Les Caractères/Édition 1696/Du mérite personnel

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DU MERITE PERSONNEL


Qui peut, avec les plus rares talents & le plus excellent mérite, n’eſtre pas convaincu de ſon inutilité, quand il conſidère qu’il laiſſe en mourant un monde qui ne ſe ſent pas de ſa perte, & où tant de gens ſe trouvent pour le remplacer ?

2. — De bien des gens il n’y a que le nom qui vale quelque choſe. Quand vous les voyez de fort près, c’eſt moins que rien ; de loin ils impoſent.

3. — Tout perſuadé que je ſuis que ceux que l’on choiſit pour de différents emplois, chacun ſelon ſon génie & ſa profeſſion, font bien, je me haſarde de dire qu’il ſe peut faire qu’il y ait au monde pluſieurs perſonnes, connues ou inconnues, que l’on n’emploie pas, qui feraient tres-bien ; & je ſuis induit à ce ſentiment par le merveilleux ſuccès de certaines gens que le haſard ſeul a placez, & de qui juſques alors on n’avoit pas attendu de fort grandes choſes. Combien d’hommes admirables, & qui avaient de tres-beaux génies, ſont morts ſans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point, & dont on ne parlera jamais !

4. — Quelle horrible peine a un homme qui eſt ſans proſneurs & ſans cabale, qui n’eſt engagé dans aucun corps, mais qui eſt ſeul, & qui n’a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de ſe faire jour à travers l’obſcurité où il ſe trouve, & de venir au niveau d’un fat qui eſt en crédit !

5. — Perſonne preſque ne s’aviſe de luy-meſme du mérite d’un autre. Les hommes ſont trop occupez d’eux-meſmes pour avoir le loiſir de pénétrer ou de diſcerner les autres de là vient qu’avec un grand mérite & une plus grande modeſtie l’on peut eſtre longtemps ignoré.

6. — Le génie & les grands talents manquent ſouvent, quelquefois auſſi les ſeules occaſions : tels peuvent eſtre louez de ce qu’ils ont fait, & tels de ce qu’ils auraient fait.

7. — Il eſt moins rare de trouver de l’eſprit que des gens qui ſe ſervent du leur, ou qui faſſent valoir celuy des autres & le mettent à quelque uſage.

8. — Il y a plus d’outils que d’ouvriers, & de ces derniers plus de mauvais que d’excellents ; que penſez-vous de celuy qui veut ſcier avec un rabot, & qui prend ſa ſcie pour raboter ?

9. — Il n’y a point au monde un ſi pénible métier que celuy de ſe faire un grand nom : la vie s’achève que l’on a à peine ébauché ſon ouvrage.

10. — Que faire dÉgéſippe, qui demande un emploi ? Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les troupes ? Cela eſt indifférent, & il faut que ce ſoyt l’intéreſt ſeul qui en décide ; car il eſt auſſi capable de manier de l’argent, ou de dreſſer des comptes, que de porter les armes. « Il eſt propre à tout », diſent ſes amis, ce qui ſignifie toujours qu’il n’a pas plus de talent pour une choſe que pour une autre, ou en d’autres termes, qu’il n’eſt propre à rien. Ainſi la plupart des hommes occupez d’eux ſeuls dans leur jeuneſſe, corrompus par la pareſſe ou par le plaiſir, croient fauſſement dans un age plus avancé qu’il leur ſuffit d’eſtre inutiles ou dans l’indigence, afin que la république ſoyt engagée à les placer ou à les ſecourir & ils profitent rarement de cette leçon ſi importante que les hommes devraient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études & par leur travail que la république elle-meſme eût beſoin de leur induſtrie & de leurs lumières, qu’ils fuſſent comme une pièce néceſſaire à tout ſon édifice, & qu’elle ſe trouvat portée par ſes propres avantages à faire leur fortune ou à l’embellir. Nous devons travailler à nous rendre tres-dignes de quelque emploi : le reſte ne nous regarde point, c’eſt l’affaire des autres.

