Les Castes dans l’Inde/Partie 2/Chapitre 4

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Ernest Leroux (p. 195-204).

IV


Sur la genèse des castes, les Hindous ne possèdent que peu de légendes. Elles sont aussi insignifiantes qu’elles sont rares. Elles portent au front un caractère symbolique et superficiel. La plus répandue est celle que nous connaissons déjà, qui tire les brahmanes de la bouche, les kshatriyas des bras, les vaiçyas des cuisses, les çûdras des pieds du démiurge. Là même où elle est mise en œuvre, comme dans Manou, elle est visiblement un placage qui trouble l’ordonnance de la théorie cosmique. La chose est encore plus claire dans le Râmâyana, où, en fin de compte, les castes paraissent tirées de Manou, femme de Kaçyapa[1], un peu comme, dans l’Iran, les trois classes sont tour à tour dérivées soit de Jima, le premier roi, soit de Zarathoustra, le grand initiateur religieux[2].

Les variantes de certains Brâhmanas[3] ne sont que jeux d’esprit, petits arrangements étymolologiques, sans sérieux et sans portée. Dans la plupart des spéculations sur l’origine des êtres, il n’est tenu nul compte des castes[4]. Les combinaisons qui en rattachent l’apparition soit aux âges successifs du monde[5], soit aux inclinations natives des hommes, n’ont ni plus d’autorité, ni plus de stabilité que telle fiction accidentelle qui, dans la vie future, réserve à chaque caste un ciel particulier[6].

Toutes ces explications sont scolastiques et tardives ; le système des quatre castes fondamentales les inspire, comme il pénètre la tradition tout entière.

J’ai parlé en passant de ces conflits souvent violens qui en cent endroits s’élèvent entre castes voisines. Ils s’allument sur quelque privilège très spécial qu’une caste ne peut souffrir de se voir contester. Ils ne supportent, ni par la nature, ni par l’importance des mobiles, aucune comparaison avec ces luttes de classes pour la domination, qui ont dû se produire entre prêtres et nobles dans le passé.

Que la limite des prérogatives, que la balance des attributions entre la classe sacerdotale et la classe noble n’aient point eu, en fait, et dès le début, la fixité ni la précision que leur attribuent les textes dogmatiques, c’est ce dont nous ne pouvons douter a priori. Nous savons ce que la rigueur des règles masque de flottement dans la pratique. Quelque soin que mit la classe sacerdotale à se réserver le privilège des œuvres rituelles et des études sacrées, ce privilège souffrait, surtout dans la période ancienne, bien des exceptions. Admis à la communication de l’enseignement religieux, les chefs devaient, dans plus d’un cas, en dépit des prétentions contraires, s’en faire à leur tour les instituteurs. Nombre de chants védiques sont attribués à des kshatriyas, voire à des vaiçyas[7]. Si les hymnes mêmes recommandent aux chefs avec tant d’insistance d’avoir près d’eux un prêtre de profession, un purohita, c’est peut-être qu’ils s’affranchissaient souvent de ce devoir. Dans plusieurs cas, des fils de nobles remplissent cette fonction[8]. La littérature sacerdotale témoigne la science éminente de certains rois ; ils en remontrent aux brahmanes mêmes. Les livres qui représentent la théorie brahmanique dans son complet épanouissement prévoient encore le cas, à vrai dire exceptionnel, où un brahmane peut accepter pour maître un kshatriya ou un vaiçya[9].

Ne rencontrons-nous pas aussi des femmes, de race brahmanique ou royale, dont les noms perpétués par la légende sont restés attachés au souvenir d’un vaste savoir théologique et d’argumentations victorieuses[10].

Il y a même un cas où le Brâhmana, après avoir exalté la science d’un roi, Janaka, du Videha, semble, en manière de conclusion, assurer qu’il devint brahmane[11]. Mais c’est la légende de Viçvâmitra qui fournit l’exemple le plus fameux d’une promotion de ce genre. Les hymnes védiques indiquent entre Viçvâmitra et Vasishtha, une longue rivalité ; peut-être la faveur du roi Soudas, la charge de chapelain auprès de lui, en était-elle l’enjeu. Les textes sont obscurs, et leur combinaison douteuse. Quoi qu’il en soit, le thème primitif s’est, dans l’épopée, brodé de copieuses variations ; il se précise en une lutte violente qui s’engage entre les deux personnages, à qui possédera la vache miraculeuse, Surabhi, qui réalise tous les vœux ; surtout il se charge d’austérités prodigieuses, au bout desquelles Viçvâmitra, qui appartient d’origine à la lignée royale des Kuçikas, devient brahmane.

