Les Caractères/Édition 1696/Des femmes

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DES FEMMES


1. — Les hommes & les femmes conviennent rarement ſur le mérite d’une femme : leurs intéreſts ſont trop différents. Les femmes ne ſe plaiſent point les unes aux autres par les meſmes agréments qu’elles plaiſent aux hommes : mille manières qui allument dans ceux-ci les grandes paſſions, forment entre elles l’averſion & l’antipathie.

2. — Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle, attachée au mouvement des yeux, à un air de teſte, aux façons de marcher, & qui ne va pas plus loin ; un eſprit éblouiſſant qui impoſe, & que l’on n’eſtime que parce qu’il n’eſt pas approfondi. Il y a dans quelques autres une grandeur ſimple, naturelle, indépendante du geſte & de la démarche, qui a ſa ſource dans le cœur, & qui eſt comme une ſuite de leur haute naiſſance ; un mérite paiſible, mais ſolide, accompagné de mille vertus qu’elles ne peuvent couvrir de toute leur modeſtie, qui échappent, & qui ſe montrent à ceux qui ont des yeux.

3. — J’ai vu ſouhaiter d’eſtre fille, & une belle fille, depuis treize ans juſques à vingt-deux, & après cet age, de devenir un homme.

4. — Quelques jeunes perſonnes ne connaiſſent point aſſez les avantages d’une heureuſe nature, & combien il leur ſeroit utile de s’y abandonner ; elles affaibliſſent ces dons du ciel, ſi rares & ſi fragiles, par des manières affectées & par une mauvaiſe imitation : leur ſon de voix & leur démarche ſont empruntez ; elles ſe compoſent, elles ſe recherchent, regardent dans un miroir ſi elles s’éloignent aſſez de leur naturel. Ce n’eſt pas ſans peine qu’elles plaiſent moins

5. — Chez les femmes, ſe parer & ſe farder n’eſt pas, je l’avoue, parler contre ſa penſée ; c’eſt plus auſſi que le traveſtiſſement & la maſcarade, où l’on ne ſe donne point pour ce que l’on paroit eſtre, mais où l’on penſe ſeulement à ſe cacher & à ſe faire ignorer : c’eſt chercher à impoſer aux yeux, & vouloir paraître ſelon l’extérieur contre la vérité ; c’eſt une eſpèce de menterie. Il faut juger des femmes depuis la chauſſure juſqu’à la coiffure excluſivement, à peu près comme on meſure le poiſſon entre queue & teſte.

6. — Si les femmes veulent ſeulement eſtre belles à leurs propres yeux & ſe plaire à elles-meſmes, elles peuvent ſans doute, dans la manière de s’embellir, dans le choix des ajuſtements & de la parure, ſuivre leur goût & leur caprice ; mais ſi c’eſt aux hommes qu’elles déſirent de plaire, ſi c’eſt pour eux qu’elles ſe fardent ou qu’elles s’enluminent, j’ai recueilli les voix, & je leur prononce, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc & le rouge les rend affreuſes & dégoûtantes ; que le rouge ſeul les vieillit & les déguiſe ; qu’ils haïſſent autant à les voir avec de la céruſe ſur le viſage, qu’avec de fauſſes dents en la bouche, & des boules de cire dans les machoires ; qu’ils proteſtent ſérieuſement contre tout l’artifice dont elles uſent pour ſe rendre laides, & que, bien loin d’en répondre devant Dieu, il ſemble au contraire qu’il leur ait réſervé ce dernier & infaillible moyen de guérir des femmes. Si les femmes étaient telles naturellement qu’elles le deviennent par un artifice, qu’elles perdiſſent en un moment toute la fraîcheur de leur teint, qu’elles euſſent le viſage auſſi allumé & auſſi plombé qu’elles ſe le font par le rouge & par la peinture dont elles ſe fardent, elles ſeraient inconſolables.

7. — Une femme coquette ne ſe rend point ſur la paſſion de plaire, & ſur l’opinion qu’elle a de ſa beauté : elle regarde le temps & les années comme quelque choſe ſeulement qui ride & qui enlaidit les autres femmes ; elle oublie du moins que l’age eſt écrit ſur le viſage. La meſme parure qui a autrefois embelli ſa jeuneſſe, défigure enfin ſa perſonne éclaire les défauts de ſa vieilleſſe. La mignardiſe & l’affectation l’accompagnent dans la douleur & dans la fièvre : elle meurt parée & en rubans de couleur.

8. — Liſe entend dire d’une autre coquette qu’elle ſe moque de ſe piquer de jeuneſſe, & de vouloir uſer d’ajuſtements qui ne conviennent plus à une femme de quarante ans. Liſe les a accomplis ; mais les années pour elle ont moins de douze mois, & ne la vieilliſſent point : elle le croit ainſi, & pendant qu’elle ſe regarde au miroir, qu’elle met du rouge ſur ſon viſage & qu’elle place des mouches, elle convient qu’il n’eſt pas permis à un certain age de faire la jeune, & que Clarice en effet, avec ſes mouches & ſon rouge, eſt ridicule.

9. — Les femmes ſe préparent pour leurs amants, ſi elles les attendent, mais ſi elles en ſont ſurpriſes, elles oublient à leur arrivée l’état où elles ſe trouvent ; elles ne ſe voient plus. Elles ont plus de loiſir avec les indifférents, elles ſentent le déſordre où elles ſont, s’ajuſtent en leur préſence, ou diſparaiſſent un moment, & reviennent parées.

