Les Caresses (Richepin)/Thermidor
I
le pendu joyeux
Je te l’ai dit, je suis à toi jusqu’au trépas.
Quoi qu’il puisse arriver, je ne me plaindrai pas.
Je sais bien que l’amour est une maladie
À laquelle il n’est rien de sûr qui remédie ;
Je sais que d’écouter l’ensorcelante voix,
C’est boire à pleine gorge un poison, et j’en bois.
Je connais qu’on en souffre, et je crains qu’on n’en meure.
Mais au diable demain ! Je veux jouir de l’heure.
Le soir où ton beau corps entre mes bras tombait,
Si quelqu’un m’avait dit : « Ce corps est ton gibet.
— Qu’on me pende, ça va, j’aurais dit, et qu’on m’aime ! »
Et j’aurais à mon cou mis la corde moi-même.
Je suis comme ce gueux qui riait de la mort,
Et qui sans peur, sans pleurs, sans regret, sans remord,
Chantait un air à boire en lâchant l’existence
Et dansait une gigue au bout de sa potence.
II
vieilles amourettes
Aux prés de l’enfance on cueille
Les petites amourettes,
Qu’on jette au vent feuille à feuille
Ainsi que des pâquerettes.
On cueille dans ces prairies
Les voisines, les cousines,
Les amourettes fleuries
Et qui n’ont pas de racines.
Ô douce gerbe liée
Avec des rubans d’aurore,
Fraîche rosée oubliée,
Me parfumez-vous encore ?
Hélas ! bouquets éphémères,
Depuis cette heure lointaine
Combien de larmes amères
Ont coulé dans ma fontaine !
Des choses se sont passées
Qui m’ont changé ma jeunesse
Beaucoup trop, ô trépassées,
Pour que je vous reconnaisse.
Le dur amour qui ravage
Dans mon cœur a pris racines,
Comme un grand rosier sauvage
Aux épines assassines.
Qu’êtes-vous près de ces roses
Sanglantes, éblouissantes,
Ô pâquerettes écloses
Dans les prés aux vertes sentes ?
Qu’est votre parfum qui rôde
Évaporé dans la brise,
Près de l’odeur âcre et chaude
Qui me pénètre et me grise ?
Ô mignonnes marguerites,
Enfantines amourettes,
Hélas ! mes pauvres petites,
Je ne sais plus qui vous êtes.
Dans de vagues mausolées,
Enfants blondes, rousses, brunes,
Pour moi vous dormez voilées
Au pays des vieilles lunes.
III
l'idéal
La poésie est non pas
Un idéal qu’il faut suivre
Bien haut, bien loin, tout là-bas ;
Mais c’est d’aimer et de vivre.
En cherchant la toison d’or
Les héros perdent la rive.
En aimant, pendant qu’on dort
La fortune vous arrive.
Sans écorcher du hoyau
Une terre racornie,
On découvre maint joyau
Dans notre Californie.
Ô chercheurs, vous descendrez
Aux puits où l’or met son trône.
Moi, dans des cheveux cendrés
Je prends des mèches d’or jaune.
Lorsque le désir rougit
Le satin de sa peau pâle,
Je baise l’endroit où gît
Cette chatoyante opale.
Sous quel roc en soupirail,
Dans quel flot, mer qui déferles,
Sas gencives de corail
Ont-elles mordu leurs perles ?
Et quel diamant phénix
Venu du pays des jungles
Vaut le clair et dur onyx
De ses roses petits ongles ?
Et ses yeux bleus, dont le ton
Est changeant, chez quels artistes,
Chez quels rois les trouve-t-on,
Ces saphirs pleins d’améthystes ?
Et ses rires, ses chansons,
Quel grand cristal de Bohême
Est plus pur, plus riche en sons,
Plus vibrant, que ce poème ?
Ah ! son espoir triomphant
Est une verte émeraude.
Dans ses colères d’enfant
L’éclair d’une gemme rôde.
Et mon sang sur ses habits
Fait une mer purpurine
De grenats et de rubis
Ruisselant de ma poitrine.
Ô rêveurs que l’idéal
Dans les nuages enrôle
Pour le vaisseau boréal
Qui cherche à trouver le pôle,
Mineurs qui vers le nadir
Vous enterrez dans le sombre
Pour voir enfin resplendir
Un filon qui fuit sous l’ombre,
Que sont vos pierres, vos ors,
Vos richesses à vous autres ?
Pauvres fous, tous vos trésors
Ne valent pas un des nôtres.
IV
Puisqu’à mon fauve amour tu voulus te soumettre,
Il faudra désormais le nourrir comme un maître ;
Et tu sais qu’il est plein d’appétits exigeants.
Un féroce mangeur ! Il n’est pas de ces gens
Qu’un morceau de pain sec rassasie et contente.
Ce qu’il demande, lui, c’est ta chair palpitante,
C’est ton corps tout entier, c’est ton être absolu ;
Et tout le nécessaire et tout le superflu
Seront à peine assez pour notre convoitise.
Madame, il faut nourrir le feu, quand on l’attise.