11. — Se faire valoir par des choſes qui ne dépendent point des autres, mais de ſoy ſeul, ou renoncer à ſe faire valoir : maxime ineſtimable & d’une reſſource infinie dans la pratique utile aux faibles aux vertueux à ceux qui ont de l’eſprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicyeuſe pour les grands, qui diminueroit leur cour, ou plutoſt le nombre de leurs eſclaves, qui feroit tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, & les réduiroit preſque à leurs entremets & à leurs équipages ; qui les priveroit du plaiſir qu’ils ſentent à ſe faire prier, preſſer, ſollicyter, à faire attendre ou à refuſer, à promettre & à ne pas donner ; qui les traverſeroit dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les ſots en vue & à anéantir le mérite quand il leur arrive de le diſcerner ; qui banniroit des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la baſſeſſe, la flatterie, la fourberie ; qui feroit d’une cour orageuſe, pleine de mouvemens & d’intrigues, comme une pièce comique ou meſme tragique, dont les ſages ne ſeraient que les ſpectateurs ; qui remettroit de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la ſérénité ſur leurs viſages ; qui étendroit leur liberté ; qui réveilleroit en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail & de l’exercice ; qui les exciteroit à l’émulation, au déſir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtiſans vils, inquiets, inutiles, ſouvent onéreux à la république, en feroit ou de ſages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officyers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philoſophes ; & qui ne leur attireroit à tous nul autre inconvénient, que celuy peut-eſtre de laiſſer à leurs héritiers moins de tréſors que de bons exemples.

12. — Il faut en France beaucoup de fermeté & une grande étendue d’eſprit pour ſe paſſer des charges & des emplois, & conſentir ainſi à demeurer chez ſoy, & à ne rien faire. Perſonne preſque n’a aſſez de mérite pour jouer ce roſle avec dignité, ni aſſez de fonds pour remplir le vide du temps, ſans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l’oiſiveté du ſage qu’un meilleur nom, & que méditer, parler, lire, & eſtre tranquille s’appelat travailler.

13. — Un homme de mérite, & qui eſt en place, n’eſt jamais incommode par ſa vanité, il s’étourdit moins du poſte qu’il occupe qu’il n’eſt humilié par un plus grand qu’il ne remplit pas & dont il ſe croit digne : plus capable d’inquiétude que de fierté ou de mépris pour les autres, il ne pèſe qu’à ſoy-meſme.

14. — Il coûte à un homme de mérite de faire aſſidûment ſa cour, mais par une raiſon bien oppoſée à celle que l’on pourroit croire : il n’eſt point tel ſans une grande modeſtie, qui l’éloigne de penſer qu’il faſſe le moindre plaiſir aux princes s’il ſe trouve ſur leur paſſage, ſe poſte devant leurs yeux, & leur montre ſon viſage : il eſt plus proche de ſe perſuader qu’il les importune, & il a beſoin de toutes les raiſons tirées de l’uſage & de ſon devoir pour ſe réſoudre à ſe montrer. Celuy au contraire qui a bonne opinion de ſoy, & que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à ſe faire voir & il foit ſa cour avec d’autant plus de confiance qu’il eſt incapable de s’imaginer que les grands dont il eſt vu penſent autrement de ſa perſonne qu’il foit luy-meſme.

15. — Un honneſte homme ſe paye par ſes mains de l’application qu’il a à ſon devoir par le plaiſir qu’il ſent à le faire, & ſe déſintéreſſe ſur les éloges, l’eſtime & la reconnaiſſance qui luy manquent quelquefois.

16. — Si j’oſais faire une comparaiſon entre deux conditions tout à foit inégales, je dirais qu’un homme de cœur penſe à remplir ſes devoirs à peu près comme le couvreur ſonge à couvrir : ni l’un ni l’autre ne cherchent à expoſer leur vie, ni ne ſont détournez par le péril ; la mort pour eux eſt un inconvénient dans le métier, & jamais un obſtacle. Le premier auſſi n’eſt guère plus vain d’avoir paru à la tranchée, emporté un ouvrage ou forcé un retranchement, que celuy-ci d’avoir monté ſur de hauts combles ou ſur la pointe d’un clocher. Ils ne ſont tous deux appliquez qu’à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que l’on diſe de luy qu’il a bien fait.

17. — La modeſtie eſt au mérite ce que les ombres ſont aux figures dans un tableau : elle luy donne de la force & du relief. Un extérieur ſimple eſt l’habit des hommes vulgaires, il eſt taillé pour eux & ſur leur meſure ; mais c’eſt une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante. Certains hommes, contents d’eux-meſmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réuſſi, & ayant ouï dire que la modeſtie ſied bien aux grands hommes, oſent eſtre modeſtes, contrefont les ſimples & les naturels : ſemblables à ces gens d’une taille médiocre qui ſe baiſſent aux portes, de peur de ſe heurter.