10. — Un beau viſage eſt le plus beau de tous les ſpectacles ; & l’harmonie la plus douce eſt le ſon de voix de celle que l’on aime.

11. — L’agrément eſt arbitraire : la beauté eſt quelque choſe de plus réel & de plus indépendant du goût & de l’opinion.

12. — L’on peut eſtre touché de certaines beautez ſi parfaites & d’un mérite ſi éclatant, que l’on ſe borne à les voir & à leur parler.

13. — Une belle femme qui a les qualitez d’un honneſte homme eſt ce qu’il y a au monde d’un commerce plus délicyeux : l’on trouve en elle tout le mérite des deux ſexes.

14. — Il échappe à une jeune perſonne de petites choſes qui perſuadent beaucoup, & qui flattent ſenſiblement celuy pour qui elles ſont faites. Il n’échappe preſque rien aux hommes ; leurs careſſes ſont volontaires ; ils parlent, ils agiſſent, ils ſont empreſſez, & perſuadent moins.

15. — Le caprice eſt dans les femmes tout proche de la beauté, pour eſtre ſon contre-poiſon & afin qu’elle nuiſe moins aux hommes, qui n’en guériraient pas ſans remède.

16. — Les femmes s’attachent aux hommes par les faveurs qu’elles leur accordent : les hommes guériſſent par ces meſmes faveurs.

17. — Une femme oublie d’un homme qu’elle n’aime plus juſques aux faveurs qu’il a reçues d’elle.

18. — Une femme qui n’a qu’un galant croit n’eſtre point coquette ; celle qui a pluſieurs galants croit n’eſtre que coquette. Telle femme évite d’eſtre coquette par un ferme attachement à un ſeul, qui paſſe pour folle par ſon mauvais choix.

19. — Un ancien galant tient à ſi peu de choſe, qu’il cède à un nouveau mari, & celuy-ci dure ſi peu, qu’un nouveau galant qui ſurvient luy rend le change. Un ancien galant craint ou mépriſe un nouveau rival, ſelon le caractère de la perſonne qu’il ſert. Il ne manque ſouvent à un ancien galant, auprès d’une femme qui l’attache, que le nom de mari : c’eſt beaucoup, & il ſeroit mille fois perdu ſans cette circonſtance.

20. — Il ſemble que la galanterie dans une femme ajoute à la coquetterie. Un homme coquet au contraire eſt quelque choſe de pire qu’un homme galant. L’homme coquet & la femme galante vont aſſez de pair.

21. — Il y a peu de galanteries ſecrètes. Bien des femmes ne ſont pas mieux déſignées par le nom de leurs maris que par celuy de leurs amants.

22. — Une femme galante veut qu’on l’aime ; il ſuffit à une coquette d’eſtre trouvée aimable & de paſſer pour belle. Celle-là cherche à engager ; celle-ci ſe contente de plaire. La première paſſe ſucceſſivement d’un engagement à un autre ; la ſeconde a pluſieurs amuſements tout à la fois. Ce qui domine dans l’une, c’eſt la paſſion & le plaiſir, & dans l’autre, c’eſt la vanité & la légèreté. La galanterie eſt un faible du cœur ou peut-eſtre un vice de la complexion, la coquetterie eſt un dérèglement de l’eſprit. La femme galante ſe foit craindre & la coquette ſe foit haïr. L’on peut tirer de ces deux caractères de quoy en faire un troiſième, le pire de tous.

23. — Une femme faible eſt celle à qui l’on reproche une faute, qui ſe la reproche à elle-meſme ; dont le cœur combat la raiſon ; qui veut guérir, qui ne guérira point, ou bien tard.

24. — Une femme inconſtante eſt celle qui n’aime plus ; une légère, celle qui déjà en aime un autre ; une volage, celle qui ne ſçait ſi elle aime & ce qu’elle aime ; une indifférente, celle qui n’aime rien.

25. — La perfidie, ſi je l’oſe dire, eſt un menſonge de toute la perſonne : c’eſt dans une femme l’art de placer un mot ou une action qui donne le change, & quelquefois de mettre en œuvre des ſerments & des promeſſes qui ne luy coûtent pas plus à faire qu’à violer. Une femme infidèle, ſi elle eſt connue pour telle de la perſonne intéreſſée, n’eſt qu’infidèle : s’il la croit fidèle, elle eſt perfide. On tire ce bien de la perfidie des femmes, qu’elle guérit de la jalouſie.

26. — Quelques femmes ont dans le cours de leur vie un double engagement à ſoutenir, également difficyle à rompre & à diſſimuler ; il ne manque à l’un que le contrat, & à l’autre que le cœur.

27. — À juger de cette femme par ſa beauté, ſa jeuneſſe, ſa fierté & ſes dédains, il n’y a perſonne qui doute que ce ne ſoyt un héros qui doive un jour la charmer. Son choix eſt foit : c’eſt un petit monſtre qui manque d’eſprit.

28. — Il y a des femmes déjà flétries, qui par leur complexion ou par leur mauvais caractère ſont naturellement la reſſource des jeunes gens qui n’ont pas aſſez de bien. Je ne ſais qui eſt plus à plaindre, ou d’une femme avancée en age qui a beſoin d’un cavalier, ou d’un cavalier qui a beſoin d’une vieille.

29. — Le rebut de la cour eſt reçu à la ville dans une ruelle, où il défoit le magiſtrat, meſme en cravate & en habit gris, ainſi que le bourgeois en baudrier, les écarte & devient maître de la place : il eſt écouté, il eſt aimé, on ne tient guère plus d’un moment contre une écharpe d’or & une plume blanche, contre un homme qui parle au Roi & voit les miniſtres. Il foit des jaloux & des jalouſes : on l’admire, il foit envie : à quatre lieues de là, il foit pitié.

