Les Caractères/Édition 1696/Du cœur

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1. — Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui ſont nez médiocres.

2. — L’amitié peut ſubſiſter entre des gens de différents ſexes, exempte meſme de toute groſſièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme ; & réciproquement un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaiſon n’eſt ni paſſion ni amitié pure : elle foit une claſſe à part.

3. — L’amour naît bruſquement, ſans autre réflexion, par tempérament ou par faibleſſe : un troit de beauté nous fixe, nous détermine. L’amitié au contraire ſe forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d’eſprit, de bonté de cœur, d’attachement, de ſervices & de complaiſance dans les amis, pour faire en pluſieurs années bien moins que ne foit quelquefois en un moment un beau viſage ou une belle main !

4. — Le temps, qui fortifie les amitiez, affaiblit l’amour.

5. — Tant que l’amour dure, il ſubſiſte de ſoy-meſme, & quelquefois par les choſes qui ſemblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l’éloignement, par la jalouſie. L’amitié au contraire a beſoin de ſecours : elle périt faute de ſoyns, de confiance & de complaiſance.

6. — Il eſt plus ordinaire de voir un amour extreſme qu’une parfaite amitié.

7. — L’amour & l’amitié s’excluent l’une l’autre. 8. — Celuy qui a eu l’expérience d’un grand amour néglige l’amitié ; & celuy qui eſt épuiſé ſur l’amitié n’a encore rien foit pour l’amour.

9. — L’amour commence par l’amour ; & l’on ne ſauroit paſſer de la plus forte amitié qu’à un amour faible.

10. — Rien ne reſſemble mieux à une vive amitié, que ces liaiſons que l’intéreſt de noſtre amour nous foit cultiver.

11. — L’on n’aime bien qu’une ſeule fois : c’eſt la première ; les amours qui ſuivent ſont moins involontaires.

12. — L’amour qui naît ſubitement eſt le plus long à guérir.

13. — L’amour qui croît peu à peu & par degrez reſſemble trop à l’amitié pour eſtre une paſſion violente.

14. — Celuy qui aime aſſez pour vouloir aimer un million de fois plus qu’il ne fait, ne cède en amour qu’à celuy qui aime plus qu’il ne voudrait.

15. — Si j’accorde que dans la violence d’une grande paſſion on peut aimer quelqu’un plus que ſoy-meſme, à qui ferai-je plus de plaiſir, ou à ceux qui aiment, ou à ceux qui ſont aimez ?

16. — Les hommes ſouvent veulent aimer, & ne ſauraient y réuſſir : ils cherchent leur défaite ſans pouvoir la rencontrer, et, ſi j’oſe ainſi parler, ils ſont contraints de demeurer libres.

17. — Ceux qui s’aiment d’abord avec la plus violente paſſion contribuent bientoſt chacun de leur part à s’aimer moins, & enſuite à ne s’aimer plus. Qui, d’un homme ou d’une femme, met davantage du ſien dans cette rupture, il n’eſt pas aiſé de le décider. Les femmes accuſent les hommes d’eſtre volages, & les hommes diſent qu’elles ſont légères.

18. — Quelque délicat que l’on ſoyt en amour, on pardonne plus de fautes que dans l’amitié.

19. — C’eſt une vengeance douce à celuy qui aime beaucoup de faire, par tout ſon procédé, d’une perſonne ingrate une tres-ingrate.

20. — Il eſt triſte d’aimer ſans une grande fortune, & qui nous donne les moyens de combler ce que l’on aime, & le rendre ſi heureux qu’il n’ait plus de ſouhaits à faire.

21. — S’il ſe trouve une femme pour qui l’on ait eu une grande paſſion & qui ait été indifférente, quelques importants ſervices qu’elle nous rende dans la ſuite de noſtre vie, l’on court un grand riſque d’eſtre ingrat.

22. — Une grande reconnaiſſance emporte avec ſoy beaucoup de goût & d’amitié pour la perſonne qui nous oblige.

23. — Être avec des gens qu’on aime, cela ſuffit ; reſver, leur parler, ne leur parler point, penſer à eux, penſer à des choſes plus indifférentes, mais auprès d’eux, tout eſt égal.

