Les Cahiers du capitaine Coignet (Larchey)/Troisième cahier

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Texte établi par Lorédan LarcheyHachette (p. 100-144).

TROISIÈME CAHIER

la journée de marengo. — pointe en espagne.


Le lendemain, après avoir réglé nos comptes avec les Autrichiens, nous couchâmes sur le champ de bataille, car nous ne leur donnions pas le temps de se reconnaître. Le 10, au matin, on bat le rappel. Lannes et Murât partirent avec leur avant-garde pour souhaiter le bonjour aux Autrichiens, mais ils ne les trouvèrent pas, ils n’avaient pas dormi et avaient marché toute la nuit. Notre demi-brigade finit de ramasser les blessés autrichiens et français que nous n’avions pas trouvés la nuit ; nous les portâmes à l’ambulance, et nous ne partîmes du champ de bataille que très tard.

Nous fûmes toute la nuit en marche dans des chemins de traverse. Sur le minuit, M. Lepreux, notre colonel, fit faire halte et passa dans les rangs, disant : « Faites le plus grand silence, il faut un silence absolu. » Et il fit commencer le mouvement par notre premier bataillon. Nous passâmes dans des défilés où l’on ne se voyait pas ; les chefs qui étaient à cheval avaient mis pied à terre, et le plus grand silence régnait dans les rangs. Nous sortîmes, et l’on nous mit dans des terres labourées : il fut encore défendu de faire du bruit et de faire du feu : il fallut se coucher entre des grosses mottes de terre, la tête sur le sac, et attendre le jour.

Le matin, en nous fit lever, et rien dans le ventre ! On part pour descendre dans des villages tout ravagés, on traverse des fossés, des marécages, un gros ruisseau et des villages remplis de bosquets. Pas de vivres, toutes les maisons étaient désertes ; nos chefs étaient accablés de fatigue et de faim. Nous partîmes de ces bas-fonds pour remonter à gauche, dans un village entouré de vergers et d’enclos ; nous y trouvâmes de la farine, un peu de pain, quelques bestiaux. Il était temps : nous serions morts de faim.

Le 12, nos deux demi-brigades vinrent appuyer notre droite, et voilà notre division réunie ; on nous dit que ce village se nommait le village de Marengo. Le matin, on fit battre la breloque. Quelle joie ! Il venait d’arriver 17 fourgons de pain. Quel bonheur pour des affamés ! tout le monde voulait aller à la corvée. Mais quel fut notre désappointement ! il se trouvait tout moisi et tout bleu… Enfin, il fallut s’en contenter.

Le 13, au point du jour, on fit marcher en avant dans une grande plaine, et à deux heures on nous mit en bataille. On forma les faisceaux ; il arrive des aides de camp qui venaient de notre droite et qui volaient de tous côtés. Voilà un mouvement qui se fait partout, et l’on détache la 24e demi-brigade en avant à la découverte. Elle marcha très loin, découvrit les Autrichiens et eut une affaire sérieuse ; ils perdirent du monde. Il n’y eut plus de doute que les Autrichiens étaient devant nous, dans la ville d’Alexandrie[1]

Toute la nuit sous les armes. On plaça des avant-postes le plus loin possible, et des petits postes avancés. Le 14, à trois heures du matin, ils surprirent deux de nos petits postes de quatre hommes, et les égorgèrent. Ce fut le signal du réveille-matin, et nous prîmes les armes. A quatre heures, fusillade sur notre droite, on bat la générale sur toute la ligne, et les aides de camp vinrent nous faire prendre nos lignes de bataille. On nous fit rétrograder un peu en arrière, derrière une belle pièce de blé qui se trouvait sur une petite éminence qui nous masquait, et nous attendîmes un peu de temps. Tout à coup, leurs tirailleurs sortirent de derrière des saules et des marais, et puis l’artillerie commence. Un obus éclate dans la première compagnie et tue sept hommes ; il arrive un boulet qui tue le gendarme en ordonnance près du général Chambarlhac qui se sauve à toute bride. Nous ne le revîmes pas de la journée.

Arrive un petit général qui avait de belles moustaches ; il vint trouver notre colonel et demande où est notre général. On lui répond : « Il est parti. » — Eh bien ! je vais prendre le commandement de la division. »

Et il prit de suite la compagnie de grenadiers dont je faisais partie, et nous mena pour l’attaque, sur un rang. Nous commençâmes le feu. « Ne vous arrêtez pas en chargeant vos armes, dit-il. Je vous ferai rentrer par un rappel. »

Et il court rejoindre sa division. Il ne fut pas sitôt à son poste que la colonne des Autrichiens débusque de derrière des saules, se déploie devant nous, fait un feu de bataillon, et nous crible de mitraille. Notre petit général répond, et nous voilà entre deux feux, sacrifiés.

Je cours derrière un gros saule ; je m’appuie contre et tirai dans cette colonne, mais je ne pus y tenir… Les balles venaient de toutes parts, et je fus contraint de me coucher la tête par terre pour me garantir de cette mitraille qui faisait tomber les branches sur moi ; j’en étais couvert. Je me voyais perdu.

Heureusement, toute la division avance par bataillon. Je me relevai et me trouvai dans une compagnie du bataillon, j’y restai toute la journée, car il ne restait plus que quatorze de nos grenadiers sur cent soixante-quatorze, le reste fut tué ou blessé. Nous fûmes obligés de venir reprendre notre première position, criblés par la mitraille. Tout tombait sur nous qui tenions la gauche de l’armée, contre la grande route d’Alexandrie, et nous avions la position la plus difficile à soutenir. Ils voulaient toujours nous tourner, et il fallait toujours appuyer pour les empêcher de nous prendre par derrière.

Notre colonel se multiplie partout derrière la demi-brigade pour nous maintenir ; notre capitaine, qui avait perdu sa compagnie et qui était blessé au bras, faisait les fonctions d’aide de camp près de notre intrépide général. On ne se voyait plus dans la fumée. Les canons mirent le feu dans la grande pièce de blé, et ça fit une révolution dans les rangs. Des gibernes sautèrent ; on fut obligé de rétrograder en arrière, pour nous reformer le plus vite possible. Cela nous fit beaucoup de tort, mais ça fut rétabli par l’intrépidité des chefs qui veillaient à tout.

Au centre de la division, se trouvait une grange entourée de grands murs, où un régiment de dragons autrichiens était caché ; ils fondirent sur un bataillon de la 43e demi-brigade et l’entourèrent ; il fut fait prisonnier tout entier, et ce beau bataillon fut conduit dans Alexandrie. Heureusement, le brave général Kellermann est accouru avec ses dragons pour rétablir l’ordre. Ses charges firent faire silence à la cavalerie autrichienne, et l’ordre fut rétabli.

Cependant leur nombreuse artillerie nous accablait, et nous ne pouvions plus tenir. Nos rangs se dégarnissaient à vue d’œil ; de loin, on ne voyait que blessés, et les soldats qui les portaient ne revenaient pas dans leurs rangs ; ça nous affaiblit beaucoup. Il fallut céder du terrain, et personne pour nous soutenir ! Leurs colonnes se renouvelaient, personne ne venait à notre secours. À force de brûler des cartouches, il n’était plus possible de les faire descendre dans le canon de notre fusil. Il fallut pisser dans nos canons pour les décrasser, puis les sécher en y brûlant de la poudre sans la bourrer.

Nous recommençâmes à tirer et à battre en retraite, mais en ordre. Les cartouches allaient nous manquer, et nous avions déjà perdu une ambulance, lorsque la garde consulaire arriva avec huit cents hommes chargés de cartouches dans leurs sarraux de toile ; ils passèrent derrière les rangs et nous donnèrent des cartouches. Cela nous sauva la vie.

