Les Chasseurs d’abeilles/12

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Roy & Geffroy (p. 107-116).


XII

LES PEAUX-ROUGES


Nous rentrerons maintenant dans le Far-West.

Sur les rives du Rio-Grande del Norte, à dix lieues environ du presidio de San-Lucar, s’élevait l’atepelt ou village de la passée des Venados.

Cet atepelt, simple camp provisoire comme la plupart des villages indiens, dont les mœurs nomades ne comportent pas d’établissement fixe, se composait d’une centaine de callis, ou cabanes irrégulièrement groupées les unes auprès des autres.

Chaque calli était construit d’une dizaine de pieux plantés en terre, hauts de quatre à cinq pieds sur les côtés, et de six à sept au milieu, avec une ouverture vers l’orient, pour que le martre du calli pût au matin jeter de l’eau en face du soleil levant, cérémonie par laquelle les Indiens conjurent le Wacondah de ne pas nuire à leur famille pendant le cours de la journée qui commence.

Ces callis étaient revêtus de peaux de bison cousues ensemble, toujours ouvertes au milieu, afin de laisser un libre essor à la fumée des feux de l’intérieur, feux qui égalent en nombre les femmes du propriétaire, chaque femme devant avoir un feu pour elle seule.

Les cuirs qui servaient de murs extérieurs étaient préparés avec soin et peints de diverses couleurs.

Ces peintures, par leur bizarrerie, égayaient l’aspect général de l’atepelt.

Devant l’entrée des callis les lances des guerriers étaient fichées droites dans le sol. Ces lances légères et faites de roseaux flexibles, hautes de seize à dis-huit pieds et armées à leur extrémité d’un fer long et cannelé, forgé par les Indiens eux-mêmes, sont l’arme la plus redoutable des Apaches.

La joie la plus vive semblait animer l’atepelt ; dans quelques callis, des Indiennes armées de fuseaux filaient la laine de leurs troupeaux ; dans d’autres, des femmes tissaient ces zarapés si renommés par leur finesse et la perfection du travail, devant des métiers d’une simplicité primitive.

Les jeunes gens de la tribu, réunis au centre de l’atepelt, au milieu d’une vaste place, jouaient au milt[1], jeu singulier fort aimé des Peaux-Rouges.

Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres ;. des champions de chacune d’elles, une balle remplie d’air dans la main, ceux-ci dans la main droite, ceux-là dans la main gauche, jettent leur balle en arrière de leur corps de manière à la ramener en avant. Il lèvent la jambe gauche, reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l’adversaire, qu’ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d’être touché, se baisse, se lève, se penche soit en avant, soit en arrière, bondit sur place ou saule de côté. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd deux points et court après elle. Si au contraire le second est frappé, il faut qu’il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu’il doit toucher, à moins de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au côté opposé du cercle, recommence, et ainsi de suite jusqu’à la fin.

On comprend quels éclats de rire prolongés accueillent les postures grotesques que les joueurs sont contraints de prendre à chaque instant.

D’autres Indiens, plus mûrs d’âge, jouaient gravement à une espèce de jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de certains animaux.

Dans un calli plus vaste et mieux peint que les autres callis de l’atepelt, l’habitation du sachem ou principal chef, dont les lances garnies à la base d’une peau colorée en rouge étaient la marque distinctive du pouvoir, trois hommes accroupis devant un feu mourant causaient insouciants des bruits du dehors.

Ces hommes étaient le Chat-Tigre, le Zopilote et l’amantzin ou sorcier de la tribu.

Le Zopilote était un métis réfugié depuis longtemps parmi les Apaches et adopté par eux.

Cet homme, auquel le surnom qu’il portait convenait parfaitement était un misérable dont la froide et basse cruauté révoltait les Indiens eux-mêmes, peu délicats cependant en pareille matière. Le Chat-Tigre avait fait de cette bête féroce qui lui était dévouée le ministre de ses vengeances et l’instrument docile de toutes ses volontés.

