Les Charniers (Lemonnier)/19

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 93-102).
◄  XVIII
XXI  ►



XIX


À peine avions-nous crié que les chevaux se mirent au galop, et quatre cavaliers tombèrent sur nous, pistolet au poing.

Il y eut là une petite scène assez comique.

Les quatre cavaliers étaient de terribles gaillards et nous tenaient par le collet. Le cliquetis des sabres, le piétinement des chevaux, les voix éclatantes des hommes nous empêchaient absolument de dire un mot. Je fourrai la main dans ma poche et en retirai quelques pièces de monnaie. Le goujat dont j’avais les doigts dans le cou prit l’argent, radouci subitement. L’argent est une langue universelle.

Celui d’entre nous qui connaissait un peu d’allemand, exposa alors notre situation et s’enquit des moyens de pénétrer dans Sedan.

Les quatre Prussiens se concertèrent entre eux, comme indécis. Visiblement le meilleur mode de persuasion était de leur donner encore quelque argent et je leur en donnai. Un rire creva leurs grandes barbes, dans la nuit.

Deux charrettes, que ces hommes précédaient, nous ayant rejoints, ils nous firent signe de monter dedans.

Nous prîmes place comme nous pûmes parmi les sabres, les fusils, les sacs et les casques, et la petite troupe, accélérant son trot, s’engagea à travers Bazeilles.

Il faisait nuit noire, et le village ressemblait à un grand éboulement de rocs et de pierres. Seulement, le sol était criblé d’une myriade de paillettes qui flambaient, et, par moments, ces flammèches, soulevées par les coups de vent, s’envolaient en petites nuées qui trouaient l’obscurité de points rouges. Des rubans de feu, entortillés autour des débris, s’échevelaient dans des lueurs jaunes et vertes. Il arrivait aussi que la flamme, ayant tout rongé et jaillissant tout à coup des tas calcinés, se dressait en hautes gerbes qui jetaient des pourpres sur les carrés de murs encore debout. On voyait alors des hommes et des femmes qui tendaient les mains pour se chauffer, et les uns étaient blottis sur leur séant, tandis que les autres, droit devant le feu, le tisonnaient avec le pied.

Nous enfilâmes la route qui va vers Sedan.

Dans l’ombre, des maisons, des fermes, des granges, de grands bâtiments ressemblaient à des entrepôts ou des fabriques. Aux trous noirs qui plaquaient ces façades, on comprenait que le pillage, la mitraille et l’incendie avaient passé par là, enlevé les portes, emporté les fenêtres, et de grandes brèches béantes s’étendaient des toits aux rez-de-chaussée. Des masses de camions, de haquets, de tombereaux, de voitures brisées, couvraient la chaussée, ou, roulés sur le bord des talus qui la bordent, penchaient leurs avant-trains dans les champs en contre-bas. L’outillage des moulins, des forges, des tisseranderies, des filatures pendait en pièces dans les hangars, traînait sur la route, mutilé. Dans les bouts de clarté, quand la lune trouait les nuées, on distinguait tout une confusion géante de bras de machine, de leviers, de cylindres qui pointaient en avant comme des débris de guillotines entassés.

Les cavaliers causaient entre eux, le plus souvent à voix basse, parfois très haut, quand ils se chamaillaient. Alors ils ne se gênaient pas pour s’insulter très platement. Il nous parut bien qu’il était question de nous et qu’ils disputaient au sujet de l’argent.

Beaucoup d’arbres avaient été emportés par les obus et gisaient en travers de la chaussée. Des chevaux, ou plutôt d’informes squelettes, les uns debout, les autres accroupis, broutaient ça et là les écorces. Au passage des voitures, sentant des camarades plus heureux, ils cessaient de manger et hennissaient. Deux de ces malheureuses bêtes se mirent à galoper derrière nous, cahin-caha, en boitant affreusement, et l’une d’elles, encore sellée, clopinait sur trois jambes, le paturon gauche ayant été emporté.

Les prussiens s’amusaient à leur allonger des coups de fouet.

À mesure qu’on approchait de la ville, les chevaux étaient plus nombreux et on les rencontrait par groupes de trois, quatre et cinq, vaguant à travers la route. Ceux qui étaient couchés essayaient de se relever, et trop faibles pour se mettre debout, retombaient en soufflant des naseaux. Nos chariots écrasaient quelquefois des corps mous, qui étaient des bêtes à l’agonie.

À tout instant quelque chose de blanc claquait aux fenêtres des maisons : c’était le drapeau des ambulances. Des granges, des écuries, des remises on avait fait des dépôts de blessés, et de larges filets de lumière filtraient à travers les joints des portes.

La lune s’étant de nouveau dégagée, nous vîmes scintiller à notre gauche, au bas de grandes masses noires profilées à plat sur l’horizon, une large nappe fourmillante.

C’était la Meuse. On avait brisé les écluses et elle avait débordé dans les prairies.

Cette vaste étendue d’eau luisant dans le sombre paysage dévasté que nous avions sous les yeux, augmentait la désolation de cette nuit farouche, éclaboussée, à travers l’écorchure des nuages, de clartés livides.