18. — Votre fils eſt bègue : ne le faites pas monter ſur la tribune. Votre fille eſt née pour le monde : ne l’enfermez pas parmi les veſtales. Xanthus, votre affranchi, eſt faible & timide : ne différez pas, retirez-le des légions & de la milice. « Je veux l’avancer », dites-vous. Comblez-le de biens, ſurchargez-le de terres, de titres & de poſſeſſions ; ſervez-vous du temps ; nous vivons dans un ſiècle où elles luy feront plus d’honneur que la vertu. « Il m’en coûteroit trop », ajoutez-vous. Parlez-vous ſérieuſement, Craſſus ? Songez-vous que c’eſt une goutte d’eau que vous puiſez du Tibre pour enrichir Xanthus que vous aimez, & pour prévenir les honteuſes ſuites d’un engagement où il n’eſt pas propre ?

19. — Il ne faut regarder dans ſes amis que la ſeule vertu qui nous attache à eux, ſans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaiſe fortune ; & quand on ſe ſent capable de les ſuivre dans leur diſgrace, il faut les cultiver hardiment & avec confiance juſques dans leur plus grande proſpérité.

20. — S’il eſt ordinaire d’eſtre vivement touché des choſes rares, pourquoy le ſommes-nous ſi peu de la vertu ?

21. — S’il eſt heureux d’avoir de la naiſſance il ne l’eſt pas moins d’eſtre tel qu’on ne s’informe plus ſi vous en avez.

22. — Il apparaît de temps en temps ſur la ſurface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, & dont les qualitez éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les cauſes, & dont on ſçait encore moins ce qu’elles deviennent après avoir diſparu ils n’ont ni aïeuls, ni deſcendants : ils compoſent ſeuls toute leur race.

23. — Le bon eſprit nous découvre noſtre devoir, noſtre engagement à le faire, & s’il y a du péril, avec péril : il inſpire le courage, ou il y ſupplée.

24. — Quand on excelle dans ſon art, & qu’on luy donne toute la perfection dont il eſt capable l’on en ſort en quelque manière, & l’on s’égale à ce qu’il y a de plus noble & de plus relevé. V** eſt un peintre C** un muſicyen, & l’auteur de Pyrame eſt un poète ; mais MIGNARD eſt MIGNARD, LULLI eſt LULLI, & CORNEILLE eſt Corneille.

25. — Un homme libre, & qui n’a point de femme s’il a quelque eſprit, peut s’élever au-deſſus de ſa fortune, ſe meſler dans le monde, & aller de pair avec les plus honneſtes gens. Cela eſt moins facile à celuy qui eſt engagé : il ſemble que le mariage met tout le monde dans ſon ordre.

26. — Après le mérite perſonnel, il faut l’avouer, ce ſont les éminentes dignitez & les grands titres dont les hommes tirent plus de diſtinction & plus d’éclat ; & qui ne ſçait eſtre un ÉRASME doit penſer à eſtre éveſque. Quelques-uns, pour étendre leur renommée, entaſſent ſur leurs perſonnes des pairies, des colliers d’ordre des primaties, la pourpre, & ils auraient beſoin d’une tiare ; mais quel beſoin a Trophime d’eſtre cardinal ?

27. — L’or é clate, dites-vous ſur les habits de Philémon. Il éclate de meſme chez les marchands. — Il eſt habillé des plus belles étoffes. — Le ſont-elles moins toutes déployées dans les boutiques & à la pièce ? — Mais la broderie & les ornements y ajoutent encore la magnificence. — Je loue donc le travail de l’ouvrier. — Si on luy demande quelle heure il eſt, il tire une montre qui eſt un chef-d’œuvre ; la garde de ſon épée eſt un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu’il foit briller aux yeux, & qui eſt parfoit ; il ne luy manque aucune de ces curieuſes bagatelles que l’on porte ſur ſoy autant pour la vanité que pour l’uſage, & il ne ſe plaint non plus toute ſorte de parure qu’un jeune homme qui a épouſé une riche vieille. — Vous m’inſpirez enfin de la curioſité il faut voir du moins des choſes ſi précieuſes : envoyez-moi cet habit & ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la perſonne. Tu te trompes, Philémon, ſi avec ce carroſſe brillant, ce grand nombre de coquins qui te ſuivent, & ces ſix beſtes qui te traînent, tu penſes que l’on t’en eſtime davantage : l’on écarte tout cet attirail qui t’eſt étranger, pour pénétrer juſques à toy, qui n’es qu’un fat. Ce n’eſt pas qu’il faut quelquefois pardonner à celuy qui, avec un grand cortège, un habit riche & un magnifique équipage, s’en croit plus de naiſſance & plus d’eſprit : il lit cela dans la contenance & dans les yeux de ceux qui luy parlent.

