’hommage d’un adversaire. Au nom de la Cécilienne, je viens donc vous saluer et vous dire combien, nous aussi, nous sommes heureux et fiers de la victoire des Cadets du Brabant…

Il s’interrompit une seconde, la poitrine palpitante ; puis se tournant vers Joseph, il murmura, violemment oppressé :

— Pardonne-moi !

Alors le Président des Cadets ouvrit ses bras tout au large :

— Pardonnons-nous ! s’écria-t-il. Et gloire à Ferdinand Mosselman et à ses bons musiciens !

Et tandis que les amis se tenaient accolés, confondant leurs larmes de joie, la salle, trépignante, partit en hurrahs.

Tout à coup, par-dessus le tumulte, l’on entendit comme un bruit de galopade furieuse dans l’escalier du local. Et c’étaient les Céciliens qui se ruaient dans le vestibule, montaient à l’assaut de la Pomme d’Or aux cris de :

— Vivent les Cadets du Brabant !

Leur entrée fut un spectacle inoubliable. Jamais on ne vit pareil délire de raccommodailles. Pendant un quart d’heure on s’embrassa au milieu des acclamations et des vivats.

M. Rampelbergh lui-même, qui n’avait pas craint de s’introduire dans la salle malgré son impopularité, partageait l’enthousiasme général, s’exclamait et s’ébattait comme les autres, sans plus se souvenir de ses mortifications de brouille-tout, revenu qu’il était à l’inoffensive jovialité de sa nature en face de tous ces cœurs communiant dans la belle fraternité du triomphe.

En ce moment, Joseph Kaekebroeck fit sonner une fanfare pour annoncer qu’il réclamait le silence. Alors, dans l’attention générale, il prononça ces vibrantes paroles :

— Messieurs, ne voudrez-vous pas que ce grand jour s’achève beaucoup mieux que sur un pacte d’amitié et d’alliance ? Voulez-vous souscrire à mon cher vœu qui est en même temps celui de Ferdinand Mosselman et de mon brave Verbeeck ? Voulez-vous que l’an prochain, la Ville de Paris nous donne la consécration définitive ? En un mot, voulez-vous que la Cécilienne et les Cadets du Brabant ne forment plus désormais qu’une seule et même société ?

Un tonnerre d’acclamations répondit à cette harangue. Les trompettes sonnèrent, les tambours battirent et toute la salle, soulevée, hurlait « Oui, oui nous le voulons ! » en agitant les bras et les mains comme dans un tableau de David.

La Pomme d’Or en fut ébranlée jusque dans ses fondements.

Cependant, au milieu du tapage, une porte dérobée venait de s’ouvrir pour donner passage à une jolie dame tout effarée, hésitante, et que M. Verhoegen et le vieux Jérôme entraînaient comme malgré elle.

Déjà Adolphine l’avait aperçue et, dans un bond de cœur, s’était élancée vers son amie :

— C’est fini, c’est fini, s’écriait-elle en la pressant sur sa poitrine, n’est-ce pas, chère petite Thérèse, qu’on n’a jamais été fâchées nous autres !

Elles goûtèrent un moment de joie sans mélange.

Et tandis que les jeunes femmes s’étreignaient avec transport, le droguiste, faufilé au milieu de la famille Kaekebroeck désignait les deux présidents qui, juchés sur le plus haut gradin de l’estrade, contemplaient la foule enthousiaste et se tenaient gracieusement enlacés dans une attitude de camaraderie héroïque :

— Regardez-les une fois, dit-il, est-ce que ça n’est pas juste maintenant comme les comtés d’Egmont et d’Hornes sur le square du Petit-Sablon ? Il ne manque tout près que l’eau de la ville !

Cette réflexion, répétée de proche en proche, provoqua une soif magnifique.

Et soudain, comme sous la baguette d’un nouveau Moïse, une cascade de gueuze et de duivelsbier commença de ruisseler aux pieds des vainqueurs !

Telle est l’histoire de deux sociétés ennemies, réconciliées par leur ardent amour de l’art.

C’est de cette fusion féconde que la Belgique aime à dater, comme d’une nouvelle hégire, ces glorieuses victoires qui ont définitivement établi son renom musical dans toutes les grandes villes de l’Europe.

En renouvelant les anciennes formules de l’orchestre de plein air ; en épurant le répertoire de ces platitudes qui semblent avoir été composées par des nègres ; en recherchant plutôt la grâce d’expression, le charme d’une exécution où la force n’emprunte jamais rien à l’odieux tapage ; en élargissant sans cesse l’intelligence et le cœur de ses musiciens, la Lyre du Brabant a rehaussé le prestige de l’Harmonie. Elle l’a sortie de son indigence et de ses trivialités ; elle a rendu la vraie musique sensible au vulgaire.

Aussi bien, elle atteste devant tous que notre petit peuple, dont si volontiers l’on plaisante la lourdeur et la rusticité par delà certaines frontières, est doué instinctivement pour tous les arts, et qu’il n’en est peut-être aucun, de par le monde, qui cache tant de vertus essentielles, et soit plus généreux, plus vif, plus sainement et profondément épris de beauté, sous une apparente écorce de rudesse et de soi-disant béotisme.