24. — Il n’y a pas ſi loin de la haine à l’amitié que de l’antipathie.

25. — Il ſemble qu’il eſt moins rare de paſſer de l’antipathie à l’amour qu’à l’amitié.

26. — L’on confie ſon ſecret dans l’amitié ; mais il échappe dans l’amour. L’on peut avoir la confiance de quelqu’un ſans en avoir le cœur. Celuy qui a le cœur n’a pas beſoin de révélation ou de confiance ; tout luy eſt ouvert.

27. — L’on ne voit dans l’amitié que les défauts qui peuvent nuire à nos amis. L’on ne voit en amour de défauts dans ce qu’on aime que ceux dont on ſouffre ſoy-meſme.

28. — Il n’y a qu’un premier dépit en amour, comme la première faute dans l’amitié, dont on puiſſe faire un bon uſage.

29. — Il ſemble que, s’il y a un ſoupçon injuſte, bizarre & ſans fondement, qu’on ait une fois appelé jalouſie, cette autre jalouſie qui eſt un ſentiment juſte, naturel, fondé en raiſon & ſur l’expérience, mériteroit un autre nom. Le tempérament a beaucoup de part à la jalouſie, & elle ne ſuppoſe pas toujours une grande paſſion. C’eſt cependant un paradoxe qu’un violent amour ſans délicateſſe. Il arrive ſouvent que l’on ſouffre tout ſeul de la délicateſſe. L’on ſouffre de la jalouſie, & l’on foit ſouffrir les autres. Celles qui ne nous ménagent ſur rien, & ne nous épargnent nulles occaſions de jalouſie, ne mériteraient de nous aucune jalouſie, ſi l’on ſe régloit plus par leurs ſentiments & leur conduite que par ſon cœur.

30. — Les froideurs & les relachements dans l’amitié ont leurs cauſes. En amour, il n’y a guère d’autre raiſon de ne s’aimer plus que de s’eſtre trop aimez.

31. — L’on n’eſt pas plus maître de toujours aimer qu’on l’a été de ne pas aimer.

32. — Les amours meurent par le dégoût, & l’oubli les enterre.

33. — Le commencement & le déclin de l’amour ſe font ſentir par l’embarras où l’on eſt de ſe trouver ſeuls.

34. — Ceſſer d’aimer, preuve ſenſible que l’homme eſt borné, & que le cœur a ſes limites. C’eſt faibleſſe que d’aimer ; c’eſt ſouvent une autre faibleſſe que de guérir. On guérit comme on ſe conſole : on n’a pas dans le cœur de quoy toujours pleurer & toujours aimer.

35. — Il devroit y avoir dans le cœur des ſources inépuiſables de douleur pour de certaines pertes. Ce n’eſt guère par vertu ou par force d’eſprit que l’on ſort d’une grande affliction : l’on pleure amèrement, & l’on eſt ſenſiblement touché ; mais l’on eſt enſuite ſi faible ou ſi léger que l’on ſe conſole.

36. — Si une laide ſe foit aimer, ce ne peut eſtre qu’éperdument ; car il faut que ce ſoyt ou par une étrange faibleſſe de ſon amant, ou par de plus ſecrets & de plus invincibles charmes que ceux de la beauté.

37. — L’on eſt encore longtemps à ſe voir par l’habitude, & à ſe dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières diſent qu’on ne s’aime plus.

38. — Vouloir oublier quelqu’un, c’eſt y penſer. L’amour a cela de commun avec les ſcrupules, qu’il s’aigrit par les réflexions & les retours que l’on foit pour s’en délivrer. Il faut, s’il ſe peut, ne point ſonger à ſa paſſion pour l’affaiblir.

39. — L’on veut faire tout le bonheur, ou ſi cela ne ſe peut ainſi, tout le malheur de ce qu’on aime.

40. — Regretter ce que l’on aime eſt un bien, en comparaiſon de vivre avec ce que l’on hait.

41. — Quelque déſintéreſſement qu’on ait à l’égard de ceux qu’on aime, il faut quelquefois ſe contraindre pour eux, & avoir la généroſité de recevoir. Celuy-là peut prendre, qui goûte un plaiſir auſſi délicat à recevoir que ſon ami en ſent à luy donner.