28. — Un homme à la cour, & ſouvent à la ville, qui a un long manteau de ſoye ou de drap de Hollande, une ceinture large & placée haut ſur l’eſtomac, le ſoulier de maroquin, la calotte de meſme, d’un beau grain, un collet bien foit & bien empeſé, les cheveux arrangez & le teint vermeil, qui avec cela ſe ſouvient de quelques diſtinctions métaphyſiques, explique ce que c’eſt que la lumière de gloire, & ſçait préciſément comment l’on voit Dieu, cela s’appelle un docteur. Une perſonne humble, qui eſt enſevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, conſulté, confronté, lu ou écrit pendant toute ſa vie, eſt un homme docte.

29. — Chez nous le ſoldat eſt brave, & l’homme de robe eſt ſavant, nous n’allons pas plus loin. Chez les Romains l’homme de robe étoit brave, & le ſoldat étoit ſavant : un Romain étoit tout enſemble & le ſoldat & l’homme de robe.

30. — Il ſemble que le héros eſt d’un ſeul métier, qui eſt celuy de la guerre, & que le grand homme eſt de tous les métiers, ou de la robe, ou de l’épée, ou du cabinet, ou de la cour : l’un & l’autre mis enſemble ne pèſent pas un homme de bien.

31. — Dans la guerre, la diſtinction entre le héros & le grand homme eſt délicate : toutes les vertus militaires font l’un & l’autre. Il ſemble néanmoins que le premier ſoyt jeune, entreprenant, d’une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide ; que l’autre excelle par un grand ſens, par une vaſte prévoyance, par une haute capacité, & par une longue expérience. Peut-eſtre qu’ALEXANDRE Il étoit qu’un héros, & que CÉSAR étoit un grand homme.

32. — Æmile étoit né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditation & d’exercice. Il n’a eu dans ſes premières années qu’à remplir des talents qui étaient naturels, & qu’à ſe livrer à ſon génie. Il a fait, il a agi, avant que de ſavoir, ou plutoſt il a ſu ce qu’il n’avoit jamais appris. Dirai-je que les jeux de ſon enfance ont été pluſieurs victoires ? Une vie accompagnée d’un extreſme bonheur joint à une longue expérience ſeroit illuſtre par les ſeules actions qu’il avoit achevées dès ſa jeuneſſe. Toutes les occaſions de vaincre qui ſe ſont depuis offertes, il les a embraſſées ; & celles qui n’étaient pas, ſa vertu & ſon étoile les ont foit naître : admirable meſme & par les choſes qu’il a faites, & par celles qu’il auroit pu faire. On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier ſous le nombre ou ſous les obſtacles ; comme une ame du premier ordre, pleine de reſſources & de lumières, & qui voyoit encore où perſonne ne voyoit plus ; comme celuy qui, à la teſte des légions, étoit pour elles un préſage de la victoire, & qui valoit ſeul pluſieurs légions ; qui étoit grand dans la proſpérité, plus grand quand la fortune luy a été contraire (la levée d’un ſiège, une retraite, l’ont plus ennobli que ſes triomphes ; l’on ne met qu’après les batailles gagnées & les villes priſes) ; qui étoit rempli de gloire & de modeſtie ; on luy a entendu dire : Je fuyais, avec la meſme grace qu’il diſçait : Nous les battîmes ; un homme dévoué à l’État, à ſa famille, au chef de ſa famille, ſincère pour Dieu & pour les hommes, autant admirateur du mérite que s’il luy eût été moins propre & moins familier ; un homme vrai, ſimple, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus.

33. — Les enfants des Dieux, pour ainſi dire, ſe tirent des règles de la nature, & en ſont comme l’exception. Ils n’attendent preſque rien du temps & des années. Le mérite chez eux devance l’age. Ils naiſſent inſtruits, & ils ſont plus toſt des hommes parfaits que le commun des hommes ne ſort de l’enfance.

34. — Les vues courtes, je veux dire les eſprits bornez & reſſerrez dans leur petite ſphère, ne peuvent comprendre cette univerſalité de talents que l’on remarque quelquefois dans un meſme ſujet : où ils voient l’agréable, ils en excluent le ſolide, où ils croient découvrir les graces du corps, l’agilité, la ſoupleſſe, la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les dons de l’ame, la profondeur, la réflexion, la ſageſſe : ils oſtent de l’hiſtoire de SOCRATE qu’il ait danſé.