30. — Un homme de la ville eſt pour une femme de province ce qu’eſt pour une femme de ville un homme de la cour.

31. — À un homme vain, indiſcret, qui eſt grand parleur & mauvais plaiſant, qui parle de ſoy avec confiance & des autres avec mépris, impétueux, altier, entreprenant, ſans mœurs ni probité, de nul jugement & d’une imagination tres-libre, il ne luy manque plus pour eſtre adoré de bien des femmes, que de beaux traits & la taille belle.

32. — Eſt-ce en vue du ſecret, ou par un goût hypocondre, que cette femme aime un valet, cette autre un moine, & Dorinne ſon médecin ?

33. — Roſcius entre ſur la ſcène de bonne grace : oui, Lélie ; et j’ajoute encore qu’il a les jambes bien tournées, qu’il joue bien, & de longs roſles, & que pour déclamer parfaitement il ne luy manque, comme on le dit que de parler avec la bouche, mais eſt-il le ſeul qui ait de l’agrément dans ce qu’il foit ? & ce qu’il fait, eſt-ce la choſe la plus noble & la plus honneſte que l’on puiſſe faire ? Roſcius d’ailleurs ne peut eſtre à vous, il eſt à une autre, & quand cela ne ſeroit pas ainſi, il eſt retenu : Claudie attend, pour l’avoir, qu’il ſe ſoyt dégoûté de Meſſaline. Prenez Bathylle, Lélie : où trouverez-vous je ne dis pas dans l’ordre des chevaliers, que vous dédaignez, mais meſme parmi les farceurs un jeune homme qui s’élève ſi haut en danſant, & qui paſſe mieux la capriole ? Voudriez-vous le ſauteur Cobus, qui, jetant ſes pieds en avant, tourne une fois en l’air avant que de tomber à terre ? Ignorez-vous qu’il n’eſt plus jeune ? Pour Bathylle, dites-vous, la preſſe y eſt trop grande, & il refuſe plus de femmes qu’il n’en agrée ; mais vous avez Dracon, le joueur de flûte : nul autre de ſon métier n’enfle plus décemment ſes joues en ſoufflant dans le hautbois ou le flageolet, car c’eſt une choſe infinie que le nombre des inſtruments qu’il foit parler ; plaiſant d’ailleurs, il foit rire juſqu’aux enfants & aux femmelettes. Qui mange & qui boit mieux que Dracon en un ſeul repas ? Il enivre toute une compagnie, & il ſe rend le dernier. Vous ſoupirez, Lélie : eſt-ce que Dracon auroit foit un choix, ou que malheureuſement on vous auroit prévenue ? Se ſerait-il enfin engagé à Céſonie, qui l’a tant couru, qui luy a ſacrifié une ſi grande foule d’amants, je dirai meſme toute la fleur des Romains ? à Céſonie, qui eſt d’une famille patricyenne, qui eſt ſi jeune, ſi belle, & ſi ſérieuſe ? Je vous plains, Lélie, ſi vous avez pris par contagion ce nouveau goût qu’ont tant de femmes romaines pour ce qu’on appelle des hommes publics, & expoſez par leur condition à la vue des autres. Que ferez-vous, lors que le meilleur en ce genre vous eſt enlevé ? Il reſte encore Bronte, le queſtionnaire : le peuple ne parle que de ſa force & de ſon adreſſe ; c’eſt un jeune homme qui a les épaules larges & la taille ramaſſée, un nègre d’ailleurs, un homme noir.

34. — Pour les femmes du monde, un jardinier eſt un jardinier, & un maçon eſt un maçon ; pour quelques autres plus retirées, un maçon eſt un homme, un jardinier eſt un homme. Tout eſt tentation à qui la craint.

35. — Quelques femmes donnent aux couvents & à leurs amants : galantes & bienfactrices, elles ſont juſques dans l’enceinte de l’autel des tribunes & des oratoires où elles liſent des billets tendres, & où perſonne ne voit qu’elles ne prient point Dieu.

36. — Qu’eſt-ce qu’une femme que l’on dirige ? Eſt-ce une femme plus complaiſante pour ſon mari, plus douce pour ſes domeſtiques, plus appliquée à ſa famille & à ſes affaires, plus ardente & plus ſincère pour ſes amis ; qui ſoyt moins eſclave de ſon humeur, moins attachée à ſes intéreſts ; qui aime moins les commoditez de la vie ; je ne dis pas qui faſſe des largeſſes à ſes enfants qui ſont déjà riches, mais qui, opulente elle-meſme & accablée du ſuperflu, leur fourniſſe le néceſſaire, & leur rende au moins la juſtice qu’elle leur doit ; qui ſoyt plus exempte d’amour de ſoy-meſme & d’éloignement pour les autres ; qui ſoyt plus libre de tous attachements humains ? « Non, dites-vous, ce n’eſt rien de toutes ces choſes. » J’inſiſte, & je vous demande : « Qu’eſt-ce donc qu’une femme que l’on dirige ? » Je vous entends, c’eſt une femme qui a un directeur.

37. — Si le confeſſeur & le directeur ne conviennent point ſur une règle de conduite, qui ſera le tiers qu’une femme prendra pour ſur-arbitre ?

38. — Le capital pour une femme n’eſt pas d’avoir un directeur, mais de vivre ſi uniment qu’elle s’en puiſſe paſſer.

