Les Caractères/Édition 1696/Des ouvrages de l’esprit

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DES OUVRAGES DE L’ESPRIT


1. — Tout eſt dit, & l’on vient trop tard depuis plus de ſept mille ans qu’il y a des hommes & qui penſent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau & meilleur eſt enlevé ; l’on ne foit que glaner après les anciens & les habiles d’entre les modernes.

2. — Il faut chercher ſeulement à penſer & à parler juſte, ſans vouloir amener les autres à noſtre goût & à nos ſentiments ; c’eſt une trop grande entrepriſe.

3. — C’eſt un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule : il faut plus que de l’eſprit pour eſtre auteur. Un magiſtrat alloit par ſon mérite à la première dignité, il étoit homme délié & pratique dans les affaires : il a foit imprimer un ouvrage moral, qui eſt rare par le ridicule.

4. — Il n’eſt pas ſi aiſé de ſe faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’eſt déjà acquis.

5. — Un ouvrage ſatirique ou qui contient des faits, qui eſt donné en feuilles ſous le manteau aux conditions d’eſtre rendu de meſme, s’il eſt médiocre, paſſe pour merveilleux ; l’impreſſion eſt l’écueil.

6. — Si l’on oſte de beaucoup d’ouvrages de morale l’avertiſſement au lecteur, l’épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reſte à peine aſſez de pages pour mériter le nom de livre.

7. — Il y a de certaines choſes dont la médiocrité eſt inſupportable : la poéſie, la muſique, la peinture, le diſcours public. Quel ſupplice que celuy d’entendre déclamer pompeuſement un froid diſcours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l’emphaſe d’un mauvais poète !

8. — Certains poètes ſont ſujets, dans le dramatique, à de longues ſuites de vers pompeux, qui ſemblent forts, élevez, & remplis de grands ſentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevez & la bouche ouverte, croit que cela luy plaît, & à meſure qu’il y comprend moins, l’admire davantage ; il n’a pas le temps de reſpirer, il a à peine celuy de ſe récrier & d’applaudir. J’ai cru autrefois, & dans ma première jeuneſſe, que ces endroits étaient clairs & intelligibles pour les acteurs, pour le parterre & l’amphithéatre, que leurs auteurs s’entendaient eux-meſmes, & qu’avec toute l’attention que je donnais à leur récit, j’avais tort de n’y rien entendre : je ſuis détrompé.

9. — L’on n’a guère vu juſques à préſent un chef-d’œuvre d’eſprit qui ſoyt l’ouvrage de pluſieurs : Homère a foit l’Iliade, Virgile l’Énéide, Tite-Live ſes Décades, et l’Orateur romain ſes Oraiſons.

10. — Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature. Celuy qui le ſent & qui l’aime a le goût parfait ; celuy qui ne le ſent pas, & qui aime en deçà ou au-delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon & un mauvais goût, & l’on diſpute des goûts avec fondement.

11. — Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes ; ou pour mieux dire, il y a peu d’hommes dont l’eſprit ſoit accompagné d’un goût sûr & d’une critique judicieuſe.

12. — La vie des héros a enrichi l’hiſtoire, & l’hiſtoire a embelli les actions des héros : ainſi je ne ſais qui ſont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l’hiſtoire à ceux qui leur en ont fourni une ſi noble matière, ou ces grands hommes à leurs hiſtoriens.

13. — Amas d’épithètes, mauvaiſes louanges : ce ſont les faits qui louent, & la manière de les raconter.

14. — Tout l’eſprit d’un auteur conſiſte à bien définir & à bien peindre. MOÎSE, HOMÈRE, PLATON, VIRGILE, HORACE ne ſont au-deſſus des autres écrivains que par leurs expreſſions & par leurs images : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

15. — On a dû faire du ſtyle ce qu’on a foit de l’architecture. On a entièrement abandonné l’ordre gothique, que la barbarie avoit introduit pour les palais & pour les temples ; on a rappelé le dorique, l’ionique & le corinthien : ce qu’on ne voyoit plus que dans les ruines de l’ancienne Rome & de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques & dans nos périſtyles. De meſme, on ne ſauroit en écrivant rencontrer le parfait, & s’il ſe peut, ſurpaſſer les anciens que par leur imitation. Combien de ſiècles ſe ſont écoulez avant que les hommes, dans les ſciences & dans les arts, aient pu revenir au goût des anciens & reprendre enfin le ſimple & le naturel ! On ſe nourrit des anciens & des habiles modernes, on les preſſe, on en tire le plus que l’on peut, on en renfle ſes ouvrages ; & quand enfin l’on eſt auteur, & que l’on croit marcher tout ſeul, on s’élève contre eux, on les maltraite, ſemblable à ces enfants drus & forts d’un bon lait qu’ils ont ſucé, qui battent leur nourrice. Un auteur moderne prouve ordinairement que les anciens nous ſont inférieurs en deux manières, par raiſon & par exemple : il tire la raiſon de ſon goût particulier, & l’exemple de ſes ouvrages. Il avoue que les anciens, quelque inégaux & peu corrects qu’ils ſoyent, ont de beaux traits ; il les cite, & ils ſont ſi beaux qu’ils font lire ſa critique. Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes ; mais ils ſont ſuſpects & ſemblent juger en leur propre cauſe, tant leurs ouvrages ſont faits ſur le goût de l’antiquité : on les récuſe.

16. — L’on devroit aimer à lire ſes ouvrages à ceux qui en ſavent aſſez pour les corriger & les eſtimer. Ne vouloir eſtre ni conſeillé ni corrigé ſur ſon ouvrage eſt un pédantiſme. Il faut qu’un auteur reçoive avec une égale modeſtie les éloges & la critique que l’on foit de ſes ouvrages.