Marié depuis un an environ, sa dernière femme était accouchée le matin même d’un garçon, ce qui était cause des grandes réjouissances des Indiens, et il venait prendre les ordres du Chat-Tigre, grand chef de la tribu, pour les cérémonies usitées en pareil cas.

Le Zopilote sortit du calli où il reparut bientôt suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l’un tenait l’enfant dans ses bras.

Le Chat-Tigre se plaça entre le Zopilote et l’amantzin en tête de la troupe, et il se dirigea vers le Rio-Grande del Norte.

Arrivé sur le bord du fleuve, le cortège s’arrêta, l’amantzin prit un peu d’eau dans sa main, la jeta en l’air en adressant une prière au Maître de la vie de l’homme, puis on procéda à la grande médecine, c’est-à-dire que le nouveau-né, enveloppé dans ses langes de laine, fut à cinq reprises plongé dans l’eau du fleuve, tandis que l’amantzin disait à voix haute :

— Maître de la vie, vois ce jeune guerrier d’un bon œil ; éloigne de lui les mauvaises influences ; protège-le, Wacondah !

Cette partie de la cérémonie terminée, le cortège rentra dans l’atepelt et vint se ranger en cercle devant le calli du Zopilote, à l’entrée duquel gisait une jument grasse renversée, attachée par les quatre pieds.

Un zarapé neuf fut étendu sur le ventre de l’animal, et les parents et les amis déposèrent l’un après l’autre les présents destinés à l’enfant : éperons, armes, vêtements.

Le Chat-Tigre, par amitié pour le Zopilote, avait consenti à servir de parrain au nouveau-né ; il le plaça au milieu des dons de toutes sortes qui remplissaient le zarapé.

Le Zopilote saisit alors son couteau à scalper, ouvrit d’un seul coup les flancs de la jument, lui arracha le cœur, et tout chaud encore, il le passa au Chat-Tigre, qui s’en servit pour faire une croix sur le front de l’enfant, en lui disant :

— Jeune guerrier de la tribu des Bisons-Apaches, sois brave et rusé ; tu te nommeras Mixcoatzin[2], le Serpent de Nuages.

Le père reprit son fils, et le chef, élevant le cœur sanglant, au-dessus de sa tête, dit à haute voix, à trois reprises différentes :

— Qu’il vive ! qu’il vive ! qu’il vive !

Cri répété avec enthousiasme par tous les assistants. L’amantzin recommanda alors le nouveau-né au génie du Mal, le priant de le rendre brave éloquent, rusé, et il termina l’énumération de ses vœux par ces mots qui trouvèrent de l’écho dans le cœur de tous ces hommes farouches :

— Surtout qu’il ne soit jamais esclave !

Là se termina la cérémonie, tous les rites religieux étaient accomplis ; la pauvre jument, victime innocente de cette superstition stupide, fut alors coupée par morceaux ; on alluma un grand feu et tous les parents et amis prirent place à un festin qui devait durer jusqu’à la disparition complète de la jument immolée.

Le Zopilote se préparait à s’asseoir, et à manger comme les convives, mais sur un signe du Chat-Tigre, il suivit le grand chef dans son calli, où ils reprirent leurs places devant le foyer. L’amantzin était avec eux.

Sur un signe du Chat-Tigre les femmes sortirent, et lui, après un court recueillement, il prit la parole :

— Mes frères, vous êtes mes fidèles, dit-il, et devant vous mon cœur s’ouvre comme un chirimoya pour vous laisser voir mes plus secrètes pensées ; je suis triste depuis quelques jours.

— Mon père est inquiet de son fils, le Cœur-de-Pierre, dit l’amantzin.

— Non ; que m’importe ce qu’il devient en ce moment ? je saurai le rejoindre quand il le faudra, mais j’ai une mission secrète à confier à un homme sûr ; depuis ce matin j’hésite à m’en expliquer franchement avec vous.

— Que mon père parle, ses fils écoutent, reprit l’amantzin.

— Hésiter plus longtemps serait compromettre des intérêts sacrés : vous allez monter à cheval ; vous, Zopilote, je n’ai rien à vous dire, vous savez où je vous envoie.