Alors le feu redoubla et le Consul parut. Nous fûmes une fois plus forts : il fit mettre sa garde en ligne au centre de l’armée et les fit marcher en avant. Ils arrêtèrent l’ennemi de suite, formant le carré et marchant en bataille. Les beaux grenadiers à cheval arrivèrent au galop, et chargèrent de suite l’ennemi, ils culbutèrent leur cavalerie. Ah ! ça nous fit respirer un moment, ça nous donna de la confiance pour une heure.

Mais ne pouvant pas tenir contre les grenadiers à cheval consulaires, ils rabattent sur notre demi-brigade et enfoncent les premiers pelotons qu’ils sabrent. Je reçus un coup de sabre si fort sur le cou que ma queue fut coupée à moitié. Heureusement que j’avais la plus forte de tout le régiment. Mon épaulette fut coupée avec l’habit, la chemise ; et la chair, un peu atteinte. Je tombai à la renverse dans un fossé.

Les charges de cavalerie furent terribles ; Kellermann en fit trois de suite avec ses dragons ; il les menait et les ramenait. Toute cette cavalerie sautait par-dessus moi qui étais étourdi dans le fossé. Je me débarrassai de mon sac, de ma giberne et de mon sabre ; je pris la queue du cheval d’un dragon qui était en retraite, laissant tout mon fourniment dans le fossé. Je faisais des enjambées derrière ce cheval qui m’emportait, et je tombai roide, ne pouvant plus souffler. Mais, Dieu merci ! j’étais sauvé. Sans ma chevelure (que j’ai encore à soixante-douze ans), j’avais la tête à bas.

J’eus le temps de retrouver un fusil, une giberne et un sac (la terre en était couverte), et je repris mon rang dans la deuxième compagnie de grenadiers qui me reçurent avec amitié. Le capitaine vint me serrer les mains : « Je vous croyais perdu, mon brave, dit-il, vous avez reçu un fameux coup de sabre, car vous n’avez plus de queue et votre épaule a bien du mal. Vous devriez vous mettre en serre-file. — Je vous remercie, j’ai une giberne pleine de cartouches et je vais bien me venger sur les cavaliers que je pourrai joindre, ils m’ont trop fait de mal ; ils me le payeront. »

Nous battions en retraite en bon ordre, mais les bataillons se dégarnissaient à vue d’œil, tous prêts à lâcher pied, si ce n’avait été la bonne contenance des chefs. Nous arrivâmes à midi sans être ébranlés. Regardant derrière nous, nous vîmes le Consul assis sur la levée du fossé de la grande route d’Alexandrie, tenant son cheval par la bride, faisant voltiger des petites pierres avec sa cravache. Les boulets qui roulaient sur la route, il ne les voyait pas. Quand nous fûmes près de lui, il monte sur son cheval et part au galop derrière nos rangs : « Du courage, soldats, dit-il, les réserves arrivent. Tenez ferme. »

Et il fut sur la droite de l’armée. Les soldats de crier : « Vive Bonaparte ! » Mais la plaine était jonchée de morts et de blessés, car on n’avait pas le temps de les ramasser ; il fallait faire face partout. Les feux de bataillon par échelons en arrière les arrêtaient, mais ces maudites cartouches ne voulaient plus descendre dans nos canons de fusil ; il fallait encore pisser dedans pour pouvoir les décrasser. Ça nous faisait perdre du temps.

Mon brave capitaine Merle passe derrière le deuxième bataillon, et le capitaine lui dit : « J’ai un de vos grenadiers, il a reçu un fameux coup de sabre. — Où est-il ? faites-le sortir que je le voie ? Ah ! c’est vous, Coignet ? — Oui, mon capitaine. — Je vous croyais au rang des morts, je vous avais vu tomber dans le fossé. — Ils m’ont donné un fameux coup de sabre ; tenez, voyez ! ils m’ont coupé ma queue. — Allons ! tâtez dans mon sac, prenez mon sauve-la-vie[2] et vous boirez un coup de rhum pour vous remettre ; ce soir, si nous y sommes, je viendrai vous chercher. — Me voilà sauvé pour la journée, mon capitaine, je vais joliment me battre. »

L’autre capitaine dit : « J’ai voulu le mettre en serre-file ; il n’a pas voulu. — Je le crois, il m’a sauvé la vie à Montebello. »

Ils me prirent la main. Que c’est donc beau la reconnaissance ! j’en sentirai le prix toute ma vie.

En attendant, nous avions beau faire, nous baissions l’oreille. Il était deux heures ; « la bataille est comme perdue », dirent nos officiers, lorsqu’arrive un aide de camp ventre à terre, qui crie : « Où est le premier Consul ? Voilà la réserve qui arrive, du courage ! vous allez avoir du renfort de suite, dans une demi-heure. » Et voilà le Consul qui arrive : « Tenez ferme ! dit-il en passant, voilà ma réserve ! » Nos pauvres petits pelotons regardaient du côté de la route de Montebello, à tous les demi-tours que l’on nous faisait faire.

Enfin cris de joie : « Les voilà ! les voilà ! »

Cette belle division venait l’arme au bras ; c’était comme une forêt que le vent fait vaciller. La troupe arrivait sans courir, avec une belle artillerie dans les intervalles des demi-brigades, et un régiment de grosse cavalerie qui fermait la marche.

Arrivés à leur hauteur[3], ils se trouvaient comme si on l’avait choisie pour se mettre en bataille. Sur notre gauche, à gauche de la grande route, une haie très élevée les masquait : on ne voyait même pas la cavalerie, et nous battions toujours en retraite. Le Consul donnait ses ordres, et les Autrichiens venaient comme s’ils faisaient route pour aller chez eux, l’arme sur l’épaule ; ils ne faisaient plus attention à nous, ils nous croyaient tout à fait en déroute.

Nous avions dépassé la division du général Desaix de trois cents pas, et les Autrichiens étaient prêts aussi à dépasser la ligne, lorsque la foudre part sur leur tête de colonne… Mitraille, obus, feux de bataillon pleuvent sur eux, et on bat la charge partout ! Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant ! On ne criait pas, on hurlait….

L’intrépide 9e demi-brigade passe comme des lapins au travers de la haie ; ils fondent sur les grenadiers hongrois à la baïonnette, et ne leur donnent pas le temps de se reconnaître. Les 30e et 59e fondent à leur tour sur l’ennemi et font quatre mille prisonniers. Le régiment de grosse cavalerie tombe sur la masse. Voilà toute leur armée en pleine déroute. Tout le monde fit son devoir, mais la neuvième par-dessus tout. Notre autre cavalerie se réunit à celle-là, et se jette comme une masse sur la cavalerie autrichienne qu’ils mirent dans une telle déroute qu’ils se sauvèrent à toute bride dans Alexandrie. Une division autrichienne venant de l’aile droite vient sur nous à la baïonnette, et nous courûmes aussi baïonnette croisée ; nous les renversâmes, et je reçus une petite incision dans le cil de l’œil droit, en parant le coup que me portait ce grenadier. Je ne le manquai pas, mais le sang me bouchait l’œil, ils en voulaient à ma tête ce jour-là. C’était peu de chose. Je continuai de marcher et je ne sentais pas mon mal ; nous les poursuivîmes jusqu’à neuf heures du soir, nous les jetâmes dans les fossés pleins d’eau. Leurs corps servaient de pont pour laisser passer les autres. C’était affreux de voir ces malheureux se noyer, et le pont tout embarrassé. On n’entendait que des cris ; ils ne pouvaient plus rentrer en ville, et nous prenions les voitures, les canons. À dix heures, mon capitaine m’envoie chercher par son domestique pour me faire souper avec lui, et mon œil fut pansé, ma chevelure fut remise en état.

Nous couchâmes sur le champ de bataille, et le lendemain à quatre heures du matin, il sort de la ville des parlementaires ; ils demandaient une suspension d’armes, et ils allaient au quartier général du premier Consul ; ils furent bien escortés.