17. — Entre toutes les différentes expreſſions qui peuvent rendre une ſeule de nos penſées, il n’y en a qu’une qui ſoit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant il eſt vrai néanmoins qu’elle exiſte, que tout ce qui ne l’eſt point eſt faible, & ne ſatisfait point un homme d’eſprit qui veut ſe faire entendre. Un bon auteur, & qui écrit avec ſoin, éprouve ſouvent que l’expreſſion qu’il cherchoit depuis longtemps ſans la connaître, & qu’il a enfin trouvée, eſt celle qui étoit la plus ſimple, la plus naturelle, qui ſembloit devoir ſe préſenter d’abord & ſans effort. Ceux qui écrivent par humeur ſont ſujets à retoucher à leurs ouvrages : comme elle n’eſt pas toujours fixe, & qu’elle varie en eux ſelon les occaſions, ils ſe refroidiſſent bientoſt pour les expreſſions & les termes qu’ils ont le plus aimez.

18. — La meſme juſteſſe d’eſprit qui nous foit écrire de bonnes choſes nous foit appréhender qu’elles ne le ſoyent pas aſſez pour mériter d’eſtre lues. Un eſprit médiocre croit écrire divinement ; un bon eſprit croit écrire raiſonnablement.

19. — « L’on m’a engagé, dit Ariſte, à lire mes ouvrages à Zoïle : je l’ai fait. Ils l’ont ſaiſi d’abord & avant qu’il ait eu le loiſir de les trouver mauvais ; il les a louez modeſtement en ma préſence, & il ne les a pas louez depuis devant perſonne. Je l’excuſe, & je n’en demande pas davantage à un auteur, je le plains meſme d’avoir écouté de belles choſes qu’il n’a point faites. » Ceux qui par leur condition ſe trouvent exempts de la jalouſie d’auteur, ont ou des paſſions ou des beſoins qui les diſtraient & les rendent froids ſur les conceptions d’autrui : perſonne preſque, par la diſpoſition de ſon eſprit, de ſon cœur & de ſa fortune, n’eſt en état de ſe livrer au plaiſir que donne la perfection d’un ouvrage.

20. — Le plaiſir de la critique nous oſte celuy d’eſtre vivement touchez de tres-belles choſes.

21. — Bien des gens vont juſques à ſentir le mérite d’un manuſcrit qu’on leur lit, qui ne peuvent ſe déclarer en ſa faveur, juſques à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impreſſion, ou quel ſera ſon ſort parmi les habiles : ils ne haſardent point leurs ſuffrages, & ils veulent eſtre portez par la foule & entraînez par la multitude. Ils diſent alors qu’ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, & que le public eſt de leur avis. Ces gens laiſſent échapper les plus belles occaſions de nous convaincre qu’ils ont de la capacité & des lumières, qu’ils ſavent juger, trouver bon ce qui eſt bon, & meilleur ce qui eſt meilleur. Un bel ouvrage tombe entre leurs mains, c’eſt un premier ouvrage l’auteur ne s’eſt pas encore foit un grand nom, il n’a rien qui prévienne en ſa faveur, il ne s’agit point de faire ſa cour ou de flatter les grands en applaudiſſant à ſes écrits ; on ne vous demande pas, Zélotes, de vous récrier : C’eſt un chef-d’œuvre de l’eſprit, l’humanité ne va pas plus loin ; c’eſt juſqu’où la parole humaine peut s’élever ; on ne jugera à l’avenir du goût de quelqu’un qu’à proportion qu’il en aura pour cette pièce ; phraſes outrées, dégoûtantes, qui ſentent la penſion ou l’abbaye, nuiſibles à cela meſme qui eſt louable & qu’on veut louer. Que ne diſiez-vous ſeulement : « Voilà un bon livre » ? Vous le dites, il eſt vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il eſt imprimé par toute l’Europe & qu’il eſt traduit en pluſieurs langues : il n’eſt plus temps.

22. — Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n’ont pas compris le ſens, & qu’ils altèrent encore par tout ce qu’ils y mettent du leur ; & ces traits ainſi corrompus & défigurez, qui ne ſont autre choſe que leurs propres penſées & leurs expreſſions, ils les expoſent à la cenſure ſoutiennent qu’ils ſont mauvais, & tout le monde convient qu’ils ſont mauvais ; mais l’endroit de l’ouvrage que ces critiques croient citer, & qu’en effect ils ne citent point, n’en eſt pas pire.

23. — « Que dites-vous du livre d’Hermodore ? — Qu’il eſt mauvais, répond Anthime. — Qu’il eſt mauvais ? — Qu’il eſt tel, continue-t-il, que ce n’eſt pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. — Mais l’avez-vous lu ? — Non », dit Anthime. Que n’ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l’ont condamné ſans l’avoir lu, & qu’il eſt ami de Fulvie & de Mélanie ?

24. — Arsène, du plus haut de ſon eſprit, contemple les hommes, & dans l’éloignement d’où il les voit, il eſt comme effrayé de leur petiteſſe ; loué, exalté, & porté juſqu’aux cieux par de certaines gens qui ſe ſont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, poſſéder tout celuy qu’on peut avoir, & qu’il n’aura jamais ; occupé & rempli de ſes ſublimes idées, il ſe donne à peine le loiſir de prononcer quelques oracles ; élevé par ſon caractère au-deſſus des jugements humains, il abandonne aux ames communes le mérite d’une vie ſuivie & uniforme, & il n’eſt reſponſable de ſes inconſtances qu’à ce cercle d’amis qui les idolatrent : eux ſeuls ſavent juger ſavent penſer, ſavent écrire, doivent écrire ; il n’y a point d’autre ouvrage d’eſprit ſi bien reçu dans le monde, & ſi univerſellement goûté des honneſtes gens je ne dis pas qu’il veuille approuver, mais qu’il daigné lire : incapable d’eſtre corrigé par cette peinture, qu’il ne lira point.

25. — Théocrine ſçait des choſes aſſez inutiles, il a des ſentiments toujours ſinguliers, il eſt moins profond que méthodique ; il n’exerce que ſa mémoire, il eſt abſtrait, dédaigneux, & il ſemble toujours rire en luy-meſme de ceux qu’il croit ne le valoir pas. Le haſard foit que je luy lis mon ouvrage, il l’écouter. Eſt-il lu il me parle du ſien. « Et du voſtre, me direz-vous qu’en penſe-t-il ? » — Je vous l’ai déjà dit, il me parle du ſien.

