Les Chansons de Conon de Béthune/Introduction

La bibliothèque libre.
Les Chansons de Conon de Béthune, Texte établi par Axel WallensköldHonoré Champion (p. iii-xxiii).


INTRODUCTION[1]


I. — Vie de Conon de Béthune.

Monseigneur Conon de Béthune appartenait à une famille illustre, descendant peut-être des anciens comtes d’Artois[2]. On considère comme le fondateur de la maison de Béthune Robert, surnommé « Faisseux », seigneur de Béthune, de Richebourg et de Carency, et avoué de l’abbaye de Saint-Vaast à Arras, mort en 1036. Cette dignité d’avoué d’Arras appartint dès lors toujours au chef de la famille. À Robert Faisseux succédèrent, de père en fils, Robert II († en 1072), Robert III, dit le Chauve, compagnon de Godefroy de Bouillon dans la première croisade († en 1101), Robert IV, dit le Gros († en 1128), Guillaume 1er († en 1144) et Robert V, dit le Roux († en 1191 au siège de Saint-Jean-d’Acre). Conon de Béthune, notre trouvère, était le cinquième fils de Robert V et d’Adélaïde de Saint-Pol. C’est d’un frère aîné de Conon, Guillaume II, surnommé le Roux († en 1214), que descend, entre autres, le célèbre ministre de Henry IV, Sully. Depuis Guillaume 1er, grand-père de Conon, la maison de Béthune était apparentée à la maison de Hainaut et de Flandre, Guillaume ayant épousé Clémence d’Oisi, petite-fille d’Ade de Hainaut. Ainsi, Conon eut pour parents, entre autres, Baudoin IX, le premier empereur français de Constantinople, et ses successeurs sur le trône byzantin. Cette parenté contribua sans doute à le désigner pour les hautes dignités qu’il obtint à la suite de la quatrième croisade.

On ne connaît pas la date précise de la naissance de Conon de Béthune, qui doit se placer vers le milieu du XIIe siècle. De sa jeunesse, nous savons seulement qu’il eut pour « maître » dans l’art de « trouver », comme il nous l’apprend dans une de ses chansons (V, 51-52), son parent Huon d’Oisi[3]. La première mention du nom de Conon de Béthune se trouve dans une charte de 1180 (ou 1181) par laquelle Robert V, avec ses enfants Robert, Guillaume, Baudoin, Jean et Conon, octroie plusieurs donations et immunités à l’abbaye de Saint-Jean-Baptiste de Choques[4]. Vers la même époque, Conon a dû séjourner à la cour de France, puisque, dans une de ses chansons (III, 5-14), il raconte comment les « Français », la reine (Alix de Champagne) et son fils (Philippe-Auguste) en tête, ont blâmé son langage artésien en présence des Champenois et d’une certaine « Comtesse », dans laquelle il est facile de reconnaître la célèbre Marie de Champagne, fille de Louis VII et d’Éléonore d’Aquitaine[5].

Les deux chansons de croisade qu’on a de Conon de Béthune (nos IV et V) se rapportent à la troisième croisade (1189-1193), à laquelle il a pris part lui-même, mais d’où il paraît être revenu dès 1189, à en juger par un « serventois » (Raynaud, no 1030) où se trouvent de violentes diatribes contre un Quenes[6], qui ne peut être que notre poète[7]. Dans la quatrième croisade (1202-1204), au contraire, il joua un rôle prépondérant, comme nous l’apprend la chronique de Villehardouin[8]. Il fut le chef de la mission qui, en 1201, eut à négocier avec les Vénitiens le transport des croisés en Palestine, et ce fut lui qui, en 1203, adressa la réponse hautaine des barons croisés au vieil empereur de Constantinople, Alexis, qui les avait sommés de s’éloigner de ses terres. Quand le nouvel empereur, le jeune Alexis, que les croisés avaient placé sur le trône grec, fit mine de ne pas vouloir tenir ses engagements, ce fut de nouveau Conon de Béthune qu’on chargea de parler au nom des barons courroucés. Le chroniqueur Philippe Mousket[9] raconte que Conon de Béthune assista à la seconde prise de Constantinople en 1204, et, à l’avènement de Baudouin de Flandre sur le trône de l’empire grec, Conon fut promu grand-maître de la garde-robe impériale ou « protovestiaire »[10]. Par la suite, Conon de Béthune fut intimement mêlé aux événements politiques et militaires de l’empire latin de Constantinople. Par les chroniques de Villehardouin et de Henri de Valenciennes[11], nous apprenons quel rôle important il joua sous la régence et le règne de Henri de Flandre, frère et successeur de Baudouin. À partir de l’année 1209, au milieu de laquelle finit la chronique de Henri de Valenciennes, il n’y a que très peu de renseignements sur la vie de Conon de Béthune. L’on sait cependant qu’après que le nouvel empereur, Pierre de Courtenai, eut été fait prisonnier par le despote d’Épire, Théodore l’Ange (en 1217)[12], Conon de Béthune occupa, sous la régence de Yolande de Flandre, femme de Pierre de Courtenai, le poste de «  sénéchal », et qu’à la mort de l’impératrice Yolande (août 1219), les barons élirent Conon « bail » ou régent de l’Empire[13]. Dans les Annales ecclesiastici de Raynaldus[14], on le trouve encore mentionné à la date du 15 décembre 1219. Il mourut le 17 décembre[15] de la même année ou de l’année suivante. Cette dernière date est bien le terminus ad quem de sa mort, puisque, dans une lettre du mois de juin 1221, le nouvel empereur, Robert de Courtenai, lui donne l’épithète bonae memoriae[16].