La joie renaissait par tout le camp. Je dis à mon capitaine : « Si vous vouliez me permettre d’aller au quartier général. — Pourquoi faire ? — J’ai des connaissances dans la garde. Donnez-moi un camarade. — Mais c’est bien loin. — C’est égal, nous serons de retour de bonne heure, je vous le promets. — Eh bien, allez ! »

Nous voilà partis, le sabre au côté. Arrivé à la grille du château de Marengo, je fais demander un maréchal des logis qui soit ancien dans le corps, et voilà un bel homme qui se présente : « Que me voulez-vous ? dit-il. — Je désire savoir depuis combien de temps vous êtes dans la garde du Directoire. — Il y a neuf ans. — C’est moi qui ai dressé vos chevaux et qui les ai montés au Luxembourg. Si vous vous rappelez, c’est M. Potier qui vous les a vendus. — C’est vrai, me dit-il, entrez je vais vous présenter à mon capitaine. »

Il dit à mon camarade de m’attendre, et m’annonce ainsi : « Voilà le jeune homme qui a dressé nos chevaux à Paris. — Et qui montait si bien à cheval, dit celui-ci. — Oui, capitaine. — Mais vous êtes blessé. — Ah ! c’est un coup de baïonnette d’un Hongrois ; je l’ai puni. Mais c’est ma queue qu’ils m’ont coupée à moitié. Si j’avais été à cheval, ça ne me serait pas arrivé, — J’en réponds pour vous, dit-il, je vous connais sur cet article. Maréchal des logis, donnez-lui la goutte. — Avez vous du pain, mon capitaine ? — Allez-lui chercher quatre pains ! Je vais vous faire voir vos chevaux, si vous les reconnaîtrez !

Je lui en montrai douze. « C’est cela, me dit-il, vous les reconnaissez très bien. — Je suis content, capitaine. Si j’avais été monté sur un de ces chevaux, ils ne m’auraient pas coupé ma chevelure, mais ils me le payeront. Je viendrai dans la garde du Consul. Je suis marqué pour un fusil d’argent, et lorsque j’aurai quatre campagnes, le Consul m’a promis de me faire entrer dans sa garde. — C’est possible, mon brave grenadier. Si jamais vous venez à Paris, voilà mon adresse. Comment se nomme votre capitaine ? — Merle ; première compagnie de grenadiers de la 96e demi-brigade de ligne. — Voilà cinq francs pour boire à ma santé, je vous promets d’écrire à votre capitaine. Il faut lui donner de l’eau-de-vie dans une bouteille. — Je vous remercie de votre bonté, je m’en vais, j’ai mon camarade à la grille qui m’attend, il faut lui porter du pain de suite. — Je ne le savais pas, allez ! Prenez un pain de plus, et partez rejoindre votre corps. — Adieu, capitaine, vous avez sauvé l’armée avec vos belles charges. Je vous ai bien vu. — C’est vrai ! » dit-il.

Il vient me reconduire avec son maréchal des logis jusqu’à la grille. Dans la cour, les blessés de la garde étaient étendus sur la paille, et l’on faisait des amputations. C’était déchirant d’entendre des cris partout. Je sortis le cœur navré de douleur, mais il se passait un spectacle plus douloureux dans la plaine. Nous vîmes le champ de bataille couvert de soldats autrichiens et français qui ramassaient les morts et les mettaient en tas, et les traînaient avec les bretelles de leurs fusils. Hommes et chevaux, on mettait tout pêle-mêle dans le même tas, et l’on y mettait le feu pour nous préserver de la peste. Pour les corps éloignés, on jetait un peu de terre dessus pour les couvrir.

Je fus arrêté par un lieutenant qui me dit : « Où allez-vous ? — Je vais porter du pain à mon capitaine. — Vous l’avez pris au quartier général du Consul. Peut-on en avoir un morceau ? — Oui, lui dis-je ; je dis à mon camarade : vous en avez un morceau, donnez-le au lieutenant. — Je vous remercie, mon brave grenadier, vous me sauvez la vie. Passez à gauche de la route. »

Et il eut l’obligeance de nous conduire un bon bout de chemin, crainte de nous voir arrêtés. Je le remerciai de son obligeance, et j’arrive près de mon capitaine qui rit en me voyant un paquet : « Est-ce que vous venez de la maraude ?

— Oui, capitaine, je vous apporte du pain et de l’eau-de-vie. — Et comment avez-vous pu trouver cela ? »

Je lui contai mon aventure : « Ah ! dit-il, vous êtes né sous une bonne étoile. — Allons ! voilà un pain et une bouteille de bonne eau-de-vie. Mettez-en dans votre sauve-la-vie. Si vous voulez prendre un pain pour le colonel et le général, vous leur partagerez ; ils ont peut-être bien faim. — C’est une heureuse pensée, je vais faire votre commission avec plaisir, et je vous remercie pour eux. — Allons ! mangez d’abord et buvez de cette bonne eau-de-vie. Je suis bien content de pouvoir me venger[4] de celle que vous m’avez donnée, et du bon repas que vous m’avez fait faire. — Vous me conterez tout cela plus tard, je vais porter ce pain au colonel et au général. »

Tout cela fut mis en ligne de compte de la part du capitaine. Le 16, l’armée eut l’ordre de porter des lauriers, et les chênes[5] n’eurent pas bon temps. À midi, nous défilâmes devant le premier Consul, et notre excellent général défila à pied devant les débris de sa division. Le général Chambarlhac avait paru à cheval devant la division ; mais il fut salué de coups de fusil de notre demi-brigade, et il disparut. Nous ne l’avons jamais revu, et tout cela reste secret pour nous[6]. Mais nous criâmes : « Vive notre petit général ! » pour celui qui s’était si bien conduit le jour de la bataille.

Le 16 au matin, le général Mélas nous renvoie nos prisonniers, il pouvait y en avoir douze cents et ce fut une grande joie pour nous ; on leur avait donné des vivres et ils furent bien fêtés à leur arrivée. Le 26, la première colonne autrichienne défila devant nous, et nous les regardâmes passer. Cette superbe colonne, il y en avait assez pour nous battre pour le moment, vu le peu que nous étions. C’était effrayant de voir autant de cavalerie, d’artillerie ; et trois jours de même. Ce n’était que bagages. Ils nous laissèrent la moitié de tous leurs magasins ; nous eûmes des vivres et des munitions considérables. Ils nous donnèrent quarante lieues de pays, ils se retirèrent derrière le Mincio, et nous fermions la marche de la dernière colonne. Nous faisions route ensemble ; nos éclopés montaient sur leurs chariots ; ils tenaient le côté gauche, et nous le côté droit de la route. Personne ne se rencontrait, et nous étions les meilleurs amis du monde.

Nous arrivâmes dans cet ordre jusqu’au pont volant sur le bord du Pô. Là nous vîmes un spectacle hideux. Nos maraudeurs entrèrent dans un château, prirent de l’argenterie et la vendirent à une cantinière qui eut le malheur de receler ces objets. Le maître du château qui vit les soldats déposer ses objets dans le tablier de cette femme, monte à cheval et arrive au bord du fleuve ; il vient trouver le colonel et lui désigne la recéleuse des objets volés, et la marque de son argenterie, et la quantité. Tout cela vérifié, la cantinière fut condamnée à être tondue et menée sur son âne toute nue et à défiler devant le front du régiment. Huit militaires menaient l’âne, et cette malheureuse tremblait nue sur cet âne à poil[7].

Le maître de l’argenterie demandait grâce ; elle pleurait, mais le soldat rit de tout. La malheureuse, épuisée de fatigue dans cette position, lâcha tout sur le dos de son âne, et les militaires qui conduisaient la victime par devant et par derrière ne voulaient plus faire leur service parce que l’odeur ne leur convenait pas. Ils jetèrent l’âne et la femme dans le Pô pour la laver et on les retira de suite. La femme fut chassée du régiment, et le seigneur du château lui donna une bourse ; il pleurait sincèrement.