V
repas champêtre
Sous la branche de houx vert,
Attendant que tu paraisses,
Je fais mettre le couvert
Des baisers et des paresses.
Pour nous donner l’air frugal
N’ayons que des fruits, ma chère.
Mais tu verras quel régal
Et comme on fait bonne chère !
Pour fraises nous cueillerons
Tes deux lèvres que tu fronces.
Je trouverai des meurons
Sur tes caprices pour ronces.
Le bigarreau se promet
D’être à ton oreille un lobe.
La framboise est au sommet
De tes blancs tétins en globe.
Ces fruits qu’Avril adulait,
Mangeons-les sans défaillance
En les mêlant à du lait
Au fond des plats de faïence.
À l’ombre des frais noyers
Buvons le vin délectable.
Puis à midi, soûls, noyés,
Nous dormirons sous la table.
Et lorsque viendra le soir
Solennel qui nous assomme,
Balancer son encensoir
Sous le nez de notre somme,
Lors, sans vouloir écouter
Quoi que ce soit, quoi qu’on dise,
Recommençons un goûter
D’amoureuse gourmandise.
VI
rondeaux mignons
La rosée
S’envole et remonte aux cieux
Quand le soleil radieux
L’a baisée.
Ainsi des pleurs de mes yeux
S’évapore, quand tu veux,
La rosée.
Rossignol,
Ton doux chant sous la ramée
Semble la voix enrhumée
De Guignol,
Lorsque de ma bien aimée
Chante la voix parfumée,
Rossignol.
L’hirondelle
S’en revient quand le printemps
A chassé les noirs autans
À coups d'aile.
Ainsi les ris éclatants
Ramènent de mes vingt ans
L’hirondelle.
Mes amours
Sont comme un vin qui détone
Et fait craquer de l’automne
Le velours.
Et je chante, et je festonne,
Et je ris, lorsque j’entonne
Mes amours.
VII
Pourquoi donc t’habiller si matin, ma chérie ?
Pourquoi me dérober si tôt la chair fleurie ?
Non, ne mets pas encor tes seins au cachot noir
De ton corsage ; garde un peu ce long peignoir
Qui moule ton beau corps tout nu sous la dentelle,
Et dont la manche large a comme un frisson d’aile.
Nous irons au jardin boire un coup de printemps,
Mouiller dans les gazons ta traîne aux plis flottants,
Voir les fruits que je mords et les fleurs que tu cueilles,
Nous rafraîchir les yeux dans les yeux vert des feuilles,
Et respirer l’aurore ainsi que deux oiseaux.
Viens, tes frisons de soie, en dépit des réseaux,
S’envoleront au souffle amoureux de la brise ;
Tu verras au travers, dans l’aube qui s’irise,
Blonds et fins, les crêpons d’un nuage vermeil,
Et tes cheveux seront avec ceux du soleil.
VIII
le galant jardinier
Lorsque dans votre jardin,
Mignonne, j’entrai soudain,
Vous avez fui comme un daim.
Vous avez caché vos craintes
Dans des coins en labyrinthes ;
Mais j’ai suivi vos empreintes.
J’ai su voir, même embrouillés
Parmi les gazons mouillés,
Les baisers de vos souliers.
Et, bon chien chassant de race,
Mon flair que rien n’embarrasse
A retrouvé votre trace.
Enfin mes yeux obstinés
Dans l’ombre où vous vous tenez
Voient le bout de votre nez.
« Rendez-vous ! Ou je saccage
Tous les arbres du bocage
Pour mettre l’oiselle en cage. »
Alors, d’un rire moqueur
Vous avez ri de bon cœur
À la barbe du vainqueur.
« Riez ! mais il faut promettre
Que j’aurai le droit de m’être
Introduit là comme un maître,
Et que dans ce beau verger,
Ainsi qu’un galant berger,
Vous même allez m’héberger. »
Alors, tel qu’un vin qui mousse,
Inondant votre frimousse
Vos pleurs ont mouillé la mousse.
« Pleurez ! Tout est superflu.
Je suis le maître absolu.
J’aurai ce que j’ai voulu. »
Alors, craignant ma colère,
Voyant qu’il fallait me plaire,
Vous avez chanté lanlaire,
Tra la la, turlulutu,
Au nez de votre vertu,
Et m’avez dit : « Que veux-tu ? »
J’ai mis ma main dans la vôtre,
Et, faisant le bon apôtre,
J’ai dit : « Une chose ou l’autre. »
J’ai dit : « Bah ! comme des fous
Allons tout droit devant nous,
Pour voir si vos fruits sont doux.
Je voudrais goûter, les unes
Après les autres, vos prunes,
Qu’elles soient blondes ou brunes.
Et si vous ne m’empêchez,
En dépouillant vos pêchers
Je ferai des gros péchés.
Même, si mon espoir ose,
Je pourrai cueillir la rose
Que votre main blanche arrose. »
Alors tu cédas. Alors
Tu m’abandonnas ton corps,
Ton jardin plein de trésors.