II. — Les chansons attribuées à Conon de Béthune.

Les manuscrits. — D’après la Bibliographie des chansonniers français de G. Raynaud (Paris, 1884), les quatorze chansons suivantes sont attribuées à Conon de Béthune par un ou plusieurs mss.[17] :

Raynaud 15 : Chanter m’estuet, car pris m’en est courage.

R. 303 : Si voirement con cele dont je chant.

R. 629 : Chanson legiere a entendre.

R. 1125 : Ahi, amours, con dure departie.

R. 1128 : Se rage et derverie.

R. 1314 : Bien me deüsse targier.

R. 1325 : Bele douce dame chiere.

R. 1420 : Tant ai amé c’or me convient haïr.

R. 1574 : L’autrier avint en cel autre païs.

R. 1623 : L’autrier un jour après la saint Denise.

R. 1837 : Mout me semont Amours que je m’envoise.

R. 1859 : Voloirs de faire chanson.

R. 1960 : Au comencier de ma nouvele amour.

R. 2000 : Amis Bertrans, dites moi le meillour[18].

De ces quatorze chansons, on peut immédiatement rayer la dernière, qui est un jeu-parti entre Sires Guichairs et Amis Bertrans ; elle n’est attribuée à notre poète que par un ms. (C = Berne 389) dont les attributions, ajoutées après coup, sont souvent erronées[19]. Les treize chansons qui restent sont réparties entre dix-sept manuscrits ; le tableau ci-contre résume cette répartition et indique les attributions faites par les mss[20].

Raynaud. C H I K M N O P R T U V X a e x y Éd.
15 ... ... ... RM GM RM ... RM CB GM an ... RM ... ... ... ... ...
303 CB an ... ... ... ... ... ... ... ... an ... ... ... ... ... ... II
620 ... ... ... ... ... ... ... ... CB CB ... ... ... ... an ... ... I
1125 CB an ... CC CB CC an CC CB CB ... an CC CB ... CB an IV
1128 ... ... ... ... CB ... ... ... ... CB ... ... ... ... an ... ... VI
1314 ... ... ... an CB an an ... ... CB an ... an ... ... ... ... V
1325 ... ... ... ... CB ... an ... ... CB an ... ... ... ... ... ... VII
1420 an ... ... ... CB ... an ... ... CB ... ... ... ... ... ... ... VIII
1574 CB an an RF [CB] RF an an ... CB an ... ... ... ... ... ... X
1623 CB ... ... ... CB ... ... ... ... CB an ... ... ... an ... ... IX
1837 ... ... ... CB ... ... ... ... CB ... ... ... ... an ... ... III
1859 CB ... ... ... GV ... ... ... ... GV ... ... ... GV ... ... ... ...
1960 ... ... ... JE [CH] GE an an CB CH an ... ... ... ... ... ... ...


Les abréviations de ce tableau ont les valeurs suivantes :

CB = Conon de Béthune ; cc = Châtelain de Coucy ; ch = Chevalier ; ge = Gautier d’Epinal ; gm = Gilon des Viés Maisons ; gv = Guillaume le Vinier ; je = Jacques d’Epinal ; rf = Ricnard de Fournival ; rm = Robert de Marberoles ; an = chanson restée anonyme dans un ms. qui d’ordinaire donne des attributions ; an = chanson anonyme dans un ms. qui ne donne jamais d’attributions ; les abréviations entre crochets indiquent que l’attribution est donnée dans la table et non dans le corps du ms.

