Les Chasseurs d’or/VI. Rod en péril de mort

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En dépit de sa faiblesse, Rod eut un sursaut.

Ainsi le chef redoutable, le vieil ennemi de Wabinosh House, celui qui avait jadis convoité la mère de Minnetaki, et juré de se venger du père de Wabi, qui la lui avait enlevée, le hors-la-loi insaisissable, qui avait rêvé d’assouvir sur la fille sa passion et sa haine, était mort ! Et c’était lui, Roderick Drew, lui qui l’avait tué !

Malgré la souffrance à laquelle il était en proie, et la fièvre qui redoublait, le jeune homme sourit, d’un légitime orgueil.

— Combien je suis heureux, Minnetaki… heureux d’avoir…

Avant qu’il n’eût achevé sa phrase, deux nouveaux venus, qui s’étaient approchés d’un pas furtif, faisaient leur entrée dans la cabane. C’étaient Wabi et Mukoki, qui, ne voyant pas reparaître Rod, étaient revenus sur leurs pas, à sa recherche.

L’émotion, du coup, fut si forte, que Rod eut une syncope et perdit complètement connaissance.

Il lui sembla, quand, une demi-heure après, il reprit connaissance, qu’un temps infini s’était écoulé entre le présent et le drame terrible, où il venait d’être acteur.

Tandis que Minnetaki lui caressait le visage et les cheveux, comme une mère qui calme et endort son enfant, Mukoki, le vieux trappeur, était à ses pieds, accroupi comme un lynx, le fixant de ses yeux noirs, luisants comme des braises.

Il y avait, dans l’expression de ce regard, une étrange fascination. Rod l’avait déjà vu luire, dès que le vieil Indien pouvait craindre qu’un malheur ne fût arrivé à ceux qu’il chérissait. Et Roderick comprit qu’entre l’ancien sauvage et lui un lien existait, plus solide et plus profond que celui d’une simple camaraderie.

Il en fut tout remué et péniblement articula :

— Ohé ! Muki !

À sa voix, Mukoki rampa en silence le long de lui, et lui prit les mains, tout tremblant, une grimace de joie sur sa rude figure.

— Vous avoir raison… disait-il au jeune homme. Et moi, grand sot, avoir tort… Vous sauver Minnetaki et tuer Woonga… Vous brave, très brave, énormément brave !

Quant à Wabi, c’est à peine si Minnetaki, par des « Chut ! » répétés, parvenait à contenir l’expression de son enthousiasme.

Elle ne put, pourtant, l’empêcher de s’écrier, avec des larmes dans les yeux :

— Rod, tu es un héros ! Un héros, tout simplement ! Que Dieu te garde à jamais !

Tandis que Minnetaki bordait Roderick dans ses fourrures, lui soulevait délicatement la tête et tendait derechef un peu d’eau froide à ses lèvres brûlantes, Wabi et Mukoki, après avoir tiré dehors le corps de Woonga, s’en allèrent chercher les traîneaux et les chiens.

À son retour, le vieil Indien entreprit de panser plus utilement la blessure du jeune homme, qui était profonde et le faisait de plus en plus souffrir. Il fut décidé que, dès le lendemain, Rod serait couché sur un des traîneaux et que la petite troupe regagnerait, le plus rapidement possible, Wabinosh House, où le blessé pourrait recevoir les soins d’un médecin et d’un chirurgien.

Puis, tandis qu’un feu joyeux, de sapin et de peuplier, flambait dans la cheminée en pierres sèches de la cabane, Minnetaki conta brièvement les diverses péripéties de son enlèvement, et le guet-apens dont elle et son escorte avaient été victimes.

Si tous ses défenseurs, sauf un, celui-là même qui avait été porter la tragique nouvelle à Wabinosh House, et y expirer, étaient restés sur le terrain, les pertes de l’ennemi n’avaient pas été moins cruelles.

Woonga, en personne, avait reçu à la cuisse un coup de feu, qui avait déterminé une abondante hémorragie. D’où les taches de sang, semées par lui, tout le long de sa piste. Il avait été contraint, pour laisser se fermer sa plaie et donner aussi quelque repos à ses hommes, qui étaient plus ou moins grièvement blessés, de s’arrêter, trois jours durant, sous la hutte rencontrée en cours de route par ses trois poursuivants. Ce n’est qu’à cette unique circonstance que ceux-ci avaient dû de pouvoir rejoindre les fuyards.

Il était non moins certain que le sang, ainsi perdu par le sauvage, avait contribué à l’affaiblir sensiblement et que cela seul avait permis à Rod de lutter victorieusement contre le terrible colosse.

Et, si Woonga, trop occupé de fuir, avait, jusque-là, respecté Minnetaki, la jeune fille n’avait aucune illusion sur le triste sort qui, dans la cabane de bûches, évidemment une des retraites coutumières du brigand, lui était réservé.

Rod demanda pourquoi l’Indien, trouvé mort sur la piste, un couteau dans le dos, avait été tué, et par qui ?

Minnetaki répondit qu’une discussion violente, dont elle était l’objet, quoiqu’elle ne pût comprendre exactement ce qui se disait, s’était, à un certain moment, élevée entre les deux hommes, le second prétendant sans doute à avoir sa part de la captive. Et c’était Woonga qui, tandis que celui-ci lui tournait le dos, avait tué l’Indien.

Rod s’informa encore du mystère des pattes de l’ours empreintes dans la neige.

