Les Cadets du Brabant/08

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J. Lebègue et Cie, éditeurs (4p. 191-211).


VIII


Des jours, des mois passèrent.

Dans le courant d’octobre, un petit Capellemans était né qu’on appela Prosper en mémoire de son grand-papa défunt et dont le baptême — il est au moins superflu de le dire — fut l’occasion d’un nouveau banquet dans la maison de la rue Ste-Catherine.

Puis, l’hiver s’écoula sans événements notoires dans l’existence des Cadets du Brabant et de la Cécilienne.

Joseph Kaekebroeck et Ferdinand Mosselman n’étaient point réconciliés. À diverses reprises, ils avaient décliné les bons offices du colonel Meulemans qui s’offrait en médiateur, peut-être sous l’inspiration d’Adolphine ou de Thérèse. Non, ils n’éprouvaient aucune envie de se « remettre ensemble », entêtés tous deux dans leur rancune qui restait correcte, sans colère, et ne se traduisait d’ailleurs que par une affectation de ne jamais parler l’un de l’autre, non plus que s’ils n’existaient pas.

Au mois de février de l’année suivante, la mort de Mme De Dobbeleer — la grand’mère de Mosselman, chère bonne femme tombée en enfance — ne devait point les rapprocher davantage : Joseph, tout en déplorant la perte que faisait son ancien ami, ne crut pas devoir écouter le premier élan de son cœur ; il borna ses condoléances à l’envoi d’une carte de visite impersonnelle et suivit le cortège funèbre, perdu dans le public.

Il est vrai que l’attitude des camps ennemis ne poussait guère au raccommodement : ils demeuraient aussi agressifs que par le passé, et cela, en dépit du désintérêt que leurs chefs continuaient d’éprouver pour leurs faits et gestes.

En somme, la querelle était savamment entretenue par quelques brouillons qu’elle mettait en évidence, tel que le farouche poêlier Mannebach, par exemple. Pourtant, ce dernier n’était point le plus dangereux ligueur ; l’exagération même de ses sottes diatribes en atténuait, de beaucoup, le fâcheux effet sur les buveurs de bière tant soit peu pondérés.

Non, le plus redoutable de tous, c’était sans contredit M. Rampelbergh ; il entendait rester neutre, disait-il, et s’en allait, assurant partout qu’il était las de ces querelles stupides. Mais son abstention était tout de même singulièrement remuante. Il ne pouvait s’empêcher de visiter les deux camps, et sous couleur de s’entremettre, de tout arranger, il révolutionnait tout davantage !

Rien n’eût été plus facile sans doute, à un négociateur avisé et sincère, de calmer les esprits après les victoires mutuelles des Cadets du Brabant et des Céciliens au festival de Namur. Mais le droguiste ne l’avait pas voulu ; c’est lui qui avait déchaîné Mannebach par les rues en lui rapportant les fausses « piques » de Verbeeck à la suite du premier succès de Mosselman. De même, il avait empêché toute avance généreuse de la part des Cadets en leur décrivant l’insolence des Céciliens, et l’espoir, dont ceux-ci se flattaient à présent, de l’emporter un jour sur la musique de Joseph Kaekebroeck.

Toutefois, au début, l’astucieux agitateur avait penché vers les Céciliens ; car il ne pouvait pardonner au président des Cadets de ne l’avoir pas invité à la noce de son beau-frère Platbrood l’Africain, non plus qu’au baptême du petit Cappellemans.

Cette injure l’avait exaspéré et jeté dans le parti des Mosselman. Puis, il avait bientôt confondu les Kaekebroeck et les Mosselman dans la même détestation après que le jeune cordier l’eût désavoué à son tour en s’abstenant de le convier au baptême de son nouvel enfant.

Car Thérèse venait de mettre au monde une petite fille qui était née le 21 avril, c’est-à-dire neuf mois, jour pour jour, après le succès de la Cécilienne. Et c’est pourquoi on l’avait nommée Cécile.