Le tableau doit donc se lire ainsi :

la chanson qui porte dans Raynaud le n° 15 se trouve dans les mss. qui n’indique jamais d’auteur, R, qui l’attribue à Conon, KMNPTX, qui l’attribuent à divers auteurs ; je ne l’ai pas admise dans mon édition ; — la chanson 1314 est dans O et U, qui ne donnent jamais de nom d’auteur, elle est anonyme dans KNX, attribuée à Conon dans M et T ; c’est le n° V de mon édition.

De ce tableau, il résulte que, K N P X — qui forment un groupe très étroitement lié — ignorant le nom de Conon de Béthune et H I O U V e y ne donnant jamais de nom d’auteur, seuls peuvent entrer en ligne de compte pour l’attribution d’une chanson à Conon de Béthune les mss. M R T a, qui appartiennent à une même famille, et les mss. C x, qui appartiennent à la même famille que K N P X, mais non au même groupe ; malheureusement, les attributions de C sont en général douteuses et x ne peut nous servir que pour une chanson.

Dans ces conditions, l’attribution à Conon des chansons R. 15 et R. 1960, pour lesquelles R est contredit par MT, est peu vraisemblable, et il en est de même pour R. 1859, pour laquelle l’attribution de C est contredite par M T a ; j’ai donc rejeté ces trois pièces[21].

Pour les dix autres chansons que j’ai recueillies dans mon édition, l’attribution de II (par C) et de III, VI, VII (par M T, mss. apparentés de près) était discutable, mais elle n’est pas contredite par la tradition manuscrite ; il en est de même pour V et VIII (M T), malgré l’anonymat de l’une de ces pièces dans C et de l’autre dans K N X ; l’attribution de I est mieux assurée par R T, et plus encore celle de IX par C et M T, ainsi que celle de X par C et M T, malgré l’indication contraire de K N et l’anonymat de P ; enfin IV est attribuée à Conon par C M R T a x, ce qui ôte beaucoup de vraisemblance à l’attribution de cette pièce au châtelain de Coucy par K N P X[22].

D’après le contenu des chansons, seule l’attribution des IV et V à Conon reçoit une confirmation du rapprochement avec R. 1030 (voir ci-dessus, p. v), qui nomme Conon et fait évidemment allusion à ces deux pièces[23]. Comparez Conon de Béthune, IV,. 10-12 :

Car je ne doi faillir mon Creator.
Ki li faura a cest besoig d’aïe,
Saiciés ke il li faura a grignor,

et R. 1030, 7-8 (éd. Bédier) :

Quant Dex verra que ses besoinz ert granz,
Il li faudra, car il li a failli ;

Conon, IV, 33-34 :

Ki chi ne velt avoir vie anuieuse
Si voist por Dieu morir liés et joieus,

et R. 1030, 12 :

Ne vousistez por Diu morir joianz ;

Conon, IV, 41-42 :

Dieus ! tant avons esté preus par huiseuse,
Or i parra ki a certes iert preus,

et R. 1030, 17-18 :

Mout fu Quenes preus, quant il s’en ala,
De sermonner et de gent preechier ;

Conon, IV, 47-48 :

S’or i laissons nos anemis morteus,
A tos jors mais iert no vie honteuse,

et R. 1030, 11 :

Or menrez vous honteuse vie ci ;

Conon, V, 37-38 :

Dehait li bers qui est de tel sanblance
Con li oixel qui conchïet son nit,

et R. 1030, 21 :

Or est venuz son lieu reconchïer.

Contenu et style des chansons. — Les chansons de croisade IV et V, qui sont sûrement de Conon de Béthune, se distinguent par un style vif et énergique, avec le mélange traditionnel d’enthousiasme religieux et de regrets amers d’être obligé de quitter la dame aimée. C’est dans V (v. 51) que se trouve l’allusion à Huon d’Oisi, mentionnée plus haut. La pièce X est un spirituel débat entre un chevalier et une dame qu’il avait jadis aimée d’un amour malheureux. La dame, vieillie, est prête à céder, mais trop tard : le chevalier renonce à ses faveurs. Dans cette chanson sont nommés deux grands personnages de la fin du XIIe siècle : li Marchis (v. 39), probablement le marquis Boniface II de Montferrat, un des héros de la quatrième croisade, qui a régné de 1192 à 1207, mais devait être, au moins depuis 1187, corégent de son frère aîné Conrad, parti cette année-là pour l’Orient et mort assassiné en 1192[24], et li Barrois (v. 40), Guillaume des Barres, connu pour sa force prodigieuse et qui, vers 1188, vainquit Richard Cœur de Lion dans un combat singulier[25].