26. — Il n’y a point d’ouvrage ſi accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, ſi ſon auteur vouloit en croire tous les cenſeurs qui oſtent chacun l’endroit qui leur plaît le moins.

27. — C’eſt une expérience faite que, s’il ſe trouve dix perſonnes qui effacent d’un livre une expreſſion ou un ſentiment, l’on en fournit aiſément un pareil nombre qui les réclame. Ceux-ci s’écrient : « Pourquoy ſupprimer cette penſée ? elle eſt neuve, elle eſt belle, & le tour en eſt admirable » ; & ceux-là affirment, au contraire, ou qu’ils auraient négligé cette penſée, ou qu’ils luy auraient donné un autre tour. « Il y a un terme, diſent les uns, dans votre ouvrage, qui eſt rencontré & qui peint la choſe au naturel ; il y a un mot, diſent les autres, qui eſt haſardé, & qui d’ailleurs ne ſignifie pas aſſez ce que vous voulez peut-eſtre faire entendre » ; & c’eſt du meſme troit & du meſme mot que tous ces gens s’expliquent ainſi, & tous ſont connaiſſeurs & paſſent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d’oſer pour lors eſtre de l’avis de ceux qui l’approuvent ?

28. — Un auteur ſérieux n’eſt pas obligé de remplir ſon eſprit de toutes les extravagances, de toutes les ſaletez, de tous les mauvais mots que l’on peut dire, & de toutes les ineptes applications que l’on peut faire au ſujet de quelques endroits de ſon ouvrage, & encore moins de les ſupprimer. Il eſt convaincu que quelque ſcrupuleuſe exactitude que l’on ait dans ſa manière d’écrire, la raillerie froide des mauvais plaiſants eſt un mal inévitable, & que les meilleures choſes ne leur ſervent ſouvent qu’à leur faire rencontrer une ſottiſe.

29. — Si certains eſprits vifs & déciſifs étaient crus, ce ſeroit encore trop que les termes pour exprimer les ſentiments : il faudroit leur parler par ſignes, ou ſans parler ſe faire entendre. Quelque ſoyn qu’on apporte à eſtre ſerré & concis, & quelque réputation qu’on ait d’eſtre tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laiſſer tout à ſuppléer, & n’écrire que pour eux ſeuls. Ils conçoivent une période par le mot qui la commence, & par une période tout un chapitre : leur avez-vous lu un ſeul endroit de l’ouvrage, c’eſt aſſez, ils ſont dans le foit & entendent l’ouvrage. Un tiſſu d’énigmes leur ſeroit une lecture divertiſſante ; & c’eſt une perte pour eux que ce ſtyle eſtropié qui les enlève ſoyt rare, & que peu d’écrivains s’en accommodent. Les comparaiſons tirées d’un fleuve dont le cours, quoyque rapide, eſt égal & uniforme ou d’un embraſement qui, pouſſé par les vents, s’épand au loin dans une foreſt où il conſume les cheſnes & les pins, ne leur fourniſſent aucune idée de l’éloquence. Montrez-leur un feu grégeois qui les ſurprenne, ou un éclair qui les éblouiſſe, ils vous quittent du bon & du beau.

30. — Quelle prodigieuſe diſtance entre un bel ouvrage & un ouvrage parfoit ou régulier ! Je ne ſais s’il s’en eſt encore trouvé de ce dernier genre. Il eſt peut-eſtre moins difficyle aux rares génies de rencontrer le grand & le ſublime, que d’éviter toute ſorte de fautes. Le Cid n’a eu qu’une voix pour luy à ſa naiſſance, qui a été celle de l’admiration, il s’eſt vu plus fort que l’autorité & la politique, qui ont tenté vainement de le détruire ; il a réuni en ſa faveur des eſprits toujours partagez d’opinions & de ſentiments les grands & le peuple : ils s’accordent tous à le ſavoir de mémoire, & à prévenir au théatre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin eſt l’un des plus beaux poèmes que l’on puiſſe faire ; & l’une des meilleures critiques qui aient été faites ſur aucun ſujet eſt celle du Cid.

31. — Quand une lecture vous élève l’eſprit, & qu’elle vous inſpire des ſentiments nobles & courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l’ouvrage ; il eſt bon, & foit de main d’ouvrier.

32. — Capys, qui s’érige en juge du beau ſtyle & qui croit écrire comme BOUHOURS & RABUTIN, réſiſte à la voix du peuple, & dit tout ſeul que Damis n’eſt pas un bon auteur. Damis cède à la multitude & dit ingénument avec le public que Capys eſt froid écrivain.

33. — Le devoir du nouvelliſte eſt de dire : « Il y a un tel livre qui court, & qui eſt imprimé chez Cramoiſy en tel caractère, il eſt bien relié en beau papier, il ſe vend tant » ; il doit ſavoir juſques à l’enſeigne du libraire qui le débite : ſa folie eſt d’en vouloir faire la critique. Le ſublime du nouvelliſte eſt le raiſonnement creux ſur la politique. Le nouvelliſte ſe couche le ſoyr tranquillement ſur une nouvelle qui ſe corrompt la nuit, & qu’il eſt obligé d’abandonner le matin à ſon réveil.

34. — Le philoſophe conſume ſa vie à obſerver les hommes, & il uſe ſes eſprits à en démeſler les vices & le ridicule ; s’il donne quelque tour à ſes penſées, c’eſt moins par une vanité d’auteur, que pour mettre une vérité qu’il a trouvée dans tout le jour né ceſſaire pour faire l’impreſſion qui doit ſervir à ſon deſſein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec uſure, s’ils diſent magiſtralement qu’ils ont lu ſon livre, & qu’il y a de l’eſprit, mais il leur renvoie tous leurs éloges, qu’il n’a pas cherchez par ſon travail & par ſes veilles. Il porte plus haut ſes projets & agit pour une fin plus relevée : il demande des hommes un plus grand & un plus rare ſuccès que les louanges, & meſme que les récompenſes, qui eſt de les rendre meilleurs.

