Les Chasseurs d’or/Introduction générale

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James Oliver Curwood, sa vie et ses œuvres

James Oliver Curwood, le romancier des Grandes Neiges, nous a quittés à l’âge de quarante-neuf ans, en 1927. Il était né en 1878, à Owosso, petite ville des États-Unis, de l’État de Michigan. Il eut pour grand-oncle paternel le capitaine Marryat, Anglais (1792-1848), qui a laissé un grand nombre de romans d’aventures, demeurés fort populaires outre-Manche et outre-Atlantique, et dont une grande partie a été traduite en français. Du côté maternel, une aïeule de race peau-rouge, la princesse Mohawk, lui infusa une partie de sang indien.

Son père exploitait, nous dit-il, « une carrière de pierres de quarante acres, qu’il s’obstinait passionnément à prendre pour une ferme ; elle était située près du lac Érié, en lisière de grands bois et de terrains marécageux. À l’âge de huit ans, je possédais un fusil. À neuf ans, je commençais à écrire mes premiers chefs-d’œuvre d’émouvante fiction ; j’en ai conservé quelques manuscrits. L’un de ces romans embrassait cent chapitres, de deux à trois cents mots, et chaque chapitre me produisait un effet misérable, s’il ne comportait pas le meurtre d’une demi-douzaine au moins d’indiens ou d’aventuriers hors la loi. Je ne me doutais guère alors qu’un temps viendrait où j’aimerais l’Indien comme un ancêtre et parcourrais, en sa compagnie, d’innombrables pistes dans le désert. »

L’enfant fut mis à l’école secondaire. Mais son « trop grand amour de la nature », autrement dit, ses fugues perpétuelles le firent expulser. « À la suite de cette déconvenue, j’allai m’enfouir comme trappeur dans un vaste terrain désertique, voisin du lac Michigan, et j’y gagnai assez d’argent pour pouvoir ensuite me faire admettre et payer ma pension à l’université de l’État du même nom. »

Sept années de journalisme, à Détroit, en qualité de rédacteur en chef de la News Tribune, suivirent pour Curwood, devenu jeune homme. Puis sa vocation de romancier se dessina de façon définitive, en même temps que le Northland américain, c’est-à-dire l’extrême-nord du Canada, l’attirait invinciblement et allumait son enthousiasme, avec sa vie libre et aventureuse, et ses immenses et pittoresques solitudes glacées. C’est le décor de tous ses romans.

« Au cours de mes randonnées dans le Grand Désert blanc, écrit-il encore, j’ai rencontré une nouvelle humanité, celle du lointain Septentrion. J’ai pénétré, de plus en plus profondément, dans l’esprit et dans le cœur d’hommes, de femmes et d’enfants nés à l’air libre, comme leurs aïeux y étaient nés depuis bien des générations. Car le Nord est vieux comme le monde. Et ces hommes, ces femmes, ces enfants font partie intégrante de la nature, au même titre que les forêts et les solitudes qu’ils habitent. »

En même temps, l’écrivain, parti en enragé chasseur, s’éprenait d’une immense sympathie pour toutes ces bêtes sauvages, aux mœurs si curieuses, qui peuplent le Northland.

« J’entends d’ici la raillerie moqueuse de quelques bons amis : Admirable sujet de dissertation que l’âme des bêtes, pour un homme dont la maison, de la cave au grenier, est bourrée de trophées de têtes et d’innombrables fourrures. Le reproche est parfaitement juste. Il y a chez moi vingt-sept fusils et je me suis servi de tous. Plusieurs d’entre eux portent sur leur crosse des séries de minces entailles, qui me servaient à dénombrer mes victimes. Par eux, j’ai laissé des pistes rouges, de la baie d’Hudson à l’océan Arctique, à travers les terres désolées du Wilderness, la région du lac Athabasca et du grand lac de l’Ours, et les pays où coule le Yukon, jusqu’à la Colombie britannique et l’Alaska. Mais de tous ces meurtres je ne suis pas plus fier qu’il ne convient et je ne songe pas à entonner un chant de triomphe en leur honneur. Combien je préférerais qu’ils n’eussent jamais été ! Du moins sont-ils pour moi une leçon et m’incitent-ils sans cesse à aimer davantage toutes ces bêtes qu’aveuglément je massacrais jadis. »

L’œuvre romanesque de Curwood est donc, avant tout, une œuvre vécue et, comme dit notre Montaigne, « de bonne foi ». Il a partagé l’existence de tous les êtres qu’il dépeint, parcouru tous les paysages qu’il décrit. La nature est sa grande inspiratrice, sa « religion » de tous les instants. « Je suis certain, déclare-t-il, que si je me risquais à écrire un roman qui n’eût point pour théâtre les vastes décors de la nature, je ne tarderais pas à échouer. Elle est le grand médecin de l’humanité et, lorsqu’on le lui demande, je suis persuadé qu’elle est susceptible de guérir plus de maladies que les plus réputés docteurs de la Terre. Mon devoir, mon ambition, le grand but que je souhaite atteindre est d’entraîner vers elle, avec moi, mes lecteurs. Je l’aime et il me semble qu’ils doivent l’aimer. »

