Les Charniers (Lemonnier)/02

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Alphonse Lemerre (p. 8-15).
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II


Bouillon est un de ces coins sommeillants de province où les commères s’assemblent sur le pas des portes, causant à petit bruit, de longues heures, et que les bœufs traversent, cornant et bousant, à la file pour aller aux champs. Une paix noie la ville, en temps ordinaire ; deux ombres se croisent rarement sur le pavé ; et tout à coup cette quiétude d’abandon s’était fondue dans une tourmente.

Nous traversâmes le pont de la Semoy.

La rivière coulait grise, piquetée par la pluie d’un tas de paillettes, sur son lit de cailloux polis et au loin se perdait, amincie, entre des enfilades de collines bleuâtres. Perché sur son roc, le vieux château de Bouillon dessinait au-dessus de la ville son profil hautain.

Un va-et-vient furieux emplissait les rues.

Nous gagnâmes la place, toute comble de bourgeois, de paysans, de lanciers, de prisonniers, de blessés se démenant à travers les pieds des chevaux, les roues des voitures et les porteurs de civières. Et cette cohue faisait un brouhaha terrible, dans le noir de l’après-midi.

Une sueur montait des dos, flottait dans le brouillard du ciel rampant et lourd ; et les uns couraient sans but, les yeux élargis, soudainement revenaient sur leurs pas, les autres piétinaient sur place, attendant on ne sait quoi, perdus dans des songeries. Une stupeur s’appesantissait sur les cervelles. Et la petite place avait l’air d’un cuveau bouillonnant, regardé par les maisons vertes d’humidité, avec le scintillement inquiet de leurs vitres.

À la fenêtre d’une auberge, de petits messieurs à têtes pommadées, les manchettes tirées sur les poignets, buvaient du champagne, gaîment, avec des filles plâtrées, et quand ils levaient leurs verres, la croix rouge du brassard s’apercevait à leurs bras. On se les montrait.

Un vieil officier d’état-major belge les regardait, les mains dans les poches, goguenard et bougon.

— C’est un peu fort, dit un quidam, indigné.

— Non, répondit-il, c’est naturel. Vous verrez tous les jours ici la même chose. On se donne rendez-vous pour aller voir les morts comme pour nocer après l’Opéra. Les trois quarts de ces porte-brassards sont des viveurs en partie fine avec des Margots en rupture de ban. Histoire de rire. Je vous dis, moi, que c’est naturel.

— Et comment cela peut-il paraître naturel ?

— Très naturel, répondit-il sèchement, tant que vous n’aurez pas modifié l’admirable et détestable convention de Genève.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens de la discipline. Fichez-moi une bonne discipline à tous ces gaillards-là, fainéants et désœuvrés, qui viennent chez nous au spectacle, bons à rien qu’à attraper la foire et la migraine, avec des mouchoirs de batiste sous le nez et des flacons d’odeurs dans les poches. Quelqu’un veut entrer aux ambulances. Très bien, monsieur. Votre nom, votre âge, votre moralité, votre profession ? Bon ! on va vous enrôler. Vous enrôler, entendez-vous, comme un soldat, comme un infirmier, comme de la chair à canon. Vous serez de tous les services et de toutes les corvées, ayant, à cause de votre mission, le plus grand honneur, et à cause de cet honneur, le plus grand péril. Ça vous va-t-il ? Alors, en avant, marche ! Plus de noce, plus de folichonnerie, plus de champagne ! De la discipline et un conseil d’honneur pour juger les délits. — Ah ! cré Dié ! ils embrassent les femmes !

Il y eut une courte huée sur la place, puis l’hébétement reprit.

En tournant les yeux, je remarquai un officier des spahis, appuyé de l’épaule contre la porte d’une boutique de cigares. Il paraissait très triste et avait grand air. Un bel arabe blanc, magnifiquement capuchonné dans sa longue crinière, mordait son frein frangé d’écume, aux mains d’un petit paysan. La bête par moments se cabrait, tendant ses fins jarrets comme des ressorts ; on voyait saillir alors, en reliefs nerveux, les veines de son poitrail argenté. Des maquignons plongeaient leurs doigts dans ses naseaux.

— Cent francs, dit à la fin un gros rougeaud en blouse.

— Prenez, dit l’officier, sans regarder l’homme.

Celui-ci dépocha une liasse et fourra un billet de cent francs dans la main de l’officier. Une lutte se peignit sur les traits de ce dernier.

— Jamais ! cria-t-il tout à coup en rejetant le billet.

On eût dit qu’il se réveillait d’un mauvais sommeil.

— Pardon, messieurs, ajouta-t-il, je ne peux pas : j’aime cette bête-là. Mon frère a été tué dessus, et j’ai fait avec elle dix batailles. Quand je la vendrai, je me vendrai avec elle.

Il prit la crinière de l’arabe dans ses doigts :

— Allons ! ma vieille ! il faudra nous faire tuer. Ça vaudra mieux.

Une hilarité creva en ce moment par dessus la foule : c’était une des filles qui venait de s’abattre, soûle, dans son vomissement et les autres riaient, leurs lèvres rouges ouvertes comme des plaies.

Nous allâmes.

Bouillon était encombré de familles françaises qui venaient chercher des nouvelles. Des dames passaient, défaites, en sanglotant. Un vieillard, tombé en démence en apprenant la mort de son fils, vaguait, les mains en l’air. Je vis ailleurs une femme, grande, élégante et belle, qui, depuis deux jours, courait les ambulances pour savoir ce qu’était devenu son mari. Elle interrogeait tout le monde, blême, les yeux en feu, n’ayant ni mangé, ni dormi, ni cessé de marcher la nuit et le jour. On n’imagine rien de plus poignant que cette jeune et fière femme, les vêtements en morceaux, pleine de boue et de sang, qui n’avait plus même la force de pleurer et faisait entendre par instants une espèce de hoquet.

La nuit venait : je cherchai un gîte. Plus une chambre. Je demandai une chaise. Plus une chaise. Je demandai une botte de paille. Plus même une botte de paille.

La perspective d’une nuit passée à la pluie ajoutait à notre mélancolie. Nous questionnions au hasard, dans la foule. Et de moment en moment, le froid du soir perçait un peu plus nos vêtements.

Quelqu’un passa, en houseaux, le sac au dos.

— Rops !

— Vous ici !

— Et bien embarrassé, je vous jure.

Je lui contai le cas.

— Bon ! dit-il, vous avez frappé aux auberges ?

— Oui.

— Eh bien ! sonnez aux maisons. Il y a toujours une figure meilleure qu’une autre. Prenez la meilleure de toutes, affaissez-vous dans le corridor sans vous rien casser et laissez faire. On vous mettra sur un matelas, vous aurez du vin et vous passerez une bonne nuit.

J’avisai un petit logis, devinant à ses rideaux blancs, bien tirés, un intérieur régulier de vieilles personnes. Mon ami boitait. On nous recueillit.

Je n’oublierai pas la petite chambre sous les toits où je passai, à la veille d’un mauvais jour, une si bonne nuit, ni le café fumant qu’au lever, six heures sonnant à l’horloge, je trouvai sur la table, dans la salle ornée de grands paysages à l’huile, où des cerfs acajou étaient pourchassés par des chasseurs à pourpoints jonquille.