Aller au contenu

Les Chasseurs d’abeilles/13

La bibliothèque libre.
Roy & Geffroy (p. 116-124).


XIII

RENDEZ-VOUS DE NUIT


Cependant don Fernando Carril, penché sur le cou de son cheval, glissait dans la nuit comme un fantôme.

Grâce à la précaution qu’il avait prise d’envelopper de peaux de mouton les pieds de sa monture, il filait silencieux et rapide comme le coursier-spectre de la ballade allemande, faisant fuir à son approche des bandes effarées de coyotes.

Il se rapprochait insensiblement des rives du fleuve, qu’il côtoya bientôt sans ralentir l’allure de son cheval, qu’il excitait sans cesse du geste et de la voix en lançant à droite et à gauche, devant et derrière lui, des regards interrogateurs.

Cette course à travers champs dura trois heures pendant lesquelles le Mexicain n’accorda pas à son cheval à demi affolé une seconde de répit pour reprendre haleine et se raffermir sur ses jarrets tremblants.

Enfin, arrivé à un endroit où la rivière, assez étroite, roulait ses eaux fangeuses entre des rives basses et bordées de cotonniers touffus, le Mexicain s’arrêta, mit pied à terre au milieu d’un épais taillis, et, après s’être assuré qu’il était bien seul, il arracha une poignée d’herbe et bouchonna son cheval avec ce soin et cette sollicitude dont seuls les hommes dont la vie peut, d’un moment à l’autre, dépendre de la vitesse de leur monture, sont capables envers ce compagnon si dévoué et si fidèle ; puis, après avoir ôté la bride au cheval, afin de lui laisser la facilité de brouter l’herbe qui poussait haute et drue autour de lui, le Mexicain étendit son zarapé à terre, se coucha dessus et ferma les yeux.

Pendant deux heures environ, rien ne troubla le silence du désert, aucun bruit ne s’éleva dans la nuit, don Fernando demeura immobile comme s’il eût été mort, la tête appuyée sur le bras gauche rejeté en arrière et les yeux fermés.

Dormait-il ? veillait-il ? Nul n’aurait pu répondre à cette question.

Soudain le houhoulement du hibou traversa l’espace.

Don Fernando se redressa comme poussé par un ressort, se pencha en avant et écouta, les yeux fixés sur le ciel.

La nuit était profonde, les étoiles continuaient à déverser sur la terre leur obscure et problématique clarté, rien ne présageait le lever du jour.

Il était à peine deux heures du matin ; le hibou est le premier oiseau dont le cri salue à son apparition le soleil, mais le hibou n’annonce pas le jour trois heures d’avance. Malgré la perfection du cri qu’il avait entendu, le Mexicain doutait ; bientôt un second houhoulement, presque aussitôt suivi d’un troisième, dissipa les doutes de don Fernando ; il se leva, et à trois remises différentes il imita à son tour le cri de l’épervier d’eau.

Le même cri partit au bout de quelques secondes de la rive opposée du fleuve.

Don Fernando remit la bride à son cheval, s’enveloppa dans son zarapé, et après s’être assuré que ses armes étaient en bon état, il s’élança en selle sans toucher l’étrier et entra dans le fleuve.

Devant lui, à peu de distance, s’étendait une île couverte de peupliers et de cotonniers ; ce fut vers cette île qu’il se dirigea ; le trajet ne fut pas long ; il dura à peine quelques minutes.

Les abords de l’île étaient faciles ; le cheval, entièrement reposé par les deux heures de répit que son maître lui avait données, nagea vigoureusement et gravit le talus presque en droite ligne avec son point de départ.

À peine le Mexicain abordait-il dans l’île, qu’un cavalier émergea du couvert et, s’arrêtant à une distance de vingt pas environ de lui, cria d’une voix haute, avec un accent vif de mécontentement :

— Tu as bien tardé à répondre à mon signal ! j’allais partir.