35. — Les ſots liſent un livre, & ne l’entendent point, les eſprits médiocres croient l’entendre parfaitement ; les grands eſprits ne l’entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obſcur ce qui eſt obſcur, comme ils trouvent clair ce qui eſt clair les beaux eſprits veulent trouver obſcur ce qui ne l’eſt point, & ne pas entendre ce qui eſt fort intelligible.

36. — Un auteur cherche vainement à ſe faire admirer par ſon ouvrage. Les ſots admirent quelquefois, mais ce ſont des ſots. Les perſonnes d’eſprit ont en eux les ſemences de toutes les véritez & de tous les ſentiments, rien ne leur eſt nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent.

37. — Je ne ſais ſi l’on pourra jamais mettre dans des lettres plus d’eſprit plus de tour, plus d’agrément & plus de ſtyle que l’on en voit dans celles de BALZAC & de VOITURE ; elles ſont vides de ſentiments qui n’ont régné que depuis leur temps, & qui doivent aux femmes leur naiſſance. Ce ſexe va plus loin que le noſtre dans ce genre d’écrire. Elles trouvent ſous leur plume des tours & des expreſſions qui ſouvent en nous ne ſont l’effet que d’un long travail & d’une pénible recherche elles ſont heureuſ es dans le choix des termes, qu’elles placent ſi juſte, que tout connus qu’ils ſont, ils ont le charme de la nouveauté, ſemblent eſtre faits ſeulement pour l’uſage où elles les mettent ; il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un ſeul mot tout un ſentiment, & de rendre délicatement une penſée qui eſt délicate ; elles ont un enchaînement de diſcours inimitable, qui ſe ſuit naturellement, & qui n’eſt lié que par le ſens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oſerais dire que les lettres de quelques unes d’entre elles ſeraient peut-eſtre ce que nous avons dans noſtre langue de mieux écrit.

38. — Il n’a manqué à TÉRENCE que d’eſtre moins froid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle politeſſe, quelle élégance, quels caractères ! Il n’a manqué à MOLIÈRE que d’éviter le jargon & le barbariſme, & d’écrire purement : quel feu, quelle naïveté, quelle ſource de la bonne plaiſanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, & quel fléau du ridicule ! Mais quel homme on auroit pu faire de ces deux comiques !

39. — J’ai lu MALHERBE & THÉOPHILE. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence que le premier, d’un ſtyle plein & uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau & de plus noble, de plus naïf & de plus ſimple ; il en foit la peinture ou l’hiſtoire. L’autre, ſans choix, ſans exactitude, d’une plume libre & inégale, tantoſt charge ſes deſcriptions, s’appeſantit ſur les détails : il foit une anatomie, tantoſt il feint, il exagère, il paſſe le vrai dans la nature : il en foit le roman.

40. — RONSARD & BALZAC ont eu, chacun dans leur genre, aſſez de bon & de mauvais pour former après eux de tres-grands hommes en vers & en proſe.

41. — MAROT, par ſon tour & par ſon ſtyle, ſemble avoir écrit depuis RONSARD : il n’y a guère, entre ce premier & nous, que la différence de quelques mots.

42. — RONSARD & les auteurs ſes contemporains ont plus nui au ſtyle qu’ils ne luy ont ſervi : ils l’ont retardé dans le chemin de la perfection ; ils l’ont expoſé à la manquer pour toujours & à n’y plus revenir. Il eſt étonnant que les ouvrages de Marot, ſi naturels & ſi faciles, n’aient ſu faire de Ronſard d’ailleurs plein de verve & d’enthouſiaſme, un plus grand poète que Ronſard & que Marot, et, au contraire, que Belleau, Jodelle, & du Bartas, aient été ſitoſt ſuivis d’un RACAN & d’un Malherbe, & que noſtre langue, à peine corrompue, ſe ſoyt vue réparée.

43. — MAROT & RABELAIS ſont inexcuſables d’avoir ſemé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient aſſez de génie & de naturel pour pouvoir s’en paſſer, meſme à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais ſurtout eſt incompréhenſible : ſon livre eſt une énigme, quoy qu’on veuille dire, inexplicable ; c’eſt une chimère, c’eſt le viſage d’une belle femme avec des pieds & une queue de ſerpent, ou de quelque autre beſte plus difforme ; c’eſt un monſtrueux aſſemblage d’une morale fine & ingénieuſe, & d’une ſale corruption. Où il eſt mauvais, il paſſe bien loin au delà du pire, c’eſt le charme de la canaille ; où il eſt bon, il va juſques à l’exquis & à l’excellent, il peut eſtre le mets des plus délicats.

44. — Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blamé MONTAIGNE, que je ne crois pas, auſſi bien qu’eux, exempt de toute ſorte de blame : il paraît que tous deux ne l’ont eſtimé en nulle manière. L’un ne penſçait pas aſſez pour goûter un auteur qui penſe beaucoup ; l’autre penſe trop ſubtilement pour s’accommoder de penſées qui ſont naturelles.

45. — Un ſtyle grave, ſérieux, ſcrupuleux, va fort loin : on lit AMYOT & CŒFFETEAU ; lequel lit-on de leurs contemporains ? BALZAC, pour les termes & pour l’expreſſion, eſt moins vieux que VOITURE, mais ſi ce dernier, pour le tour, pour l’eſprit & pour le naturel, n’eſt pas moderne, & ne reſſemble en rien à nos écrivains, c’eſt qu’il leur a été plus facile de le négliger que de l’imiter, & que le petit nombre de ceux qui courent après luy ne peut l’atteindre.

46. — Le H** G** eſt immédiatement au-deſſous de rien. Il y a bien d’autres ouvrages qui luy reſſemblent. Il y a autant d’invention à s’enrichir par un ſot livre qu’il y a de ſottiſe à l’acheter : c’eſt ignorer le goût du peuple que de ne pas haſarder quelquefois de grandes fadaiſes.