Ces fruits dont l’odeur allèche,
Ces beaux fruits que l’été lèche
Et mûrit à coups de flèche,
Ces fruits fermes, savoureux,
Que mes désirs amoureux
Savaient être faits pour eux.
Ces fruits d’or et d’émeraude
Sur lesquels l’abeille rôde
Et prend du miel en maraude,
Je pus selon mon plaisir
Les toucher et les choisir
Et m’en repaître à loisir.
Maintenant, sans qu’on m’évince,
Au jardin je suis un prince
Absolu dans sa province.
J’ai droit de vie et de mort
Sur les fruits que sans remord
Ma main palpe et ma dent mord.
« Peuh ! dit m’amour, qui badine,
Es-tu bien heureux ? — Pardine !
Je jardine, je jardine. »
IX
La salive de tes baisers sent la dragée
Avec je ne sais quoi d’une épice enragée,
Et la double saveur se confond tellement
Que j’y mange à la fois du sucre et du piment.
C’est dans le même instant l’eau courante et la braise ;
C’est plus chaud qu’un alcool et plus frais qu’une fraise ;
Et ton souffle s’y mêle et me monte au cerveau
Comme le vent du soir grisé de foin nouveau.
X
Comment, mignonne, j’ai fait souffrir votre orgueil ?
Et vous voilà, comme un enfant, la larme à l’œil !
Voulez-vous bien finir ! Vous aurez le nez rouge.
Mais vous continuez. Votre lippe qui bouge
Mêle un peu de grimace à vos airs de grandeur.
Ô la petite laide ! ô le vilain boudeur !
Bah ! vous avez beau faire ; et malgré cette moue,
Malgré le flot salé qui brûle votre joue,
Les sourcils contractés qu’une ride rejoint,
Vous êtes belle encore et ne m’effrayez point.
Vermeille, votre peau de larmes arrosée
Est la rose au matin laissant choir sa rosée ;
Vos narines, où la fureur creuse un sillon,
Palpitent comme des ailes de papillon ;
Votre bouche pourprée, où la lèvre se fronce,
Semble un meuron bien mûr ensanglantant la ronce ;
Votre menton crispé, que vous croyez fort laid,
Me fait songer aux plis délicats d’un œillet ;
Vos yeux sont comme un ciel d’été lavé de pluie,
Plein de nuages bleus que le soleil essuie ;
Votre nez n’est pas rouge, il est un rubis clair ;
Et le pleur qui scintille à son bout rose, a l’air
D’un diamant qui va rouler comme un grain d’orge
Pour les deux ramiers blancs nichés dans votre gorge.
XI
Quand je vous ai mise en colère,
Votre front vermeil
Semble un bloc de glace polaire
Qui flambe au soleil.
Votre nez mignon bat des ailes
Comme un roitelet
Qui fait la chasse aux demoiselles
Dansant un ballet.
Vous froncez vos lèvres en moue ;
Tel, au mois de mai,
Le bouton de fleur que secoue
Un frelon pâmé.
Les filets de vos veines bleues
Font sur votre chair
Des glycines tordant leurs queues
Sur un marbre clair.
Et vos yeux, que des lueurs vagues
Viennent sillonner,
Verts, miroitent comme les vagues
Quand il va tonner.
XII
réveil
Nous avons été des gens sages
Cette nuit, je ne sais pourquoi.
Or, ce matin, je sens en moi
Des éternités de nuages.
Toi-même sur ton front vermeil
Tu gardes des reflets nocturnes,
Et tes yeux sont comme des urnes
Où fume un restant de sommeil.
Nous avons trop dormi, ma chère.
Notre vorace amour se plaint
De n’avoir pas le ventre plein,
Lui qui fait toujours bonne chère.
Allons, mignonne, allons, debout !
Chassez-moi nos pensers funèbres.
J’ai nourri mes yeux de ténèbres,
J’ai fait des rêves de hibou.
Mais en vous voyant fraîche et rose,
J’en fais qui sont couleur de jour.
J’entends la voix de notre amour
Qui pour fleurir veut qu’on l’arrose.
C’étaient nos vœux inapaisés
Qui nous rendaient mélancoliques.
Donnons à nos cœurs faméliques
Un large repas de baisers.
C’est le remède, c’est la vie !
Tu m’enlaces ; moi, je t’étreins ;
Et mangeant le feu de nos reins,
Se tait notre bête assouvie.
Les désespoirs les plus ardents,
Les tristesses les plus farouches,
Quand nous unissons nos deux bouches,
Sont égorgés entre nos dents.
XIII
Tu dors ? Ce n’est pas vrai, folle, tu fais semblant.
Tu sais bien que ton corps est plus rose et plus blanc
Quand il se laisse aller à cette nonchalance
Dans le hamac de soie où ma main te balance ;
Tu sais que la langueur tranquille du sommeil
Te rend la peau plus fraîche et le sang plus vermeil,
Et que tes deux tétins, tandis que tu reposes,
Sont deux bouquets de lis et deux boutons de roses ;
Tu sais que des frissons amoureux et troublants
Viennent ensoleiller la neige de tes flancs ;
Tu sais que tous ces fruits dont ta chair me régale,
Je ne puis les flairer sans avoir la fringale ;
Tu sais trop bien cela, friponne, et, doucement,
Sûre de me tenter, tu souris en dormant ;
Car tu sens mon dcsir dont le regard flamboie
Planer sur ton sommeil comme un oiseau de proie.