Là-bas, sur le pont que nous ne pouvions encore distinguer, une poignée de zouaves avait combattu en démons, cent contre mille, au sabre et à la baïonnette, et mitraillée homme par homme, alors que tout le monde se rendait, s’était fait exterminer sans crier merci.

Aux approches de la ville, les Allemands avaient établi des campements.

Un parc de chevaux encombrait le jardin d’une maison : tant bien que mal on avait entrelacé les arbres et formé au-dessus des animaux des abris de branchages. De grands feux de bois brûlaient ça et là, et devant ces feux des soldats fumaient la pipe. Un officier, suivi d’un homme qui portait une lanterne, faisait, comme nous passions, une ronde d’inspection parmi les chevaux. Ils avaient presque tous le garrot baissé et un grand bruit continu de mastication traînait dans l’air. La plupart n’avaient qu’un licol et piétinaient, attachés à des piquets. Il y en avait pourtant de sellés et de bridés, et ceux là étaient mieux harnachés que les autres. C’étaient, en effet, des chevaux d’officiers, les officiers allemands au camp ayant toujours une monture toute prête.

Près des chevaux les harnais, selles, traits, mors et brides, très propres et en bon état, comme à la veille d’une parade, étaient étendus sur des pâlis.

La maison à laquelle attenait le parc, était une de ces coquettes habitations faubouriennes, tout à la fois maison de ville et maison de campagne, avec perron sur cour, les écuries et les serres faisant bordures.

Toutes les fenêtres de cette maison étaient éclairées, et à travers les jointures des rideaux, les girandoles des lustres allumées brillaient. Une fenêtre s’ouvrit : quelqu’un se pencha et se mit à crier dans la cour, parmi des éclats de voix et des rires venus de l’intérieur. Un homme, précipitamment sorti des serres, accourut à l’appel, et la main à la casquette, sembla recevoir un ordre. Puis l’homme monta à cheval et la fenêtre se ferma sur le bruit de la chambre.

Un peu plus loin, d’autres lumières étincelaient, mais cette fois, les volets fermant mal, on distinguait nettement, autour de la table garnie, un groupe d’hommes qui, les uns, le verre à la bouche et les autres, des bouteilles à la main, braillaient à gueule-que-veux-tu. Évidemment, ces gens-là fêtaient leur victoire et les caves mises à sac leur donnaient des gaîtés.

Des reconnaissances d’hommes à cheval nous croisaient sur la route, le sabre au clair. Quelquefois des galops ébranlaient le pavé, des estafettes disparaissaient ventre à terre dans la nuit. Ailleurs des cavaliers s’arrêtaient brusquement sous les fenêtres des maisons et heurtaient au volet. Le volet s’ouvrait : on échangeait des mots à demi-voix ; le cavalier donnait de l’éperon et la bête lâchait pied en faisant flamber le sol. Une bande de soldats battait la nuit, sur un rang, et cognait çà et là les maisons. Dans une boutique où il n’y avait plus qu’un carreau à la porte, une lueur tremblotait et deux hommes fourrageaient les recoins. Des fuites de silhouettes féminines s’apercevaient dans l’ombre.

Pas un bourgeois, d’ailleurs, ni un paysan sur la route.

Tout ce qui vit dans les faubourgs de Sedan s’était replié dans la ville, laissant les maisons à l’ennemi. Certainement il ne serait entré dans la tête de personne de vaguer à cette heure sur les routes : nous étions seuls à courir cette aventure.

Nous approchions de Sedan : l’énorme rocher de la citadelle, éclairé à la base par les réverbères de la poterne, se détachait lourdement sur l’obscurité du ciel. L’heure sonnait à une horloge, et sur la ville flottait, dans une atmosphère de pluie, comme une buée rouge, la réverbération des becs de gaz. Déjà nous distinguions, derrière les grilles d’entrée, le va-et-vient d’un soldat, l’arme au bras, et deux autres soldats, assis sur le banc du corps-de-garde, le nez dans la capote, attisaient une paillette de feu qui était le bout d’un cigare.

En ce moment les chariots, cessant tout à coup de marcher vers Sedan, conversèrent brusquement à gauche, et après avoir décrit un circuit autour d’un campement, s’arrêtèrent dans un endroit où l’on avait remisé des fourgons.

Les cavaliers descendirent de selle, dételèrent les chevaux et nous plantèrent là.

Nous nous démenions depuis quelques minutes dans nos sacs et nos fusils, demi-furieux demi-riant, quand nous avisâmes deux hommes en uniforme qui viraient dans un espace de dix pas, faisant volte-face chaque fois qu’ils étaient arrivés au bout de leurs dix pas et recommençant toujours. Après que nous les eûmes hêlés, ils vinrent à nous, et nous trouvant dans l’état où nous étions, furent sur le point de se jeter sur nous. La chance voulut que nous eussions affaire à des officiers qui parlaient le français. Ils se mirent à sacrer épouvantablement quand ils connurent notre aventure et voulaient absolument punir les mystificateurs ; nous parlementâmes et ils se radoucirent. Nous leur demandâmes à entrer dans Sedan, mais ils nous déclarèrent que sans mot d’ordre la chose était impossible et finalement nous offrirent de passer la nuit dans la maison où eux-mêmes campaient, à quelques pas de là.