39. — Si une femme pouvoit dire à ſon confeſſeur, avec ſes autres faibleſſes, celles qu’elle a pour ſon directeur, & le temps qu’elle perd dans ſon entretien, peut-eſtre luy ſerait-il donné pour pénitence d’y renoncer.

40. — Je voudrais qu’il me fût permis de crier de toute ma force à ces hommes ſaints qui ont été autrefois bleſſez des femmes : « Fuyez les femmes, ne les dirigez point, laiſſez à d’autres le ſoyn de leur ſalut. »

41. — C’eſt trop contre un mari d’eſtre coquette & dévote ; une femme devroit opter.

42. — J’ai différé à le dire, & j’en ay ſouffert ; mais enfin il m’échappe, & j’eſpère meſme que ma franchiſe ſera utile à celles qui n’ayant pas aſſez d’un confeſſeur pour leur conduite, n’uſent d’aucun diſcernement dans le choix de leurs directeurs. Je ne ſors pas d’admiration & d’étonnement à la vue de certains perſonnages que je ne nomme point ; j’ouvre de fort grands yeux ſur eux ; je les contemple : ils parlent, je preſte l’oreille ; je m’informe, on me dit des faits, je les recueille ; & je ne comprends pas comment des gens en qui je crois voir toutes choſes diamétralement oppoſées au bon eſprit, au ſens droit, à l’expérience des affaires du monde, à la connaiſſance de l’homme, à la ſcience de la religion & des mœurs, préſument que Dieu doive renouveler en nos jours la merveille de l’apoſtolat, & faire un miracle en leurs perſonnes, en les rendant capables, tout ſimples & petits eſprits qu’ils ſont, du miniſtère des ames, celuy de tous le plus délicat & le plus ſublime ; & ſi au contraire ils ſe croient nez pour un emploi ſi relevé, ſi difficyle, & accordé à ſi peu de perſonnes, & qu’ils ſe perſuadent de ne faire en cela qu’exercer leurs talents naturels & ſuivre une vocation ordinaire, je le comprends encore moins. Je vois bien que le goût qu’il y a à devenir le dépoſitaire du ſecret des familles, à ſe rendre néceſſaire pour les réconciliations, à procurer des commiſſions ou à placer des domeſtiques, à trouver toutes les portes ouvertes dans les maiſons des grands, à manger ſouvent à de bonnes tables, à ſe promener en carroſſe dans une grande ville, & à faire de délicyeuſes retraites à la campagne, à voir pluſieurs perſonnes de nom & de diſtinction s’intéreſſer à ſa vie & à ſa ſanté, & à ménager pour les autres & pour ſoy-meſme tous les intéreſts humains, je vois bien, encore une fois, que cela ſeul a foit imaginer le ſpécieux & irrépréhenſible prétexte du ſoyn des ames, & ſemé dans le monde cette pépinière intariſſable de directeurs.

43. — La dévotion vient à quelques-uns, & ſurtout aux femmes, comme une paſſion, ou comme le faible d’un certain age, ou comme une mode qu’il faut ſuivre. Elles comptaient autrefois une ſemaine par les jours de jeu, de ſpectacle, de concert, de maſcarade, ou d’un joli ſermon : elles allaient le lundi perdre leur argent chez Iſmène, le mardi leur temps chez Climène, et le mercredi leur réputation chez Célimène ; elles ſavaient dès la veille toute la joie qu’elles devaient avoir le jour d’après & le lendemain ; elles jouiſſaient tout à la fois du plaiſir préſent & de celuy qui ne leur pouvoit manquer, elles auraient ſouhaité de les pouvoir raſſembler tous en un ſeul jour : c’étoit alors leur unique inquiétude & tout le ſujet de leurs diſtractions ; & ſi elles ſe trouvaient quelquefois à l’Opéra, elles y regrettaient la comédie. Autres temps, autres mœurs : elles outrent l’auſtérité & la retraite, elles n’ouvrent plus les yeux qui leur ſont donnez pour voir ; elles ne mettent plus leurs ſens à aucun uſage, & choſe incroyable ! elles parlent peu, elles penſent encore, & aſſez bien d’elles-meſmes comme aſſez mal des autres ; il y a chez elles une émulation de vertu & de réforme qui tient quelque choſe de la jalouſie ; elles ne haïſſent pas de primer dans ce nouveau genre de vie comme elles faiſaient dans celuy qu’elles viennent dé quitter par politique ou par dégoût. Elles ſe perdaient gaiement par la galanterie, par la bonne chère & par l’oiſiveté ; & elles ſe perdent triſtement par la préſomption & par l’envie.

44. — Si j’épouſe, Hermas, une femme avare, elle ne me ruinera point ; ſi une joueuſe, elle pourra s’enrichir ; ſi une ſavante, elle ſaura m’inſtruire ; ſi une prude, elle ne ſera point emportée ; ſi une emportée, elle exercera ma patience, ſi une coquette, elle voudra me plaire ; ſi une galante, elle le ſera peut-eſtre juſqu’à m’aimer ; ſi une dévote, répondez, Hermas, que dois-je attendre de celle qui veut tromper Dieu, & qui ſe trompe elle-meſme ?