Pourtant, quelques ressources qu’il possédât dans son sac à malices, quelques avantages qu’il parut obtenir dans les cabarets où il entretenait une agitation perpétuelle au seul profit des baes, car de la discussion jaillit la soif, le droguiste eut beau faire, il ne parvint pas à provoquer la zizanie au sein même des deux sociétés rivales, ainsi qu’il en avait formé le projet.

Celles-ci, fortement disciplinées aujourd’hui, fidèles et affectionnées à leur chef, prises d’une émulation sans cesse plus ardente, ne pouvaient plus être entamées par de pernicieux conseils ; elles étaient invulnérables à l’opinion.

Oublieuses de la querelle, elles travaillaient avec un bel enthousiasme, répétant tous les soirs de la semaine, sans murmurer jamais contre la fatigue de longues séances où pourtant les moindres fautes étaient senties, jugées et relevées à la dernière rigueur.

Et le spectacle était touchant et beau de ces humbles musiciens qui, après une journée de pesant labeur à l’usine ou à l’atelier, venaient docilement s’asseoir devant un pupitre, au-dessus d’une salle d’estaminet tentatrice, toute retentissante de la gaîté des buveurs, et attentifs, acharnés à bien faire, ne se laissaient distraire un instant du noble but qui les réunissait là et enflammait leurs cœurs de bravoure et d’espérance. Tous, ils apportaient dans leur étude méthodique et approfondie, cette opiniâtreté de volonté, cette foi qui soulève et transporte les montagnes !

Oui, c’étaient de braves gens.

Il est vrai que le concours qu’ils allaient affronter n’était pas ordinaire ; de fait, c’était même le plus important que l’on eût organisé jusqu’à ce jour, car il ne s’agissait de rien moins que du grand festival de Cologne qui, tout au début de l’été, allait assembler dans la vieille ville Rhénane plus d’une centaine de sociétés de musique venues de tous les coins de l’Europe.

Aussi, les phalanges de Belgique étaient-elles en ébullition. De tout le pays montait une rumeur harmonieuse qui s’envolait par delà les frontières.

À Bruxelles, dans les villes de Louvain, Aerschot, Vilvorde, Hal, Nivelles ainsi que dans tous les gros villages tels que Saventhem, Merchtem, Lembeek, etc., l’agitation était extrême ; il n’y avait pas si petite société qui n’eût la prétention de subir la première épreuve éliminatoire. Le Brabant vibrait tout entier, et son ardeur se doublait du noble désir de l’emporter cette fois sur les huit autres provinces, et principalement sur la Flandre, le Hainaut et le pays de Liège si souvent glorieux dans les grandes joutes internationales.

Le règlement du festival de Cologne avait institué cinq divisions dans lesquelles le nombre des harmonies concurrentes était limité à vingt.

Trois premiers prix et autant de deuxièmes et troisièmes prix devaient être décernés dans chaque division : prix d’exécution, prix de lecture à vue, prix de direction.

Dans chaque pays, plusieurs jurys nationaux avaient été chargés de faire subir un examen préalable aux sociétés inscrites.

Plus de cinquante harmonies belges se présentèrent pour subir la première épreuve. Les jurés, très sévères, n’en reçurent qu’une dizaine parmi lesquelles les Cadets du Brabant eurent l’honneur d’être admis d’emblée à concourir en division d’excellence, tandis que la « Concordia » de Molenbeek, le « Schild en Vriend » de Gand, et la « Saint-Lambert », la vaillante société liégeoise, obtenaient la première division. Il va sans dire que les plus célèbres « bandes » du pays, déjà primées et chargées de médailles, étaient hors concours.

Pour la Cécilienne, elle avait réussi à se faire classer en deuxième division avec le cercle « Van Espen » de Louvain, la « Grande Harmonie » de Verviers et les « Compagnons de Binche ».

Toutes les autres sociétés agréées, et qui représentaient la quintessence des forces harmoniques de chaque province, furent versées selon leur importance et leur mérite dans les autres divisions.