— Peut-être eût-il mieux valu qu’il en fut ainsi, riposta aigrement don Fernando.

— Ah ! ah ! fit l’autre d’un air moqueur, est-ce de ce côté que souffle le vent ?

— Peu importe d’où il souffle, si je ne suis pas l’impulsion qu’il me donne. Me voici, que me voulez-vous ? Soyez bref surtout, car je n’ai que peu de temps à vous donner.

— Vive Dios ! de bien grands intérêts vous appellent donc là d’où vous venez, que vous êtes si pressé d’y retourner ?

— Écoutez, Chat-Tigre, répondit nettement et sèchement le Mexicain, si vous ne m’avez appelé ici avec tant de persistance que pour me narguer et me persifler, il est inutile que je demeure davantage avec vous : ainsi, adieu !

En disant cela, don Fernando fit un mouvement comme s’il eût voulu rétrograder et quitter l’île.

Le Chat-Tigre, car son interlocuteur n’était autre que cet homme étrange, saisit vivement un pistolet et l’arma.

— Rayo de Dios ! dit-il ; si tu bouges, je te brûle la cervelle.

— Allons donc ! dit l’autre en ricanant, et moi, que ferai-je pendant ce temps-là ? Trêve de menaces, ou je vous tue comme un chien.

Par un geste aussi prompt que celui du Chat-Tigre, il avait armé un pistolet et en avait dirigé le canon du côté de son adversaire.

Le Chat-Tigre repassa en riant son arme à sa ceinture.

— Oserais-tu donc le faire ? dit-il.

— Ne sais-tu donc pas que j’ose tout ? répondit le Mexicain.

— Assez de temps perdu ; causons, dit le vieillard en mettant pied à terre.

— Causons, soit ! que me voulez-vous ? répliqua don Fernando en descendant de cheval.

— Pourquoi m’as-tu trompé et t’es-tu tourné contre moi, au lieu de me servir, ainsi que tu le devais ?

— Je ne m’étais engagé à rien envers vous, au contraire, j’avais nettement refusé la mission dont vous avez absolument voulu me charger.

— Ne pouvais-tu pas rester neutre et laisser retomber ces gens en mon pouvoir ?

— Non, mon honneur m’obligeait à les défendre.

— Ton honneur ? fit le Chat-Tigre avec un rire moqueur.

Le Mexicain rougit, ses sourcils se froncèrent, mais il se contint et répondit froidement :

— L’hospitalité est sacrée dans la prairie, ses droits sont imprescriptibles ; les gens que je guidais s’étaient d’eux-mêmes placés sous ma sauvegarde : les abandonner ou ne pas les défendre aurait été les trahir ; vous-même auriez agi ainsi que je l’ai fait.

— Il est inutile de revenir là-dessus, on ne discute pas un fait accompli, on le subit ; pourquoi n’es-tu pas revenu auprès de moi ?

— Parce que j’ai préféré demeurer à San-Lucar.

— Oui, la vie civilisée t’attire quand même, ce double rôle que tu joues à tes risques et périls a pour toi des charmes, je le comprends ; don Fernando Carril est reçu à bras ouverts dans les salons de la haute société mexicaine ; mais crois-moi, enfant, prends garde que ton esprit aventureux ne t’entraîne dans quelque fausse démarche dont toute la témérité du Cœur-de-Pierre ne te pourrait tirer.

— Je ne suis pas venu ici chercher des conseils.

— C’est vrai, mais ces conseils que tu n’es pas venu chercher, il est de mon devoir de te les donner. Bien que je reste au désert, je ne te perds pas un instant de vue ; je connais toutes tes démarches, je n’ignore rien de ce qui te regarde.

— À quoi bon cet espionnage ? répondit don Fernando avec hauteur.

— À savoir si je puis toujours avoir en toi la même confiance.

— Eh bien ! qu’avez-vous appris sur mon compte ?

— Rien que de satisfaisant, seulement je tiens à ce que tu me dises où nous en sommes positivement aujourd’hui.