45. — Une femme eſt aiſée à gouverner, pourvu que ce ſoyt un homme qui s’en donne la peine. Un ſeul meſme en gouverne pluſieurs, il cultive leur eſprit & leur mémoire, fixe & détermine leur religion, il entreprend meſme de régler leur cœur. Elles n’approuvent & ne déſapprouvent, ne louent & ne condamnent, qu’après avoir conſulté ſes yeux & ſon viſage. Il eſt le dépoſitaire de leurs joies & de leurs chagrins, de leurs déſirs, de leurs jalouſies, de leurs haines & de leurs amours, il les foit rompre avec leurs galants, il les brouille & les réconcilie avec leurs maris & il profite des interrègnes. Il prend ſoyn de leurs affaires, ſollicyte leurs procès, & voit leurs juges ; il leur donne ſon médecin, ſon marchand, ſes ouvriers ; il s’ingère de les loger, de les meubler, & il ordonne de leur équipage. On le voit avec elles dans leurs carroſſes, dans les rues d’une ville & aux promenades, ainſi que dans leur banc à un ſermon, & dans leur loge à la comédie ; il foit avec elles les meſmes viſites ; il les accompagne au bain, aux eaux, dans les voyages ; il a le plus commode appartement chez elles à la campagne. Il vieillit ſans déchoir de ſon autorité : un peu d’eſprit & beaucoup de temps à perdre luy ſuffit pour la conſerver ; les enfants, les héritiers, la bru, la nièce les domeſtiques, tout en dépend. Il a commencé par ſe faire eſtimer ; il finit par ſe faire craindre. Cet ami ſi ancien, ſi néceſſaire, meurt ſans qu’on le pleure, & dix femmes dont il étoit le tyran héritent par ſa mort de la liberté.

46. — Quelques femmes ont voulu cacher leur conduite ſous les dehors de la modeſtie, & tout ce que chacune a pu gagner par une continuelle affectation, & qui ne s’eſt jamais démentie, a été de faire dire de ſoy : On l’auroit priſe pour une veſtale.

47. — C’eſt dans les femmes une violente preuve d’une réputation bien nette & bien établie, qu’elle ne ſoyt pas meſme effleurée par la familiarité de quelques-unes qui ne leur reſſemblent point ; & qu’avec toute la pente qu’on a aux malignes explications, on ait recours à une tout autre raiſon de ce commerce qu’à celle de la convenance des mœurs.

48. — Un comique outre ſur la ſcène ſes perſonnages ; un poète charge ſes deſcriptions ; un peintre qui foit d’après nature force & exagère une paſſion, un contraſte, des attitudes ; & celuy qui copie, s’il ne meſure au compas les grandeurs & les proportions, groſſit ſes figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l’ordonnance de ſon tableau plus de volume que n’en ont celles de l’original : de meſme la pruderie eſt une imitation de la ſageſſe. Il y a une fauſſe modeſtie qui eſt vanité, une fauſſe gloire qui eſt légèreté, une fauſſe grandeur qui eſt petiteſſe, une fauſſe vertu qui eſt hypocriſie, une fauſſe ſageſſe qui eſt pruderie. Une femme prude paye de maintien & de parole ; une femme ſage paye de conduite. Celle-là ſuit ſon humeur & ſa complexion, celle-ci ſa raiſon & ſon cœur. L’une eſt ſérieuſe & auſtère ; l’autre eſt dans les diverſes rencontres préciſément ce qu’il faut qu’elle ſoyt. La première cache des faibles ſous de plauſibles dehors ; la ſeconde couvre un riche fonds ſous un air libre & naturel. La pruderie contraint l’eſprit, ne cache ni l’age ni la laideur ; ſouvent elle les ſuppoſe : la ſageſſe au contraire pallie les défauts du corps, ennoblit l’eſprit, ne rend la jeuneſſe que plus piquante & la beauté que plus périlleuſe.

49. — Pourquoy s’en prendre aux hommes de ce que les femmes ne ſont pas ſavantes ? Par quelles lois, par quels édits, par quels reſcrits leur a-t-on défendu d’ouvrir les yeux & de lire, de retenir ce qu’elles ont lu, & d’en rendre compte ou dans leur converſation ou par leurs ouvrages ? Ne ſe ſont-elles pas au contraire établies elles-meſmes dans cet uſage de ne rien ſavoir, ou par la faibleſſe de leur complexion, ou par la pareſſe de leur eſprit ou par le ſoyn de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empeſche de ſuivre une longue étude, ou par le talent & le génie qu’elles ont ſeulement pour les ouvrages de la main, ou par les diſtractions que donnent les détails d’un domeſtique, ou par un éloignement naturel des choſes pénibles & ſérieuſes ou par une curioſité toute différente de celle qui contente l’eſprit, ou par un tout autre goût que celuy d’exercer leur mémoire ? Mais à quelque cauſe que les hommes puiſſent devoir cette ignorance des femmes, ils ſont heureux que les femmes, qui les dominent d’ailleurs par tant d’endroits, aient ſur eux cet avantage de moins. On regarde une femme ſavante comme on foit u une belle arme : elle eſt ciſelée artiſtement, d’une poliſſure admirable & d’un travail fort recherché ; c’eſt une pièce de cabinet, que l’on montre aux curieux, qui n’eſt pas d’uſage, qui ne ſert ni à la guerre ni à la chaſſe, non plus qu’un cheval de manège, quoyque le mieux inſtruit du monde. Si la ſcience & la ſageſſe ſe trouvent unies en un meſme ſujet, je ne m’informe plus du ſexe, j’admire ; & ſi vous me dites qu’une femme ſage ne ſonge guère à eſtre ſavante, ou qu’une femme ſavante n’eſt guère ſage, vous avez déjà oublié ce que vous venez de lire, que les femmes ne ſont détournées des ſciences que par de certains défauts : concluez donc vous-meſme que moins elles auraient de ces défauts, plus elles ſeraient ſages, & qu’ainſi une femme ſage n’en ſeroit que plus propre à devenir ſavante, ou qu’une femme ſavante, n’étant telle que parce qu’elle auroit pu vaincre beaucoup de défauts, n’en eſt que plus ſage.