Toutes les autres chansons sont des « chansons d’amour », qu’on peut diviser en deux catégories : celles où le poète apparaît comme l’amant fidèle et humble (I, II, III) et celles où il accuse sa dame de trahison et de félonie (VI, VIII et IX). Dans VII, le couplet I appartient à la première catégorie et le couplet II à la seconde, ce qui a fait supposer, non sans raison, qu’il y a là deux chansons incomplètes, dont l’une serait l’imitation extérieure de l’autre[26]. Dans ces « chansons d’amour », qui, pour le style, montrent beaucoup de différences, se rencontrent quelques renseignements personnels : dans III (v. 5-14), la petite scène, rapportée ci-dessus (p. iv), où la reine mère et son fils Philippe-Auguste raillent le poète de son langage dialectal, et (v. 7) la mention de la « Comtesse », Marie de Champagne, dont l’opinion a tant de valeur pour le poète et dans qui on a même voulu voir l’objet de l’amour courtois du jeune gentilhomme[27] ; la chanson I est adressée à un certain Noblet (v. 43)[28], probablement le même qu’on retrouve dans l’œuvre de Gace Brulé[29]. Dans VII (v. 16-18), il y a une allusion à la participation de Conon à la troisième croisade. IX débute par les vers :

L’autrier un jor après la Saint Denise
Fui a Betune, ou j’ai esté sovent.

Des chansons II, VI et VIII, il n’y a rien à dire, sinon que VIII, que deux bons mss., M et T, attribuent à Conon de Béthune, est remplie d’allusions obscures et écrite dans un langage singulièrement contourné.

Quant aux chansons que j’ai rejetées (R. 15, 1859 et 1960), la première est une violente diatribe contre l’amour, les femmes et les faux amants. R. 1859 et 1960, dont le style est particulièrement vague et incolore (dans R. 1859, il y a notamment un abus surprenant de la construction périphrastique avec aler et le gérondif), contiennent quelques indications personnelles. L’auteur de R. 1859 se réfère aux chansons d’amour de Monseigneur Gasson (v. 14), qui est sans aucun doute le trouvère Gace Brulé, contemporain de Conon de Béthune[30] et antérieur à Guillaume le Vinier[31], à qui les mss. M T a attribuent la chanson. Cette dernière attribution peut cependant bien être exacte : Guillaume le Vinier a pu mentionner Gace comme un de ses prédécesseurs célèbres dans l’art de « trouver ». Enfin R. 1960 est adressée à un certain comte de Gueldre (v. 36), dans lequel on est tenté de voir Othon III, connu pour s’être intéressé à la poésie, mais qui n’a régné qu’après la mort de Conon de Béthune (1229-1271)[32].

Versification. — Le nombre des couplets est variable : 6 dans I, IV, V et X (avec envoi dans I et V), 5 dans II et VI, 4 dans VIII et IX, 3 dans III et 2, sûrement authentiques, seulement dans VII[33].

Rapport des couplets. — I, III, IV, VI, VIII, X sont à coblas doblas, I et VIII donnant en partie les rimes des couplets pairs dans l’ordre inverse de celles des couplets impairs. Dans IX, les trois premiers couplets sont sur les mêmes rimes, le quatrième est isolé, construction strophique rare dans la poésie lyrique française du moyen âge[34]. Dans V, les six couplets se répartissent par trois entre deux types, dont la tradition manuscrite ne permet pas de retrouver sûrement l’ordre : je me suis arrêté à la combinaison a a b a b b. La chanson II est à coblas capcaudadas. VII est à coblas singulars, mais ce peut être par suite d’une erreur de la tradition manuscrite (voir ci-dessus, p. xii et suiv.)[35]

Structure strophique. — Les couplets ont 8 vers dans II, IV, V, VI, VIII, IX et X, 7 dans I et III, 12 dans VII. Le vers est le décasyllabe dans II, III, IV, IX et X ; il est de 7 syllabes dans I et de 6 dans VI ; il y a un mélange de vers de 10 et de 7 syllabes dans V et VIII, de 7 et de 3 syllabes dans VII. Le vers de 3 syllabes est remplacé par un vers de 4, lorsqu’il commence par une voyelle devant laquelle s’élide l’e final du vers féminin de 7 syllabes qui précède, de sorte que ces deux vers ont toujours ensemble 11 syllabes[36].