Minnetaki ne put s’empêcher de rire en expliquant que Woonga avait, à l’amorce du ravin, en quittant la piste suivie par les traîneaux et par le reste de ses hommes, enfourné ses mocassins dans des pieds d’ours, préparés à cet effet, persuadé que ces empreintes ne le trahiraient pas.

Il avait, à partir de cet endroit, pris la jeune fille dans ses bras, et ce n’est qu’après un assez long temps qu’il l’avait remise à terre, après lui avoir lié les mains, lui-même abandonnant son grossier stratagème et recommençant à marcher comme une personne naturelle.

Mukoki s’esclaffa en une série de gloussements, et battit des mains, à l’adresse de Rod.

— Lui pas bête ! Lui avoir quand même suivi l’ours !

La conversation se poursuivit tard dans la soirée, tandis que la flamme du foyer faisait danser les ombres sur les murs de la cabane de bûches. À son tour, Wabi conta à sa petite sœur par quelles angoisses leurs parents et lui avaient passé, comment Rod avait été rejoint sur la route de la civilisation, comment, grâce à Rod, elle avait été retrouvée.

Il lui raconta encore quelques-unes des aventures qui lui étaient advenues, en compagnie de Rod et de Mukoki, au cours de l’hiver écoulé, dans la grande expédition du trio à la chasse des scalps de loups et des fourrures. Il lui décrivit la vieille cabane abandonnée, où les squelettes de deux hommes, qui s’étaient jadis entre-tués, leur avaient livré le secret d’une lointaine mine d’or, à la recherche de laquelle une expédition nouvelle avait été projetée pour le printemps prochain.

Et Minnetaki, à son tour, frémit d’émotion à la pensée de l’or mystérieux.

Depuis longtemps Roderick était assoupi que ses compagnons et la jeune fille devisaient encore autour de la flamme prête à s’éteindre.

Le sort semblait avoir détendu son étreinte. Wabinosh House serait avant peu rallié et Minnetaki serait rendue, saine et sauve, à son père et à sa mère. Dès le lendemain…

Mais, le lendemain, il apparut, hélas ! que l’état de Rod avait, au cours de la nuit, gravement empiré. Le couteau de l’Indien avait pénétré dans l’aine, et qui sait si quelque organe vital n’avait pas été atteint ? Peut-être aussi y avait-il, dans la fièvre intense qui dévorait le jeune Blanc, une part due au surmenage physique et à l’épuisement des derniers jours, ainsi qu’à leurs rudes émotions successives.

Toujours est-il que Roderick était en proie à une sorte de prostration, dont il était impossible de le tirer. Il fut, avec mille précautions, chargé sur l’un des traîneaux et ce fut en ce piteux état que, sous les yeux humides de larmes de Minnetaki, il fut ramené à Wabinosh House.

Des jours et des nuits de délire suivirent, où la mort parut bien près de s’abattre sur Roderick Drew. Sans cesse il rêvait qu’il brûlait et rôtissait, dans un brasier dévorant. Et toujours, lorsqu’il rouvrait les yeux et revenait momentanément à lui, il apercevait, penché sur le sien, le visage délicat de Minnetaki, qui sans cesse lui rafraîchissait le front avec des compresses d’eau froide.

La blessure, cependant, marquait une tendance à s’améliorer, car la vie est solidement ancrée dans un jeune corps. L’inflammation diminuait et, au bout d’un mois, Rod fut déclaré hors de danger.

Un autre mois fut nécessaire à sa convalescence, au cours duquel Minnetaki vint, un jour, annoncer au jeune homme qu’une grande surprise l’attendait. Sa mère, Mrs. Drew, était arrivée. Un traîneau spécial avait été la quérir à Détroit et l’avait amenée près de son fils.

La question de la mine d’or commençait à revenir sur le tapis, dans les entretiens de Rod et de Wabi. La saison avait marché et l’instant favorable approchait, où il serait loisible de se mettre en route.

Comme il causait, un après-midi, avec Minnetaki, Rod demanda à la jeune fille si elle ne voudrait pas, elle aussi, prendre part à l’expédition.

Et, comme les yeux de Minnetaki étincelaient à cette proposition :

— Obtenez-en l’autorisation, dit-il, de vos parents. Employez à cela toutes vos séductions ! Faites intervenir votre frère…

Mais Minnetaki, redevenue soudain sérieuse, secoua la tête.

— Mon père et ma mère, répondit-elle, n’y consentiront jamais. Oui, certes, je serais heureuse, très heureuse, de vous accompagner… Et, comme vous, je chasserais l’ours, le loup, l’élan et le caribou. Comme vous je chercherais l’or brillant… Mais, mettez-vous un instant à la place de mes parents. Vous savez combien ils m’aiment et quelles angoisses, à mon sujet, ont été les leurs. Tout cela est trop récent encore. Si la mort de Woonga, sans doute, a découragé ses partisans, qui ont disparu comme par enchantement de toute la région, combien d’autres dangers, dans une aussi aventureuse randonnée, peuvent me menacer !

« Personnellement, je ne les crains pas. Mais mon père et ma mère seraient moins rassurés que moi. Mon devoir est de ne point leur faire ce chagrin, de ne pas leur donner tout au moins ce souci. Je demeurerai auprès d’eux et tiendrai, en même temps, compagnie à votre mère, qui m’aime déjà comme si j’étais sa propre fille… Vous, allez, et que la chance soit avec vous ! »