Les Charniers (Lemonnier)/09

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 43-47).
◄  VIII
X  ►



IX


Nous distinguâmes alors dans l’ombre quatre chaises sur lesquelles on avait mis une table renversée les pieds en l’air ; entre les pieds de la table un matelas avait été étendu, avec des couvertures.

— Le pauvre cher garçon, dit la vieille. C’est un Bavarois. Figurez-vous qu’il n’a pas vingt ans. Un enfant, quoi ! Et on vous prend cela à leurs mères ! Oh ! pour sûr, il en réchappera ! C’est des coliques, mais il a la fièvre par dessus le marché, et c’est pitié d’entendre ses dents claquer. On a voulu le porter avec les autres, à leur boutique d’hôpital ; moi, j’ai dit non, je n’aurais jamais consenti. C’est un tambour. Voilà plus d’une heure que je me déchire les mains à nettoyer sa petite garde-robe. Il est si gentil, il me parle avec les yeux. Je suis bien triste qu’on m’ait pris notre lit, car j’ai dû lui en faire un avec une table, et ce n’est pas gai de coucher sur du bois. Le pauvre chéri ! Je vous demande un peu : vingt ans ! Ah ! c’est que le mien n’en a pas beaucoup plus, voyez-vous, et on me l’a pris aussi, et quand je soigne celui-ci, je me figure que quelqu’un soignera bien aussi mon garçon, s’il est malade.

Tout à coup on entendit un piétinement devant la maison et la porte s’ouvrit avec fracas. Quatre soldats, à capote grise, entrèrent en gesticulant et en criant, prirent des chaises, déployèrent sur la table une carte de route, et, comme s’ils eussent été chez eux, sans nous regarder ni personne, tous les quatre, penchés sur la carte et l’index en avant, se mirent à discuter bruyamment.

La petite femme prit le plus braillard par le collet et lui montra l’endroit où était son tambour. L’autre regardait, la main sur les yeux, et haussait les épaules, ne comprenant pas. Alors, elle le prit par le bras et le tira vers la petite chambre noire.

Le gaillard se laissait faire, docile.

Quand il eut vu, il dit un mot à ses amis, la salua poliment, nous salua aussi, et toute la troupe fila sur la pointe du pied, avec une gravité comique.

Nous demandâmes à boite, mais l’hôtesse se lamenta fort de n’avoir que de l’eau à nous offrir, et à son tour, après les autres, elle nous jura bien que nous ne trouverions ni un verre de bière ni une goutte de vin jusqu’à Sedan.

— Ils nous ont tout pris, dit-elle, et nous mourrions de soif sans l’eau de la fontaine. J’avais hier deux porcs qu’on devait tuer à Noël ; eh bien ! ils me les ont pris aussi. Il ne me reste plus un morceau de pain, mais j’avais enterré des pommes de terre, et je les fais cuire sous la cendre, la nuit, quand ils dorment. Ah ! misère !

Nous quittâmes ce logis misérable, et ayant enfilé le sentier voisin, nous tombâmes, à quelques pas de là, sur une sentinelle prussienne qui se mit à nous suivre, répétant à demi voix, d’une mine humble et triste :

— Tabac…Tabac.

Nous en laissâmes tomber dans le creux de sa main quelques pincées.

Le pauvre diable eut un large rire de bonheur et nous remercia, la main posée sur son cœur ; puis, comme nous nous enquérions de la route, il nous expliqua, avec volubilité, qu’en allant droit devant nous, nous trouverions un château défoncé par la mitraille et un peu plus loin un moulin à eau près duquel il y avait eu une déroute.

Nous marchâmes alors d’un bon pas.

Bientôt le château se dessina devant nous : il n’y avait plus une vitre aux fenêtres et les murs étaient labourés par les balles, de haut en bas.

Personne n’habitait plus cette sombre demeure ; les rideaux, secoués par le vent, pendaient dans la pluie, des portes grinçaient sur leurs gonds ; et, dévastées, les chambres béaient à l’air, ressemblant à des tombeaux saccagés. Seul, un maigre chat noir, arrondi en boule sur l’appui d’une croisée, semblait survivre à la ruine du reste. Il nous regarda passer de ses prunelles barrées de jaune, mélancolique et doux.

Nous trouvâmes le moulin à cinq minutes de là ; il formait, à la bifurcation de deux routes, un bloc massif très endommagé extérieurement.

La grande roue, détraquée, s’immobilisait sur ses palettes. Le toit s’inclinait, à demi effondré. Des décombres gisaient sous les murs, par tas. Tout indiquait le passage terrible des boulets.

Du reste, plus une âme dans ces grandes cours sur lesquelles les peupliers se balançaient avec des lamentations ; et l’eau des gouttières, en clapotant sur le pavé, d’un petit bruit monotone qui ne décessait pas, rendait cette solitude plus vide encore.