50. — La neutralité entre de femmes qui nous ſont également amies, quoyqu’elles aient rompu pour des intéreſts où nous n’avons nulle part, eſt un point difficyle : il faut choiſir ſouvent entre elles, ou les perdre toutes deux.

51. — Il y a telle femme qui aime mieux ſon argent que ſes amis, & ſes amants que ſon argent.

52. — Il eſt étonnant de voir dans le cœur de certaines femmes quelque choſe de plus vif & de plus fort que l’amour pour les hommes, je veux dire l’ambition & le jeu : de telles femmes rendent les hommes chaſtes ; elles n’ont de leur ſexe que les habits.

53. — Les femmes ſont extreſmes : elles ſont meilleures ou pires que les hommes.

54. — La plupart des femmes n’ont guère de principes ; elles ſe conduiſent par le cœur, & dépendent pour leurs mœurs de ceux qu’elles aiment.

55. — Les femmes vont plus loin en amour que la plupart des hommes ; mais les hommes l’emportent ſur elles en amitié. Les hommes ſont cauſe que les femmes ne s’aiment point.

56. — Il y a du péril à contrefaire. Liſe, déjà vieille, veut rendre une jeune femme ridicule, & elle-meſme devient difforme ; elle me foit peur. Elle uſe pour l’imiter de grimaces & de contorſions : la voilà auſſi laide qu’il faut pour embellir celle dont elle ſe moque.

57. — On veut à la ville que bien des idiots & des idiotes aient de l’eſprit ; on veut à la cour que bien des gens manquent d’eſprit qui en ont beaucoup ; & entre les perſonnes de ce dernier genre une belle femme ne ſe ſauve qu’à peine avec d’autres femmes.

58. — Un homme eſt plus fidèle au ſecret d’autrui qu’au ſien propre ; une femme au contraire garde mieux ſon ſecret que celuy d’autrui.

59. — Il n’y a point dans le cœur d’une jeune perſonne un ſi violent amour auquel l’intéreſt ou l’ambition n’ajoute quelque choſe.

60. — Il y a un temps où les filles les plus riches doivent prendre parti ; elles n’en laiſſent guère échapper les premières occaſions ſans ſe préparer un long repentir : il ſemble que la réputation des biens diminue en elles avec celle de leur beauté. Tout favoriſe au contraire une jeune perſonne, juſques à l’opinion des hommes, qui aiment à luy accorder tous les avantages qui peuvent la rendre plus ſouhaitable.

61. — Combien de filles à qui une grande beauté n’a jamais ſervi qu’à leur faire eſpérer une grande fortune !

62. — Les belles filles ſont ſujettes à venger ceux de leurs amants qu’elles ont maltraitez, ou par de laids. ou par de vieux, ou par d’indignes maris.

63. — La plupart des femmes jugent du mérite & de la bonne mine d’un homme par l’impreſſion qu’ils font ſur elles, & n’accordent preſque ni l’un ni l’autre à celuy pour qui elles ne ſentent rien.

64. — Un homme qui ſeroit en peine de connaître s’il change, s’il commence à vieillir, peut conſulter les yeux d’une jeune femme qu’il aborde, & le ton dont elle luy parle : il apprendra ce qu’il craint de ſavoir. Rude école.

65. — Une femme qui n’a jamais les yeux que ſur une meſme perſonne, ou qui les en détourne toujours, foit penſer d’elle la meſme choſe.

66. — Il coûte peu aux femmes de dire ce qu’elles ne ſentent point : il coûte encore moins aux hommes de dire ce qu’ils ſentent.

67. — Il arrive quelquefois qu’une femme cache à un homme toute la paſſion qu’elle ſent pour luy, pendant que de ſon coſté il feint pour elle toute celle qu’il ne ſent pas.

68. — L’on ſuppoſe un homme indifférent, mais qui voudroit perſuader à une femme une paſſion qu’il ne ſent pas, & l’on demande s’il ne luy ſeroit pas plus aiſé d’impoſer à celle dont il eſt aimé qu’à celle qui ne l’aime point.

69. — Un homme peut tromper une femme par un feint attachement, pourvu qu’il n’en ait pas ailleurs un véritable.

70. — Un homme éclate contre une femme qui ne l’aime plus, & ſe conſole ; une femme foit moins de bruit quand elle eſt quittée, & demeure longtemps inconſolable.

71. — Les femmes guériſſent de leur pareſſe par la vanité ou par l’amour. La pareſſe au contraire dans les femmes vives eſt le préſage de l’amour.

72. — Il eſt fort sûr qu’une femme qui écrit avec emportement eſt emportée ; il eſt moins clair qu’elle ſoyt touchée. Il ſemble qu’une paſſion vive & tendre eſt morne & ſilencieuſe ; & que le plus preſſant intéreſt d’une femme qui n’eſt plus libre, celuy qui l’agite davantage, eſt moins de perſuader qu’elle aime, que de s’aſſurer ſi elle eſt aimée.