— Est-ce que vos espions ne vous tiennent pas au courant de mes moindres actions ?

— Si, de celles qui te sont personnelles : ainsi je sais que tu n’as pas encore osé te présenter à don Pedro de Luna, dit-il d’un ton de persiflage.

— En effet, mais demain je le verrai.

Le Chat-Tigre haussa les épaules avec dédain.

— Parlons d’affaires sérieuses, reprit-il, où en sommes-nous ?

— J’ai suivi de point en point vos instructions ; depuis deux ans que pour la première fois j’ai paru à San-Lucar, je n’ai pas perdu une occasion dénouer des relations qui, plus tard, vous seront utiles ; bien que mes apparitions soient rares dans le pueblo et mes visites fort courtes, je crois cependant avoir atteint le but que vous vous proposiez lorsque vous m’avez donné vos ordres ; le voile mystérieux qui me couvre m’a servi plus que je n’aurais oser l’espérer : je me suis attaché la plupart des vaqueros et des leperos du presidio, gens de sac et de corde presque, mais je puis compter sur eux tous, ils me sont dévoués ; ces hommes ne me connaissent que sous le nom de don Fernando Carril.

— Je ne l’ignorais pas, dit le Chat-Tigre.

— Ah ! fit le Mexicain en lançant un regard de colère au vieillard,

— Ne t’ai-je pas dit que je ne te perdais pas de vue ?

— Oui, pour ce qui regarde mes affaires personnelles.

— Bref, l’heure est venue de récolter ce que nous avons semé parmi ces bandits, qui, mieux que les Peaux-Rouges auxquels je n’ose me fier complètement, nous serviront contre leurs compatriotes par la connaissance de la tactique espagnole et par leur adresse à se servir des armes à feu. Maintenant ton rôle auprès de ces picaros est à peu près fini, le mien commence ; j’ai besoin d’entrer en relations directes avec eux.

— À votre aise ! je vous remercie de me décharger de la responsabilité d’une affaire dont vous n’avez jamais jugé à propos de me laisser entrevoir le but ; c’est avec le plus grand plaisir que je vous procurerai les moyens de traiter personnellement avec les coquins que j’ai enrôlés à votre service.

— Je comprends quelles sont les raisons qui te font désirer de rentrer en possession de ta liberté ; je les approuve d’autant plus que c’est moi le premier qui t’ai inspiré le désir de faire plus ample connaissance avec la charmante fille de don Pedro de Luna.

— Pas un mot de plus sur ce sujet, dit don Fernando avec violence. Si, jusqu’à présent, j’ai consenti à me laisser diriger par vous et à obéir à vos ordres sans les discuter, l’heure est venue de poser clairement et catégoriquement la question entre nous, afin que dans l’avenir un malentendu ne soit pas possible ; cette raison seule a été assez pressante pour me faire cette nuit répondre à votre appel.

Le Chat-Tigre lança au jeune homme un regard profondément investigateur, puis au bout d’un instant il répondit :

— Parle donc, insensé qui ne vois pas le précipice ouvert sous tes pas, parle, je t’écoute.

Don Fernando demeura quelques minutes silencieusement accoudé au tronc noueux d’un peuplier, la tête penchée et les regards dirigés vers la terre.

— Chat-Tigre, dit-il enfin, j’ignore qui vous êtes et quel motif vous a poussé à renoncer à la vie civilisée pour vous retirer au désert et adopter les mœurs indiennes, je ne veux pas le savoir : chaque homme doit être responsable de ses actions et ne doit en rendre compte qu’à sa conscience ; pour ce qui me regarde personnellement, jamais un mot de votre bouche ne m’a instruit, ni du lieu de ma naissance, ni de la famille à laquelle j’appartiens ; bien que vous m’ayez élevé et qu’aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfance je ne me rappelle pas avoir vu près de moi d’autre homme que vous, cependant je doute qu’il existe entre nous des liens de parenté ; si j’étais votre fils ou seulement un membre éloigné de votre famille, il est évident pour moi que l’éducation que vous m’auriez donnée eût été tout autre que celle que j’ai reçue d’après vos ordres exprès.