42. — Donner, c’eſt agir : ce n’eſt pas ſouffrir de ſes bienfaits, ni céder à l’importunité ou à la néceſſité de ceux qui nous demandent.

43. — Si l’on a donné à ceux que l’on aimait, quelque choſe qu’il arrive, il n’y a plus d’occaſion où l’on doive ſonger à ſes bienfaits.

44. — On a dit en latin qu’il coûte moins cher de haïr que d’aimer, ou ſi l’on veut, que l’amitié eſt plus à charge que la haine. Il eſt vrai qu’on eſt diſpenſé de donner à ſes ennemis ; mais ne coûte-t-il rien de s’en venger ? Ou s’il eſt doux & naturel de faire du mal à ce que l’on hait, l’eſt-il moins de faire du bien à ce qu’on aime ? Ne ſerait-il pas dur & pénible de ne luy en point faire ?

45. — Il y a du plaiſir à rencontrer les yeux de celuy à qui l’on vient de donner.

46. — Je ne ſais ſi un bienfoit qui tombe ſur un ingrat, & ainſi ſur un indigne, ne change pas de nom, & s’il méritoit plus de reconnaiſſance.

47. — La libéralité conſiſte moins à donner beaucoup qu’à donner à propos.

48. — S’il eſt vrai que la pitié ou la compaſſion ſoyt un retour vers nous-meſmes qui nous met en la place des malheureux, pourquoy tirent-ils de nous ſi peu de ſoulagement dans leurs misères ? Il vaut mieux s’expoſer à l’ingratitude que de manquer aux miſérables.

49. — L’expérience confirme que la molleſſe ou l’indulgence pour ſoy & la dureté pour les autres n’eſt qu’un ſeul & meſme vice.

50. — Un homme dur au travail & à la peine, inexorable à ſoy-meſme, n’eſt indulgent aux autres que par un excès de raiſon.

51. — Quelque déſagrément qu’on ait à ſe trouver chargé d’un indigent, l’on goûte à peine les nouveaux avantages qui le tirent enfin de noſtre ſujétion : de meſme, la joie que l’on reçoit de l’élévation de ſon ami eſt un peu balancée par la petite peine qu’on a de le voir au-deſſus de nous ou s’égaler à nous. Ainſi l’on s’accorde mal avec ſoy-meſme ; car l’on veut des dépendants, & qu’il n’en coûte rien ; l’on veut auſſi le bien de ſes amis, et, s’il arrive, ce n’eſt pas toujours par s’en réjouir que l’on commence.

52. — On convie, on invite, on offre ſa maiſon, ſa table, ſon bien & ſes ſervices : rien ne coûte qu’à tenir parole.

53. — C’eſt aſſez pour ſoy d’un fidèle ami ; c’eſt meſme beaucoup de l’avoir rencontré : on ne peut en avoir trop pour le ſervice des autres.

54. — Quand on a aſſez foit auprès de certaines perſonnes pour avoir dû ſe les acquérir, ſi cela ne réuſſit point, il y a encore une reſſource, qui eſt de ne plus rien faire.

55. — Vivre avec ſes ennemis comme s’ils devaient un jour eſtre nos amis, & vivre avec nos amis comme s’ils pouvaient devenir nos ennemis, n’eſt ni ſelon la nature de la haine, ni ſelon les règles de l’amitié ; ce n’eſt point une maxime morale, mais politique.

56. — On ne doit pas ſe faire des ennemis de ceux qui, mieux connus, pourraient avoir rang entre nos amis. On doit faire choix d’amis ſi sûrs & d’une ſi exacte probité, que venant à ceſſer de l’eſtre, ils ne veuillent pas abuſer de noſtre confiance, ni ſe faire craindre comme ennemis.

57. — Il eſt doux de voir ſes amis par goût & par eſtime ; il eſt pénible de les cultiver par intéreſt ; c’eſt ſollicyter.

58. — Il faut briguer la faveur de ceux à qui l’on veut du bien, plutoſt que de ceux de qui l’on eſpère du bien. 59. — On ne vole point des meſmes ailes pour ſa fortune que l’on foit pour des choſes frivoles & de fantaiſie. Il y a un ſentiment de liberté à ſuivre ſes caprices, & tout au contraire de ſervitude à courir pour ſon établiſſement : il eſt naturel de le ſouhaiter beaucoup & d’y travailler peu, de ſe croire digne de le trouver ſans l’avoir cherché.

