Les Charniers (Lemonnier)/01

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Alphonse Lemerre (p. 1-7).
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I


— Va pour cinquante francs, dit l’aubergiste en marchant du côté de l’écurie.

Depuis deux jours, les chevaux n’avaient pas reposé trois heures en tout, et de ses cinq bidets il ne restait au licol qu’un petit roussin à courtes jambes et un vieux grison ardennais, poilu comme une vache.

On tira de l’écurie le roussin et le grison et on les mit à une pesante carcasse, montée sur quatre roues qui faisaient en roulant un bruit de vaisselles entrechoquées.

Puis le fouet pétarda : nous descendîmes, au trot des chevaux, les fers claquant, la grande rue de Neufchâteau qui débouche dans les champs.

Nous allions à Bouillon.

Au premier tournant de la route, près d’une grosse ferme où des soldats jouaient au bouchon, une sentinelle croisa le fusil et cria :

— Qui vive ?

C’étaient les postes belges. Ils étaient échelonnés de distance en distance, quatre hommes et un caporal, et se repliaient, à mesure qu’on les relevait, sur leurs campements, dans les villages et dans les champs.

On répondait :

— Belgique.

Le caporal montait sur le marche-pied, mettait la tête dans la voiture, regardait s’il n’y avait pas de contrebande de guerre, disait : c’est bon, et les bidets repartaient, pendant que la sentinelle se replaçait au port d’armes.

Nous traversions successivement des landes, des bruyères et des bois, sous un ciel gris rayé de hachures de pluie. L’horizon plaquait de noir les paysages. On n’entendait dans ces solitudes que le cri du bruant lourdement voletant dans les roseaux, le gloussement de la poule d’eau dans les marais, les querelles des geais et des pies dans les futaies.

Une mélancolie immense suait de la terre amoitie.

Par moments une sourde rumeur lointaine grandissait en se rapprochant : le nez dans les visières, un gros de lanciers passait au galop. Puis le tremblement décroissait ; les hautes silhouettes emmêlées aux crinières flottantes se faisaient petites, au loin. Et le silence recommençait.

À deux lieues de Bouillon, les postes se rapprochaient, le mouvement augmenta ; çà et là couraient des ambulances.

La première que je vis me poigna l’âme.

Il y avait quatre chariots à la file, couverts de baches et bourrés de paille qui s’échevelait aux ouvertures.

Cette paille était sanglante, pareille à une litière d’abattoir. Et entassés là-dedans, des hommes avaient de brusques secousses de bétail, les ventres en l’air, avec d’horribles figures lasses. Une lamentation traînait, mêlée au cri des essieux. Et tout en haut, avec son blanc sale, comme un tablier de boucher, le drapeau de la Croix rouge claquait sur cette désolation.

L’ambulance fila comme une vision funèbre.

— Halte ! cria tout à coup une voix éraillée de sergent de la ligne.

La voiture stoppa.

On fouilla la caisse, le dessous des banquettes, les coussins, à la pointe des sabres, et chaque fois que le bois était touché, un choc sourd s’entendait.

— Aïe ! criait le conducteur, pensant aux plaies de sa carriole, presque tendre.

Un cabaret se reconnaissant près de là à son huis surmonté d’une branche de genêt, nous étions entrés. Des paysans braillaient, attablés, les jambières crottées. C’étaient des fermiers des Ardennes. Tandis que leurs attelages fumaient sur la route, ils se coulaient des rasades de piquet. Accroupis ou debout, des soldats fourbissaient près d’eux leurs armes.

Des pénombres rousses noyaient les travées.

Un petit jour zinguant tombait des vitres brouillées, coupait les fumées bleues des pipes brasillant ; et des brandes pétillaient sur les landiers.

Brusquement une porte s’ouvrit, et dans la pièce voisine, parmi des femmes, je distinguai une masse sombre, couchée à terre, avec une tache claire, immobile, de visage.

— Gueulez donc pas ! objurgua une grande vieille sèche, la main sur la serrure.

Il y eut un silence, et un rauquement étranglé gronda, nous arriva comme un râle de bête.

— Y en a plus pour longtemps, fit silencieusement quelqu’un des paysans, entre deux bouffées de pipe.

Alors, un coin du rideau ayant été tiré, je revis les femmes, l’homme étendu, sa chair blême dans des lambeaux de capote française.

— Un sous-officier, m’expliqua le cabaretier.

Il achevait de mourir : on l’avait dû descendre de l’ambulance qui avait passé tantôt. C’était un grand diable d’homme à grosses moustaches, d’une belle carrure. Entre ses hoquets il appelait : maman.

On annonçait dans les groupes un convoi de cinq cents blessés.

La voiture repartit.

Près de Bouillon, sur la longue route blanche qui s’enroule en ruban aux parois de l’espèce d’entonnoir où s’enterre la ville, une interminable file de voitures et de cavaliers nous croisa.

Les cinq cents blessés défilaient.

Le convoi montait la côte au pas. Il y avait des caissons et des charrettes. Des têtes sortaient de la paille, blêmes, balantes, secouées par les cahots, quelques-unes entourées de loques rouges, et les yeux avaient d’infinies langueurs, au milieu des chairs poissées. Une odeur de carnage traînait sur ce hachis humain. On reconnaissait la moustache française et la barbe prussienne.

Prussiens et Français fraternisaient dans la douleur et l’agonie.

Parfois une main soulevait un képi. Morituri te salutant. Un soldat nous saluait, d’un geste doux et humble,

Nous atteignîmes les premières maisons de Bouillon. Piéfert, le maréchal, jurait sur le pas de sa forge après ses garçons et criait :

— Fainéants ! vous n’aurez donc jamais fini.

Et les garçons tapaient à grands coups sur le sabot de quatre chevaux qu’on amenait ferrer, pendant que des lanciers chatouillaient avec une branche d’arbre le flanc des bêtes pour les maintenir en repos.

Il y avait deux jours que le désastre de Sedan était accompli.

On détela.