Et dès lors, sans perdre de temps à célébrer ce premier succès par des manifestations énervantes autant que stériles, nos musiques s’étaient mises en loges et travaillaient avec une fièvre dont il n’y avait pas d’exemple jusqu’à ce jour.

Le morceau imposé pour la division d’excellence était un savant concertstüch de Humperdinck sur les Maîtres Chanteurs, œuvre compliquée et brillante, toute remplie des leitmotiven de Hans Sachs, d’Eva et de Walther, mais où se déchaînait aussi cette fameuse bagarre de Beckmesser qui exige de la vigueur, de même que le grandiose défilé des métiers qui terminait la transcription.

Joseph et son chef de musique, un peu inquiets à cause des sonorités finales de ce morceau, avaient tout de suite songé à s’adjoindre des cuivres supplémentaires. Mais, après bien des recherches, ils n’avaient pu en découvrir qu’une demi-douzaine qui fussent, ceux-là, de vrais musiciens et dignes en tous points de renforcer la phalange des Cadets. Toutefois, leurs appréhensions se calmèrent quand, les études préliminaires étant terminées, la première exécution d’ensemble montra toute la valeur des instrumentistes. Ils éprouvèrent une grande joie ; les cuivres nouveaux augmentaient considérablement la force de l’orchestre et celui-ci atteignait maintenant à l’éclat voulu avec ses soixante musiciens.

Dans l’entretemps, ils ne négligeaient pas l’étude des morceaux facultatifs, car ils comptaient en proposer plusieurs au choix du jury ; et c’étaient l’ouverture de la Flûte enchantée, l’ouverture d’Egmont, et un Intermezzo de Haydn, trois œuvres admirables qui demandent, la première, une interprétation particulièrement déliée, et les autres, un grand style.

Tandis que les Cadets travaillaient leur Humperdinck, les Céciliens, aux prises avec l’ouverture d’Euryanthe, morceau imposé, faisaient preuve d’une application peu commune. Au vrai, ils avaient réalisé des progrès énormes depuis un an, et leur exécution des pages de Weber s’annonçait déjà ample et colorée sous le bâton de leur nouveau chef Vanham. Enfin, comme morceau au choix, ils avaient décidé de jouer la Fest-Ouverture de Lassen, œuvre estimable, d’inspiration soutenue et dans laquelle nos musiciens affirmaient des qualités de rythme et de son qu’ils n’avaient jamais montrées jadis sous la direction néfaste de ce « sous-off » de Van Camp.

Bref, les deux présidents, satisfaits de leurs interprètes, envisageaient la lutte sans trop de nervosité, surtout en songeant que le seul fait d’avoir été admis à y participer, constituait déjà aux yeux de tous, un honneur qui saurait consoler de la défaite des vaincus tant soit peu philosophes.

Et le jour du départ arriva.

Ce mardi-là, dès quatre heures de l’après-midi, l’affluence fut extraordinaire dans la gare du Nord. Parents et amis des musiciens avaient tenu à les accompagner jusqu’au wagon ; et c’était sur le quai d’embarquement, en face du train de Cologne, une joyeuse troupe de gamins et de gamines, toute une foule d’artisans endimanchés et de bonnes ménagères en atours, haut chapeautées de fleurs, de fruits et d’oiseaux, enrubannées comme des bateaux barbaresques !

Et une énorme rumeur montait au cintre enfumé, sur laquelle brochaient les stridents appels des locomotives, les cris et les chants des voyageurs déjà encaqués pour la plupart dans les voitures.

Les partants étaient fort nombreux ; outre les Cadets et les Céciliens, il y avait encore les membres de la Concordia, du Schild en Vriend de Gand et des Compagnons de Binche. Ceux-ci, les plus animés de tous, provoquaient une vive sensation avec leurs figures joviales et leurs fortes exclamations wallonnes. Ils fraternisaient avec tout le monde, obtenaient grand succès par leurs lazzis de terroir et leurs claques dans le dos, au profond dépit du farouche poëlier Mannebach dont personne n’écoutait les déclamations saugrenues.