Comme on ne pouvait passer que cinq cents hommes à la fois sur ce pont volant, nous ne perdîmes pas de temps, et nous poursuivîmes notre marche sur Crémone, lieu de notre garnison pendant trois mois de trêve convenue. Crémone est une grande ville qui peut se défendre d’un coup de main ; de beaux remparts et des portes solides. La place est considérable, il y a une belle cathédrale, un cadran d’une grande dimension ; une flèche en fait le tour tous les cent ans. Sur les marchés, on pèse tout, oignons et herbages ; c’est rempli de melons que l’on nomme pastèques (c’est délicieux). On y trouve des cabarets de lait, mais c’est la plus mauvaise garnison de l’Italie ; nous étions couchés sur de la paille en poussière et nous étions remplis de vermine ; nos culottes, vestes et tricots étaient dans un état déplorable. L’idée me prit de tâcher de détruire la vermine qui me rongeait. Je fis une cendrée dans une chaudière et j’y mis ma veste. Quel malheur pour moi ! Il ne me resta que la doublure, le tricot était fondu comme du papier. Me voilà tout nu, et rien dans mon sac pour me changer.

Mes bons camarades vinrent à mon secours. Sur-le-champ, je fis écrire à mon père et à mon oncle pour leur demander des secours, je leur faisais part de ma détresse et les priais de m’envoyer un peu d’argent. Cette réponse fut longue, mais elle arriva. Je reçus les deux lettres à la fois (pas affranchies) ; elles coûtaient chacune un franc cinquante, trois francs de port. Mon vieux sergent se trouve là : « Faites-moi ce plaisir de les lire. »

Il prend mes deux lettres, et me les lit. Mon père me disait : « Si tu étais un peu plus près de moi, je t’enverrais un peu d’argent ! » Et mon oncle me disait : « Je viens de payer des biens nationaux, je ne peux rien t’envoyer. » Voilà mes deux charmantes lettres, jamais je ne leur ai récrit de ma vie. Après la trêve, je fus obligé de monter quatre gardes aux avant-postes, en sentinelle perdue, sur le bord du Mincio, à quinze sous la garde, pour payer cette dette.

Ces deux lettres m’ont éloigné de mon sujet. Je reviens à Crémone où nous passâmes trois mois dans la misère la plus complète. Notre demi-brigade fut complétée, et notre compagnie fut organisée ; on prit un tiers dans les deux compagnies pour les mettre au pair, et on tira des grenadiers dans le bataillon pour nous compléter. Tous les jours, on nous menait à la promenade militaire, sac au dos, sur la grande route, avec défense de quitter son rang ; la discipline était sévère. Le général Brune forma une compagnie de guides pour son escorte (des hommes magnifiques). Il était le général en chef de cette belle armée. Nous pouvions nous dire commandés par un bon général. Que la France nous en donne de pareils ! on pouvait passer partout avec lui. Donc, durant les trois mois de trêve, notre armée se mit au grand complet, les troupes arrivaient de toutes parts. Les Italiens prirent les armes avec nous, mais ces soldats ne sont propres qu’au pillage et au jeu. Il faut toujours être sur ses gardes avec ce peuple jaloux ; votre vie est en danger jour et nuit. Comme nous aspirions au quinze septembre pour rentrer en campagne, et sortir de cette mauvaise garnison !

Ce beau jour arriva et ce fut une joie pour toute l’armée. Nous partîmes le premier septembre pour nous porter sur la ligne, à un fort bourg nommé Viédane, où nous commençâmes à respirer et trouvâmes des vivres. Nos fureteurs découvrirent une cave sous une montagne ; on tint conseil comment on pourrait avoir du vin. Il y avait danger de violer le domicile, vu que la guerre n’était pas déclarée. Il fut décidé que l’on ferait un bon. Mais qui le signera ? — « La plume, dit le fourrier, en écrivant de la main gauche. — Combien de rations ? — Cinq cents, dit le sergent-major. Il faut montrer le bon au lieutenant, nous verrons ce qu’il dira. — Portez-le à l’alcade, dit le lieutenant, et vous verrez si ça peut prendre. — Allons, partons ! nous verrons. »

On part, après avoir mis le cachet du colonel (son domestique nous avait dit : « J’ai votre affaire, et je vais vous appliquer cela au bas avec du noir de fumée. » )

On se présente chez l’alcade, la distribution se fit de suite et la plume nous donna cinq cents rations de bon vin. Le lieutenant et le capitaine rirent de bon cœur le lendemain.

Nous partîmes pour Brescia où l’on rassembla l’armée dans une belle plaine ; nous passâmes la revue du général en chef. Brescia est une ville forte qui peut se défendre ; il y passe une rivière qui n’est pas large, mais profonde. Nous partîmes le lendemain pour marcher sur le Mincio ; là, toute l’armée était en ligne, les préparatifs du passage de cette rivière se firent sur de belles hauteurs, et le passage fut décidé à la pointe d’une hauteur très élevée qui dominait l’autre rive. Ce passage se fit à l’abri d’un village qui le masquait à l’armée autrichienne qui était très nombreuse, et l’on fit passer vingt-cinq mille hommes pour les attirer sur ce point. Il y eut une bataille terrible ; nos troupes, battues à plate couture, furent contraintes de se replier sur le Mincio, avec pertes.

Heureusement, pour protéger notre armée, nous avions une position très élevée qui dominait la plaine et qui leur empêchait de nous culbuter dans le Mincio. Le général Suchet avec cinquante pièces de gros calibre leur envoyait des bordées qui passaient par-dessus nos colonnes, foudroyaient leurs masses, et les maintenaient dans la plaine. Tout le monde servait les pièces, et nous étions trois bataillons de grenadiers à voir tout ce spectacle sans pouvoir porter secours.

J’ai vu ce trait d’un petit voltigeur. Resté seul de l’armée en retraite dans la plaine, il fait feu sur la colonne qui marchait en avant, et crie aussi : En avant ! Son intrépidité fit faire demi-tour à la division : ils battirent la charge et furent à son secours.

Le général le tenait à l’œil ; il fit partir son aide de camp pour aller le chercher. L’aide de camp arrive au point désigné et voit le voltigeur qui était encore en avant de la ligne ; il court sur lui et lui dit : « Le général vous demande. — Non ! dit-il. — Venez avec moi, obéissez à votre général ! — Mais je n’ai pas fait de mal. — C’est pour vous récompenser. — Ah ! c’est différent. Je vous suis. »

Arrivé près du général, il fut fêté de tous les officiers, et porté pour un fusil d’honneur.

Le soir nous partîmes pour trois lieues plus haut, auprès d’un moulin qui était à notre gauche avec une belle hauteur derrière nous. Le beau régiment de hussards de la mort demanda de passer les premiers pour se venger de Montebello. Le colonel promit cinquante louis au hussard qui donnerait le premier coup de sabre avant lui, et on leur donna dix-huit cents hommes d’infanterie polonaise[8], sans sacs. Ils défilèrent sur le pont et prirent à droite le long du Mincio ; les Polonais au pas de course les suivirent. Ils tombèrent sur la tête de colonne des Autrichiens, ne leur donnèrent pas le temps de se mettre en bataille, les sabrèrent et ramenèrent six mille prisonniers et quatre drapeaux. Nos trois bataillons de grenadiers passèrent de suite, et le premier dont je faisais partie était commandé par le général Lebrun, bon soldat. Le général Brune lui donna l’ordre de prendre la redoute qui battait sur le pont, et nous marchâmes dessus de suite. À portée de fusil, ils se rendirent ; ils étaient deux mille hommes et deux drapeaux. Toute l’armée passa et l’on se mit en bataille. Les colonnes se virent face à face ; on les renversa et on leur prit des bagages, des caissons, des pièces de canon. La frottée fut terrible.