47. — L’on voit bien que l’Opéra eſt l’ébauche d’un grand ſpectacle ; il en donne l’idée. Je ne ſais pas comment l’Opéra, avec une muſique ſi parfaite & une dépenſe toute royale, a pu réuſſir à m’ennuyer. Il y a des endroits de l’Opéra qui laiſſent en déſirer d’autres, il échappe quelquefois de ſouhaiter la fin de tout le ſpectacle : c’eſt faute de théatre, d’action, & de choſes qui intéreſſent. L’Opéra juſques à ce jour n’eſt pas un poème, ce ſont des vers ; ni un ſpectacle, depuis que les machines ont diſparu par le bon ménage d’Amphion et de ſa race : c’eſt un concert, ou ce ſont des voix ſoutenues par des inſtruments. C’eſt prendre le change & cultiver un mauvais goût, que de dire, comme l’on fait, que la machine n’eſt qu’un amuſement d’enfants, & qui ne convient qu’aux Marionnettes ; elle augmente & embellit la fiction, ſoutient dans les ſpectateurs cette douce illuſion qui eſt tout le plaiſir du théatre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements, aux Bérénices et à Pénélope : il en faut aux Opéras, et le propre de ce ſpectacle eſt de tenir les eſprits, les yeux & les oreilles dans un égal enchantement.

48. — Ils ont foit le théatre, ces empreſſez les machines, les ballets, les vers, la muſique, tout le ſpectacle, juſqu’à la ſalle où s’eſt donné le ſpectacle j’entends le toit & les quatre murs dès leurs fondements. Qui doute que la chaſſe ſur l’eau, l’enchantement de la Table, la merveille du Labyrinthe ne ſoyent encore de leur invention ? J’en juge par le mouvement qu’ils ſe donnent, & par l’air content dont ils s’applaudiſſent ſur tout le ſuccès. Si je me trompe, & qu’ils n’aient contribué en rien à cette feſte ſi ſuperbe ſi galante, ſi longtemps ſoutenue, & où un ſeul a ſuffi pour le projet & pour la dépenſe, j’admire deux choſes : la tranquillité & le flegme de celuy qui a tout remué, comme l’embarras & l’action de ceux qui n’ont rien fait.

49. — Les connaiſſeurs, ou ceux qui ſe croient tels ſe donnent voix délibérative & déciſive ſur les ſpectacles, ſe cantonnent auſſi, & ſe diviſent en des partis contraires, dont chacun, pouſſé par un tout autre intéreſt que par celuy du public ou de l’équité, admire un certain poème ou une certaine muſique, & ſiffle tout autre. Ils nuiſent également, par cette chaleur à défendre leurs préventions, & à la faction oppoſée & à leur propre cabale ; ils découragent par mille contradictions les poètes & les muſicyens, retardent les progrès des ſciences & des arts, en leur oſtant le fruit qu’ils pourraient tirer de l’émulation & de la liberté qu’auraient pluſieurs excellents maîtres de faire, chacun dans leur genre & ſelon leur génie, de tres-bons ouvrages.

50. — D’où vient que l’on rit ſi librement au théatre, & que l’on a honte d’y pleurer ? Eſt-il moins dans la nature de s’attendrir ſur le pitoyable que d’éclater ſur le ridicule ? Eſt-ce l’altération des traits qui nous retient ? Elle eſt plus grande dans un ris immodéré que dans la plus amère douleur, & l’on détourne ſon viſage pour rire comme pour pleurer en la préſence des grands & de tous ceux que l’on reſpecte. Eſt-ce une peine que l’on ſent à laiſſer voir que l’on eſt tendre, & à marquer quelque faibleſſe, ſurtout en un ſujet faux, & dont il ſemble que l’on ſoyt la dupe ? Mais ſans citer les perſonnes graves ou les eſprits forts qui trouvent du faible dans un ris exceſſif comme dans les pleurs, & qui ſe les défendent également, qu’attend-on d’une ſcène tragique ? qu’elle faſſe rire ? Et d’ailleurs la vérité n’y règne-t-elle pas auſſi vivement par ſes images que dans le comique ? l’ame ne va-t-elle pas juſqu’au vrai dans l’un & l’autre genre avant que de s’émouvoir ? eſt-elle meſme ſi aiſée à contenter ? ne luy faut-il pas encore le vraiſemblable ? Comme donc ce n’eſt point une choſe bizarre d’entendre s’élever de tout un amphithéatre un ris univerſel ſur quelque endroit d’une comédie, & que cela ſuppoſe au contraire qu’il eſt plaiſant & tres-naïvement exécuté, auſſi l’extreſme violence que chacun ſe foit à contraindre ſes larmes, & le mauvais ris dont on veut les couvrir prouvent clairement que l’effet naturel du grand tragique ſeroit de pleurer tous franchement & de concert à la vue l’un de l’autre, & ſans autre embarras que d’eſſuyer ſes larmes, outre qu’après eſtre convenu de s’y abandonner, on éprouveroit encore qu’il y a ſouvent moins lieu de craindre de pleurer au théatre que de s’y morfondre.

51. — Le poème tragique vous ſerre le cœur dès ſon commencement, vous laiſſe à peine dans tout ſon progrès la liberté de reſpirer & le temps de vous remettre, ou s’il vous donne quelque relache, c’eſt pour vous replonger dans de nouveaux abîmes & dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible vous mène par les larmes, par les ſanglots, par l’incertitude, par l’eſpérance, par la crainte, par les ſurpriſes & par l’horreur juſqu’à la cataſtrophe. Ce n’eſt donc pas un tiſſu de jolis ſentiments, de déclarations tendres, d’entretiens galants, de portraits agréables de mots doucereux, ou quelquefois aſſez plaiſants pour faire rire, ſuivi à la vérité d’une dernière ſcène où les mutins n’entendent aucune raiſon, & où, pour la bienſéance, il y a enfin du ſang répandu, & quelque malheureux à qui il en coûte la vie.