— Que veux-tu dire, malheureux ? quels reproches prétends-tu m’adresser ? interrompit le vieillard avec un mouvement de colère.

— Ne m’interrompez pas, Chat-Tigre, laissez-moi vous dire ma pensée tout entière, répondit le Mexicain avec tristesse ; je ne vous adresse pas de reproches, mais depuis que, sous le nom de don Fernando Carril, vous m’avez contraint à me mêler au mouvement de la civilisation, malgré moi et malgré vous, sans doute, j’ai appris bien des choses, mes yeux se sont ouverts ; j’ai compris la signification de deux mots dont jusque-là j’avais complètement ignoré la portée : ces deux mots ont changé, non pas mon caractère, mais la façon dont j’envisageais les choses jusque-là, car, dans un but que je ne puis ni ne veux deviner, dès ma première jeunesse vous vous êtes appliqué à développer en moi tous les mauvais sentiments qui étaient en germe dans mon cœur et à étouffer avec soin le peu de bonnes qualités que, sans doute, sans ce système adopté par vous, j’aurais possédé un jour ; en un mot, j’ai maintenant la connaissance du bien et du mal ; je sais que vos efforts ont tendu continuellement à faire de moi une bête fauve ; avez-vous réussi ? c’est ce que l’avenir nous apprendra. Aux pensées qui bouillonnent dans mon cœur en vous parlant, je crains que vous n’ayez obtenu le résultat que vous cherchiez ; quoi qu’il en soit, je ne veux plus être votre esclave, j’ai trop longtemps servi d’instrument entre vos mains pour l’accomplissement d’actes dont je ne comprenais pas la portée ; vous-même m’avez maintes et maintes fois répété que les liens de la famille n’existaient pas à l’état naturel des sociétés, que c’étaient des préjugés absurdes, des entraves inventées par la civilisation, que nul homme n’avait le droit d’imposer à un autre ses volontés, que l’homme fort était celui qui marchait libre dans la vie, sans amis ni parents, ne reconnaissant d’autre maître que son libre arbitre. Eh bien ! ces préceptes, que vous m’avez si longtemps répétés, je les mets en pratique aujourd’hui. Que je sois don Fernando Carril, le campesino mexicain, ou le Cœur-de-Pierre, le chasseur d’abeilles, peu m’importe. Érigeant, d’après vos propres conseils, l’ingratitude en vertu, je reprends mon libre arbitre et mon indépendance vis-à-vis de vous, ne vous reconnaissant plus le droit de peser sur ma vie ni en bien ni en mal, et prétendant me diriger dorénavant d’après mes propres inspirations, quelles que soient les circonstances dans lesquelles me jette cette détermination.

— Va, enfant ! répondit le Chat-Tigre avec un sourire railleur ; agis à ta guise, mais, tu auras beau faire, tu me reviendras bientôt, car tu m’appartiens malgré toi ; tu le reconnaîtras avant peu. Mais je ne t’en veux pas de m’avoir parlé ainsi que tu l’as fait : ce n’est pas toi qui as parlé, c’est la passion. Je suis bien vieux, Fernando, mais pas assez cependant pour avoir perdu le souvenir de mes jeunes années. L’amour s’est emparé de ton cœur ; lorsqu’il l’aura entièrement calciné, tu reviendras au désert, car alors tu comprendras


Don Fernando se leva, saisit la main qui lui était si loyalement tendue.

réellement ce que c’est que cette vie dans laquelle tu entres à peine, ignorant, pauvre enfant ! que l’homme n’est dans ce monde qu’une plume ballottée dans tous les sens par le vent des passions, et que celui qui se croit le plus fort devient, au souffle énervant de l’amour, aussi débile que l’être le plus faible et le plus misérable de la création. Mais brisons là : tu veux être libre, sois-le ; avant tout tu as à me rendre un compte fidèle de la mission dont je t’ai chargé.