Ils prirent la route de Vérone pour passer l’Adige. Avant d’arriver à Vérone, nos divisions les poursuivirent, on bloqua le fort qui domine la ville de plus de trois cents pieds. Le général Brune envoya un parlementaire dans la citadelle pour les prévenir qu’il allait faire son entrée dans Vérone, et que s’il y avait un coup de canon de tiré sur la ville durant son passage, il ferait sauter le fort de suite. Nos trois bataillons de grenadiers traversent la ville, et les Autrichiens de nous regarder. Nous fûmes campés à deux lieues en avant, et, à minuit, on nous fit prendre l’aile droite de l’armée en avant-postes.

Je fus de garde au poste avancé. L’adjudant-major vient nous placer ; c’était moi le premier pour la faction ; on me met dans un pré en me donnant la consigne : « Tout ce qui viendra de votre droite, il faut faire feu, ne pas crier qui vive et bien écouter, sans te laisser surprendre. »

Me voilà seul pour la première fois en sentinelle perdue, ne voyant pas clair du tout, et mettant mon genou à terre pour écouter. Enfin la lune se lève ; j’étais content de voir autour de moi, je n’avais plus peur. Voilà que j’aperçois à cent pas un grenadier hongrois avec son bonnet à poil. Ça ne bougeait pas ; je l’ajuste de mon mieux, et à mon coup de fusil, toute la ligne répond[9]. Je croyais que l’ennemi était partout ; je recharge mon fusil, et le caporal arrive avec ses trois hommes. Je lui montre mon Hongrois ; on me dit : « Tirez dessus et nous irons voir tous les cinq. »

J’ajuste, je tire, rien ne bouge. L’adjudant-major arrive : « Tenez, lui dis-je, le voyez-vous, là-bas ? — Tirez », dit-il.

Je donne mon second coup, et nous marchâmes dessus. C’était un saule à grosse tête qui m’avait fait peur… Le major me dit que j’avais bien fait, qu’il y aurait été trompé lui-même, et que j’avais fait mon devoir.

Nous marchâmes sur Vicence, jolie ville ; mais les Autrichiens filaient sur Padoue à grandes journées. La joie était partout, à cause de nos bons cantonnements, mais notre demi-brigade fut désignée avec un régiment de chasseurs à cheval pour aller du côté de Venise.

Le général qui commandait cette expédition n’avait qu’un bras. Il fit faire des lanternes pour nous faire marcher de nuit, et le jour nous restions cachés dans des roseaux. Il fallait faire des petits ponts sur des grands fossés pour passer notre artillerie et notre cavalerie ; ce ne sont que marais et chaumières de pêcheurs. À force de courage, nous arrivâmes au lieu désigné. C’était une forte rivière avec une chaussée la séparant de la mer ; cette rivière va se joindre à quatre autres qui tombent aussi dans la mer et forment la patte d’oie. Il fallait prendre toutes ces rivières pour être maître des eaux douces.

Sur la grande chaussée était un corps de garde autrichien à l’avancée ; des redoutes à un quart de lieue faisaient face aux rivières. On plaça un factionnaire sur la chaussée ; le factionnaire parlait allemand et fit connaissance avec le factionnaire autrichien. Le nôtre lui demanda du tabac, et l’allemand lui demanda du bois. Le nôtre lui dit : « Je vous en apporterai avec deux de mes camarades lorsque je serai descendu de faction. » Voilà nos grenadiers partis avec du bois ; les autres leur apportent du tabac. Le lendemain on leur promit une grande provision et les voilà enchantés et disant : « Nous vous donnerons du tabac. »

Le matin, cinquante grenadiers arrivent chargés de bois et sont bien reçus ; ils s’emparent des fusils des Autrichiens, et les font prisonniers. De suite la tranchée est ouverte, et des pièces mises en batterie. C’était un bon point d’appui.

Les bâtiments qui descendaient pour gagner la mer chargés de farine, tombent en notre pouvoir ainsi que deux bâtiments chargés d’anguilles et de poissons. Nous en eûmes un bâtiment à notre discrétion, et nous en mangeâmes à toutes sauces.

Lorsque les Vénitiens eurent soif, ils vinrent faire de l’eau et le général en eut tout ce qu’il voulut ; il nous avait promis trois francs par jour, mais les comptes furent bientôt réglés ; il ne donna pas un sou et envoya tout chez lui. Puis le général Clausel prit le commandement.

Nous restâmes peu de temps ; Mantoue se rendit, nous vîmes passer sa garnison, et nous eûmes ordre de partir pour Vérone pour célébrer la paix.

Dans cette place, qui est magnifique, on nous lit à l’ordre du jour que notre demi-brigade était désignée pour Paris. Quelle joie pour nous ! Nous traversâmes tout le pays d’Italie ; l’on ne peut rien voir de plus beau jusqu’à Turin ; c’est magnifique. Nous passâmes le Mont-Cenis, nous arrivâmes à Chambéry, et de Chambéry à Lyon.

Lorsque notre vieux régiment arriva sur la place Bellecourt, tous les incroyables avec leurs lorgnons nous demandaient si nous venions d’Italie. Nous leur disions : « Oui, messieurs ! — Vous n’avez pas la gale ? — Non, messieurs ! »

Et refrottant leurs lorgnons sur leurs manches, ils nous répondaient : « C’est incroyable ! »

Ils ne voulaient pas nous loger en ville, mais le général Leclerc les força à nous donner des billets de logement, et de suite il fut accordé sept congés par compagnie des plus anciens. Quelle joie pour ces vieux soldats ! Jamais le Consul n’en a tant donné que cette fois. Le lendemain on nous annonça que nous n’allions pas à Paris comme nous comptions, mais bien en Portugal. Le général nous comprit dans les quarante mille hommes de son armée ; il fallut se résigner et partir dans un état déplorable (des habits faits de toutes pièces).

Nous partîmes pour Bayonne ; cette route fut très longue ; nous souffrîmes des chaleurs ; enfin nous arrivâmes au pont d’Irun.

Nos camarades furent dénicher un nid de cigognes et prirent les deux petits. Les autorités vinrent les réclamer au colonel ; l’alcade lui dit de les rendre parce que ces animaux étaient nécessaires dans leur climat pour détruire les serpents et les lézards, qu’il y avait peine de galères dans leur pays pour qui tue les cigognes. Aussi l’on en voit partout ; les plaines en sont couvertes, et elles se promènent dans les villes ; on leur monte de vieilles roues sur des poteaux très élevés, et elles font leurs nids sur les pignons des édifices.

Arrivés à notre première étape, nos soldats trouvèrent du vin de Malaga à trois sous la bouteille et ils en burent comme du petit-lait ; ils tombèrent morts-ivres. Il fallut mettre des Voitures en réquisition pour les charger comme des veaux (ils étaient comme morts). Au bout de huit jours il fallut faire manger nos ivrognes, la soupe ne restait pas dans leurs cuillers. Le soldat ne pouvait pas boire sa ration, tant le vin était fort.

Nous arrivâmes à Victoria, jolie ville ; de là, à Burgos, et de Burgos à Valladolid, belle grande ville où nous restâmes longtemps dans la vermine. C’est les poux qui font les lits des soldats à force de remuer la paille qui ressemble à de la balle. Les trois quarts des Espagnols prennent les poux à pincée, et les jettent par terre en disant : « Celui qui t’a créé, qu’il te nourrisse ! »

— Voilà ce sale peuple.

« J’eus le bonheur d’être sapeur ; j’avais un collier de barbe très long, et je fus choisi par le colonel Lepreux. Je fus habillé à neuf (petite et grande tenue) et nous fûmes logés chez le bourgeois où nous pûmes nous débarrasser de la vermine, mais il fallait bien se renfermer de crainte d’être égorgés la nuit.