La structure strophique de IV et IX (et aussi de R. 15) est identique, mais la musique diffère complètement, comme me l’a indiqué M. A. Jeanroy.

Césure. — Les décasyllabes sont en général coupés à la 4e syllabe, souvent avec césure lyrique (c’est-à-dire après une finale féminine); II, V, VIII et X présentent des décasyllabes sans césure après la 4e syllabe, mais il n’y a aucun cas certain de césure épique[37].

Rime. — Contrairement à l’opinion que P. Meyer fondait sur l’examen de certains mss., Conon de Béthune ne s’est pas permis des assonances au lieu de rimes[38]. Il y a de nombreux exemples de rimes équivoques (homonymes) et identiques. On rencontre aussi quelques cas de rimes dites grammaticales (III, 8 et 12 : cortoise, cortois, 10 et 11 : franchoise, franchois ; IV, 44 et 48 : honteus, honteuse). Mais il n’y a aucun exemple de rime riche.

Langue. — Conon de Béthune ayant dit lui-même que sa parole n’était pas franchoise (III, 10) et qu’il avait dit mos d’Artois, parce qu’il n’avait pas été norris a Pontoise (III, 13-14), il y a lieu de rechercher les traits artésiens (picards) qui peuvent se rencontrer dans les rimes et la mesure des chansons qui lui sont attribuées.

I. -en- distinct de -an- (avec les exceptions connues). Rimes pures en -ance dans I, V et IX, en -ans dans I et V, en -endre dans I, en -ens dans II, en -ent dans I et IX[39].

2. -s : -z. Rimes mêlées en -aus dans VIII[40], en -ens dans II, en -eus dans IV, en -is dans VIII et X, en -ois dans III. Au contraire, il y a des rimes pures en -anz dans I, en -anz et -iez dans V, en -is et -ous dans VII[41].


3. -iee : -ie. Les chansons I, IV, VI, VII et X ne présentent que des rimes pures en -ie[42]

4. -eine : -aine. Rime mêlée dans VIII (v. 5 : paine < p œ n a : -aine).[43]

5. Le pronom ceaus (e c c e - i 11 o s) : -aus dans VIII (v. 17). Dans les chansons qui sont, selon toute probabilité, de Conon de Béthune, il y a, en outre, à la rime quelques formes qui attestent l'absence de certains traits picards prononcés : lieus (et non lius) : -eus IV, 45 ; entière, manière (et non entire, manire) : -iere, VII, 2 et 10.[44]

La mesure du vers nous atteste aussi quelques traits « picards » dans les chansons d’attribution certaine : 1° la désinence monosyllabique -iés de la 2e pers. du plur. de l’imparf. de l’ind. et du cond. (V, 19 : sériés ; X, 22 : sariés ; X, 44 : estiés)[45] ; 2° la forme abrégée de l’adjectif possessif de la 1ère pers. du plur. no (IV, 45 et 48), à côté de nombreuses formes non abrégées[46] .

Conon de Béthune s’est donc servi, dans ses chansons, d’un langage qui tenait le milieu entre le francien et le dialecte picard prononcé, donc probablement l'artésien, mitigé peut-être par des traits franciens. Les chansons R. 15, 1859 et 1960, dont les rimes et la mesure attestent des traits de langue divergents, ne peuvent donc pas lui appartenir ; ainsi se trouvent confirmées les indications fournies par les attributions de la plupart des mss. pour R. 15, 1859 et 1960, par le style pour R. 1859 et 1960 et par la versification pour R. 15.

Ordre chronologique des chansons. — Tout essai pour placer les chansons lyriques d’un trouvère dans un ordre chronologique naturel est, en raison du caractère même des chansons, plus ou moins arbitraire. Pour Conon de Béthune, nous savons qu’il a écrit ses deux chansons de croisade (IV et V) peu de temps avant la troisième croisade (1189-1193) et que la petite scène à la cour de France qu’il raconte dans la chanson III a dû avoir lieu vers 1180. Nous sommes réduits pour ses autres chansons à des hypothèses.