Le Zopilote lit un signe d’intelligence.

— Déterminez ces hommes, continua le Chat-Tigre, à nous aider dans notre entreprise, et vous m’aurez rendu un immense service.

— Je le ferai ; dois-je partir à l’instant ?

— Oui, si cela vous est possible.

— Bon, dans dix minutes, je serai loin de l’atepelt.

Après avoir salué les deux chefs, le Zopilote sortit. Quelques instants plus tard, on entendit résonner au dehors le galop d’un cheval qui s’éloignait ; le Chat-Tigre poussa un soupir de satisfaction.

— Que mon frère l’atmantzin ouvre les oreilles, dit-il : je vais quitter l’atepelt, j’espère être de retour cette nuit même ; il se peut cependant que mon absence se prolonge deux ou trois soleils ; je laisse mon frère l’amantzin en mon lieu et place, il commandera les guerriers et les empêchera de s’éloigner du village et de s’approcher de la frontière des Visages-Pàles ; il est important que les Gachupines ne soupçonnent pas notre présence aussi près d’eux, sans cela notre coup serait manqué. Mon frère m’a-t-il bien compris ?

— Le Chat-Tigre n’a pas la langue fourchue ; les paroles que souffle sa poitrine sont claires ; son fils l’a parfaitement compris.

— Bien. Je puis donc m’éloigner en toute sécurité, mon frère veillera sur la tribu.

— Les ordres de mon père seront exécutés ; quelle que soit la durée de son absence, il n’aura à adresser aucun reproche à son fils.

— Ooah ! mon fils enlève par ces paroles la peau qui couvrait mon cœur et le remplissait d’inquiétude. Merci ! Que le Maître de la vie veille sur lui ! je pars.

— Ooah ! mon père est un guerrier sage ; le Wacondah le protégera pendant l’expédition qu’il tente ; il réussira.

Les deux hommes se saluèrent une dernière fois, l’amantzin reprit sa place auprès du foyer, et le Chat-Tigre sortit du calli.

Probablement que, si le vieux chef avait aperçu l’expression de haineuse fourberie dont était, au moment de leur séparation, empreinte la physionomie du sorcier, il n’aurait pas quitté le village.

À l’instant où le Chat-Tigre, avec une légèreté à laquelle, vu son âge, on ne se serait pas attendu, se mettait en selle, le soleil disparaissait derrière les hautes montagnes de l’Apacheria, et la nuit envahissait la prairie.

Le vieillard, sans paraître se soucier des ténèbres, serra les genoux, lâcha la bride et partit à fond de train.

Le devin, le corps plié, la tête penchée en avant, écouta avidement le bruit toujours décroissant de la course rapide du chef ; lorsque tout fut retombé dans le silence, il se redressa vivement, un sourire de triomphe se joua pendant quelques secondes sur ses lèvres pâles et minces, et il murmura avec un accent de triomphe ce seul mot : « Enfin ! » qui sans doute résumait toutes les pensées qui grondaient au fond de son cœur.

Puis il se leva, sortit du calli, s’assit à quelques pas au dehors, croisa les bras sur la poitrine et chanta d’une voix basse et sur un rythme triste et monotone la complainte apache qui commence par ces vers que nous reproduisons comme spécimen de la langue de ces peuplades barbares :

El mebin ni tlacaelantey
Tuzapan Pilco payentzin
Anca maguida coaltzin
Ay guinchey ni pello menchey !

« Je suis allé perdre mon tlacaelantey dans le pays Pilco, oh ! coteaux homicides qui l’ont changé en ombres et en mouches. »

Au fur et à mesure que le devin avançait dans son chant, sa voix devenait plus haute et plus assurée ; bientôt de la plupart des callis sortirent des guerriers enveloppés avec soin dans leurs robes de bison et qui d’un pas furtif se dirigèrent vers le chanteur et entrèrent silencieusement dans le calli.

Lorsque sa chanson fut terminée, le devin se leva, et, après s’être assuré, par un regard investigateur, que personne, ne venait plus de son côté, qu’aucun retardataire ne répondait plus à son signal, à son tour il entra dans le calli et rejoignit ceux qu’il avait si singulièrement convoqués.