Me promenant le long de la rivière, je rencontrai deux prêtres français émigrés qui étaient dans un état de misère complète ; ils m’accostèrent pour me demander des nouvelles de France. Je leur dis que je n’avais fait que passer, que l’on disait que les émigrés seraient rappelés, et que s’ils voulaient aller voir le général Leclerc, ils seraient bien reçus, que le général était le beau-frère du premier Consul. Ils y furent le lendemain et ils reçurent de bonnes nouvelles ; ils me retrouvèrent et me prirent les mains et me dirent que j’étais leur sauveur. Quinze jours après, ils reçurent l’ordre de rentrer en France, et je fus embrassé par ces malheureux proscrits ; je leur donnai le conseil de se déguiser crainte d’être insultés en rentrant en France. De Valladolid nous partîmes pour Salamanque, grande ville où nous restâmes longtemps à passer des revues et faire la petite guerre ; notre avant-garde poussait sa pointe sur la frontière du Portugal et la guerre n’eut pas lieu. Ils amenèrent dix-sept voitures bien escortées[10], et la paix fut faite sans se battre.

Nous rentrâmes en France par Valladolid. En partant de cette ville, les Espagnols nous tuèrent nos fourriers[11] à coups de masse, et eurent la hardiesse de venir prendre nos drapeaux dans le corps de garde chez le colonel, dans un bourg près de Burgos. Tous les hommes étaient endormis ; le factionnaire crie : Aux armes ! et il était temps ; ils sortaient du village. Ils furent pincés par nos grenadiers qui les passèrent à la baïonnette sans miséricorde[12]. — Voilà ce peuple fanatique.

Nous arrivâmes à Burgos et partîmes pour Vittoria. De là, nous passâmes la frontière pour nous rendre à Bayonne, notre ville frontière. Nous suivîmes toutes les étapes jusqu’à Bordeaux, où nous eûmes séjour.

Je fus logé chez une vieille dame qui était malade. Je me présentai avec mon billet de logement, et elle fut un peu effrayée de voir ma grande barbe. Je la rassurai de mon mieux, mais elle me dit : « J’ai peur des militaires. — Ne craignez rien, madame, je ne vous demande rien ; mon camarade est très doux. — Eh bien ! je vous garde chez moi ; vous serez nourris et bien couchés. »

Le bon logement ! Après dîner, elle me fit appeler par sa femme de chambre : « Je vous fais venir près de moi pour vous dire que je suis rassurée, que vous êtes bien tranquille chez moi ; j’ai recommandé de bien vous traiter. — Je vous remercie, madame, nous ne sortirons que demain pour passer la revue. — Vous me voyez dans un mauvais état ; ce sont des malheurs que j’ai éprouvés. Robespierre a fait guillotiner quatorze personnes de ma famille ; le scélérat m’a fait donner pour trente mille francs de bijoux et d’argenterie, et il exigeait que je couchasse avec lui pour sauver la vie de mon mari ; le lendemain, il lui fît couper la tête. Voilà, monsieur, les malheurs de ma famille. Ce scélérat a été puni, mais trop tard[13]. »

Nous partîmes pour nous rendre à Tours par les étapes désignées, et là nous fûmes passés en revue par le général Beauchou, qui nous présenta un vieux soldat qui avait servi quatre-vingt-quatre ans simple soldat dans notre demi-brigade[14]. Le Consul lui avait donné pour retraite la table du général ; il avait cent deux ans, et son fils était chef de bataillon. On lui fit apporter un fauteuil ; il était habillé en officier, mais point d’épaulettes. Il y avait au corps un sergent de son temps qui avait trente-trois ans de service.

Après avoir quitté cette belle ville de Tours, nous partîmes pour prendre garnison au Mans (département de la Sarthe), que l’on peut citer la meilleure garnison de France. La belle garde nationale vint au-devant de nous, et ce fut de la joie pour la ville de voir un bon vieux régiment prendre garnison. — Les murs de la caserne étaient encore teinte du sang des victimes qui avaient été égorgées par les chouans, et on nous mit, pendant deux mois, chez le bourgeois, où nous fûmes reçus comme des frères. On répara la caserne, où je restai un an.

Le colonel se maria avec une demoiselle d’Alençon, fort riche, et ce fut des fêtes pour la ville. Les invitations furent considérables ; je fus désigné pour porter les invitations dans les maisons de campagne. Le colonel fut généreux avec le régiment ; tous ses officiers furent invités.

Au bout de trois mois, la caserne rendit le pain bénit, et l’on fit faire trois brancards garnis en velours, chargés de brioches, et portés par six sapeurs. L’épouse du colonel fit la quête, et mon capitaine Merle, nommé commandant, conduisait notre belle quêteuse ; le tambour-major était le suisse ; moi, je portais le plat, et madame faisait la révérence.

La quête fut de neuf cents francs pour les pauvres ; tout le régiment était à la messe. On fit porter un brancard chargé de pain bénit chez le colonel, et là on fit des parts, avec une branche de laurier sur chaque part et une lettre d’invitation. Deux sapeurs portaient la grande bannette pleine de pain bénit, et je fus nommé pour accompagner les deux sapeurs qui portaient la bannette. Ils restaient à la porte : je prenais une part et la lettre ; je me présentais : on me donnait six francs ou le moins trois francs. Cette grande promenade dans la ville et les maisons de campagne me valut cent écus. Le colonel voulut savoir si j’avais été bien récompensé ; je lui vidai mes goussets. Quand il vit tout cet argent, il fit deux parts et me dit : « Voilà la moitié pour vous, et l’autre que vous partagerez aux sapeurs. »

Mes deux porteurs ne savaient rien de ce qui s’était passé ; je les ramenai à la caserne, et devant le sergent et le caporal, je déposai l’argent. Ils furent confus de joie en me voyant leur mettre des poignées d’argent sur la table : « Vous avez donc volé la caisse du régiment. Pour qui tout cet argent ? dit le sergent. — C’est pour nous, partagez-le, c’est le pain bénit. »

Nous eûmes chacun quinze francs ; ils étaient contents de moi, ils me serraient la main. J’eus mes quinze francs et mes cent cinquante francs, c’était une fortune pour moi. Ils voulurent me régaler ; je m’y opposai : « Je ne le veux pas. Demain, je paie une bouteille d’eau-de-vie, et voilà toute la dépense qu’il faut faire. Et c’est moi qui régale, vous entendez, mon sergent ? — Rien à répliquer, dit-il, il est plus sage que nous. »

Et le lendemain, je fus chercher une bouteille de cognac, et ils furent contents. Ce beau dîner du colonel me valut un louis, qu’il me donna pour avoir passé la nuit. Le bal ne finit qu’au jour ; on se mit à table à trois heures, et je fus bien récompensé.

Quinze jours après, je reçus une lettre de Paris, et je fus surpris (mais quelle surprise !). C’était ma chère sœur qui m’avait découvert par le moyen des recherches faites par son maître qui avait un parent au ministère de la guerre. Ce fut une joie pour moi de la savoir à Paris, cuisinière chez un chapelier, place du Pont-Neuf.

Le conseil d’administration du régiment avait ordre de porter des militaires pour la croix, et je fus porté avec les officiers qui avaient droit. Mon commandant Merle et le colonel me firent appeler pour m’en faire part et que c’était parti au ministère de la guerre. Je répondis : « Je vous remercie, mon commandant. — Le colonel et moi, nous avons réclamé la promesse du premier Consul à votre égard pour la garde, et j’ai signé cette demande avec le colonel, cela vous est dû. »

Quinze jours après, le colonel me fit appeler : « Voilà la bonne nouvelle arrivée ! Vous êtes nommé dans la garde : on va vous faire votre décompte et vous partirez. Je vous donnerai une lettre de recommandation pour le général Hulin, qui est mon grand ami. Allez-en faire part à votre commandant, il sera content de l’apprendre. »

J’étais heureux de partir pour Paris et de pouvoir aller embrasser ma bonne sœur, que je n’avais pas vue depuis l’âge de sept ans ; mon commandant me fit compliment en disant : « Si jamais je vais à Paris, je vous ferai demander pour vous voir. Ne perdez pas de temps, rentrez à la caserne. »

Je fis part de la bonne nouvelle à tous mes camarades, qui me dirent : « Nous vous conduirons tous. » Le sergent et le caporal aussi dirent : « Nous irons tous faire la conduite à notre brave sapeur. » Mon décompte terminé, je partis du Mans avec deux cents francs dans ma bourse (une fortune pour un soldat), bien accompagné de mes bons camarades, le sergent et le caporal en tête. Il fallut faire halte pour nous quitter à une lieue, et j’arrivais à Paris le 2 germinal an XI, dans la caserne des Feuillants, près la place Vendôme. Un passage longeait notre caserne jusqu’aux Tuileries ; à peine si l’on pouvait passer deux de front ; on l’appelait la caserne des Capucins.