Admettons, pour un instant, que les chansons d’amour revêtent vraiment la vie amoureuse du poète et tâchons de les classer de ce point de vue. Dans I, Conon est encore le soupirant timide qui n’a pas osé faire l’aveu de son amour ; dans II, il dit déjà réfléchir sur la façon dont il fera sa déclaration ; la chanson III (d’environ 1180) montre que sa dame connaît son amour, bien qu’il ne le lui ait pas encore dit. Viennent ensuite les chansons de croisade IV et V, la première étant postérieure à la prise de Jérusalem en 1187 (v. 20 : Quant il fu mis ens la crois ke Turc ont) et la seconde à l'établissement de la « dîme saladine » en 1188 (v. I7 : Vous ki dismés les croisiés ; v. 27-28 : Ki sont croisiet a loier Por dismer clers et borgois et serjans). Dans les deux chansons, Conon de Béthune exprime son chagrin de devoir quitter la dame aimée. Puis viennent les chansons VI, VII, VIII et IX, dans lesquelles le poète se plaint de la trahison de sa dame : dans la première, il déclare simplement vouloir renoncer à son service d’amour; dans VII, il emploie des expressions très vives (v. I7 : Fausse, plus vaire ke pie !), en accusant sa dame de l’avoir envoyé en Palestine[47] ; dans VIII, il pense déjà à un nouvel Page:Conon de Béthune - Chansons, éd. Wallensköld, 1921.djvu/23 Page:Conon de Béthune - Chansons, éd. Wallensköld, 1921.djvu/24 Page:Conon de Béthune - Chansons, éd. Wallensköld, 1921.djvu/25 Page:Conon de Béthune - Chansons, éd. Wallensköld, 1921.djvu/26 Page:Conon de Béthune - Chansons, éd. Wallensköld, 1921.djvu/27