52. — Ce n’eſt point aſſez que les mœurs du théatre ne ſoyent point mauvaiſes, il faut encore qu’elles ſoyent décentes & inſtructives. Il peut y avoir un ridicule ſi bas & ſi groſſier, ou meſme ſi fade & ſi indifférent qu’il n’eſt ni permis au poète d’y faire attention, ni poſſible aux ſpectateurs de s’en divertir. Le payſan ou l’ivrogne fournit quelques ſcènes à un farceur, il n’entre qu’à peine dans le vrai comique : comment pourrait-il faire le fond ou l’action principale de la comédie ? « Ces caractères, dit-on, ſont naturels. » Ainſi, par cette règle, on occupera bientoſt tout l’amphithéatre d’un laquais qui ſiffle, d’un malade dans ſa garde-robe, d’un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? C’eſt le propre d’un efféminé de ſe lever tard, de paſſer une partie du jour à ſa toilette, de ſe voir au miroir, de ſe parfumer de ſe mettre des mouches, de recevoir des billets & d’y faire réponſe. Mettez ce roſle ſur la ſcène. Plus longtemps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il ſera naturel & conforme à ſon original, mais plus auſſi il ſera froid & inſipide.

53. — Il ſemble que le roman & la comédie pourraient eſtre auſſi utiles qu’ils ſont nuiſibles. L’on y voit de ſi grands exemples de conſtance, de vertu, de tendreſſe & de déſintéreſſement, de ſi beaux & de ſi parfaits caractères, que quand une jeune perſonne jette de là ſa vue ſur tout ce qui l’entoure, ne trouvant que des ſujets indignes & fort au-deſſous de ce qu’elle vient d’admirer, je m’étonne qu’elle ſoyt capable pour eux de la moindre faibleſſe.

54. — CORNEILLE ne peut eſtre égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un caractère original & inimitable ; mais il eſt inégal. Ses premières comédies ſont sèches, languiſſantes, & ne laiſſaient pas eſpérer qu’il dût enſuite aller ſi loin ; comme ſes dernières font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de ſi haut. Dans quelques-unes de ſes meilleures pièces, il y a des fautes inexcuſables contre les mœurs un ſtyle de déclamateur qui arreſ te l’action & la foit languir, des négligences dans les vers & dans l’expreſſion qu’on ne peut comprendre en un ſi grand homme. Ce qu’il y a eu en luy de plus éminent, c’eſt l’eſprit, qu’il avoit ſublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de ſon théatre, qu’il a quelquefois haſardée contre les règles des anciens, & enfin de ſes dénouements, car il ne s’eſt pas toujours aſſujetti au goût des Grecs & à leur grande ſimplicyté : il a aimé au contraire à charger la ſcène d’événements dont il eſt preſque toujours ſorti avec ſuccès ; admirable ſurtout par l’extreſme variété & le peu de rapport qui ſe trouve pour le deſſein entre un ſi grand nombre de poèmes qu’il a compoſez. Il ſemble qu’il y ait plus de reſſemblance dans ceux de RACINE, & qui tendent un peu plus à une meſme choſe ; mais il eſt égal, ſoutenu, toujours le meſme partout, ſoyt pour le deſſein & la conduite de ſes pièces, qui ſont juſtes, régulières, priſes dans le bon ſens & dans la nature, ſoyt pour la verſification, qui eſt correcte, riche dans ſes rimes, élégante, nombreuſe, harmonieuſe : exact imitateur des anciens, dont il a ſuivi ſcrupuleuſement la netteté & la ſimplicyté de l’action ; à qui le grand & le merveilleux n’ont pas meſme manqué, ainſi qu’à Corneille, ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendreſſe que celle qui eſt répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne ſe remarque point en Mithridate, en Porus & en Burrhus ? Ces paſſions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter ſur les théatres, & qu’on nomme la terreur & la pitié, ont été connues de ces deux poètes. Oreſte, dans l’Andromaque de Racine, & Phèdre du meſme auteur, comme l’Œdipe et les Horaces de Corneille, en ſont la preuve. Si cependant il eſt permis de faire entre eux quelque comparaiſon, & les marquer l’un & l’autre par ce qu’ils ont eu de plus propre & par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-eſtre qu’on pourroit parler ainſi : « Corneille nous aſſujettit à ſes caractères & à ſes idées, Racine ſe conforme aux noſtres ; celuy-là peint les hommes comme ils devraient eſtre, celuy-ci les peint tels qu’ils ſont. Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, & de ce que l’on doit meſme imiter ; il y a plus dans le ſecond de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans ſoy-meſme. L’un élève, étonne, maîtriſe, inſtruit ; l’autre plaît, remue touche, pénètre. Ce qu’il a de plus beau, de plus noble & de plus impérieux dans la raiſon, eſt manié par le premier ; & par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur & de plus délicat dans la paſſion. Ce ſont dans celuy-là des maximes, des règles, des préceptes ; & dans celuy-ci, du goût & des ſentiments. L’on eſt plus occupé aux pièces de Corneille ; l’on eſt plus ébranlé & plus attendri à celles de Racine. Corneille eſt plus moral, Racine plus naturel. Il ſemble que l’un imite SOPHOCLE, & que I autre doit plus à EURIPIDE. »