Je fus mis en subsistance dans la troisième compagnie du premier bataillon ; mon capitaine se nommait Renard ; il n’avait qu’un défaut, c’était d’être trop petit. En compensation, il avait une voix de stentor ; il était grand quand il commandait, c’était un homme à l’épreuve ; il a toujours été mon capitaine. On me mena chez lui : il me reçut avec affabilité. Ma grande barbe le fit rire, et il me demanda la permission de la toucher. « Si vous étiez plus grand, je vous ferais entrer dans nos sapeurs ; vous êtes trop petit. — Mais, capitaine, j’ai un fusil d’honneur. — C’est possible. — Oui, capitaine. J’ai une lettre pour le général Hulin de la part de mon colonel, une lettre pour son frère, marchand de drap, porte Saint-Denis. — Eh bien ! je vous garde dans ma compagnie. Demain, à midi, je vous conduirai au ministère, et là nous verrons. — C’est lui, le ministre, qui m’a trouvé sur ma pièce de canon à Montebello. — Ah ! vous m’en direz tant que je voudrais être à demain pour voir si le ministre vous reconnaîtra. — Je n’avais point de barbe à Montebello, mais il a mes noms, car il les a mis sur un petit calepin vert. — Eh bien ! à demain à midi ! Je vous présenterai. »

Le lendemain, à midi, nous partîmes pour nous rendre au ministère ; il se fit annoncer, et nous fûmes introduits près du ministre.

« Eh ! capitaine, vous m’amenez un beau sapeur. Que me veut-il ? — Il dit que vous l’aviez inscrit pour le faire venir dans la garde. — Comment te nommes-tu  ? — Jean-Roch Coignet. C’est moi qui étais sur la pièce de canon à Montebello.

— Ah ! c’est toi. — Oui, mon général. — Tu as reçu ma lettre ? — C’est mon colonel, M. Lepreux. — C’est juste. Va dans les bureaux en face. — Tu demanderas le carton des officiers de la 96e demi-brigade : tu diras ton nom, et tu m’apporteras une pièce que j’ai signée pour toi. »

Je demandai dans ce bureau ; ils regardent ma barbe sans me servir. Cette barbe avait treize pouces de long, et ils croyaient qu’elle était postiche : « Est-elle naturelle ? » me dit le chef.

Je la prends à poignée et la tire : « Voyez, lui dis-je, elle tient à mon menton, et bien plantée. — Tenez, mon beau sapeur, voilà un papier digne de vous. — Je vous remercie. »

Et je porte ce papier au ministre, qui me dit : « Vois-tu que je ne t’ai pas oublié ? Tu porteras une petite machine ! dit-il en touchant mon habit… Et toi, Renard, tu recevras demain, à dix heures, une lettre pour lui. C’est un soldat à l’épreuve ; tâche de le garder dans ta compagnie. »

Je remerciai le ministre, et nous partîmes de suite pour nous rendre chez le général Davoust, colonel-général des grenadiers à pied. Il nous reçut très bien, en disant : « Vous m’amenez un sapeur qui a une belle barbe. — Je voudrais le garder dans ma compagnie, lui dit mon capitaine ; il a un fusil d’honneur. — Mais il est bien petit. »

Il me fit mettre à côté de lui et dit : « Tu n’as pas la taille pour les grenadiers. — Je désirerais le garder, mon général. — Il faut tromper la toise. Quand il passera sous la toise, tu lui feras mettre des jeux de carte dans ses bas. Voyons cela, dit-il ;… il lui manque six lignes. Eh bien ! tu vois qu’avec deux jeux de cartes sous chaque pied, il aura ses six pouces ; tu l’accompagneras. — Ah ! certainement, mon général. — S’il est accepté, ce sera le plus petit de mes grenadiers. — Mon général, il va être décoré. — Ah ! c’est différent, fais ton possible pour le faire recevoir. » Et nous partîmes pour nous procurer des cartes, mettre des bas. Mon capitaine menait tout cela grand train ; il était vif comme un poisson et en vint à bout. Le soir même, je me tenais droit comme un piquet sous la toise, et mon capitaine était là qui se redressait, croyant me faire grandir. Enfin, j’avais mes six pouces, grâce à mes jeux de cartes. Je sortis victorieux.

Mon capitaine fut joyeux de son côté ; je fus admis dans sa compagnie. « Il faudra, dit-il, couper cette belle barbe. — Je vous demande la permission de la garder quinze jours ; je voudrais faire quelques visites avant de la faire couper. — Je vous donne un mois, mais il vous faudra faire l’exercice. — Je vous remercie de toutes vos peines pour moi. — Je vais vous faire porter sur les contrôles à compter d’hier pour votre solde. — Je vous demande la permission de porter ma lettre. — Certainement », dit-il.

Il envoie chercher un sergent-major, et lui dit : « Voilà un petit grenadier. Vous donnerez une permission à Coignet pour faire ses commissions, et vous allez la lui faire délivrer de suite pour qu’il puisse sortir et rentrer. Il faut le mettre dans l’ordinaire le plus faible[15]. Vous y avez l’homme le plus grand, eh bien ! vous aurez le plus petit. — Justement, il se trouve seul en ce moment ; c’est un bon camarade ; nous pourrons dire : le plus petit avec le plus grand. » Le sergent-major me mena dans ma chambre, et il me présenta à mes camarades. Un grenadier, gaillard de six pieds quatre pouces, se mit à rire en me voyant si petit. « Eh bien, lui dit-il, voilà votre camarade de lit. — Je pourrai l’emporter en contrebande sous ma redingote. »

Ça me fit rire, et, le souper servi (on ne mangeait pas ensemble ; chacun avait sa soupière), je donnai dix francs au caporal. Tout le monde fut enchanté de mon procédé.

Le caporal me dit : « Il faut vous acheter une soupière demain, vous irez avec votre camarade. » Le lendemain, nous allâmes acheter ma soupière, et je régalai mon camarade de lit de deux bouteilles de bière. Rentré à la caserne, je demandai la permission de sortir jusqu’à l’appel de midi. « Allez ! » dit mon caporal.

