Les Chansons des trains et des gares/Le fiacre d’Eulalie

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Édition de la Revue blanche (p. 105-109).


LE FIACRE D’EULALIE


Maison à double issue au quartier de l’Europe,
            Rez-de-chaussée tendu d’andrinople :
            — À travers la triple voilette.
Oh ! les premiers baisers, dans le cabinet de toilette ! —
            Voilà le repaire choisi
            Pour l’adultère, c’est ici
            Le tombeau des femmes honnêtes : —
Et Gaëtan attend sa dernière conquête…

Ultime rejeton d’une race de preux,
Gaëtan ne suit pas les pas de ses aïeux :

    Vain héritier de leur valeur guerrière,
            À dix-huit ans il se borna
            À faire son volontariat,

Et n’est pas même officier de cavalerie démissionnaire.

            Il a placé en viager
La fortune que lui légua l’oncle Roger
                                (D’Angers),
Et libre ainsi de tout souci matériel,
Il voltige de fleur en fleur, comme l’abeille,
            Fleurs du mal, ou fleurs d’oranger,
                                Sans songer
            À rien autre que bagatelle :
            — C’est ainsi qu’au sein des délices,
            Les familles s’abâtardissent. —

    Et chaque jour de nouvelles maîtresses
Sont entraînées par lui, sous les subtils prétextes,
                        Dont prend texte.
            Pour ne pas dire dont abuse.
            Son esprit fertile en ruses :
            Hier, c’était la jeune Lucienne,
Qu’attirait sa collection de gravures anciennes ;

            Pour admirer sa panoplie,
            Aujourd’hui voici la jolie
                            Eulalie
            (Femme du malheureux Étienne),
Dont il épie l’arrivée derrière la persienne ;

Or, par calcul, par accident, ou par hasard,
            Eulalie est en retard.

Ah ! qui sut dire, — est-ce par vous, Ernest
                            La Jeunesse ? —
Qui sut dire de quelle angoisse nous oppresse
Le roulement de la voiture de nos maîtresses ?
            — Brrr… brrr… mon cœur a fait tic-tac :
            Hélas ! non, ce n’est pas son fiacre,
C’est un break (prononcez pour la rime bre-ak) : —
            — Tu bats encor, mon pauvre cœur :
            Mais, à nouveau, tu fais erreur.
Car c’est le simple attelage de l’arroseur… —

            Et Gaëtan, en attendant,
            Cette attente l’énerve trop,

                            S’étend
Sur le divan profond comme un tombeau : —

            Brrr… brrr… ces roulements… il rêve…
            Brrr… brrr… brrr… sans trêve, sans trêve,
Des roulements emplissent son oreille :
            Mais, quoi ? qui roule ainsi toujours ?…
Ce n’est pas toi, véhicule d’amour :
            C’est le tambour, c’est le tambour,
            Qui bat l’héroïque réveil !…

            Bruit d’olifants, de palefrois,
            Allons, Gaëtan, lève-toi :
                            C’est la voix
De ceux des tiens qui versèrent leur sang vermeil
                            — (Vois
            Vois comme est rouge l’andrinople !…) —
            À Bouvines, à Fontenoy,
            À Waterloo, à Gravelotte !…

Mais voici que soudain deux petites menottes
            Couvrent les yeux de Gaëtan :

— Fi ! le vilain, qui s’endormait en m’attendant ;
            Coucou !… qui est là ? C’est Chouchoute ! —

(Chouchoute, d’Eulalie est un diminutif.)

            — À pied aurais-tu fait la route ?
Ta voiture, je ne l’entendis pas, pour quel motif ?
            — Tu ne l’entendis pas ? sans doute :
            Les roues des fiacres, grand naïf,
            Maintenant, on les caoutchoute.