Les Charniers (Lemonnier)/10

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Alphonse Lemerre (p. 48-53).
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X


Un talus s’élevait devant le moulin, très haut, presque perpendiculaire, et sur toute sa largeur était labouré comme par la dégringolade d’une troupe d’hommes. Des gazons, arrachés par les clous des souliers, avaient roulé au bas, laissant apparaître la terre, comme de la chair à travers des écorchures. Et le piétinement se continuait sur le chemin, parmi de grandes boues noires, où des flaques d’eau luisaient aigrement sous le jour d’acier qui tombait des nuages.

Toute sorte de choses, shakos, sacs, gourdes, gibernes, fusils brisés, gisaient là pêle-mêle, mais surtout au pied du talus. Et il y en avait par centaines. Nous vîmes aussi des lambeaux d’habit, des fragments d’épaulettes, peu de casques, et, particularité singulière, beaucoup de souliers.

Vainement nous nous demandions comment tant de souliers avaient pu être délaissés dans un même endroit. On nous avait déjà dit que les morts étaient enterrés avec leurs habits et qu’il n’y avait véritablement que la giberne, le sac et le shako qui leur étaient enlevés.

Or, beaucoup de sacs et de shakos étaient demeurés sur la pente du talus, et les souliers s’entassaient sur le chemin. Il nous fut permis de supposer que la déroute, comme une eau qui descend des montagnes, avait dévalé la raide déclivité, venant des champs qui sont sur le plateau, et que les fuyards, pour descendre plus vite, avaient tout jeté bas.

Cette débâcle, l’ennemi dans les reins, au bord d’un ravin où il avait fallu se précipiter en se bousculant les uns sur les autres, était quelque chose d’horrible à imaginer.

Presque toutes les armes et la plupart des débris qu’on voyait par terre avaient appartenu à des soldats français. Je relevai successivement des gardes de poignards, des crosses de chassepots, des fez de turcos et jusqu’à des sacs de mobiles.

Un cadavre de cheval était échoué à mi-hauteur du talus. Le poitrail, visé d’en bas, montrait ses trous noirs, pareil à une cible ; et sous la crinière, un gant se dissimulait, dans lequel la main était restée.

Il y avait des endroits où le sable moins poreux n’avait pas absorbé le sang : une rouille les rougissait ; et aux broussailles des caillots gluants pendaient, avec de la chair humaine.

Point autre chose. La route, étant route vicinale, avait été balayée de ses morts.

Par moments une voiture passait, et tantôt c’était un bidet attelé à une carriole de paysans emportant leurs meubles, tantôt un fringant attelage conduit bride sur le cou par des prussiens.

Nous eûmes plus d’une fois l’occasion de rencontrer sur les velours éclatants d’un coupé de maître, des soldats ivres qui riaient en fumant leur pipe, tandis qu’un des leurs, assis sur le siège, fouettait à tours de bras de magnifiques pur-sang emportés au galop. Et plus d’une fois, en traversant les villages, les paysans nous dirent :

— Ça, c’est les chevaux de M. le comte un tel ou de M. le baron un tel, qu’ils ont volé dans les écuries du château.

Comme nous arrivions au bout du ravin, nous entendîmes des voix dans un taillis, et l’une de ces voix disait :

— En voici un qui a encore sa croix sur la poitrine.

C’étaient deux hommes de Givonne qui étaient venus voir leur champ et avaient découvert, sur la lisière du bois, le corps d’un lignard. Ils conjecturaient comment ils feraient pour l’enterrer et s’il ne valait pas mieux revenir le lendemain avec des pelles.

Le trépassé gisait, maculé de sang et de boue. Une de ses mains, crispée à la cartouchière, semblait vouloir en soulever le couvercle de cuir. Et petit à petit, le sol avait cédé sous la pesée des reins qui s’étaient enfoncés, tassant les mousses spongieuses.

Noir et terreux, le pauvre mort, montrant les dents sous une moustache hérissée, souriait épouvantablement. Quelqu’un ouvrit la poche du pantalon et en retira un mouchoir dans lequel il y avait une pièce blanche de deux francs, des noix, un peigne et deux morceaux de lettres qui joints ensemble, ne nous dirent rien.

Un des deux paysans nous apprit alors qu’une pauvre mendiante de Balan en tournée, son cabas à la main, ayant entendu venir à elle un grand bruit au moment où elle s’engageait dans le chemin creux, s’était mise à courir jusqu’au moulin et y était entrée. Elle était montée au grenier et de là, par une lucarne, elle avait vu des Français poursuivis par des Allemands. Les Français avaient sauté dans le ravin, mais en sautant la plupart s’étaient ou démis le pied ou cassé la jambe, et ils avaient roulé comme une avalanche au bas du talus. Et la vieille les avait vus se relever un à un quand la trombe fut passée, ôter leurs souliers et se traîner sur leurs pieds nus après avoir cassé des branches aux arbres pour s’en faire des bâtons.

Ils nous demandèrent de quel côté nous allions ; quand nous leur eûmes répondu que nous comptions être à Sedan le soir ;

— Pressez le pas, messieurs, nous dirent-ils, car le soir tombera dans une couple d’heures et les routes ne sont pas sûres.