55. — Le peuple appelle éloquence la facilité que quelques-uns ont de parler ſeuls & longtemps, jointe à l’emportement du geſte, à l’éclat de la voix, & à la force des poumons. Les pédants ne l’admettent auſſi que dans le diſcours oratoire, & ne la diſtinguent pas de l’entaſſement des figures, de l’uſage des grands mots, & de la rondeur des périodes. Il ſemble que la logique eſt l’art de convaincre de quelque vérité ; & l’éloquence un don de l’ame, lequel nous rend maîtres du cœur & de l’eſprit des autres ; qui foit que nous leur inſpirons ou que nous leur perſuadons tout ce qui nous plaît. L’éloquence peut ſe trouver dans les entretiens & dans tout genre d’écrire. Elle eſt rarement où on la cherche, & elle eſt quelquefois où on ne la cherche point. L’éloquence eſt au ſublime ce que le tout eſt à ſa partie. Qu’eſt-ce que le ſublime ? Il ne paraît pas qu’on l’ait défini. Eſt-ce une figure ? Naît-il des figures, ou du moins de quelques figures ? Tout genre d’écrire reçoit-il le ſublime, ou s’il n’y a que les grands ſujets qui en ſoyent capables ? Peut-il briller autre choſe dans l’églogue qu’un beau naturel, & dans les lettres familières comme dans les converſations qu’une grande délicateſſe ? ou plutoſt le naturel & le délicat ne ſont-ils pas le ſublime des ouvrages dont ils font la perfection ? Qu’eſt-ce que le ſublime ? Où entre le ſublime ? Les ſynonymes ſont pluſieurs dictions ou pluſieurs phraſes différentes qui ſignifient une meſme choſe. L’antithèſe eſt une oppoſition de deux véritez qui ſe donnent du jour l’une à l’autre. La métaphore ou la comparaiſon emprunte d’une choſe étrangère une image ſenſible & naturelle d’une vérité. L’hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l’eſprit à la mieux connaître. Le ſublime ne peint que la vérité, mais en un ſujet noble ; il la peint tout entière, dans ſa cauſe & dans ſon effect ; il eſt l’expreſſion ou l’image la plus digne de cette vérité. Les eſprits médiocres ne trouvent point l’unique expreſſion, & uſent de ſynonymes. Les jeunes gens ſont éblouis de l’éclat de l’antithèſe, & s’en ſervent. Les eſprits juſtes, & qui aiment à faire des images qui ſoyent préciſes, donnent naturellement dans la comparaiſon & la métaphore. Les eſprits vifs, pleins de feu, & qu’une vaſte imagination emporte hors des règles & de la juſteſſe, ne peuvent s’aſſouvir de l’hyperbole. Pour le ſublime, il n’y a, meſme entre les grands génies, que les plus élevez qui en ſoyent capables.

56. — Tout écrivain, pour écrire nettement, doit ſe mettre à la place de ſes lecteurs, examiner ſon propre ouvrage comme quelque choſe qui luy eſt nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il n’a nulle part, & que l’auteur auroit ſoumis à ſa critique ; & ſe perſuader enſuite qu’on n’eſt pas entendu ſeulement à cauſe que l’on s’entend ſoy-meſme, mais parce qu’on eſt en effect intelligible.

57. — L’on n’écrit que pour eſtre entendu ; mais il faut du moins en écrivant faire entendre de belles choſes. L’on doit avoir une diction pure, & uſer de termes qui ſoyent propres, il eſt vrai ; mais il faut que ces termes ſi propres expriment des penſées nobles, vives, ſolides, & qui renferment un tres-beau ſens. C’eſt faire de la pureté & de la clarté du diſcours un mauvais uſage que de les faire ſervir à une matière aride, infructueuſe, qui eſt ſans ſel, ſans utilité, ſans nouveauté. Que ſert aux lecteurs de comprendre aiſément & ſans peine des choſes frivoles & puériles quelquefois fades & communes, & d’eſtre moins incertains de la penſée d’un auteur qu’ennuyez de ſon ouvrage ? Si l’on jette quelque profondeur dans certains é crits ſi l’on affecte une fineſſe de tour, & quelquefois une trop grande délicateſſe, ce n’eſt que par la bonne opinion qu’on a de ſes lecteurs.

58. — L’on a cette incommodité à eſſuyer dans la lecture des livres faits par des gens de parti & de cabale, que l’on n’y voit pas toujours la vérité. Les faits y ſont déguiſez, les raiſons réciproques n’y ſont point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude ; et, ce qui uſe la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs & injurieux que ſe diſent des hommes graves, qui d’un point de doctrine ou d’un foit conteſté ſe font une querelle perſonnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu’ils ne méritent ni le cours prodigieux qu’ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lors que, le feu & la diviſion venant à s’éteindre, ils deviennent des almanachs de l’autre année.

59. — La gloire ou le mérite de certains hommes eſt de bien écrire ; & de quelques autres, c’eſt de n’écrire point.

60. — L’on écrit régulièrement depuis vingt années ; l’on eſt eſclave de la conſtruction l’on a enrichi la langue de nouveaux mots, ſecoué le joug du latiniſme, & réduit le ſtyle à la phraſe purement françaiſe ; l’on a preſque retrouvé le nombre que MALHERBE & BALZAC avaient les premiers rencontré, & que tant d’auteurs depuis eux ont laiſſé perdre ; l’on a mis enfin dans le diſcours tout l’ordre & toute la netteté dont il eſt capable : cela conduit inſenſiblement à y mettre de l’eſprit.

61. — Il y a des artiſans ou des habiles dont l’eſprit eſt auſſi vaſte que l’art & la ſcience qu’ils profeſſent ; ils luy rendent avec avantage, par le génie & par l’invention, ce qu’ils tiennent d’elle & de ſes principes ; ils ſortent de l’art pour l’ennoblir, s’écartent des règles ſi elles ne les conduiſent pas au grand & au ſublime ; ils marchent ſeuls & ſans compagnie, mais ils vont fort haut & pénètrent fort loin, toujours sûrs & confirmez par le ſuccès des avantages que l’on tire quelquefois de l’irrégularité. Les eſprits juſtes, doux, modérez, non ſeulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent point, & voudraient encore moins les imiter ; ils demeurent tranquilles dans l’étendue de leur ſphère, vont juſques à un certain point qui foit les bornes de leur capacité & de leurs lumières ; ils ne vont pas plus loin, parce qu’ils ne voient rien au delà ; ils ne peuvent au plus qu’eſtre les premiers d’une ſeconde claſſe, & exceller dans le médiocre.

62. — Il y a des eſprits, ſi je l’oſe dire, inférieurs & ſubalternes, qui ne ſemblent faits que pour eſtre le recueil, le regiſtre, ou le magaſin de toutes les productions des autres génies : ils ſont plagiaires, traducteurs, compilateurs ; ils ne penſent point, ils diſent ce que les auteurs ont penſé ; & comme le choix des penſées eſt invention ils l’ont mauvais, peu juſte, & qui les détermine plutoſt à rapporter beaucoup de choſes, que d’excellentes choſes ; ils n’ont rien d’original & qui ſoyt à eux ; ils ne ſavent que ce qu’ils ont appris, & ils n’apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une ſcience aride, dénuée d’agrément & d’utilité, qui ne tombe point dans la converſation, qui eſt hors de commerce, ſemblable à une monnaie qui n’a point de cours : on eſt tout à la fois étonné de leur lecture & ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce ſont ceux que les grands & le vulgaire confondent avec les ſavants, & que les ſages renvoient au pédantiſme.