Je vole pour aller voir cette bonne sœur place du Pont-Neuf, chez un chapelier. Je me présente avec la lettre que le maître de la maison avait eu l’obligeance de m’écrire, et ils furent surpris de voir une barbe comme la mienne : « Je suis le militaire à qui vous avez eu l’obligeance d’écrire au Mans. Je viens voir ma sœur Marianne ; voilà votre lettre. — C’est bien cela, venez, me dit-il. Attendez un moment, votre grande barbe pourrait lui faire peur. »

Il revient et me dit : « Elle vous attend, je vais avec vous. »

J’arrive vers cette grosse mère, et lui dit :

« Je suis ton frère, viens m’embrasser sans crainte. »

Elle vient en pleurant de joie de me voir ; je lui dis : « J’ai deux lettres de mon père, datées de Marengo. »

Et le maître de me dire : « Il faisait chaud. — C’est vrai, monsieur. — Mais, dit-elle, mon frère l’aîné est ici à Paris. — Est-il possible ? — Mais oui ! il va venir me voir à midi. — Quel bonheur pour moi ! Je suis dans la garde du Consul, je vais courir à l’appel et je reviendrai le voir ; à une heure, je serai de retour. »

Je remerciai le maître et je cours à l’appel ; je reviens le plus vite possible, mais mon frère était arrivé. Ma sœur lui dit que j’étais dans la garde du Consul. « Fais bien attention, lui dit-il, de ne pas faire connaissance d’un soldat, ne va pas nous déshonorer ; nous avons été assez malheureux. — Mais, mon ami, dit-elle, il va venir après son appel, tu le verras. »

J’arrive ; elle me voit et le fait cacher. Je lui dis : « Eh bien ! ma sœur, et mon frère Pierre n’est donc pas venu. — Mais si, dit-elle ; il dit que vous n’êtes pas mon frère. — Ah ! lui dis-je, eh bien ! il faut lui dire que c’est lui qui m’a emmené de Druyes pour Étais où il m’a loué, et il avait du mal au bras. »

Là-dessus, il vint fondre sur moi, et nous voilà tous les trois dans les bras l’un de l’autre, pleurant si fort que tout le monde de la maison est accouru pour voir des malheureux se retrouver au bout de dix-sept ans. La joie et la douleur furent si grandes que mon frère et ma sœur ne purent la surmonter ; je les perdis tous les deux. J’enterrai ma pauvre sœur au bout de six semaines ; la maladie se déclara au bout de huit jours, et il a fallu la conduire à l’hôpital où elle succomba ; je la conduisis au champ du repos. Mon frère ne put survivre à cette perte ; je le renvoyai au pays où il mourut. Je les perdis dans l’espace de trois mois ; voilà des malheurs que je ne puis oublier.

Mes devoirs de famille terminés, je repris mes devoirs militaires, et je contai mes malheurs à mon capitaine qui m’a plaint sincèrement. Je fus habillé promptement et je fus à l’exercice. Comme j’étais déjà fort dans les armes, l’escrime, je continuai ; je fus présenté aux maîtres qui me poussèrent rapidement. Au bout d’un an, on livra un assaut, et je fus applaudi pour ma force et ma modestie à leur laisser le point d’honneur. Plus tard, je me fis présenter par le premier maître dans la rue de Richelieu pour faire assaut avec des jeunes gens très forts, et là je fis voir ce dont j’étais capable. Je fus embrassé par les maîtres et invité par les forts élèves ; le maître d’armes de chez nous me combla d’amitié, et dit : « Ne vous y fiez pas ! Vous n’avez rien vu, il a caché son jeu et s’est conduit comme un ange. On peut en faire un maître s’il voulait, mais il dit : Non, je reste écolier… Voilà sa réponse. »

J’allais tous les jours à l’exercice pour apprendre les mouvements de la garde, et ça ne fut pas long pour moi ; au bout d’un mois, je fus quitte et je fus mis au bataillon. La discipline n’était pas sévère ; on descendait pour l’appel du matin en sarrau de toile et caleçon ( pas de bas aux jambes), et on courait se remettre dans son lit. Mais il nous vint un colonel, nommé Dorsenne, qui arrivait d’Égypte couvert de blessures ; il fallait un tel militaire pour faire un garde accompli pour la discipline et la tenue. Au bout d’un an, nous pouvions servir de modèle à toute l’armée. Sévère, il faisait trembler le plus terrible soldat, il réforma tous les abus. On pouvait le citer pour le modèle de tous nos généraux tant pour la tenue que pour la bravoure. On ne pouvait pas voir de plus beau guerrier sur un champ de bataille. Je l’ai vu couvert de terre par des obus. Une fois relevé, il disait : « Ce n’est rien, grenadiers, votre général est près de vous. »

On nous fit part que le premier Consul devait passer dans notre caserne, et qu’il fallait nous tenir sur nos gardes. Mais il trompa son monde, il nous prit tous dans nos lits, il était accompagné du général Lannes, son favori. Il venait de nous arriver des malheurs ; des grenadiers s’étaient suicidés, on ne sut pourquoi. Il parcourt toutes les chambres, et arrive à mon lit. Mon camarade, qui avait six pieds quatre pouces, s’allongea en voyant le Consul près de notre lit ; ses jambes passent de plus d’un pied notre couchette. Le Consul croit que c’est deux grenadiers au bout l’un de l’autre et vient à la tête de notre lit pour s’assurer du fait, et suit de sa main tout le long de mon camarade pour s’assurer. « Mais, dit-il, ces couchettes sont trop courtes pour mes grenadiers. Vois-tu, Lannes ? il faut réformer tout le coucher de ma garde. Prends note, et que toute la literie soit mise à neuf ; celle-ci passera pour la garnison. »

Mon camarade de lit fut cause d’une dépense de plus d’un million, et toute la garde eut des lits neufs de sept pieds.

Le Consul fit une morale sévère à tous nos chefs, et il voulut tout voir ; il se fit donner du pain : « Ce n’est pas cela, dit-il, je paie pour du pain blanc, je veux en avoir tous les jours. Tu entends, Lannes ? tu enverras ton aide de camp chez le fournisseur pour qu’il vienne me parler. »

Le Consul nous dit : « Je vous passerai en revue dimanche, j’ai besoin de vous voir. Il y a des mécontents parmi vous ; je recevrai leurs réclamations. »

Ils s’en retournèrent aux Tuileries. Sur l’ordre qu’il passerait la revue le dimanche, le colonel Dorsenne se donna du mouvement pour que rien ne manquât pour la tenue. Tout le magasin d’habillement fut bouleversé, tous les vieux habits furent réformés, et il passa son inspection à dix heures ; il était d’une sévérité à faire trembler les officiers. À onze heures, on part pour se rendre aux Tuileries ; à midi, le Consul descend pour passer la revue, monté sur le cheval blanc que Louis XVI montait, disait-on. Ce cheval était de la plus grande beauté, couvert par sa queue et sa crinière ; il marchait dans les rangs au pas d’un homme ; on pouvait dire que c’était le plus fier cheval.

Le Consul fit ouvrir les rangs ; il marchait au pas, il reçut beaucoup de pétitions ; il les prenait lui-même et les remettait au général Lannes. Il s’arrêtait partout où il voyait un soldat lui présenter les armes, et il lui parlait. Il fut content de la tenue, et nous fît défiler. Nous trouvâmes des tonneaux de bon vin à la caserne, et la distribution se fit à chacun son litre. Les pétitions furent presque toutes accordées ; le contentement était général.

  1. Voir les Additions, page 467.
  2. Flacon.
  3. C’est-à-dire : à hauteur de leur rang de bataille, au point où ils devaient entrer en ligne.
  4. Venger signifie ici rendre le même service.
  5. Ceci veut dire qu’on avait dépouillé les chênes pour faire jouer à leurs feuilles le rôle des feuilles de laurier.
  6. C’est-à-dire : On ne nous dit pas quelle suite eut cette affaire.
  7. Monter à poil, veut dire dans l’armée monter sans selle.
  8. Une légion polonaise se battait en effet déjà pour La France, mais comme la loi défendait l’emploi des troupes étrangères, cette légion était censée marcher pour le compte de l’Italie.
  9. Nos soldats ont aussi connu ces paniques ; ou voit qu’elles sont de tous les temps.
  10. Par ses deux traités de juin et septembre 1801, le Portugal s’était engagé à payer 25 millions à la France.
  11. Les fourriers précèdent le corps en marche pour préparer le logement.
  12. Cet épisode en temps de paix pouvait faire présager ce que serait une guerre future.
  13. Comment la vieille dame avait-elle pu, huit années auparavant, exciter à ce point les désirs de Robespierre qui fut cruel et défiant, mais n’aima ni l’argent ni les femmes ? On abuse évidemment ici de la naïveté de notre sapeur.
  14. C’est-à-dire dans le régiment qui avait contribué à former la demi-brigade.
  15. Au point de vue alimentaire, les hommes de chaque compagnie étaient répartis en plusieurs sections constituant chacune, un ordinaire.