C’est une étrange illusion de prétendre emprunter à de pareils récits des documents pour l’histoire de la caste. Tout ce qu’ils peuvent indiquer, c’est que, malgré la prétention de la classe brahmanique, le monopole de la vie et de l’activité religieuses ne lui a jamais, en fait, été absolument réservé ; c’est surtout que, à l’époque où ils ont été arrêtés, les ambitions brahmaniques avaient reçu leur consécration définitive dans le système qui fait loi. Admettre qu’un kshatriya n’avait pu toucher aux choses sacrées qu’en devenant brahmane, c’était, aux yeux des brahmanes, rendre encore hommage à leur privilège. Une exception si rare, achetée si chèrement, confirmait la règle. On n’y saurait voir la preuve que des changement de caste aient été officiellement reconnus, moins encore que la légende soit plus vieille que le régime des castes. Tout au plus en peut-on induire que la règle qui a réservé aux seules castes de brahmanes le ministère religieux, étrangère à la constitution archaïque des rites qui ne supposait pas un sacerdoce privilégié, souffrait, dans la haute antiquité, plus d’exceptions encore qu’à des époques plus modernes, plus éloignées du primitif sacerdoce familial.

Il peut être piquant, il est à coup sûr périlleux de monnayer des légendes en histoire. Le procédé exige d’extrêmes ménagemens.

On a laborieusement colligé[12] les récits empruntés soit à l’épopée, soit aux pourânas, où sont remémorées les violences de certains rois à l’égard des brahmanes et les châtimens dont elles sont punies. C’est Vena interdisant aux prêtres de sacrifier, Purûravas leur enlevant leurs joyaux, Nahusha faisant traîner son char par mille brahmanes, d’autres contes encore. On y a dénoncé les vestiges de la lutte entre brahmanes et nobles pour la prééminence. Il est, sans scandale, permis de douter si tous reflètent réellement des souvenirs de ce genre.

Le plus suggestif est assurément l’histoire de Paraçu-Râma. Fils de Jamadagni, il appartenait à la lignée des Bhrigouïdes. Un jour, le roi Arjuna, accueilli dans l’ermitage de Jamadagni, reconnaît traîtreusement cette hospitalité en enlevant le veau d’une vache que le saint homme se préparait à sacrifier. Prompt à venger l’injure paternelle, notre héros, vénérable mais brusque, détruit à vingt et une reprises la race des kshatriyas. Il fait tant que, d’après certaines versions de la légende les guerriers ayant tous disparu, il ne reste aux brahmanes, pour rendre à la terre ses maîtres tutélaires, à l’organisation sociale son indispensable équilibre, d’autre ressource que de s’unir aux veuves des kshatriyas pour faire souche avec elles d’une nouvelle caste noble. Quelle est au vrai l’origine de ce récit ? Reflète-t-il une vaste lutte de classes entre nobles et prêtres ? Cette conclusion m’apparaît, je l’avoue, moins clairement qu’à d’autres juges. Mais il ne vaut point la peine d’épiloguer. Le conte trahit assurément des uns aux autres, au moins en certains lieux et à certains momens, des relations fort tendues.

Une domination comme celle que les brahmanes ont conquise, qu’ils ont dû fortifier de siècle en siècle, ne se fonde point sans contestations. Le soin que prennent leurs livres, à toutes les époques, depuis les hymnes védiques, d’établir le dogme de leur supériorité dans les termes les plus forts, les plus extravagans, montre bien qu’il a fallu un persévérant travail pour en assurer le succès. On a justement fait valoir[13] que toute une série d’hymnes de l’Atharvavéda semble refléter une période, ou au moins des exemples nombreux, de conflits entre brahmanes et kshatriyas. Il est clair d’ailleurs que, de tout temps, le pouvoir dont ils disposaient, comme représentans par excellence de la classe noble, a assuré aux rois une situation que les respects extérieurs et la docilité superstitieuse réservés aux prêtres ne suffisaient pas à ébranler.

