Les Chansons des trains et des gares/La fraude déjouée

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Édition de la Revue blanche (p. 145-149).


LA FRAUDE DÉJOUÉE


                Malle, carton, ou bien panier,
                Tour à tour, il faut que tout passe
                Sous ton œil torve et perspicace,
                                Douanier !
                Quand tu le regardes en face,
                Le fraudeur, malgré son audace,
                Soudain se trouble et n’ose nier :
                Sous ton œil torve et perspicace,
                Malle, carton, ou bien panier,
                                Tout passe…

                La petite dame effrontée
Cependant a conçu le projet, folle idée,

                D’emporter, sans qu’on le remarque,
                Trois bouteilles de vieux cognac.
Cette frêle petite dame, quelle apparence,
                        — Oui, quelle ! —
                                Qu’elle
Puisse avoir des habitudes d’intempérance ?
                Mais le cognac n’est pas, je pense,
                Pour son usage personnel.

Je crois aussi que l’hypothèse serait fausse
                De supposer que, cuisinière experte,
                C’est uniquement pour en mettre,
                De ce vieux cognac, dans les sauces…

                Va, coquette contrebandière,
L’amour seul put t’induire à ces louches pratiques :
                C’est une surprise qu’elle veut faire
                À son amant alcoolique.

Donc, dans sa malle, et fort bien cachés, j’en réponds
                        Tout au fond,
                Sous des robes, sous des jupons,
                        Des pantalons,

Parmi tout un fouillis froufroutant de malines,
                La petite dame maligne
                Dissimule les trois flacons : —
                Elle avait des pieds trop mignons
Pour pouvoir mettre des bouteilles dans ses bottines —

Avec les autres voyageurs du train express,
Dès l’arrivée, vers les bagages elle s’empresse.
C’est là que le douanier, près du flot qui s’écoule,
                        Comme une digue,
                        D’un geste digne,
                        Vêtu de vert,
                        Calme et sévère,
                Le douanier arrête la foule ;
Et vous croyez que c’est ainsi que l’on s’en tire,
Que vous allez, avec votre malle, sortir,
                Tranquillement, sans qu’il vous fouille
                Permettez-moi de vous le dire,
                Madame, vous n’avez pas la trouille !…

                — Vous n’avez rien à déclarer ?
                A demandé le douanier ;

                — Non, Monsieur, et, je vous en prie,
Répond la dame, avec un air tout éploré,
Faites vite, ma petite fille est à l’agonie :
Si vous me retenez au sein de cette gare,
                Hélas ! j’arriverai trop tard !
Pour quelques vêtements empilés au hasard.
Lorsque l’on m’apporta la dépêche brutale,
                Faudrait-il donc ouvrir ma malle ?
Faites vite, Monsieur, et, si vous êtes père,
Abrégez cette attente où je me désespère ! —

                Le douanier, au fond, est bon zigue,
                Et, se laissant toucher, bonhomme :
                — Vous ne cachez pas là de rhum,
                Pas d’eau-de-vie de Dantzig ?…
Allez ! — Et il secoue la malle, pour la forme.

Mais les poils dont cette malle, d’antique forme.
                Suivant la mode un peu désuète,
                        Était couverte,
                Les poils étrangement se dressent :
                Déplorable mésaventure,

                À la secousse, le contenu
Des bouteilles brisées s’était tout répandu,
                Et notre malle, ayant tout bu,
Avait très mal, maintenant, à sa chevelure…

Fraudeurs, prenez toujours cette précaution
D’acquérir des colis, dont la complexion
                        Supporte
                Plus aisément les liqueurs fortes.