XIV
Bien avant d’avoir pu contempler à mon gré
Ta statue en chair toute nue,
J’avais vu tout ton corps, quoiqu’il me fût muré,
Et sa beauté m’était connue.
Des corsages jaloux traversant les rideaux,
Mes yeux touchaient ta gorge blanche ;
Et j’avais deviné la chute de ton dos,
Ta croupe, ton ventre, ta hanche,
Ton mollet rond, ta cuisse au contour terme et plein,
Rien qu’à voir ta cheville preste.
Le bas de jambe est comme un espion malin
Qui trahit les secrets du reste.
XV
Depuis lors je t’ai tenue
Entre mes doigts curieux.
J’ai vu ta chair toute nue
Sous mes yeux.
J’avais bien deviné juste
Tes invisibles trésors,
Tes flancs, tes reins et ton buste,
Tout ton corps.
Il faudrait un dithyrambe
Pour célébrer tes appas.
Car, sang-dieu ! ton bas de jambe
Ne ment pas.
XVI
Son corps est d’un blanc monotone
Comme la neige sur les champs ;
Mais sa toison semble un automne
Doré par les soleils couchants.
Ses seins droits ont la pointe aiguë
Ainsi que la ronce des murs
Et sont froids comme la ciguë
Pleine de poisons doux et sûrs.
Dire l’odeur de sa peau fraîche,
Aucun parfum ne le saurait,
Ni le foin séché dans la crèche,
Ni l’haleine d’une forêt,
Ni le thym, ni la marjolaine,
Ni le muguet, ni le cresson
Nourri des pleurs de la fontaine
Et tout baigné de sa chanson,
Ni le repli des coquillages
Qui garde un arôme énervant,
Souvenance d’anciens sillages,
D’algues, de marée et de vent.
XVII
beauté moderne
Certes, tu m’éblouis quand tu es toute nue.
Ainsi l’âpre soleil de juin, brûlant la nue,
Fait baisser le regard par sa flamme irrité.
Tu ressembles alors à quelque déité
Splendide arrondissant le contour de ses lignes
Dans un marbre plus blanc que la plume des cygnes.
Mais je t’admire autant, je te veux plus encor
En moderne beauté, quand un savant accord
De rubans, de chiffons, de robe revêtue,
Dans la toilette étreint ta vivante statue.
J’aime l’étroit corsage où tes seins à l’étroit
Semblent deux étalons qui se cabrent tout droit.
J’aime ton bras sortant à demi de la manche
Où la dentelle écume autour de ta chair blanche.
J’aime ton buste fier cuirassé de satin.
J’aime ton pied cambré, frétillant et mutin
Sous les boutons de la bottine mordorée.
J’aime ta jupe énorme à la traîne éplorée
Qui fait comme un fouillis épars de noirs cheveux
De ta croupe onduleuse à ton mollet nerveux.
J’aime à sentir ployer tes reins, fondre ta taille,
Dans le froufrou soyeux et craquant de la faille.
J’aime tes bracelets, tes bagues, tes bijoux,
Tout ce que ton caprice enfant a pour joujoux.
Et rien ne me rend fou, frénétique, idolâtre,
Comme l’éclat de tes toilettes de théâtre,
Quand, faisant palpiter au bout fin de ton gant
Comme un grand papillon l’éventail élégant,
Avec des airs de reine et des rires de fée,
La poitrine en avant, la tête ébouriffée,
Tu te plais à montrer aux lustres envieux
Tes diamants aigus qui poignardent les yeux.
XVIII
au théâtre
Nous n’étions pas au fond d’une baignoire obscure,
Mais en pleine avant-scène. Oh ! j’ai mal conservé
Dans ma mémoire si l’on jouait de l’Hervé
Ou du Donizetti : je n’en avais pas cure.
Nous nous tenions la main. Je sentais la piqûre
Du désir s’enfoncer dans mon cœur énervé ;
Et le désir croissait, de se voir observé.
Oh ! l’âpre volupté que le danger procure !
Nous aurions pu si bien nous embrasser chez nous,
Où j’aurais mis ton corps tout nu sur mes genoux
Pour te porter au lit comme un enfant qu’on couche.
Mais ici, c’était fou ! Tous ces yeux à l’entour !
Soudain je fis claquer mon baiser sur ta bouche,
Et ce baiser valait toute une nuit d’amour.
XIX
une fantaisie
C’est toi qui l’as voulu. Tu faisais ton devoir
De femme curieuse, et ton désir de voir
Etait si fort que j’ai cédé, petite folle.
Comme un saint fatigué du poids de l’auréole
Qui voudrait dans l’enfer se promener un peu,
Comme un enfant gâté qui joue avec le feu,
Il te plaisait d’entrer au cœur de la fournaise
Où le Paris viveur fait la noce à son aise.