  1. J’ai déjà publié, en 1891, une édition des chansons de Conon de Béthune, qui fut ma thèse de doctorat ; la présente édition n’en est pas seulement une réduction, mais une révision soigneuse. J’ai abrégé la biographie du poète et les chapitres sur la filiation des manuscrits et l’attribution des chansons. J’avais, dans ma première édition, tenté une reconstruction de la langue littéraire du poète : j’ai renoncé à cette restitution arbitraire et j’ai adopté l’orthographe des manuscrits que j’ai indiqués pour chaque chanson. Enfin, j’ai estimé inutile de réimprimer les chansons dont je tiens pour erronée l’attribution à Conon de Béthune.
  2. Voir A. Du Chesne, Histoire généalogique de la maison de Béthune (Paris, 1639), p. 4. Les indications généalogiques qui suivent sont empruntées au même ouvrage (voir le tableau, p. 74 et passim).
  3. Il s’agit de Huon III d’Oisi, châtelain de Cambrai, qui prit en 1181-1182 le parti du comte Philippe de Flandre dans sa guerre contre Philippe-Auguste. On a conservé sous son nom un petit poème, le Tournoiement des dames (Raynaud, n° 1024, p. p. A. Jeanroy, Romania, XXVIII, p. 240 et suiv.), et une chanson lyrique (Raynaud, n° 1030, p. p. J. Bédier, Les chansons de croisade, Paris, 1909, p. 51 et suiv.).
  4. Voir Du Chesne, ouvr. cité, p. 132; preuves, p. 49.
  5. Voir, pour la vie de Marie de Champagne, E. Winkler, Französische Dichter des Mittelalters : II. Marie de France (Sitzungsber. der Akad. d. Wiss. in Wien, t. 188, mém. 3), p. 79 sq.
  6. Cas-sujet de Conon.
  7. Ce « serventois », déjà mentionné ci-dessus (p. IV, n. I), est attribué, par les deux mss. apparentés de près qui le donnent, à Huon d’Oisi. Or, celui-ci était déjà mort en 1189 ou 1190 (voir l’argument décisif apporté par O. Schultz, Arch. f. d. Stud. d. neu. Spr. u. Lit., LXXXIX, p. 448). Par suite, dans ma première édition (p. 101, n. 3), supposant que Conon était revenu de la croisade avec Philippe- Auguste à la fin de 1191 , j’avais dû admettre la possibilité que l’attribution de la chanson à Huon d’Oisi fût erronée : quelque copiste y avait vu une riposte aux paroles par lesquelles Conon de Béthune rejette la responsabilité de son blâme des barons croisés sur son « maître d’Oisi » (V, envoi). M. Bédier (ouvr. cité, p. 58 et suiv.; cf. déjà Romania, XXXV, p. 384 et suiv.) a trouvé moyen de concilier l’attribution des mss. avec le fait que Huon d’Oisi était déjà mort en 1191 : il suppose que Conon de Béthune est revenu, en 1189, avant le départ retardé de Philippe-Auguste pour la Terre-Sainte, ce à quoi, en effet, ne s’oppose pas le texte de la chanson R. 1030 (v. 14 : Si remaindroiz avoec vo roi failli).
  8. La conquête de Constantinople par Geoffroi de Ville-Hardouin, p, p. N. de Wailly (Paris, 1872).
  9. Éd. Reiffenberg, t. II (Bruxelles, 1838), p. 308, v. 20451.
  10. Voir Du Gange, Histoire de l’Empire de Constantinople sous les empereurs françois (Paris, 1657), t. II, p. 14.
  11. La chronique de Henri de Valenciennes, remaniement en prose d’un poème historique (voir G. Paris, Romania, XIX, p. 63 et suiv.), a été publiée par N. de Wailly à la suite de la chronique de Villehardouin.
  12. Il s’agit bien de Théodore l’Ange, et non pas de Théodore Lascaris, comme je l’avais admis par erreur dans ma première édition (p. 20) ; voir O. Schultz, ouvr. cité, p. 447.
  13. Voir Du Cange, ouvr. cité, t. II, p. 73.
  14. T. XIII (Rome, 1646), p. 313 b.
  15. Voir, pour ce jour, le Martyrologe de Saint-Barthélémy de Béthune (Du Chesne, ouvr. cité, p. 163 ; preuves, p. 76).
  16. Voir Raynaldus, Ann., l. c.
  17. Les mss. donnent les rubriques suivantes : Mesire Quenes (12 fois), Mesire Quenes de Betune (5 fois), Quenes de Betune (5 fois), Mesire Quenes chevalier (2 fois), Quenes (2 fois), Sire Quenes (1 fois) et Maistre Quenes chevalier (1 fois).
  18. M. Alfred Jeanroy (Romania, XXI, p. 418 et suiv.) a, en outre, fait observer que les chansons anonymes R. 1131 et R. 1137 ne font qu’un avec R. 1325, ainsi que la chanson anonyme R. 895 avec R. 1420. — Je laisse de côté le jeu-parti provençal (Bartsch, Grundriss, p. 184, n° 392, 29) entre Rambaut (de Vaqueiras) et un certain Seingner Coine, dans lequel M. V. de Bartholomaeis (Romania, XXXIV, p. 44 et suiv.) a cru reconnaître notre trouvère. Ce jeu-parti, publié en dernier lieu par M. de Bartholomaeis (ouvr. cité, p. 45 et suiv.), aurait été composé en Romanie entre les années 1201 et 1207.
  19. Ce qui peut expliquer l’erreur, c’est que le jeu-parti suit immédiatement une chanson (R. 1125) attribuée, avec raison, à Conon de Béthune.