De même, les petits mots de M. Rampelbergh qui se promenait, sardonique, entre les groupes, tâchant d’amorcer les brocards, ne faisaient point fortune et se perdaient dans le branle-bas général.

Il n’y avait plus de griefs en ce moment. C’était la trêve ; tout semblait oublié aujourd’hui dans l’enthousiasme et l’attendrissement des adieux.

Au milieu du tapage qui se renforçait de minute en minute, Mosselman, posté là-bas à la tête du convoi, s’entretenait avec les siens, donnait des instructions au père Verhoegen et à Jérôme au sujet de la corderie, et plaisantait gentiment Thérèse dont la figure grave et sérieuse trahissait la tristesse que lui donnait le départ de son mari. N’était-ce pas la première fois qu’elle allait être séparée de lui pendant plus de cinq jours ! À cette pensée, le cœur de la jeune femme fondait de chagrin.

— Allons, allons, ma chérie, disait Ferdinand, sois raisonnable, cinq jours sont bientôt passés. Voyons, puisque je promets de t’écrire au moins deux fois par jour !

— Oui, je sais, faisait-elle avec une moue, des cartes postales illustrées !

— Non, non des bonnes grosses lettres !

Et en même temps, il lui chuchotait à l’oreille de douces petites choses secrètes. Mais elle se serrait contre lui, en se mordant les lèvres et se retenant pour ne pas éclater en pleurs.

Non loin de là, devant le wagon réservé aux Cadets, se tenait Joseph Kaekebroeck affublé d’une étonnante casquette à couvre nuque ; entouré de toute sa famille, y compris les beaux-parents Platbrood et les Cappellemans, il recevait en souriant leurs dernières recommandations.

— Tu as des propes cravates sous les chemises à gauche ! criait Adolphine en essayant de dominer le vacarme. Et j’ai mis ton demi-saison dans la courroie avec la couverture, car ça ne savait plus dans la malle…

Et tout à coup :

— Ouye, ouye, j’ai oublié les éponges et la brosse à dents sur le lavabo ! Ça est bête !

— Bah, fit Joseph en voyant la physionomie bouleversée de sa femme, ne t’inquiète donc pas ! Que diable, je ne pars pas pour le Congo ! J’achèterai ce qui me manque, à Cologne…

Mais l’heure s’avançait. Les conducteurs passaient en criant :

— Allons, Messieurs, en voiture !

Alors Joseph souleva le jeune Alberke et l’embrassa sur les deux joues ; puis, approchant de la bonne qui portait la petite Hélène, il tendit les bras à sa fillette bien aimée. Mais la gamine, déjà énervée par le bruit des locomotives, se rejeta vivement en arrière, épouvantée à l’aspect de la casquette de voyage dont son père était coiffé. Et tout le monde s’égaya. Et Joseph, tel Hecktor sur les remparts d’Ilion, ôta sa casquette mouvante et la remit à Cappellemans, tandis qu’il baisait la petite fille, maintenant rassurée et joyeuse.

Et il la berça un moment dans ses bras et lui dit :

— Hé, je vous rapporterai de beaux joujoux à tous les deux, si vous êtes bien sages !

Et ayant ainsi parlé, il déposa la fillette entre les bras de sa femme qui la reçut sur sa belle poitrine en souriant.

Mais les portières claquaient.

— En voiture !

Vite, Joseph embrassa ses parents, étreignit une dernière fois Adolphine et bondit dans le compartiment où il demeura debout à la portière auprès du bon Verbeeck.

Soudain, un coup de sifflet retentit et le train, choquant ses butoirs, démarra lentement.

Alors une clameur formidable éclata dans toute la gare. Et des mouchoirs multicolores s’agitèrent le long du convoi auxquels répondaient les mouchoirs frénétiques du public massé sur le quai.

— Adieu ! Adieu et bonne chance !