60. — Celuy qui ſçait attendre le bien qu’il ſouhaite, ne prend pas le chemin de ſe déſeſpérer s’il ne luy arrive pas ; & celuy au contraire qui déſire une choſe avec une grande impatience, y met trop du ſien pour en eſtre aſſez récompenſé par le ſuccès.

61. — Il y a de certaines gens qui veulent ſi ardemment & ſi déterminément une certaine choſe, que de peur de la manquer, ils n’oublient rien de ce qu’il faut faire pour la manquer.

62. — Les choſes les plus ſouhaitées n’arrivent point ; ou ſi elles arrivent, ce n’eſt ni dans le temps ni dans les circonſtances où elles auraient foit un extreſme plaiſir.

63. — Il faut rire avant que d’eſtre heureux, de peur de mourir ſans avoir ri.

64. — La vie eſt courte, ſi elle ne mérite ce nom que lorſqu’elle eſt agréable, puiſque ſi l’on couſçait enſemble toutes les heures que l’on paſſe avec ce qui plaît, l’on feroit à peine d’un grand nombre d’années une vie de quelques mois.

65. — Qu’il eſt difficyle d’eſtre content de quelqu’un !

66. — On ne pourroit ſe défendre de quelque joie à voir périr un méchant homme : l’on jouiroit alors du fruit de ſa haine, & l’on tireroit de luy tout ce qu’on en peut eſpérer, qui eſt le plaiſir de ſa perte. Sa mort enfin arrive, mais dans une conjoncture où nos intéreſts ne nous permettent pas de nous en réjouir : il meurt trop toſt ou trop tard.

67. — Il eſt pénible à un homme fier de pardonner à celuy qui le ſurprend en faute, & qui ſe plaint de luy avec raiſon : ſa fierté ne s’adoucit que lorſqu’il reprend ſes avantages & qu’il met l’autre dans ſon tort.

68. — Comme nous nous affectionnons de plus en plus aux perſonnes à qui nous faiſons du bien, de meſme nous haïſſons violemment ceux que nous avons beaucoup offenſez.

69. — Il eſt également difficyle d’étouffer dans les commencements le ſentiment des injures & de le conſerver après un certain nombre d’années.

70. — C’eſt par faibleſſe que l’on hoit un ennemi, & que l’on ſonge à s’en venger ; & c’eſt par pareſſe que l’on s’apaiſe, & qu’on ne ſe venge point.

71. — Il y a bien autant de pareſſe que de faibleſſe à ſe laiſſer gouverner. Il ne faut pas penſer à gouverner un homme tout d’un coup, & ſans autre préparation, dans une affaire importante & qui ſeroit capitale à luy ou aux ſiens, il ſentiroit d’abord l’empire & l’aſcendant qu’on veut prendre ſur ſon eſprit, & il ſecoueroit le joug par honte ou par caprice : il faut tenter auprès de luy les petites choſes, & de là le progrès juſqu’aux plus grandes eſt immanquable. Tel ne pouvoit au plus dans les commencements qu’entreprendre de le faire partir pour la campagne ou retourner à la ville, qui fioit par luy dicter un teſtament où il réduit ſon fils à la légitime. Pour gouverner quelqu’un longtemps & abſolument, il faut avoir la main légère, & ne luy faire ſentir que le moins qu’il ſe peut ſa dépendance. Tels ſe laiſſ ent gouverner juſqu’à un certain point, qui au delà ſont intraitables & ne ſe gouvernent plus : on perd tout à coup la route de leur cœur & de leur eſprit ; ni hauteur ni ſoupleſſe, ni force ni induſtrie ne les peuvent dompter : avec cette différence que quelques-uns ſont ainſi faits par raiſon & avec fondement, & quelques autres par tempérament & par humeur. Il ſe trouve des hommes qui n’écoutent ni la raiſon ni les bons conſeils, & qui s’égarent volontairement par la crainte qu’ils ont d’eſtre gouvernez. D’autres conſentent d’eſtre gouvernez par leurs amis en des choſes preſque indifférentes, & s’en font un droit de les gouverner à leur tour en des choſes graves & de conſéquence. Drance veut paſſer pour gouverner ſon maître, qui n’en croit rien, non plus que le public : parler ſans ceſſe à un grand que l’on ſert, en des lieux & en des temps où il convient le moins, luy parler à l’oreille ou en des termes myſtérieux, rire juſqu’à éclater en ſa préſence, luy couper la parole, ſe mettre entre luy & ceux qui luy parlent, dédaigner ceux qui viennent faire leur cour ou attendre impatiemment qu’ils ſe retirent, ſe mettre proche de luy en une poſture trop libre, figurer avec luy le dos appuyé à une cheminée, le tirer par ſon habit, luy marcher ſur les talons, faire le familier, prendre des libertez, marquent mieux un fat qu’un favori. Un homme ſage ni ne ſe laiſſe gouverner, ni ne cherche à gouverner les autres : il veut que la raiſon gouverne ſeule, & toujours. Je ne haïrais pas d’eſtre livré par la confiance à une perſonne raiſonnable, & d’en eſtre gouverné en toutes choſes, & abſolument, & toujours : je ſerais sûr de bien faire, ſans avoir le ſoyn de délibérer ; je jouirais de la tranquillité de celuy qui eſt gouverné par la raiſon.