De Curwood, Robert de Fiers a écrit excellemment : « Son œuvre est d’une sincérité dont toute son existence nous apporte la preuve. Il possède, dans tout ce qui concerne le pays des Grands Lacs, une autorité qui est aujourd’hui reconnue de tous. Chaque année, il passe plusieurs mois dans les solitudes de la baie d’Hudson et il pousse ses randonnées jusqu’au nord de la côte arctique. Il est le seul citoyen américain que le gouvernement canadien ait chargé de missions spéciales, afin d’explorer et de décrire les vastes régions glacées qu’habitent les Esquimaux. C’est un titre un peu long à inscrire sur une carte de visite, mais qui a le mérite d’être unique.

« Curwood n’a fait aucune infidélité à ces pays étranges pour donner ailleurs libre cours à son imagination. Ses admirateurs se sont souvent demandés pourquoi il ne choisit jamais d’autres prétextes à ses livres que les choses du Nord et pourquoi, par exemple, il ne fait pas bénéficier les Tropiques de son abondance et de sa vigueur descriptives. La réponse à cette question est assez singulière. Curwood, qui ne craint quoi que ce soit dans le Northland, éprouve une invincible frayeur à la seule vue d’un serpent. Le mot seul lui cause un malaise inexprimable.

« Aussi, le grand romancier américain aurait-il tort d’abandonner les cadres qui lui sont familiers et qui mettent en valeur, avec tant de puissance originale, les histoires qu’il nous conte. Il est un des maîtres incontestés du roman d’aventures. Mais c’est peut-être aux histoires de bêtes qu’il doit sa renommée la plus éclatante. Nul ne sait mieux que lui aménager les péripéties les plus émouvantes, tracer d’un trait aigu et sensible à la fois les caractères d’animaux. »

Cette extension de l’œuvre de Curwood à la nature ambiante, si rude et farouche soit-elle, et aux bêtes qui la peuplent au même titre que nous, a pour nous autres Occidentaux cet incomparable et important attrait de secouer et rénover la vieille formule de Goethe : « L’homme fut toujours pour l’homme l’objet le plus intéressant ». Il y a autre chose que l’homme dans l’univers et la littérature n’est pas fatalement, comme l’est presque toute la nôtre, anthropocentrique.

La popularité de Curwood, dans le Nouveau-Monde, est considérable. Elle s’étend jusqu’au fond des régions mêmes qu’il a décrites, jusque chez les Peaux-Rouges. Un écrivain américain, nommé Ray Long, rédacteur à la revue Bookman, y a conté (février 1921) cette amusante anecdote :

« Au cours d’un de mes voyages dans le Nord, j’avais pour guide un Peau-Rouge pur sang, nommé bizarrement Thos Linklaou, qui parlait l’anglais avec un non moins bizarre accent écossais. Un soir, dans notre pirogue, après une journée de pêche, nous retournions à la pagaie vers notre campement. La dernière chose à laquelle je songeais était mes revues et mes journaux, et je ne croyais pas même que Thos fût averti que j’étais écrivain de mon métier.

« Soudain, le guide, s’arrêtant un instant de pagayer, me dit : “Je m’intéresse beaucoup à certain magazine publié dans le pays d’où vous venez et qui s’appelle The Red Book.” À cette époque, j’étais rédacteur en chef de cette revue.

« Malgré mon peu de désir de parler littérature, lorsque j’étais venu là pour me reposer l’esprit uniquement, je ne pus dominer ma curiosité et demandai :

« — Qu’est-ce donc qui t’intéresse tant dans ce magazine ?

« — Ce sont certaines histoires d’animaux (me répondit l’homme) qui y sont publiées. Elles sont signées Curwood. Celui-là connaît les bêtes aussi bien que moi et il doit avoir vécu longtemps dans ce pays.

Depuis assez longtemps je suis ces histoires et je n’y ai jamais rien trouvé qui ne concorde avec mes propres observations. Pour une seule chose, je n’étais point de son avis. Il assure quelque part [dans Kazan notamment] que les loups ne veulent pas nager et qu’ils craignent l’eau. Or je sais bien, moi, que les loups nagent parfaitement et vous-même vous le savez aussi bien que moi, puisque vous l’avez constaté de vos propres yeux, de l’île où nous campons. Je ne m’expliquais pas son erreur, jusqu’au jour où je pus interroger des gens qui avaient vécu dans d’autres régions du Northland, qui sont celles dont parle Curwood. J’appris par eux que les mœurs des loups qui vivent dans ces régions sont effectivement différentes de celles des loups que nous connaissons.

« Avez-vous lu quelquefois des livres de cet auteur ? ajouta mon guide.