Et c’est pourquoi je t’ai conduite sans ennui,
Dans un de ces cafés ouverts toute la nuit,
Où rôde sur le gras velours d’une banquette
La Prostitution comme une chienne en quête.
Le gaz, le ruolz clair, les cristaux découpés,
Mêlaient leurs flamboiements aux fumets des soupers ;
Tout chantait, les baisers, le Champagne, la soie,
Les bijoux, les louis ; et tu connus la joie
D’être servie, au bruit grisant du bacchanal,
Par un garçon pressé, bouffi, glabre et banal.
Quelle drôle de chose est une Parisienne !
Dans ce milieu nouveau tu semblais une ancienne.
Avec un tact exquis tu t’étais sans façon,
Pour ne pas détonner, mise au diapason.
Malgré le luxe moins voyant de ta toilette,
Malgré l’enroulement d’une chaste voilette.
Et le bon goût des fleurs qui semaient ton chapeau,
Tu sentais la débauche et portais à la peau ;
Si bien qu’en te voyant les coudes sur la table,
Rieuse, le teint chaud et l’air peu respectable,
J’ai mené notre amour, les prunelles en feu,
Achever le dessert dans un cabinet bleu.
XX
Tes paroles ont des musiques cristallines.
Rien qu’à les écouter, que de fois j’ai joui !
Je pâme, les yeux clos, et presque évanoui,
Quand, pour me parler bas, dans le cou, tu t’inclines.
Ce n’est pas de ton souffle embaumant les pralines
Que je me grise alors ; c’est du ton inouï
Que tu mets dans un mot quelconque, un simple oui.
Ta bouche a des façons de prononcer câlines.
Voilà ce qui me fait tous les sens engourdis.
Je t’écoute, mais sans savoir ce que tu dis,
Comme si tu parlais une langue inconnue ;
Je me laisse couler dans l’extase ; et je sens
Une invisible main passer sur ma peau nue,
Car tes paroles même ont des doigts caressants.
XXI
Mes désirs ne sont point lassés.
Donne-moi tes baisers, maîtresse !
Je n’en aurai jamais assez.
J’en veux boire jusqu’à l’ivresse.
Donne-moi tes baisers ! Encor !
Je veux boire à ta bouche rose.
Tu me dis, et j’en suis d’accord,
Que c’est toujours la même chose ;
Mais c’est toujours nouveau pourtant !
Je suis un buveur peu sévère,
De ceux qui boivent tant et tant
Qu’ils se noient au fond de leur verre.
Folle, il faut te griser aussi.
Laisse-toi donc faire, et sois ivre !
Donne tes baisers, comme si
Tu n’avais plus qu’un jour à vivre.
XXII
La possession dégoûte !
Et pourtant je te veux toute
Jusqu’à la dernière goutte.
Car, jamais désaltéré,
Sur tes lèvres je boirai
Toujours de l’inespéré.
XXIII
Encore et toujours, te dis-je !
Abîme de volupté,
Tu me donnes le vertige.
Je possède, quand je t’ai,
Plus de mille et trois maîtresses,
Plus que don Juan n’en nommait.
Ton corps peuplé de caresses
Est le ciel de Mahomet.
XXIV
le trésor
Tu sers à mes désirs un éternel repas.
Tu peux donner toujours, tu ne t’appauvris pas.
Pour rajeunir la fleur de tes roses caresses,
Il suffit qu’après une absence tu paraisses.
Quand sans voir tes yeux bleus je reste plus d’un jour,
Je trouve un renouveau piquant dans ton amour.
Ta bouche a conservé la fraîcheur d’une aurore.
Comme avant de t’avoir, je veux l’avoir encore.
Tes charmes sont pareils au laurier toujours vert
Qui garde son printemps même au cœur de l’hiver.
Ton corps plein de secrets connaît l’art de renaître.
Je ne verrai jamais le fin fond de ton être.
Ton corps voluptueux ressemble à ce trésor
Où les Nibelungen accumulaient leur or.
On peut le dissiper comme on jette du sable,
Il en reste toujours. Il est inépuisable.
XXV
le goinfre d'amour
Non, non, l’amour vivant, quoi que toi-même en dises,
N’est pas un délicat épris de gourmandises
Qui grignote du bout des dents, plein de dégoûts,
Réglant son estomac, buvant à petits coups,
Craignant les larges plats et la grande rasade,
Et restant sur sa faim pour n’être pas malade.
C’est un goinfre attablé qui, plus que de raison
Enivré de vin pur, gavé de venaison,
Ôte le ceinturon qui lui gêne la taille
Et, sans peur d’avoir mal au ventre, fait ripaille.
Il ne sait si demain sera jour de gala
Et veut manger de tout pendant que tout est là.
Le Temps peut survenir, majordome intraitable,
Qui dira brusquement de se lever de table,
Qui fera remporter les bons mets et les brocs,
Et vous mettra dehors avec rien dans les crocs.
Que direz-vous alors, vous, les convives mièvres,
Qui n’aurez pas touché vos verres de vos lèvres,
Qui n’aurez pas voulu repaître votre faim,
Sous prétexte de vous réserver pour la fin ?