35. — Il n’y a guère d’homme ſi accompli & ſi néceſſaire aux ſiens, qu’il n’ait de quoy ſe faire moins regretter.

36. — Un homme d’eſprit & d’un caractère ſimple & droit peut tomber dans quelque piège ; il ne penſe pas que perſonne veuille luy en dreſſer, & le choiſir pour eſtre ſa dupe : cette confiance le rend moins précautionné, & les mauvais plaiſants l’entament par cet endroit. Il n’y a qu’à perdre pour ceux qui en viendraient à une ſeconde charge : il n’eſt trompé qu’une fois. J’éviterai avec ſoyn d’offenſer perſonne, ſi je ſuis équitable ; mais ſur toutes choſes un homme d’eſprit, ſi j’aime le moins du monde mes intéreſts.

37. — Il n’y a rien de ſi délié, de ſi ſimple & de ſi imperceptible, où il n’entre des manières qui nous décèlent. Un ſot ni n’entre, ni ne ſort, ni ne s’aſſied, ni ne ſe lève, ni ne ſe tait, ni n’eſt ſur ſes jambes, comme un homme d’eſprit.

38. — Je connais Mopſe d’une viſite qu’il m’a rendue ſans me connaître, il prie des gens qu’il ne connaît point de le mener chez d’autres dont il n’eſt pas connu, il écrit à des femmes qu’il connaît de vue. Il s’inſinue dans un cercle de perſonnes reſpectables, & qui ne ſavent quel il eſt, & là, ſans attendre qu’on l’interroge, ni ſans ſentir qu’il interrompt, il parle, & ſouvent, & ridiculement. Il entre une autre fois dans une aſſemblée, ſe place où il ſe trouve, ſans nulle attention aux autres, ni à ſoy-meſme, on l’oſte d’une place deſtinée à un miniſtre, il s’aſſied à celle du duc & pair ; il eſt là préciſément celuy dont la multitude rit, & qui ſeul eſt grave & ne rit point. Chaſſez un chien du fauteuil du Roi, il grimpe à la chaire du prédicateur ; il regarde le monde indifféremment, ſans embarras, ſans pudeur ; il n’a pas, non plus que le ſot, de quoy rougir.

39. — Celſe eſt d’un rang médiocre, mais des grands le ſouffrent ; il n’eſt pas ſavant, il a relation avec des ſavants ; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup ; il n’eſt pas habile mais il a une langue qui peut ſervir de truchement & des pieds qui peuvent le porter d’un lieu à un autre. C’eſt un homme né pour les allées & venues, pour écouter des propoſitions & les rapporter, pour en faire d’office, pour aller plus loin que ſa commiſſion & en eſtre déſavoué, pour réconcilier des gens qui ſe querellent à leur première entrevue, pour réuſſir dans une affaire & en manquer mille, pour ſe donner toute la gloire de la réuſſite, & pour détourner ſur les autres la haine d’un mauvais ſuccès. Il ſçait les bruits communs, les hiſtoriettes de la ville il ne foit rien, il dit ou il écoute ce que les autres font, il eſt nouvelliſte, il ſçait meſme le ſecret des familles : il entre dans de plus hauts myſtères : il vous dit pourquoy celuy-ci eſt exilé, & pourquoy on rappelle cet autre ; il connaît le fond & les cauſes de la brouillerie des deux frères, & de la rupture des deux miniſtres. N’a-t-il pas prédit aux premiers les triſtes ſuites de leur méſintelligence ? N’a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union ne ſeroit pas longue ? N’était-il pas préſent à de certaines paroles qui furent dites ? N’entra-t-il pas dans une eſpèce de négociation ? Le voulut-on croire ? fut-il écouté ? À qui parlez-vous de ces choſes ? Qui a eu plus de part que Celſe à toutes ces intrigues de cour ? Et ſi cela n’étoit ainſi, s’il ne l’avoit du moins ou reſvé ou imaginé, ſongerait-il à vous le faire croire ? aurait-il l’air important & myſtérieux d’un homme revenu d’une ambaſſade ?