73. — Glycère n’aime pas les femmes ; elle hoit leur commerce & leurs viſites, ſe foit celer pour elles, & ſouvent pour ſes amis, dont le nombre eſt petit, à qui elle eſt ſévère, qu’elle reſſerre dans leur ordre, ſans leur permettre rien de ce qui paſſe l’amitié ; elle eſt diſtraite avec eux, leur répond par des monoſyllabes, & ſemble chercher à s’en défaire ; elle eſt ſolitaire & farouche dans ſa maiſon ; ſa porte eſt mieux gardée & ſa chambre plus inacceſſible que celles de Monthoron et d’Hémery. Une ſeule, Corinne, y eſt attendue, y eſt reçue, & à toutes les heures ; on l’embraſſe à pluſieurs repriſes ; on croit l’aimer ; on luy parle à l’oreille dans un cabinet où elles ſont ſeules ; on a ſoy-meſme plus de deux oreilles pour l’écouter ; on ſe plaint à elle de tout autre que d’elle ; on luy dit toutes choſes, & on ne luy apprend rien : elle a la confiance de tous les deux. L’on voit Glycère en partie carrée au bal, au théatre dans les jardins publics, ſur le chemin de Venouze, où l’on mange les premiers fruits ; quelquefois ſeule en litière ſur la route du grand faubourg, où elle a un verger délicyeux, ou à la porte de Canidie, qui a de ſi beaux ſecrets, qui promet aux jeunes femmes de ſecondes noces, qui en dit le temps & les circonſtances. Elle paraît ordinairement avec une coiffure plate & négligée, en ſimple déſhabillé, ſans corps & avec des mules : elle eſt belle en cet équipage, & il ne luy manque que de la fraîcheur. On remarque néanmoins ſur elle une riche attache, qu’elle dérobe avec ſoyn aux yeux de ſon mari. Elle le flatte, elle le careſſe ; elle invente tous les jours pour luy de nouveaux noms ; elle n’a pas d’autre lit que celuy de ce cher époux & elle ne veut pas découcher. Le matin, elle ſe partagé entre ſa toilette & quelques billets qu’il faut écrire. Un affranchi vient luy parler en ſecret c’eſt Parménon, qui eſt favori, qu’elle ſoutient contre l’antipathie du maître & la jalouſie des domeſtiques. Qui à la vérité foit mieux connaître des intentions, & rapporte mieux une réponſe que Parménon ? qui parle moins de ce qu’il faut taire ? qui ſçait ouvrir une porte ſecrète avec moins de bruit ? qui conduit plus adroitement par le petit eſcalier ? qui foit mieux ſortir par où l’on eſt entré ?

74. — Je ne comprends pas comment un mari qui s’abandonne à ſon humeur & à ſa complexion, qui ne cache aucun de ſes défauts, & ſe montre au contraire par ſes mauvais endroits, qui eſt avare, qui eſt trop négligé dans ſon ajuſtement, bruſque dans ſes réponſes, incivil, froid & taciturne, peut eſpérer de défendre le cœur d’une jeune femme contre les entrepriſes de ſon galant, qui emploie la parure & la magnificence, la complaiſance, les ſoyns, l’empreſſement, les dons, la flatterie.

75. — Un mari n’a guère un rival qui ne ſoyt de ſa main, & comme un préſent qu’il a autrefois foit à ſa femme. Il le loue devant elle de ſes belles dents & de ſa belle teſte ; il agrée ſes ſoyns ; il reçoit ſes viſites ; & après ce qui luy vient de ſon cru, rien ne luy paroit de meilleur goût que le gibier & les truffes que cet ami luy envoie. Il donne à ſouper, & il dit aux conviez : « Goûtez bien cela ; il eſt de Léandre, et il ne me coûte qu’un grand merci. »

76. — Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre ſon mari au point qu’il n’en eſt foit dans le monde aucune mention : vit-il encore ? ne vit-il plus ? on en doute. Il ne ſert dans ſa famille qu’à montrer l’exemple d’un ſilence timide & d’une parfaite ſoumiſſion. Il ne luy eſt dû ni douaire ni conventions, mais à cela près, & qu’il n’accouche pas il eſt la femme, & elle le mari. Ils paſſent les mois entiers dans une meſme maiſon ſans le moindre danger de ſe rencontrer, il eſt vrai ſeulement qu’ils ſont voiſins. Monſieur paye le roſtiſſeur & le cuiſinier, & c’eſt toujours chez Madame qu’on a ſoupé. Ils n’ont ſouvent rien de commun ni le lit, ni la table pas meſme le nom : ils vivent à ; a romaine ou à la grecque ; chacun a le ſien ; & ce n’eſt qu’avec le temps, & après qu’on eſt initié au jargon d’une ville, qu’on ſçait enfin que M. B… eſt publiquement depuis vingt années le mari de Mme L…

77. — Telle autre femme, à qui le déſordre manque pour mortifier ſon mari, y revient par ſa nobleſſe & ſes alliances, par la riche dot qu’elle a apportée, par les charmes de ſa beauté, par ſon mérite, par ce que quelques-uns appellent vertu.

78. — Il y a peu de femmes ſi parfaites, qu’elles empeſchent un mari de ſe repentir du moins une fois le jour d’avoir une femme, ou de trouver heureux celuy qui n’en a point.

79. — Les douleurs muettes & ſtupides ſont hors d’uſage : on pleure, on récite, on répète, on eſt ſi touchée de la mort de ſon mari, qu’on n’en oublie pas la moindre circonſtance.

80. — Ne pourrait-on point découvrir l’art de ſe faire aimer de ſa femme ?