Ces hommes étaient au nombre de vingt ; ils se tenaient debout, silencieux et immobiles, comme des statues de bronze, autour du feu, dont les flammes, avivées par le courant d’air causé par leur arrivée, jetaient sur les visages sombres et réfléchis des reflets sinistres. L’amantzin se plaça au centre de la hutte et, élevant la voix :

— Que mes frères s’assoient au feu du conseil, dit-il.

Les guerriers, sans répondre, s’accroupirent en cercle.

Le devin prit alors des mains du hachesto, ou crieur public, le grand calumet dont le fourneau était en terre rouge et le tuyau long de six pieds en bois d’aloès, garni de plumes et de grelots, il le bourra de tabac lavé nommé morriché, qui ne sert que dans les grandes occasions, puis il l’alluma au moyen d’une baguette médecine et, après avoir rendu la fumée par le nez et la bouche, il offrit le calumet à son voisin de droite ; celui-ci suivit son exemple et le calumet passa à la ronde de mains en mains jusqu’à ce qu’il revînt à l’amantzin.

Celui-ci secoua la cendre dans le feu en murmurant à voix basse quelques paroles que nul ne put entendre, puis il rendit le calumet au hachesto, qui se retira afin de veiller au dehors pour assurer le secret des délibérations du conseil.

Il y eut un assez long silence, le calme le plus complet régnait dans le village, nul bruit ne troublait la tranquillité de l’atepelt, on se serait cru à cent lieues de toute habitation humaine.

Enfin l’amantzin se leva, il croisa les bras sur sa poitrine et, promenant un regard clair sur l’assemblée :

— Que mes frères ouvrent leurs oreilles, dit-il d’une voix accentuée, l’esprit du Maître de la vie est entré dans mon corps, c’est lui qui dicte les paroles que souffle ma poitrine. Chefs des Bisons-Apaches, l’esprit de vos ancêtres a cessé d’animer vos âmes : vous n’êtes plus les guerriers terribles qui avaient déclaré aux Visages-Pâles, ces lâches et odieux spoliateurs de vos territoires de chasse, une guerre sans trêve ni merci, vous n’êtes plus que des antilopes timides qui fuient avec des pieds de gazelle au bruit lointain d’un eruhpa — fusil — des Visages-Pâles, vous n’êtes plus que des vieilles femmes bavardes, auxquels les Yorris — Espagnols — donneront des jupons ; votre sang ne coule plus clair dans vos veines et une peau s’est étendue sur votre cœur et l’a complètement enveloppé. Vous si braves et si terribles autrefois, vous vous êtes faits les lâches esclaves d’un chien des Visages-Pâles qui vous mène comme des lapins craintifs et vous tient tremblants sous son regard. Ainsi parle le Maître de la vie. Que lui répondrez-vous, guerriers apaches ?

Il se tut, attendant évidemment qu’un des chefs prit à son tour la parole.

Pendant ce discours outrageant, un frémissement d’indignation avait agité les Indiens, ce n’avait été qu’à grand’peine qu’ils étaient parvenus à maîtriser la violence de leurs sentiments, mais, aussitôt que l’amantzin eut cessé de parler, un chef se leva.

— Le devin des Apaches-Bisons est-il fou ? dit-il d’une voix tonnante, pour parler ainsi aux chefs de sa nation ? Qu’il compte les queues de loups rouges attachées à nos talons, il verra si nous sommes des vieilles femmes bavardes et si le courage de nos ancêtres est éteint dans nos cœurs. Qu’importe que le Chat-Tigre soit un Visage-Pâle, si son cœur est apache ? Le Chat-Tigre est sage, il a vu beaucoup d’hivers, toujours les conseils qu’il a donnés ont été bons.

L’amantzin sourit avec mépris.

— Mon frère l’Aigle-Blanc parle bien, ce n’est pas moi qui lui répondrai.

Il frappa dans ses mains à trois reprises. Un guerrier parut.