  20. J’ai adopté les sigles de Schwan conformément à la Bibliographie des chansonniers français de M. A. Jeanroy (Classiques français du moyen âge, n° 18), où l’on trouvera sur les divers mss. toutes les indications utiles. J’ai dû cependant désigner par x et y deux mss. qui n’ont pas de sigles dans cette bibliographie : x est le fragment de Stuttgart, aujourd’hui perdu, p. p. Fr.-J. Mone dans Anzeiger für Kunde der teutschen Vorzeit, t. VII (Carlsruhe, 1838), p. 411 ; y est le ms. prov. O (Rome, Vat. 3208), p. p. C. de Lollis dans Atti delia Reale Acc. dei Lincei, 4° série, partie I, année 1886, p. 4 et suiv. ; cf. P. Meyer, Romania, XVII, p. 302 et suiv., et A. Jeanroy, Bibliographie des chansonniers provençaux (Classiques français du moyen âge, n° 16).
  21. On les trouvera imprimées en appendice à ma première édition.
  22. De la place qu’occupe la chanson IV dans V, ms. apparenté de près au groupe K N P X, on peut conclure que la source de V attribuait aussi cette chanson au châtelain de Coucy.
  23. Confirmation d’autant plus intéressante qu’elle contredit l’attribution de IV au châtelain de Coucy par K N P X (V) et affaiblit la valeur du témoignage de ce groupe contre l’attribution de X.
  24. Voir L’Art de vérifier les dates, 3e éd., t. III (Paris, 1787), p. 632 b ; cf. O. Schultz, ouvr. cité, p. 448.
  25. Voir H. -F. Delaborde, Œuvres de Rigord et de Guillaume le Breton, t. II (Paris, 1885), 1. III, v. 431-435 et 485 et suiv.
  26. Voir A. Jeanroy, Romania, XXI, p. 421. Il ne semble guère possible d’admettre avec A. Scheler (Trouvères belges, p. 272) qu’il s’agisse, dans la même chanson primitive, de deux amies différentes, de la nouvelle (couplet I) et de l’ancienne (couplet II).
  27. Marie, née en 1145, aurait, quant à son âge, bien pu être l’inspiratrice amoureuse du poète.
  28. Le ms. R donne Robers.
  29. Voir Chansons de Gace Brûlé, éd. par G. Huet (Paris, 1902), Table des noms propres, p. 149.
  30. Pour l’époque où a vécu Gace Brulé, voir G. Huet, Chansons de Gace Brulé, p. i-xvii.
  31. Guillaume le Vinier, religieux d’Arras, ne mourut qu’en 1245 ; cf. A. Guesnon, dans Bulletin hist. et philol. du Comité des travaux hist. et scient., année 1894 (Paris, 1895), p. 432-434.
  32. Voir P. Paris, dans l’Histoire littéraire de la France, t. XXIII (1856), p. 619 et 685.
  33. Dans C, il y a à la fin de IV un demi-couplet qui semble avoir été ajouté après coup ; V a dans U un second envoi sûrement apocryphe.
  34. Mais il n’est pas impossible que le couplet III, qui ne se trouve que dans les mss. C et U (apparentés de très près), soit apocryphe.
  35. La même explication ne peut s’appliquer à R. 15, dont la construction à coblas singulars est ainsi inconnue des pièces d’attribution certaine.
  36. Les mss. ont des leçons très différentes pour ces vers courts et les savants ont différé d’avis sur le compte de 3 ou 4 syllabes. Dans ma première édition (p. III et suiv.), j’avais admis que ces vers étaient uniformément de 4 syllabes. Mon opinion s’est modifiée devant les observations de M. J. Bédier sur la pièce I de Colin Muset (éd. des Classiques français du moyen âge, 1912, p. 33) et devant les cas analogues que j’ai trouvés dans Thibaut de Champagne. Cf. F. Gennrich, Musikwissenschaft und romanische Philologie (Halle, 1918), p. 47, et Zs. f. roman. Phil., XXXIX, p. 354.
  37. Les cas où il serait possible d’introduire une césure épique (II, 17 et 23 ; IV, 26 ; V, 50) sont des erreurs de copiste.
  38. Les mss. C I U en particulier présentent des assonances, mais il n’y a là que des fautes de copiste que la comparaison des autres manuscrits suffit le plus souvent à faire rejeter.
  39. R. 15 a des rimes pures en -ent ; R. 1960 a quatre rimes pures en -ente, mais mêle ailleurs -enz avec -anz ; R. 1859 a atent : -ant.
  40. Je suppose que le mystérieux saus (VIII, 19) vient de salicem.
  41. R. 1960 a, comme I et V, des rimes pures en -anz (-enz) à côté de la confusion de -is et -iz (comme dans VIII et X).
  42. Il en est de même de R. 15 et R. 1960, mais R. 1859 mêle les deux finales (v. 55 : atachie : envie, etc.). R. 15 fait, par contre, rimer le parfait en -ut avec le part, passé en -u (v. 18 : connut : -u), trait caractéristique du picard.
  43. Cette rime se trouve aussi dans des textes franciens.
  44. R. 15 fait rimer au cas-sujet coraige (v. I) avec -aige.
  45. Le classement des mss. permettrait cependant aussi les formes sariés et estiés.
  46. Le classement des mss. permettrait, à la rigueur, d’admettre une altération de la leçon primitive. — La chanson R. 1859 présente deux traits inconnus aux pièces attribuables à Conon : chute de e en hiatus (v. 15 : ramentu pour ramenteû) et contraction de ne la en nel (v. 42).
  47. Si cette chanson, comme il y a lieu de le supposer (v. ci-dessus, p. xxx), est composée de deux fragments appartenant à des chansons différentes, le premier doit être attribué à la première époque amoureuse de Conon.