63. — La critique ſouvent n’eſt pas une ſcience ; c’eſt un métier, où il faut plus de ſanté que d’eſprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie. Si elle vient d’un homme qui ait moins de diſcernement que de lecture, & qu’elle s’exerce ſur de certains chapitres, elle corrompt & les lecteurs & l’écrivain.

64. — Je conſeille à un auteur né copiſte, & qui a l’extreſme modeſtie de travailler d’après quelqu’un, de ne ſe choiſir pour exemplaires que ces ſortes d’ouvrages où il entre de l’eſprit, de l’imagination, ou meſme de l’érudition : s’il n’atteint pas ſes originaux, du moins il en approche, & il ſe foit lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur foit parler, à qui il inſpire les termes & les figures, & qui tirent, pour ainſi dire, de leurs entrailles tout ce qu’ils expriment ſur le papier : dangereux modèles & tout propres à faire tomber dans le froid, dans le bas & dans le ridicule ceux qui s’ingèrent de les ſuivre. En effet, je rirais d’un homme qui voudroit ſérieuſement parler mon ton de voix, ou me reſſembler de viſage.

65. — Un homme né chrétien & Français ſe trouve contraint dans la ſatire ; les grands ſujets luy ſont défendus : il les entame quelquefois, & ſe détourne enſuite ſur de petites choſes, qu’il relève par la beauté de ſon génie & de ſon ſtyle.

66. — Il faut éviter le ſtyle vain & puéril, de peur de reſſembler à Dorilas et Handburg : l’on peut au contraire en une ſorte d’écrits haſarder de certaines expreſſions, uſer de termes tranſpoſez & qui peignent vivement, & plaindre ceux qui ne ſentent pas le plaiſir qu’il y a à s’en ſervir ou à les entendre.

67. — Celuy qui n’a égard en écrivant qu’au goût de ſon ſiècle ſonge plus à ſa perſonne qu’à ſes écrits : il faut toujours tendre à la perfection & alors cette juſtice qui nous eſt quelquefois refuſée par nos contemporains, la poſtérité ſçait nous la rendre.

68. — Il ne faut point mettre un ridicule où il n’y en a point : c’eſt ſe gater le goût, c’eſt corrompre ſon jugement & celuy des autres ; mais le ridicule qui eſt quelque part, il faut l’y voir, l’en tirer avec grace, & d’une manière qui plaiſe & qui inſtruiſe.

69. — HORACE OU DESPRÉAUX l’a dit avant vous. — Je le crois ſur votre parole, mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penſer après eux une choſe vraie & que d’autres encore penſeront après moy ?



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Du mérite perſonnel 1. — Qui


DU MERITE PERSONNEL


Qui peut, avec les plus rares talents & le plus excellent mérite, n’eſtre pas convaincu de ſon inutilité, quand il conſidère qu’il laiſſe en mourant un monde qui ne ſe ſent pas de ſa perte, & où tant de gens ſe trouvent pour le remplacer ?

2. — De bien des gens il n’y a que le nom qui vale quelque choſe. Quand vous les voyez de fort près, c’eſt moins que rien ; de loin ils impoſent.

3. — Tout perſuadé que je ſuis que ceux que l’on choiſit pour de différents emplois, chacun ſelon ſon génie & ſa profeſſion, font bien, je me haſarde de dire qu’il ſe peut faire qu’il y ait au monde pluſieurs perſonnes, connues ou inconnues, que l’on n’emploie pas, qui feraient tres-bien ; & je ſuis induit à ce ſentiment par le merveilleux ſuccès de certaines gens que le haſard ſeul a placez, & de qui juſques alors on n’avoit pas attendu de fort grandes choſes. Combien d’hommes admirables, & qui avaient de tres-beaux génies, ſont morts ſans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point, & dont on ne parlera jamais !

4. — Quelle horrible peine a un homme qui eſt ſans proſneurs & ſans cabale, qui n’eſt engagé dans aucun corps, mais qui eſt ſeul, & qui n’a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de ſe faire jour à travers l’obſcurité où il ſe trouve, & de venir au niveau d’un fat qui eſt en crédit !

5. — Perſonne preſque ne s’aviſe de luy-meſme du mérite d’un autre. Les hommes ſont trop occupez d’eux-meſmes pour avoir le loiſir de pénétrer ou de diſcerner les autres de là vient qu’avec un grand mérite & une plus grande modeſtie l’on peut eſtre longtemps ignoré.

6. — Le génie & les grands talents manquent ſouvent, quelquefois auſſi les ſeules occaſions : tels peuvent eſtre louez de ce qu’ils ont fait, & tels de ce qu’ils auraient fait.

7. — Il eſt moins rare de trouver de l’eſprit que des gens qui ſe ſervent du leur, ou qui faſſent valoir celuy des autres & le mettent à quelque uſage.

8. — Il y a plus d’outils que d’ouvriers, & de ces derniers plus de mauvais que d’excellents ; que penſez-vous de celuy qui veut ſcier avec un rabot, & qui prend ſa ſcie pour raboter ?

9. — Il n’y a point au monde un ſi pénible métier que celuy de ſe faire un grand nom : la vie s’achève que l’on a à peine ébauché ſon ouvrage.

10. — Que faire dÉgéſippe, qui demande un emploi ? Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les troupes ? Cela eſt indifférent, & il faut que ce ſoyt l’intéreſt ſeul qui en décide ; car il eſt auſſi capable de manier de l’argent, ou de dreſſer des comptes, que de porter les armes. « Il eſt propre à tout », diſent ſes amis, ce qui ſignifie toujours qu’il n’a pas plus de talent pour une choſe que pour une autre, ou en d’autres termes, qu’il n’eſt propre à rien. Ainſi la plupart des hommes occupez d’eux ſeuls dans leur jeuneſſe, corrompus par la pareſſe ou par le plaiſir, croient fauſſement dans un age plus avancé qu’il leur ſuffit d’eſtre inutiles ou dans l’indigence, afin que la république ſoyt