— Je suis prêt à le faire. Présentez-vous en mon nom aux vaqueros ; ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, sera votre passeport.

Ils sont avertis ; en le leur montrant, ils vous obéiront comme à moi-même.

— Dans quel endroit se réunissent ces hommes ?

— Vous les rencontrerez pour la plupart dans une pulqueria borgne du nouveau pueblo de San-Lucar ; mais avez-vous réellement l’intention de vous aventurer dans le presidio ?

— Certes ; maintenant un mot : malgré ce que tu m’as dit tout à l’heure, puis-je compter sur toi lorsque le moment d’agir sera venu ?

— Oui, si ce que vous voulez faire est juste.

— Ah ! ah ! tu commences déjà à m’imposer des conditions.

— Ne vous ai-je pas averti ? préférez-vous que je reste neutre ?

— Non, j’ai besoin de toi ; tu habiteras sans doute la maison que tu as achetée ; tous les jours un homme sûr te tiendra au courant de ce qui se fera, et le moment venu, j’en suis convaincu, tu seras auprès de moi.

— Peut-être ; dans tous les cas, croyez-moi, n’y comptez pas.

— J’y compte, au contraire, voici pourquoi : dans ce moment, tu es dans tout le feu de la passion, et naturellement tes raisonnements subissent l’influence des sentiments qui te maîtrisent, mais avant un mois il arrivera inévitablement ceci : ou tu réussiras, et après l’amour satisfait viendra la satiété, et alors tu seras heureux de retourner au désert ; ou tu ne réussiras pas, et la jalousie, l’orgueil froissé, t’inspireront le désir de te venger, et ce sera avec joie que tu saisiras l’occasion que je t’offrirai de le faire.

— Je vois malheureusement qu’avant peu de temps d’ici nous ne nous entendrons plus du tout, répondit le Mexicain avec un sourire triste ; toujours vous raisonnez au point de vue des passions mauvaises, tant est grande la haine que vous portez aux hommes et le mépris que vous avez pour toute la race humaine, tandis que moi, au contraire, je désire n’écouter que mes bons sentiments et me laisser guider par eux.

— Bien, bien, enfant, je t’accorde un mois pour mener à fin ton amourette, ce laps de temps écoulé, nous reprendrons cette conversation. Adieu !

— Adieu ! Est-ce que vous vous dirigez maintenant vers le presidio ?

— Non, je retourne à mon village ; là aussi j’ai une certaine affaire à terminer, car, ou je me trompe fort, ou bien des événements se sont passés là-bas pendant mon absence.

— Redoutez-vous donc une révolte contre votre pouvoir ?

— Je ne la redoute pas, je la désire, répondit-il avec un sourire énigmatique.

Après avoir une dernière fois pris congé du jeune homme, le vieillard remonta à cheval et rentra sous le couvert.

Don Fernando demeura quelques instants plongé dans de sérieuses réflexions, écoutant machinalement le bruit des pas qui s’éloignaient et d’instant en instant devenaient plus faibles et plus indistincts.

Lorsque tout enfin fut retombé dans le silence, le jeune homme tourna la tête vers la partie de l’île où le Chat-Tigre s’était dirigé.

— Va, murmura-t-il d’une voix sourde, va, bête féroce qui crois que je n’ai pas deviné tes projets. Je creuserai sous tes pas une mine qui t’engloutira en éclatant ! Je tromperai ton attente ! Pour déjouer tes odieuses machinations, je ferai plus qu’un homme ne peut faire !

Il alla lentement retrouver son cheval et se remit en selle.

— Il est trois heures, dit-il en interrogeant le ciel dans les profondeurs duquel les étoiles commençaient à s’éteindre ; j’ai le temps.

