Les Charniers (Lemonnier)/41

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Alphonse Lemerre (p. 221-232).
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XLI


Des bourgeois de Sedan étaient en train de creuser de larges trous carrés ; on les voyait piocher durement la terre et boire de temps à autre un coup. D’autres soulevaient avec des bâtons les chevaux morts, pendant qu’on passait des cordes dessous.

Quand le trou était assez profond, tout le monde se mettait à tirer aux cordes.

Le cheval tombait dans la fosse, jambes en l’air.

— Ce sera à recommencer dans deux mois, dit un bourgeois à blouse bleue et à chapeau de paille, qui donnait de grands coups de bêche à la terre.

— Je vous demande pardon, Monsieur, lui dis-je en le saluant. Pourquoi croyez-vous que ce soit à recommencer dans deux mois ?

— Parce que si dans deux mois on n’enterre pas à dix pieds ce qu’on enterre à présent à trois pieds, la France, la Belgique et l’Allemagne auront la peste, une peste épouvantable.

Il se leva, croisa ses mains sur sa bêche et reprit :

— Oui, une peste comme on n’en aura pas encore vu. — Ah ! vous faites la guerre ! vous enlevez père, fils, mari et frère à des meurt-de-faim ; vous anéantissez les familles, vous exterminez les hommes, et vous mettez pourrir tout ça dans la terre où Dieu fait venir les blés. — Eh bien ! vous en serez récompensés par la peste, le typhus et le choléra ; le monde sera semblable à une léproserie et les hommes courront dans les rues en montrant leurs gales. — La gloire ! Ah ! nom d’un tonnerre, la voilà, la gloire !

— Monsieur, lui dis-je, c’est absolument ma pensée. Mais que faire de tous ces morts ? Est-il possible d’empêcher qu’ils ne dévorent les vivants ?

— Oui, en les brûlant.

— Comme les anciens.

— Et comme les modernes. En 1814, autour de Paris, on avait fait ce qu’on fait à Sedan aujourd’hui, c’est-à-dire qu’on avait enterré à trois pieds ce qui a besoin d’être enfoui deux fois plus profondément. On sentit venir la peste et l’on prit un grand parti. Le seul parti du salut public, monsieur : on brûla. Eh bien, comme en 1814 et bien plus qu’en 1814, il n’y a qu’une chose possible à cette heure : c’est d’ouvrir les fosses, d’en enlever les morts et de les réduire en cendres.

— Entre toutes les manières de faire disparaître les morts, celle-là est la plus noble, la plus touchante et la plus raisonnable.

— La seule raisonnable, parce qu’elle a pour elle le cœur et le bon sens. D’où proviennent les trois quarts du temps les épidémies dans les villes ? De l’approche des cimetières. L’air en passant sur ces charniers en fermentation se charge de pestilence et sème au vent d’été des germes de mort. Il n’y a pour moi dans la tradition de l’enterrement qu’une certaine poésie abstraite qui lui vient du symbolisme religieux. Enlevez la fiction sentimentale : je ne reconnais rien de plus repoussant. Tenez, moi qui vous parle, je suis médecin depuis près de vingt ans et j’ai vu jusqu’au bout sans pâlir toute la douleur humaine. Eh bien ! croiriez-vous que je n’ai jamais vu déterrer une de ces charognes qui furent des hommes sans être obligé de me tenir à quatre pour ne pas faiblir ? Cette chair, cette intelligence, cette âme de ce qu’on a aimé vivant, la supposer — même un instant — dans la nuit humide de la terre à l’état de pourriture, les vers dessus, les vers dessous, penser que les formes charmantes de la vie se changent en une triviale bouffissure purulente qui crève, se dire que des morts adorés qu’on a vus pleins de grâce et de beauté, il ne reste qu’un fumier d’entrailles grouillantes, non, il n’y a rien de plus hideux. Quant à moi, je donnerais cinq ans de ma vie pour ne pas être obligé de penser quelquefois que j’ai une femme, une fille de dix ans, un père et une mère au fond d’un trou noir où chaque heure les fait un peu plus semblables à de la moisissure.