Le Çatapatha brâhmana[14] déclare que « rien n'est au dessus du pouvoir royal (kshatra) ; » il se hâte d'expliquer que, étant produit par l'énergie créatrice du « pouvoir religieux » (brahma), il le doit respecter comme sa propre source ; l'aveu n'en est pas moins limpide. Dans le bouddhisme, la supériorité sociale est volontiers reconnue à la classe militaire[15]. C'est à cause de cette supériorité, nous assure-t-on, que Çâkyamouni a pris naissance dans une famille royale. Pour être de source bouddhique, le témoignage est moins suspect qu'on ne serait enclin à l'imaginer. Le Dhammapada, un livre bouddhique, et des plus anciens, des plus autorisés, célèbre le Brahmane dans une suite de strophes éloquentes, le prend et reprend comme personnifiant l'idéal même de la perfection humaine. Du temps du brâhmana comme du temps du bouddhisme, le régime des castes existe souverainement.

Ni les traces de conflits entre nobles et brahmanes, ni certains passages exceptionnels (en les supposant authentiques) d’un groupe à l’autre, ne prouvent que la caste ait été, à l’époque où en remontent les témoignages, dans un état rudimentaire. Luttes de classes, conflits d’influences, sont de toutes les époques ; ils se greffent sur les constitutions sociales les plus diverses. Ces incidents n’excluent en aucune façon, pas plus d’ailleurs que par eux-mêmes ils ne l’impliquent, l’existence parallèle de la caste.

Le premier témoignage documentaire que nous possédions de l’existence de la caste, c’est l’apparition du système qui a prétendu la réglementer. Il se manifeste dès la période la plus haute de la littérature sacerdotale, et même dans les couches les plus récentes des hymnes védiques.

Naturellement, le système est postérieur aux faits qu’il prétend codifier et remanier. Quand il se révèle, c’est que la caste est déjà le régime reconnu. Mais depuis combien de temps ? C’est ce qu’il nous est impossible de préciser. Non seulement la caste existait, tout indique qu’elle existait dans une condition foncièrement identique à sa condition actuelle. À eux seuls, les textes seraient sans doute impuissans à le démontrer ; mais il suffit, pour les bien entendre, de les éclairer, comme j’ai dit qu’ils en avaient grand besoin, des lumières qui s’empruntent à l’expérience du présent.

La théorie y a masqué et faussé la réalité. Reliant, par un compromis plus ou moins artificiel, les faits vivans à la tradition d’un passé évanoui, elle identifie et superpose la distinction des castes à l’ancienne distinction des classes ; à ces classes qu’elle pose en castes, elle transporte un nom qui a d’abord marqué une division de races. Dans toute cette construction symétrique et savante, si elle laisse pénétrer quelque reflet de la complexité et de la confusion réelles, elle le rejette au second plan, le dissimule, comme dans la théorie des castes mêlées, sous une régularité factice. La littérature ne nous tire donc pas d’affaire. Elle ne nous a conservé ni enchaînement historique solide ni souvenirs décisifs. Si je ne l’ai pu démontrer sans quelques longueurs, les esprits attentifs s’en consoleront peut-être en découvrant ici un instructif exemple des obscurités propres à la tradition hindoue, des difficultés qu’elle oppose et de la prudence qu’elle commande à nos curiosités.

Il ne nous reste d’autre ressource que d’aborder directement la question des origines.

  1. Muir. ST., I, p. 117.
  2. Spiegel, Eran. Alterth., III, p. 554.
  3. Ind. Stud., X, p. 7 suiv.
  4. Cf. par exemple, Muir, ST., I, p. 22 suiv.
  5. Muir, ST., I, p. 149.
  6. lbid., p. 86 suiv.
  7. Ibid., p. 265 suiv.
  8. Zimmer, op. laud., p. 196.
  9. Apast. Dh. S., II, 4, 25.
  10. Ind. Stud., X, p. 118-9. ST. I, p. 430.
  11. Çalap. Brâhm, cité par Muir, ST., I, p. 426-9.
  12. Muir, ST., I, p. 296 suiv.. Lassen, Ind. Alterth., I, p. 705 suiv.
  13. Zimmer, p. 197 suiv.
  14. XIV, 4, 2, 23.
  15. Cf. par exemple, le vers Majjh. Nik., éd. Trenckner, I, p. 358.