Vous n’aurez pas mordu cette dinde si grosse,
Vous n’aurez pas trempé votre pain dans la sauce,
Vous aurez fait les fins, les fiers, les délicats,
Vous aurez attendu le moment des muscats,
Des bonbons, du gâteau monté qui trône au centre,
Et vous vous en irez en vous brossant le ventre.
Pas d’indigestion, pour sûr ! Et puis après ?
Croyez-vous que demain vous serez sans regrets,
En songeant aux bons crûs qui rougissaient les coupes,
Au fumet des ragoûts, à la bisque des soupes,
Aux légumes charnus, aux rôtis cuits à point.
Que vous pouviez avoir et que vous n’eûtes point ?
Ah ! lorsque vous irez, mangeurs de confitures,
Dans la rue, en serrant les crans de vos ceintures,
Affamés et grinçant des dents comme les loups.
Vous aurez des remords, et vous serez jaloux
De ceux qui se seront gaîment garni la panse.
Mais vous aurez beau faire et vous mettre en dépense,
Et chercher autre part un semblable repas ;
Ces beaux festins d’amour ne se retrouvent pas.
À la table divine où l’on doit manger vite
La jeunesse prodigue en passant vous invite.
Il faut mettre à profit cet hôte hasardeux,
Qui reçoit une fois les gens, mais jamais deux.
Maîtresse, c’est pourquoi je bois à perdre haleine,
Pourquoi je veux avoir toujours la bouche pleine,
Pourquoi mes appétits, sans paraître apaisés,
Font si large bombance au banquet des baisers.
Et ne me parle pas, toi, d’y mettre bon ordre !
Laisse-moi tout mon soûl m’emplir, bâfrer et mordre,
Me régaler de notre amour comme un goulu.
Je me ferai du mal, soit ! Je l’aurai voulu.
Mais au moins, quand viendra le jour épouvantable,
S’il doit venir jamais, d’abandonner la table,
Je ne m’en irai pas, ainsi que ces piteux
Qui laissèrent passer leur bonheur devant eux ;
Je m’en irai repu, la gueule satisfaite,
Le nez rouge, les pieds dansants, les yeux en fête ;
Je chanterai, même en roulant dans les ruisseaux ;
Je scandaliserai les bourgeois et les sots ;
Et quand la Mort avec sa lanterne pâlotte
Viendra me ramasser pour me mettre à sa hotte,
Je ne sentirai pas son crochet de biffin,
Je n’aurai pas fini de cuver tout mon vin.
XXVI
Sous tes lèvres de miel quand tu fermes mes yeux,
À travers tes baisers je te vois encor mieux.
Si je ne réponds pas alors à ta caresse,
C’est qu’une pâmoison m’envahit et m’oppresse.
Mon sang ne fait qu’un tour, mon cœur manque au dedans,
Toute ma peau frissonne, et je claque des dents,
Et du haut jusqu’en bas je sens une secousse
Qui m’ébranle les nerfs, à la fois brusque et douce,
Et, se laissant couler à ce néant profond,
Ma chair dans un courant électrique se fond.
XXVII
insatiablement
Quand tu me vois pâlir de fièvre,
Le rire écume sur ta lèvre.
Je suis las. Laisse ! Que veux-tu ?
N’as-tu point usé ma vertu ?
N’as-tu pas dévoré ma vie
Et bu mon sang, inassouvie ?
N’entends-tu pas tinter le glas
De tous mes désirs ? Je suis las.
J’ai besoin de cesser la lutte.
Je veux dormir comme une brute.
Mais ton rire strident, moqueur,
Sonne la diane à mon cœur.
Ah ! tes yeux sont des précipices
Et les paroles des épices.
Allons, mon corps lâche, il le faut !
Condamné, baise l’échafaud.
Encor ? Je ne puis plus. Ô rage !
La force manque à mon courage.
Mes yeux troubles vont se fermer.
Assez ! Je ne veux plus t’aimer.
Je ne veux plus t’aimer ? Mensonge !
Inassouvi, je t’aime en songe.
Tes doigts brûlent mes reins nerveux.
Embrasse-moi ! Je puis. Je veux.
XXVIII
un peu de repos
Ma foi, nous passerons notre journée au lit.
Le repos du combat d’amour vous amollit,
Et sur la volonté comme sur les paupières
Pose ses doigts câlins plus pesants que des pierres.
À quoi bon nous lever ? Il est plus de midi.
Des langueurs vont flottant et font l’air attiédi
Dans la chambre bien close et pleine de silence.
La paresse sous nos courtines se balance,
Ainsi qu’un de ces grands papillons aux vols lourds
Qui traînent dans la nuit leurs ailes de velours.
Rien ne respire autour de nous, rien ne s’agite,
Rien ne viendra troubler la paix de notre gîte.
Oh ! n’ouvrons pas les yeux, ne levons pas nos fronts !
Dormons profondément ! Nous nous réveillerons
Plus tard, bien tard, pas même aujourd’hui, pas encore,
Mais demain seulement, quand, pour fêter l’aurore,
Dans le rayon filtrant par le trou du volet
Les atomes dorés danseront leur ballet.