Il passa la main sur son front et reprit au bout d’un instant :

— En vérité, une seule disparition est digne de l’homme : le feu. Oui, pardieu, le feu purificateur. Il faut que l’homme s’anéantisse entièrement dans sa grâce et sa beauté, sans passer par les souillures du temps.

— Cet homme a du cœur et de la raison, me dis-je en poussant mon cheval dans la plaine.

De la hauteur on voyait distinctement Givonne, sa petite église où flottait le drapeau des ambulances, sa grande rue pleine de monde et son abreuvoir luisant comme une grande ardoise, où les soldats menaient boire leurs montures.

Devant soi, en laissant Givonne à sa droite, on distinguait le petit village de Balan avec ses maisons blanches avancées. À ses pieds on avait la route qui serpentait couleur de craie mouillée et où roulaient incessamment des convois de blessés.

Nous rencontrions souvent de petites zones étroites et longues dont la terre avait été fraîchement remuée. Des croix faites de lattes et labourées d’inscriptions au crayon s’élevaient dans ces endroits. C’étaient la plupart du temps des sépultures allemandes ; dans la grande tranchée commune, officiers et soldats dormaient ensemble du même sommeil. Il semblait que le silence redoublait encore autour de ces morts enterrés loin de la patrie. On n’entendait que le vent qui gémissait dans les croix. Et je pensais à la solitude des foyers.

Près du chemin creux qui descend aux fonds de Givonne se dressait un triste et touchant trophée. Un petit tertre, exhaussé d’un demi-pied, bosselait la bruyère : on avait piqué dedans la pointe d’un poignard.

La garde du poignard était coiffée d’un fez de zouave et une trompette bosselée pendait en travers, avec une couronne de bruyère en fleurs.

Pas d’inscription ; pas de nom. Un frère sans doute ou un ami avait orné cette obscure tombe glorieuse.

À quelque temps de là, je vis une vieille femme accroupie sur les genoux et qui grattait de sa main crochue un champ où il y avait eu des navets. Quand elle entendit le pas sourd de mon bidet près d’elle, elle leva la tête, et lentement, en me regardant, se mit debout. Des touffes de poils gris tombaient dans ses yeux mornes ; elle était mince et sèche comme une arète de poisson, très grande, les épaules et les coudes en pointe, et l’os de ses genoux saillait à travers sa jupe en lambeaux comme sous un suaire. Elle vint à moi et ouvrit tout large ses bras comme pour m’empêcher de passer. Je lui parlai : elle ne me répondit pas. Je l’entendis grommeler méchamment entre ses dents ; elle fit aussi le geste de me battre et s’en alla comme elle était venue, en gesticulant et en frappant sa tête de toutes ses forces.

— Quelque folle, pensai-je.

Et je passai, l’âme déjà endurcie.

Une haute silhouette nue se hissa tout à coup devant moi. Au milieu d’un gazon où la piété des villageois entretenait de pâles fleurs, accroché à sa croix, un Christ peint en vermillon écartait les bras. Au pied du calvaire, deux petites marches, usées par les genoux, servaient à la prière des paysans. Sur la plus élevée des deux marches, il y avait un bouquet de fleurs fanées, et un lézard se chauffait à la lueur d’un furtif rayon sorti d’entre les nuages. Quelqu’un était venu mourir là, car un peu de sang caillé rouillait les marches et des fleurs émergeait la pointe cuivrée d’un casque

En vérité, c’était une dérision atroce que ce Christ à deux pas de la bataille. À quoi te servait, ô fils de l’Homme, de laisser clouer tes bras au bois du supplice pour qu’un jour ces hommes que ta mort avait sacrés frères vinssent, au pied même de ta croix, se tuer à coups de fusils comme des bêtes féroces ?

J’ai rarement vu un coin de terre plus mélancolique que cet humble calvaire posé au rebord d’un ravin, dans un étroit enclos de haies, avec les deux pierres branlantes par lesquelles on accède à la croix. Le ciel s’était de nouveau rembruni et un jour doux et noir assombrissait encore cette petite solitude poignante comme le théâtre d’un drame. Je regardai de loin le trophée du soldat mort pour la cause des rois et près de moi la croix de cet autre grand soldat crucifié pour la cause des hommes ; à travers le silence et l’horreur de la sanglante bruyère, ils se faisaient vis à vis, antithèses redoutables que d’autres yeux que les miens ne verraient pas.