Après avoir traversé la rivière, il reprit la route du rancho de don Estevan et recommença sa course vertigineuse à travers le désert.

Le cheval, suffisamment reposé, dévorait l’espace.

L’aube commençait à paraître au moment où il atteignait le rancho.

Tout était calme dans l’habitation, dont les habitants semblaient toujours plongés dans un profond sommeil.

Don Fernando poussa un soupir de satisfaction : le secret de sa course nocturne était assuré.

Il dessella son cheval, le bouchonna avec soin, afin de faire disparaître toutes les traces du voyage qu’il avait fait, et le conduisit au corral ; avant de lui rendre la liberté, il lui enleva les peaux de mouton qui garnissaient ses pieds, puis il le fit entrer, referma doucement la porte et regagna le zaguan. Au moment où il se préparait à remonter dans son hamac, il aperçut un homme qui, l’épaule appuyée contre le seuil, les jambes croisées, fumait nonchalamment une cigarette de paille de maïs.

Don Fernando tressaillit et recula d’un pas en reconnaissant son hôte.

En effet, cet homme était don Estevan Diaz.

Celui-ci, sans paraître le moins du monde étonné, ôta sa cigarette de sa bouche, lâcha une énorme bouffée de fumée, et, s’adressant au chasseur :

— Vous devez être fatigué de la longue course que vous avez faite cette nuit, caballero, lui dit-il du ton le plus poli : désirez-vous vous rafraîchir ?

Don Fernando, interdit du sang-froid avec lequel cette question lui était adressée, eut un moment d’hésitation.

— Je ne comprends pas, caballero, murmura-t-il.

— Quoi donc ? répondit l’autre. Bah ! à quoi bon feindre ? Il est inutile de chercher à me donner le change, je vous assure : je sais tout.

— Comment ! vous savez tout ; que savez-vous donc ? répliqua le jeune homme, désirant connaître jusqu’à quel point don Estevan était instruit.

— Je sais, reprit le majordomo, que vous vous êtes levé, que vous avez sellé votre cheval, et que vous vous êtes rendu auprès d’un de vos amis qui vous attendait dans l’île de los Pavos.

— Ah ! ah ! fit don Fernando avec une colère contenue, vous m’avez donc suivi !

Vive Dios ! je le crois bien ; j’ai pour système de supposer qu’un homme qui toute la journée a voyagé à cheval ne fait pas par pur agrément une promenade au milieu de la nuit, surtout dans un pays comme celui où nous sommes, qui, généralement assez peu sûr pendant le jour, devient extrêmement dangereux dans les ténèbres ; alors, comme je suis fort curieux de mon naturel…

— Vous vous faites espion ! interrompit violemment le Mexicain.

— Fi ! caballero, quelle expression employez-vous là ! Espion, moi ! oh ! vous ne le croyez pas ; seulement, comme le seul moyen d’apprendre ce qu’on désire savoir, c’est d’écouter, j’écoute le plus possible, voilà tout.

— Ainsi vous avez assisté à l’entretien que j’ai eu dans l’Ile de los Pavos ?

— Je ne vous le cacherai pas, caballero, j’étais même fort près de vous.

— Et vous avez sans doute entendu tout ce qui s’est dit entre nous ?

— Ma foi ! oui, à peu près, répondit don Estevan toujours souriant.

Don Fernando fit un mouvement pour se précipiter sur le majordomo, mais celui-ci, l’arrêtant avec une force que celui-ci était loin de lui supposer, lui dit du ton placide dont jusque-là il lui avait toujours parlé :

— Oh ! oh ! cùerpo de Cristo ! vous êtes mon hôte ; un moment, que diable ! nous aurons le temps d’en venir là plus tard, si cela est nécessaire.

Le Mexicain, maîtrisé malgré lui par le ton dont ces paroles étaient prononcées, fit un pas en arrière, croisa les bras sur la poitrine, et regardant son interlocuteur en face :

— J’attends, dit-il.