81. — Une femme inſenſible eſt celle qui n’a pas encore vu celuy qu’elle doit aimer. Il y avoit à Smyrne une tres-belle fille qu’on appeloit Émire, et qui étoit moins connue dans toute la ville par ſa beauté que par la ſévérité de ſes meurs, & ſurtout par l’indifférence qu’elle conſervoit pour tous les hommes, qu’elle voyait, diſçait-elle, ſans aucun péril, & ſans d’autres diſpoſitions que celles où elle ſe trouvoit pour ſes amies ou pour ſes frères. Elle ne croyoit pas la moindre partie de toutes les folies qu’on diſçait que l’amour avoit foit faire dans tous les temps ; & celles qu’elle avoit vues elle-meſme, elle ne les pouvoit comprendre : elle ne connaiſſçait que l’amitié. Une jeune & charmante perſonne, à qui elle devoit cette expérience, la luy avoit rendue ſi douce qu’elle ne penſçait qu’à la faire durer, & n’imaginoit pas par quel autre ſentiment elle pourroit jamais ſe refroidir ſur celuy de l’eſtime & de la confiance, dont elle étoit ſi contente. Elle ne parloit que d’Euphroſyne : c’étoit le nom de cette fidèle amie, & tout Smyrne ne parloit que d’elle & d’Euphroſyne leur amitié paſſçait en proverbe. Émire avoit deux frères qui étaient jeunes, d’une excellente beauté, & dont toutes les femmes de la ville étaient épriſes ; & il eſt vrai qu’elle les aima toujours comme une sœur aime ſes frères. Il y eut un preſtre de Jupiter qui avoit accès dans la maiſon de ſon père, à qui elle plut, qui oſa le luy déclarer, & ne s’attira que du mépris. Un vieillard, qui, ſe confiant en ſa naiſſance & en ſes grands biens, avoit eu la meſme audace, eut auſſi la meſme aventure. Elle triomphoit cependant ; & c’étoit juſqu’alors au milieu de ſes frères, d’un preſtre & d’un vieillard, qu’elle ſe diſçait inſenſible. Il ſembla que le ciel voulut l’expoſer à de plus fortes épreuves, qui ne ſervirent néanmoins qu’à la rendre plus vaine, & qu’à l’affermir dans la réputation d’une fille que l’amour ne pouvoit toucher. De trois amants que ſes charmes luy acquirent ſucceſſivement, & dont elle ne craignit pas de voir toute la paſſion, le premier, dans un tranſport amoureux, ſe perça le ſein à ſes pieds ; le ſecond, plein de déſeſpoir de n’eſtre pas écouté, alla ſe faire tuer à la guerre de Crète ; et le troiſième mourut de langueur & d’inſomnie. Celuy qui les devoit venger n’avoit pas encore paru. Ce vieillard qui avoit été ſi malheureux dans ſes amours s’en étoit guéri par des réflexions ſur ſon age & ſur le caractère de la perſonne à qui il vouloit plaire : il déſira de continuer de la voir, & elle le ſouffrit. Il luy amena un jour ſon fils, qui étoit jeune, d’une phyſionomie agréable, & qui avoit une taille fort noble. Elle le vit avec intéreſt ; & comme il ſe tut beaucoup en la préſence de ſon père, elle trouva qu’il n’avoit pas aſſez d’eſprit, & déſira qu’il en eût eu davantage. Il la vit ſeul, parla aſſez, & avec eſprit ; mais comme il la regarda peu, & qu’il parla encore moins d’elle & de ſa beauté elle fut ſurpriſe & comme indignée qu’un homme ſi bien foit & ſi ſpirituel ne fût pas galant. Elle s’entretint de luy avec ſon amie, qui voulut le voir. Il n’eut des yeux que pour Euphroſyne, il luy dit qu’elle étoit belle & Émire ſi indifférente devenue jalouſe, comprit que Ctéſiphon étoit perſuadé de ce qu’il diſçait, & que non ſeulement il étoit galant, mais meſme qu’il étoit tendre. Elle ſe trouva depuis ce temps moins libre avec ſon amie. Elle déſira de les voir enſemble une ſeconde fois pour eſtre plus éclaircie & une ſeconde entrevue luy fit voir encore plus qu’elle ne craignoit de voir, & changea ſes ſoupçons en certitude. Elle s’éloigne d’Euphroſyne, ne luy connaît plus le mérite qui l’avoit charmée, perd le goût de ſa converſation ; elle ne l’aime plus ; & ce changement luy foit ſentir que l’amour dans ſon cœur a pris la place de l’amitié. Ctéſiphon & Euphroſyne ſe voient tous les jours, s’aiment, ſongent à s’épouſer, s’épouſent. La nouvelle s’en répand par toute la ville ; & l’on publie que deux perſonnes enfin ont eu cette joie ſi rare de ſe marier à ce qu’ils aimaient. Émire l’apprend, & s’en déſeſpère. Elle reſſent tout ſon amour : elle recherche Euphroſyne pour le ſeul plaiſir de revoir Ctéſiphon ; mais ce jeune mari eſt encore l’amant de ſa femme, & trouve une maîtreſſe dans une nouvelle épouſe ; il ne voit dans Émire que l’amie d’une perſonne qui luy eſt chère. Cette fille infortunée perd le ſommeil, & ne veut plus manger : elle s’affaiblit ; ſon eſprit s’égare ; elle prend ſon frère pour Ctéſiphon, & elle luy parle comme à un amant ; elle ſe détrompe, rougit de ſon égarement ; elle retombe bientoſt dans de plus grands, & n’en rougit plus ; elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard : c’eſt ſa folie. Elle a des intervalles où ſa raiſon luy revient, & où elle gémit de la retrouver. La jeuneſſe de Smyrne, qui l’a vue ſi fière & ſi inſenſible, trouve que les Dieux l’ont trop punie.