À vingt pas du calvaire, des maisons de paysans, perchées à la crète de la ravine, n’avaient plus ni portes ni fenêtres et laissaient voir leurs petits murs noirs défoncés par les obus. Un grand trou, profond et rond, avec de la terre jetée en mottes à l’entour, excavait le bas du talus, et un superbe bouleau, cassé en deux, gisait en travers de la route. Un homme grattait avec la main le sable éparpillé par l’espèce de travail de taupe que l’obus avait fait dans la terre. Il nous montra des éclats de fer de la grandeur de la main auxquels s’ancraient des crocs terriblement aiguisés, et il avait aussi trouvé six pointes affinées dont le gros bout avait l’épaisseur du petit doigt.

L’obus avait d’abord rencontré le bouleau qu’il avait déchiré de haut en bas et dont le bois rosé hérissait à la partie coupée des dentelures inégales, puis le talus où il s’était enterré en labourant à droite et à gauche le sol.

Des villageois erraient comme des âmes en peine, scrutant la route de leurs prunelles éteintes où un reste d’affolement se mêlait à de la couardise. Ils nous abordaient quelquefois, nous demandaient des nouvelles.

— La France se relève, disions-nous alors. La voilà déjà debout. La République aura bientôt balayé le sol de la patrie. Alors vous retournerez aux champs, et le soir, quand vous serez rentrés dans vos fermes, vous pourrez chanter gaiement sans craindre qu’on vous prenne encore vos fils pour en faire des soldats. Mais n’allez plus vous mettre un empereur dans les jambes, ni un roi, ni un prince, ni personne. Levez tous la tête et dites-vous ; c’est nous à présent qui sommes les rois.

— Serons-nous plus heureux avec la République ? nous disaient-ils mélancoliquement.

Et nous répondions :

— La République, amis, c’est la mère couveuse qui étend ses ailes sur les petits et les gros, les forts et les humbles, sans distinction, et qui donne à tous un peu de ses plumes pour que personne n’ait froid.

— Et qui nous conduira ?

— Vous-mêmes et cela vaut mieux, car les empereurs vous conduisent à Sedan et vous escamotent l’honneur et les sous. Vous êtes d’honnêtes gens, vous. Est-ce que vous voudriez, au prix de cent et de deux cents et de cinq cents hectares, livrer à vos ennemis le sol où vous êtes nés, où sont nés vos enfants ? Non, n’est-ce pas ?

Et ils répondaient en secouant la tête :

— Ça, c’est vrai, nous ne le voudrions pas.

— Eh bien, votre Bonaparte l’a fait, lui, pour garder sa couronne.

Un malheureux, ployant sous un faix de ramées, réclama notre aide pour s’alléger. Il avait une mine navrée, et tout en gémissant, nous disait :

— C’est pas tant les Prussiens, monsieur, c’est les zouaves qui nous ont fait le plus de mal. Ils ont tout pillé, tout volé, tout emporté sans payer, tandis qu’au moins les Prussiens nous faisaient des bons. Je suis d’au-dessous de Balan, moi. Y sont venus chez moi et ne m’ont pas seulement frappé, les Prussiens. Ah bien, non, qu’ils ne m’ont pas frappé. C’était poli et pas fier. Mais les zouaves ! les turcos ! Des scélérats qui vous pillent et qui ne paient pas. Et voilà, maintenant, qu’ils ont mis leur empereur à la porte !

— Vous l’auriez dû y mettre depuis longtemps. Ces zouaves et ces turcos qui vous pillaient ne sont pas les soldats de la France : c’étaient les soldats de l’empire. Va voir, paysan, si les derniers, les nouveaux venus, les soldats jaillis sous le pied du Prussien pillent encore. Cesse de te lamenter et prends ton fusil.

Nous sortions en ce moment du ravin.

La route que nous avions suivie pour venir, se déroulait devant nous.

Nous mîmes les chevaux au trot et une demi-heure après, nous étions à la Chapelle.