Les Charniers (Lemonnier)/11

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Alphonse Lemerre (p. 54-58).
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XI


Au milieu des landes qui filent à droite et à gauche de la route, nous vîmes, à quelque temps de là, se détacher sur les massifs roux d’un parc de grands pans de murs blancs. C’était à la fois une papeterie et une habitation de plaisance, et, comme du château des Fonds de Givonne, on en avait fait un lazaret. Au-dessus de la porte d’entrée flottait la Croix rouge.

Le long des clôtures, un convoi d’ambulances s’avançait au pas ; un homme à cheval s’en détacha, entra au galop dans les cours, comme quelqu’un qui apporte un ordre, rapidement mit pied à terre.

Près de la porte, sur la plate-forme d’un double escalier formant retrait sous les marches, s’élevait une sorte de pavillon de concierge. Une femme parut sur le seuil, et, nous voyant trempés, nous invita à nous sécher au feu de la famille.

Nous aperçûmes alors, dans la niche étroite creusée sous l’escalier, un vieillard, une femme et deux enfants. Ils avaient allumé sur la pierre un feu de bois, et debout, collés l’un à l’autre de peur de s’appuyer au mur qui suintait, ils essayaient de se réchauffer.

— Voilà deux jours que nous sommes ici, me dit la femme. Nous sommes de Bazeilles où il n’y a plus une maison et nous n’avons pas même pu emporter un pain. Nous avons couru toute cette horrible nuit, et Bazeilles était en feu derrière nous, si bien qu’on voyait à plus d’une lieue. Et voilà mon mari, monsieur, et ces deux enfants sont ceux d’un voisin que les scélérats ont égorgé. La dame que vous venez de voir nous a bien voulu recevoir à coucher dans son grenier la première nuit et elle nous a donné du pain, quoiqu’il n’y en ait plus nulle part. Et maintenant nous sommes ici, parce qu’il lui est venu des parents, et qu’il a bien fallu leur donner le grenier. Béni bon Dieu, prenez-nous en pitié !

Nous pénétrâmes dans le pavillon.

Il abritait quinze à dix-huit personnes, hommes, femmes, enfants, hâves, en guenilles, farouches. Un pêle-mêle de meubles sens dessus dessous encombrait la petite chambre. Dans l’âtre brûlait un feu de branches sèches. Un enfant tendait ses petites mains transparentes à cette chaleur, les pommettes enflammées, ayant par moments un tremblement dans les membres. La fièvre faisait claquer des os et des dents, ça et là. Et ils étaient tous tassés les uns sur les autres dans une buée fétide de sueurs et de pissats.

Une grand’mère tenait ses petits enfants dans ses genoux et s’écria à notre entrée :

— J’ai vu bien des choses, mais on ne verra plus celles que je viens de voir.

La mitraille avait décoiffé le pavillon d’une partie de sa toiture et cassé les vitres qu’on avait remplacées par du papier. Des balles entrées par les fenêtres avaient sifflé dans les chambres et troué la muraille. On me montra une glace de lavabo qui avait volé en pièces ; ailleurs, un verre recouvrant une image de la bataille de Waterloo, en éclatant, avait griffé de mille éraflures le petit Napoléon lithographié, sans toucher au reste de l’image. Sedan s’ajoutant à Waterloo ! La légende napoléonienne semblait s’anéantir dans cette ironie suprême.

Pendant deux mortelles heures, cette malheureuse famille, couchée par terre contre les fenêtres, sous les matelas, avait entendu retentir sur son abri les volées de la mitraille. Les murs tremblaient ; un ouragan secouait la terre souterrainement ; toiles, châssis, cheminées s’abîmaient dans des fracas. D’un geste violent la femme arracha le mouchoir qui lui couvrait la tête et me montra ses cheveux blanchis par les angoisses.

— Mais pourtant le drapeau aurait dû les avenir qu’ils tiraient sur un lazaret ? observa quelqu’un.

— Voyez le drapeau, répondit cette femme, ils l’ont criblé.

En ce moment le convoi entrait au château. Une demi-douzaine de membres de la Croix rouge le précédaient à cheval. Quand les caissons passèrent, les hurlements que nous avions entendus naguère éclatèrent avec la même horreur.

Rien de sinistre comme les roulements sourds de ces lourdes voitures où il y a du canon et du corbillard. Les infirmiers, les manches en sang, sautèrent à bas des voitures et marchèrent sur les côtés. Un d’entre eux nous dit qu’ils arrivaient de Sedan et que, depuis deux jours, ils avaient amené au lazaret deux cents blessés.

Cinquante étaient morts.