72. — Toutes les paſſions ſont menteuſes : elles ſe déguiſent autant qu’elles le peuvent aux yeux des autres ; elles ſe cachent à elles-meſmes. Il n’y a point de vice qui n’ait une fauſſe reſſemblance avec quelque vertu, & qui ne s’en aide.

73. — On ouvre un livre de dévotion, & il touche ; on en ouvre un autre qui eſt galant & il foit ſon impreſſion. Oſerai-je dire que le cœur ſeul concilie les choſes contraires, & admet les incompatibles ?

74. — Les hommes rougiſſent moins de leurs crimes que de leurs faibleſſes & de leur vanité. Tel eſt ouvertement injuſte, violent, perfide, calomniateur, qui cache ſon amour ou ſon ambition, ſans autre vue que de la cacher.

75. — Le cas n’arrive guère où l’on puiſſe dire : « J’étais ambitieux » ; ou on ne l’eſt point, ou on l’eſt toujours ; mais le temps vient où l’on avoue que l’on a aimé.

76. — Les hommes commencent par l’amour, finiſſent par l’ambition, & ne ſe trouvent ſouvent dans une aſſiette plus tranquille que lorſqu’ils meurent.

77. — Rien ne coûte moins à la paſſion que de ſe mettre au-deſſus de la raiſon : ſon grand triomphe eſt de l’emporter ſur l’intéreſt.

78. — L’on eſt plus ſociable & d’un meilleur commerce par le cœur que par l’eſprit.

79. — Il y a de certains grands ſentiments, de certaines actions nobles & élevées, que nous devons moins à la force de noſtre eſprit qu’à la bonté de noſtre naturel.

80. — Il n’y a guère au monde un plus bel excès que celuy de la reconnaiſſance.

81. — Il faut eſtre bien dénué d’eſprit, ſi l’amour, la malignité, la néceſſité n’en font pas trouver.

82. — Il y a des lieux que l’on admire : il y en a d’autres qui touchent, & où l’on aimeroit à vivre. Il me ſemble que l’on dépend des lieux pour l’eſprit, l’humeur, la paſſion, le goût & les ſentiments.

83. — Ceux qui font bien mériteraient ſeuls d’eſtre enviez, s’il n’y avoit encore un meilleur parti à prendre, qui eſt de faire mieux : c’eſt une douce vengeance contre ceux qui nous donnent cette jalouſie.

84. — Quelques-uns ſe défendent d’aimer & de faire des vers, comme de deux faibles qu’ils n’oſent avouer, l’un du cœur, l’autre de l’eſprit.

85. — Il y a quelquefois dans le cours de la vie de ſi chers plaiſirs & de ſi tendres engagements que l’on nous défend, qu’il eſt naturel de déſirer du moins qu’ils fuſſent permis : de ſi grands charmes ne peuvent eſtre ſurpaſſez que par celuy de ſavoir y renoncer par vertu.