40. — Ménippe eſt l’oiſeau paré de divers plumages qui ne ſont pas à luy. Il ne parle pas, il ne ſent pas ; il répète des ſentiments & des diſcours, ſe ſert meſme ſi naturellement de l’eſprit des autres qu’il y eſt le premier trompé & qu’il croit ſouvent dire ſon goût ou expliquer ſa penſée, lorſqu’il n’eſt que l’écho de quelqu’un qu’il vient de quitter. C’eſt un homme qui eſt de miſe un quart d’heure de ſuite, qui le moment d’après baiſſe, dégénère, perd le peu de luſtre qu’un peu de mémoire luy donnait, & montre la corde. Lui ſeul ignore combien il eſt au-deſſous du ſublime & de l’héroïque ; et, incapable de ſavoir juſqu’où l’on peut avoir de l’eſprit, il croit naïvement que ce qu’il en a eſt tout ce que les hommes en ſauraient avoir : auſſi a-t-il l’air & le maintien de celuy qui n’a rien à déſirer ſur ce chapitre, & qui ne porte envie à perſonne. Il ſe parle ſouvent à ſoy-meſme, & il ne s’en cache pas, ceux qui paſſent le voient, & qu’il ſemble toujours prendre un parti, ou décider qu’une telle choſe eſt ſans réplique. Si vous le ſaluez quelquefois, c’eſt le jeter dans l’embarras de ſavoir s’il doit rendre le ſalut ou non ; & pendant qu’il délibère, vous eſtes déjà hors de portée. Sa vanité l’a foit honneſte homme, l’a mis au-deſſus de luy-meſme, l’a foit devenir ce qu’il n’étoit pas. L’on juge, en le voyant, qu’il n’eſt occupé que de ſa perſonne ; qu’il ſçait que tout luy ſied bien, & que ſa parure eſt aſſortie ; qu’il croit que tous les yeux ſont ouverts ſur luy, & que les hommes ſe relayent pour le contempler.

41. — Celuy qui, logé chez ſoy dans un palais, avec deux appartements pour les deux ſaiſons, vient coucher au Louvre dans un entreſol n’en uſe pas ainſi par modeſtie, cet autre qui, pour conſerver une taille fine, s’abſtient du vin & ne foit qu’un ſeul repas n’eſt ni ſobre ni tempérant & d’un troiſième qui, importuné d’un ami pauvre, luy donne enfin quelque ſecours, l’on dit qu’il achète ſon repos, & nullement qu’il eſt libéral. Le motif ſeul foit le mérite des actions des hommes, & le déſintéreſſement y met la perfection.

42. — La fauſſe grandeur eſt farouche & inacceſſible : comme elle ſent ſon faible, elle ſe cache, ou du moins ne ſe montre pas de front & ne ſe foit voir qu’autant qu’il faut pour impoſer & ne paraître point ce qu’elle eſt, je veux dire une vraie petiteſſe. La véritable grandeur eſt libre, douce, familière, populaire ; elle ſe laiſſe toucher & manier, elle ne perd rien à eſtre vue de près ; plus on la connaît, plus on l’admire. Elle ſe courbe par bonté vers ſes inférieurs, & revient ſans effort dans ſon naturel ; elle s’abandonne quelquefois, ſe néglige, ſe relache de ſes avantages, toujours en pouvoir de les reprendre & de les faire valoir ; elle rit, joue & badine, mais avec dignité ; on l’approche tout enſemble avec liberté & avec retenue. Son caractère eſt noble & facile, inſpire le reſpect & la confiance, & foit que les princes nous paraiſſent grands & tres-grands, ſans nous faire ſentir que nous ſommes petits.

43. — Le ſage guérit de l’ambition par l’ambition meſme ; il tend à de ſi grandes choſes, qu’il ne peut ſe borner à ce qu’on appelle des tréſors, des poſtes, la fortune & la faveur : il ne voit rien dans de ſi faibles avantages qui ſoyt aſſ ez bon & aſſez ſolide pour remplir ſon cœur, & pour mériter ſes ſoyns & ſes déſirs ; il a meſme beſoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le ſeul bien capable de le tenter eſt cette ſorte de gloire qui devroit naître de la vertu toute pure & toute ſimple ; mais les hommes ne l’accordent guère, & il s’en paſſe.

44. — Celuy-là eſt bon qui foit du bien aux autres s’il ſouffre pour le bien qu’il fait, il eſt tres-bon ; s’il ſouffre de ceux à qui il a foit ce bien il a une ſi grande bonté qu’elle ne peut eſtre augmentée que dans le cas où ſes ſouffrances viendraient à croître ; & s’il en meurt, ſa vertu ne ſauroit aller plus loin : elle eſt héroïque, elle eſt parfaite.