— Que mon frère, lui dit l’amantzin, rende compte au conseil de la mission dont l’avait chargé le Chat-Tigre.

Le Peau-Rouge fit quelques pas pour se rapprocher du cercle ; il s’inclina respectueusement devant les chefs dont tous les regards étaient fixés sur lui et il prit la parole.


Don Fernando fit un mouvement pour se précipiter sur le majordome.

— Le Chat-Tigre, dit-il d’une voix basse et triste, avait ordonné au Faucon-Noir de s’embusquer avec vingt guerriers, sur le passage des Visages-Pâles que le Cœur-de-Pierre feignait de guider vers leurs grandes huttes de pierre ; le Faucon-Noir suivit assez longtemps les Visages-Pâles dans la prairie ; leur piste était claire ; ils n’avaient pas d’armes, rien n’était en apparence plus facile que de s’emparer d’eux. Une heure environ avant le moment convenu pour l’attaque, le Cœur-de-Pierre se présenta seul au camp des guerriers apaches ; le Faucon-Noir le reçut avec de grands témoignages d’amitié et le félicita d’avoir abandonné les Yorris, mais le Cœur-de-Pierre répondit que le Chat-Tigre ne voulait pas qu’on attaquât les Visages-Pâles ; il se précipita sur le Faucon-Noir dans le cœur duquel il plongea son couteau, tandis que les Yorris, qui s’étaient approchés sournoisement du camp, surprenaient les guerriers et les massacraient avec des eruhpas donnés par le Chat-Tigre lui-même, qui avait préparé cette trahison afin de se débarrasser d’un chef dont il redoutait l’influence. De vingt guerriers qui suivaient le sentier de la guerre, six seulement sont revenus avec moi à l’atepelt, les autres ont été impitoyablement égorgés par le Cœur-de-Pierre. J’ai dit.

Après cette foudroyante révélation il y eut un morne silence, causé par l’étonnement et la colère : c’était le calme qui recèle la tempête, les chefs échangeaient entre eux des regards courroucés.

Les Peaux-Rouges sont peut-être les hommes dont les sentiments changent le plus rapidement, et qui sous l’impression de la colère, sont les plus faciles à entraîner. L’amantzin le savait : aussi était-il sûr maintenant de son triomphe, après l’impression terrible causée par le récit du guerrier indien.

— Eh bien ! dit-il, que pensent maintenant mes frères des conseils du Chat-Tigre ? L’Aigle-Blanc trouve-t-il toujours qu’il a un cœur apache ? Qui vengera la mort du Faucon-Noir ?

Tous les chefs se levèrent simultanément en brandissant leurs couteaux à scalper.

— Le Chat-Tigre est un chien voleur et poltron ! s’écrièrent-ils ; les guerriers apaches attacheront sa chevelure à la bride de leurs chevaux !

Deux ou trois chefs seulement essayèrent de protester : ils savaient la haine invétérée que, depuis longtemps, l’amantzin portait au Chat-Tigre ; ils connaissaient le caractère fourbe du sorcier et soupçonnaient que, dans cette affaire, la vérité avait probablement été dénaturée et altérée afin de servir la vengeance de l’homme qui avait juré la perte d’un ennemi que, cependant, il n’avait jamais osé attaquer en face.

Mais la voix de ces chefs fut facilement étouffée sous les clameurs de rage des autres Indiens. Renonçant alors provisoirement à une discussion inutile, ils sortirent du cercle, et allèrent se grouper dans un angle éloigné du calli, résolus à demeurer témoins impassibles, sinon indifférents, des résolutions qui seraient prises par le conseil.

Les Indiens sont de grands enfants qui se grisent au bruit de leurs propres paroles et qui, lorsque la passion les agite, oublient toute prudence et toute mesure.