XXIX
lendemain de fête
Qu’as-tu donc ce matin, chère ? Tu n’es pas gaie.
Parce que ta frimousse est un peu fatiguée,
Ta lèvre un peu pâlie et ton front un peu lourd.
Vas-tu me reprocher d’avoir bu trop d’amour ?
Laisse là ton miroir où tu me fais la moue.
Que veux-tu, moi qui n’ai point de rose à la joue,
Comme toi je ne puis être pâle au réveil.
Est-ce ma faute, à moi, si mon cuir peu vermeil,
Lui que le travail tanne et que le soleil dore,
Est plus solide au feu que ta fraîcheur d’aurore ?
C’est vrai, lu gardes, toi, les traces de la nuit.
Mais cet air fatigué, tu crois donc qu’il te nuit ?
Non. Je t’aime encor mieux en ta paresse lasse,
Et ta défaite, enfant, te donne plus de grâce.
Sur tes lèvres de fraise, où courait un sang pur,
L’âpre fièvre a passé comme un glacis d’azur ;
Et mes baisers ardents, qui les ont calcinées,
Font de ces roses des violettes fanées.
La pâleur de ton front mystérieux me plaît.
Ton visage aujourd’hui semble pétri de lait.
Le noir qui sous tes yeux met son estompe brune
Est comme un chaud nuage à l’entour de la lune.
Reste ! je t’aime ainsi, quand ton regard mouillé
A l’air d’un fou qui rêve et dort tout éveillé,
Quand ton corps alangui s’abandonne à ta hanche
Comme un beau fruit trop mûr qui fait ployer sa branche,
Quand ta gorge palpite et ne peut s’apaiser,
Quand tu semblés prête à mourir sous un baiser.
Reste ! je t’aime ainsi. Reste, ma pauvre chatte,
Pose bien sur mon cœur ta tête délicate,
Enlace-moi de tes deux bras mis à mon cou,
Et dors dans mon giron, chère, dors un grand coup.
Ferme tes yeux, ainsi qu’une fleur son calice.
Dors, je te bercerai, je ferai la nourrice.
Et je fredonnerai, sur des rhythmes très lents,
Les chansons que l’on chante aux tout petits enfants.
XXX
Ô maîtresse, ta bouche exécrable et charmante
Est un rosier fleuri de baisers chauds et frais
Qui laissent après eux comme un parfum de menthe.
On me dit que tu dois mentir. Et puis après ?
Je veux que ta lèvre mente ;
Bah ! si tes baisers sont vrais !
Donc, au clair de la lune, ô chère, ouvre ta porte !
Donc, au fond de l’alcôve, ô belle, ouvre tes bras !
Ton corps est le tombeau de ma volonté morte.
Enfer ou paradis, sois ce que tu voudras.
Baise-moi d’abord ! Qu’importe
Ce qu’après tu me feras ?
Au bois vert de mon cœur ton œil mit l’étincelle.
Si tu dois en jeter les cendres quelque jour,
En serai-je plus mort ? en deviens-tu moins belle ?
La souffrance n’est rien. Le tourment le plus lourd
C’est d’être un oiseau sans aile,
D’être un homme sans amour.
Va, prends ma vie, elle est à toi, je te la livre.
Écris ce qui te plaît sur ce grand vélin blanc.
Déchire, si tu veux, tous les feuillets du livre.
Mange ma chair, bois mon esprit, vide mon flanc.
Mais vivons ! c’est encor vivre
Que de voir couler son sang.
XXXI
esclavage
Je t’aime, plus je te vois !
Quand pour la première fois
Je te vis, je fus sans voix.
Devant ma vue embrumée
S’étendit une fumée
Sensuelle et parfumée ;
Ainsi monte du cuveau
La vapeur du vin nouveau
Qui rend trouble le cerveau.
Lorsque tu levas ton voile,
Ton profond regard d’étoile
M’entra jusque dans la moelle ;
Tel un couteau d’acier dur
S’enfonce au cœur d’un fruit mûr.
Je dus m’appuyer au mur ;
Je tremblais de telle sorte
Que tu souris, toi, la forte,
Devant cette feuille morte.
Et, comme alors je sentis
Tous mes nerfs appesantis,
D’abord je me repentis.
Un rire plein de superbe
Retroussa ma lèvre acerbe.
Mais soudain, vert comme l’herbe,
J’eus, sous tes doigts souverains,
Un froid qui me prit aux crins,
À la nuque, et dans les reins.
C’était fait, j’étais en proie !
Pris dans tes cheveux de soie,
Je t’ai donné cette joie
De voir mes torts expiés ;
Car ma force est à tes pieds,
Car tes yeux sont mes guêpiers ;
Car devant ta beauté fraîche
Mon orgueil fume et te lèche
Comme un feu de paille sèche ;
Et je trouve qu’il est bien
Que je reste à jamais tien,
Toi la chaîne, et moi le chien.
XXXII
abdication
Vous êtes le Seigneur, vous êtes la Madone.