« Je répondis modestement que non seulement j’avais lu les romans de l’auteur en question, mais que c’était moi qui les avais lancés. Je ne puis prétendre assurément que j’ai découvert Curwood, qui avait, bien avant que je lui donne l’hospitalité dans mon magazine, publié déjà plusieurs ouvrages. Mais je suis le premier à avoir reconnu pleinement son talent. J’étais ravi, au demeurant, de l’approbation de mon Peau-Rouge. Elle valait pour moi beaucoup mieux que les éloges des critiques les plus réputés.

« De retour chez moi, je continuai donc à pousser Curwood de toutes mes forces et j’ai récemment été ravi d’apprendre que son dernier roman, La Vallée du silence, avait été vendu à cent mille exemplaires, avant même sa parution en librairie. Dans ses débuts, il produisait à peu près deux romans par an, auxquels il convenait d’ajouter deux douzaines environ de petits contes. C’était une bonne moyenne de travail. Maintenant, il soigne davantage ce qu’il écrit et se borne à un seul roman et à très peu de petits contes. Aussi est-il sur lui-même en notables progrès. J’ajouterai qu’il n’y a pas d’homme plus simple et plus modeste.

« Je me souviens d’une visite que je lui fis dans le cottage qu’il a acquis à Owosso, pour ses parents, et où il habite lui-même, quand il n’est pas en expédition, une pièce qui ressemble fort à l’intérieur d’une hutte en pays sauvage. Pour tous meubles, un poêle, une table en bois blanc et une vieille machine à coudre, sur la tablette de laquelle il a installé sa machine à écrire.

« Un soir, nous restâmes tous deux à causer ensemble, fort tard, dans cette pièce. Nous imaginâmes plusieurs intrigues romanesques et je lui proposai une situation qui me paraissait convenir parfaitement à son talent. Longtemps nous nous en entretînmes et j’étais persuadé, lorsque nous allâmes enfin nous coucher, qu’il l’avait adoptée. Le lendemain matin, en nous retrouvant au petit déjeuner, il m’annonça, à mon grand étonnement, que la chose, décidément, ne pouvait aller. Toute la nuit il l’avait ruminée et avait conclu qu’il valait mieux qu’il renonçât. Il n’écrit jamais que ce qu’il sent complètement.

« Les expéditions qu’entreprend Curwood pour le compte du gouvernement canadien sont admirablement organisées et la caravane, que conduit son guide et camarade Bruce Otto, ne compte pas moins d’une douzaine de chevaux. Les deux hommes demeurent des mois entiers dans le Grand Désert blanc. Kazan a été écrit dans une hutte, à des centaines de milles de toute civilisation. »

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Parmi les œuvres de Curwood, cinq romans sont spécialement consacrés à des histoires de bêtes. Ce sont : Kazan ; Bari, chien-loup, fils de Kazan ; Le Grizzly ; Les Nomades du Nord ; Rapide-Éclair.

Ses principaux romans d’aventures sont : Le Piège d’or, une de ses meilleures œuvres – qui nous emmène curieusement jusqu’au pays des Esquimaux ; La Piste du bonheur ; Le Pays de Dieu ; L’Aventure du Capitaine Plum ; La Piste dangereuse ; Fleur du Nord ; Les Chasseurs de loups et Les Chasseurs d’or ; L’Honneur des grandes neiges ; La Voyageuse traquée ; Les Cœurs les plus farouches ; La Vallée du silence ; La Forêt en flammes ; L’Homme de l’Alaska…

Tous ces romans valent, en général, et nous captivent par le grand amour de l’auteur pour les pays où il a vécu, par sa connaissance profonde des gens, blancs, Indiens, métis et autres, qui les habitent, et des bêtes, domestiques ou sauvages, qui les peuplent, par le pittoresque du lointain et mystérieux décor qu’il nous décrit, par l’attirante vérité, en un mot, de la chose vue.

Du point de vue français, Curwood, en plusieurs de ses romans, s’apparente visiblement au célèbre romancier californien, Jack London, qui a, comme lui, longuement parcouru les solitudes glacées du Northland. Il s’en est, à maintes reprises, directement inspiré. Son talent, toutefois, se différencie avec netteté de celui de Jack London. La pensée de Curwood est moins âpre et, même quand il dépeint un drame, son style est moins cruellement tragique. Il glisse plus légèrement sur l’horreur et sur la douleur, pour se reposer bientôt sur quelque tableau plus amène et plus souriant. Sa sensibilité est, nous ne dirons pas plus fine, mais plus féminine, et c’est une remarque curieuse, qu’en fait les lectrices préfèrent généralement Curwood à Jack London.

Lorsque Curwood vint à Paris, en 1925, il apparut, à tous ceux qui le rencontrèrent, comme un grand et solide gaillard, bien découplé, et destiné, semblait-il, à narguer, jusqu’aux extrêmes limites de l’existence, la faux du trépas. Il a succombé pourtant, avant l’heure, à un empoisonnement interne. La transfusion de sang à laquelle se prêta sa propre fille n’a pu le sauver.


Paul Gruyer et Louis Postif.