Les Charniers (Lemonnier)/08

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Alphonse Lemerre (p. 40-42).
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VIII


Comme nous quittions ce spectacle de désolation, un grand roulement sourd ébranla le pavé parmi le claquement des fouets.

Des attelages débouchaient sur la place, tumultueusement, haquets, tombereaux, chariots à ridelles, précédés d’un vaguemestre. C’était un convoi d’approvisionnements.

Nous remarquâmes que ces convois allaient toujours le grand trot, et, dès ce moment, nous en rencontrâmes continuellement. On entendait un grand bruit, et à peine s’était-on rangé qu’on voyait passer au travers de la pluie, immobiles en selle, avec leurs barbes fauves et leurs nez camards, les hautes statures des cavaliers drapés dans leurs longues capotes grises. Deux ou trois hommes accompagnaient chaque chariot, montrant de grosses têtes sales secouées par les ressacs.

Dans le bourg que nous venions de traverser, comme à La Chapelle, nous n’avions presque point rencontré d’habitants. Et ceux que nous avions aperçus étaient presque tous de vieilles gens demeurées seules, moins pour garder les maisons, cela ne servait à rien, que pour y mourir, s’il fallait mourir. Parfois une aïeule descendait, la tête basse et sans regarder devant elle, les marches de sa maisonnette, et, des seaux dans les mains, s’en allait puiser l’eau à la fontaine. Puis, remarquant de l’amitié sur nos visages, elle nous disait tristement bonjour ou levait ses yeux vers le ciel, comme pour le prendre à témoin des choses qu’elle avait vues. Et cette résignation morne rendait plus forte la désolation générale.

Çà et là toutefois une famille, ou plus courageuse ou plus confiante, continuait à vivre sous le toit domestique, hommes, femmes, enfants rassemblés pêle-mêle dans une chambre, pour être plus près l’un de l’autre. C’est ainsi que le maréchal de l’endroit n’avait pas voulu quitter sa forge, qui est à l’entrée du bourg, voisine d’une auberge décorée d’un soleil en fer blanc à rais ébouriffés. Les paysans, au bon temps, descendaient de cheval à la porte du brave homme et ne manquaient jamais de le convier à une chope à l’auberge du Soleil d’or. Aujourd’hui l’auberge était vide et l’enclume muette. Personne n’offrait plus à boire au ferrant et il rôdait, bourru sous son poil roux, ayant mis bas son tablier de cuir. Quelques-uns étaient restés par cupidité.

La fumée de nos pipes nous ayant altérés, nous entrâmes dans une maison sur la porte de laquelle se balançait une branche de sapin, au risque de nous entendre dire pour la centième fois que les Prussiens avaient tout bu.

Une petite femme, jaune et sèche, nettoyait là, dans une chambre enfumée, des bretelles de tambour. Elle vint à nous, et comme nos souliers à clous faisaient du bruit en écrasant le sable sur les carreaux du sol, elle nous montra quelque chose dans la chambre en mettant le doigt sur la bouche.

— Chut, dit-elle, il dort.