Rien ne me semble mal si votre voix l’ordonne.
Les douze stations de ce corps sans défaut
Sont mon chemin de croix jusques à l’échafaud.
Avec une de vos câlines attitudes
Nous obtiendrez de moi toutes les platitudes.
Je commettrai, s’il faut ces fleurs à vos autels,
Sept fois dans un moment les sept péchés mortels.
Si vous désirez voir le soleil de l’orgie,
Je le ferai flamber sur ma trogne rougie.
Si vous voulez d’un grand héros porter le deuil,
Je mourrai sceptre en main pour flatter votre orgueil.
Si vous ne demandez que baisers et caresses,
Je vous endormirai dans un lit de paresses.
Si votre chair s’allume au désir libertin,
Je saurai dépasser Pétrone et l’Arétin.
S’il vous faut des bijoux, de l’or, de la pécune,
Je volerai pour vous le soleil et la lune.
S’il vous plaît que par moi l’Art dieu soit abjuré,
Aux métiers les plus vils je le prostituerai.
Si le bonheur d’une autre excite votre envie,
J’aurai le mauvais œil pour lui gâter sa vie.
Si mon cœur vous distrait et vous sert de joujou,
Vous pourrez le casser comme un objet d’un sou.
Si d’un coffre-fort plein vos vœux sont en gésine,
J’apprendrai sans dégoût l’usure et la lésine.
S’il vous faut un bouquet de crimes pour vos seins,
Je prendrai le couteau rouge des assassins.
Si mon meilleur ami vous fait dire : peut-être !
Pour le perdre à jamais je serai lâche et traître.
Si de mon sang versé vous voulez boire un coup,
Soyez la guillotine et coupez-moi le cou.
XXXIII
Dis-moi n’importe quoi ! porte-moi n’importe où !
Tout me plaira pourvu que ton désir le veuille.
Pour moi, je ne sais plus vouloir et je suis fou.
Tu seras l’ouragan et je serai la feuille.
Porte-moi n’importe où ! dis-moi n’importe quoi !
Quel que soit le pays, l’instant et ton caprice,
Je ne verrai que toi, je n’entendrai que toi.
Le monde est un théâtre où toi seule es l’actrice.
Dis-moi n’importe quoi ! porte-moi n’importe où !
Je ferai sans remords tes volontés sans cause.
Tout ! rien ! n’importe quoi ! n’importe où ! Je suis fou.
Je ne suis plus un homme, un moi. Je suis ta chose.
Mon cœur n’a plus de vœu. Ton désir est le sien.
Tu m’as versé le vin d’amour plein ma timbale.
Comme l’initié du mystère ancien,
J’ai mangé du tambour et bu de la cymbale.
XXXIV
à corps perdu
Hurrah ! Que notre nuit toujours recommencée
Soit comme une bataille aux aveuglants éclairs
Qui fasse évanouir le jour dans mes yeux clairs !
Et tant mieux si ma mort doit en être avancée !
Redouble de caresse et de rage insensée,
Jusqu’à vider mes os, jusqu’à rompre mes nerfs !
Dans des spasmes pareils au rut fauve des cerfs,
Fais saigner largement mon corps et ma pensée !
Tu peux m’ouvrir le ventre et me casser les reins.
Frappe ! Je ne crains pas la mort. Ce que je crains,
C’est que ta soif d’aimer ne soit pas assouvie ;
Et je veux t’enivrer sans fin, jusqu’au moment
Où, les yeux effarés, tu briseras ma vie
Comme un ouvrier soûl brise son instrument.
XXXV
l'amour malsain
Non, nous ne savons plus aimer comme nos pères.
Ils aimaient en lapins. Nous aimons en vipères.
Ils avaient l’amour calme et faisaient des enfants.
Nous, nos plaisirs fiévreux ont des nœuds étouffants.
Notre bonheur n’est point le fade cataplasme ;
C’est le vésicatoire aigu qui donne un spasme.
Vous voulons ce qui tord, nous voulons ce qui mord.
Et nous fouillons la vie en désirant la mort.
La femme de nos vœux est courtisane et sainte,
Un mélange infernal d’eau bénite et d’absinthe.
Nous cherchons le poison subtil et l’art nouveau
Qui nous crispent les sens, les nerfs et le cerveau.
Nous sommes dégoûtés de l’épouse placide
Dont le baiser n’est pas rongeant comme un acide.
Vos amours, ô bourgeois, sont des fromages mous :
Le nôtre, un océan d’alcool plein de remous.
Dans ce malström vorace et noir voguons sans trêve
Vers le ciel fantastique où fleurit notre rêve !
Tout le vieux monde, ainsi qu’une vieille liqueur
Rance au fond d’un flacon, nous fait lever le cœur.
Notre espoir, dédaigneux des paradis antiques,
Est en route pour des pays transatlantiques.
Là-bas, c’est le sol neuf, étrange, absurde, fou !
Nous voulons le trouver, nous ne savons pas où.
Mais nous fuyons l’amour ancien comme une geôle,
Et notre âpre débauche a l’inconnu pour pôle.