Cependant, dans la circonstance présente, bien qu’ils éprouvassent le plus vif désir de se venger du Chat-Tigre, qu’ils haïssaient d’autant plus fortement en ce moment qu’ils l’avaient plus aimé et plus respecté, bien que les mesures les plus violentes fussent proposées contre lui cependant ce n’était qu’avec une sorte d’hésitation qu’ils procédaient contre leur ancien chef ; la raison en était simple : ces hommes primitifs ne reconnaissent qu’une supériorité, la force brutale, et, malgré son âge avancé, le Chat-Tigre jouissait parmi eux d’une réputation de force et de courage trop bien établie pour qu’ils n’envisageassent pas avec une certaine terreur les conséquences de l’action qu’ils méditaient.

L’amantzin chercha vainement par tous les moyens en son pouvoir à leur persuader qu’il leur serait facile de s’emparer du Chat-Tigre à son retour au village. Le plan du sorcier était excellent ; si les chefs avaient osé l’accepter, sa réussite paraissait infaillible. Voici quel était ce plan : les Apaches feindraient d’ignorer la mort du Faucon-Noir ; au retour du Chat-Tigre dans la tribu on le recevrait avec de grandes protestations de joie, afin de détruire ses soupçons, si par hasard il en avait conçu, puis on profiterait de son sommeil pour s’emparer de lui, le garrotter solidement et l’attacher au poteau de torture. Comme on le voit, ce plan était d’une simplicité biblique, mais les Apaches ne voulurent pas en entendre parler, tant leur ennemi leur inspirait de terreur.

Enfin, après une discussion qui dura pendant la plus grande partie de la nuit, il fut définitivement arrêté que la tribu lèverait le camp et s’enfoncerait dans le désert sans plus se préoccuper de son ancien chef.

Mais alors les chefs dissidents, qui jusque-là ne s’étaient mêlés en rien à ce qui s’était passé, quittèrent l’angle de la hutte où ils s’étaient retirés, et l’un d’eux, nommé l’Œil-de-Feu, prenant la parole au nom de ses compagnons, fit observer que les chefs qui voulaient s’éloigner étaient libres de le faire, mais qu’ils ne pouvaient imposer leur volonté à personne ; que la tribu n’avait pas de grand chef légalement nommé ; que chacun était maître d’agir à sa guise et que, quant à eux, ils étaient résolus à ne pas payer par la plus noire ingratitude les éminents services que le Chat-Tigre avait depuis nombre d’années rendus à la nation, et qu’ils ne quitteraient pas le village avant son retour.

Cette détermination inquiéta vivement l’amantzin, qui chercha vainement à la combattre ; les chefs ne voulurent rien entendre et demeurèrent fermes dans la résolution qu’ils avaient prise.

Au lever du soleil, par les ordres du sorcier, qui déjà agissait comme s’il eût été désormais le chef reconnu de la nation, le hachesto convoqua les guerriers sur la place du village, auprès de l’arche du premier homme, et l’ordre fut donné aux femmes de détruire les callis, d’atteler et de charger les chiens, afin de partir le plus tôt possible.

Cet ordre fut promptement exécuté ; les piquets furent enlevés, les peaux de bisons pliées, les ustensiles de ménage soigneusement empaquetés et placés sur les traîneaux que les chiens devaient traîner.

Mais les chefs dissidents avaient agi de leur côté ; ils étaient parvenus à taire partager leur opinion à plusieurs guerriers renommés de la nation, ce qui fit que les trois quarts seulement de la tribu se préparèrent à émigrer, tandis que l’autre quart demeura spectateur indifférent des préparatifs de voyage qui se faisaient devant lui.

Enfin le hachesto, sur un signe de l’amantzin, donna l’ordre du départ.

Alors une longue ligne de traîneaux tirés par les chiens et suivis par les femmes chargées de leurs enfants quitta le village, sous l’escorte d’une nombreuse troupe de guerriers, et se déroula bientôt comme un immense serpent dans la prairie.

Lorsque leurs frères eurent disparu dans les profondeurs du désert, les guerriers qui étaient demeurés fidèles au Chat-Tigre se réunirent en conseil afin de délibérer sur les mesures qu’il convenait de prendre en attendant son retour.



  1. Ce mot veut dire flèche en apache.
  2. Ce mot vient de mixtli, nuage, et coati, serpent.