Les Chasseurs d’or/XVIII. Dans les ténèbres souterraines

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Quand Wabi et Mukoki reparurent, un quart d’heure plus tard, les galettes n’étaient pas cuites, le feu n’était qu’un amas charbonneux, et Rod méditait à côté, avec le poisson posé par terre à ses pieds.

Avant que Mukoki se fût déchargé du jeune élan qu’il avait tué, Rod avait déjà montré aux deux hommes le fantastique poisson. Puis, brièvement, il leur raconta ce qui s’était passé.

John Ball avait sa retraite derrière le rideau de la cataracte, dans une grande caverne, où, selon lui, ils ne trouveraient pas seulement l’homme fou, mais le gisement aurifère, dont une partie seulement avait été entraînée dans le bassin fouillé par eux.

La veillée se prolongea tard dans la nuit. Rod décrivit, en détail, la visite du fou, la lueur qui s’était allumée dans son regard, quand il l’avait appelé par son nom, ensuite balbutié par lui.

John Ball ne portait plus son fusil. Il ne cherchait donc plus à leur ravir la vie. Quelque chose de nouveau et de merveilleux avait germé dans son esprit égaré. Quelque chose qui l’attirait vers ses frères les hommes, avec la même crainte qu’eût éprouvée une bête sauvage, mais aussi avec une confiance grandissante.

Il demandait amitié et compagnie, et Rod sentait instinctivement, au plus profond de son cœur, que la raison n’était pas complètement éteinte chez le vieillard.

Lorsque les trois hommes s’enroulèrent enfin dans leurs couvertures, la pensée de l’or s’était, en eux, une fois de plus obnubilée, pour faire place, même chez Mukoki, le plus sceptique, à cette autre et prépondérante idée : sauver John Ball.

Ils furent debout avec l’aube et se préparèrent à leur exploration. Dans une enveloppe de caoutchouc furent placés un fusil et, en guise de torches, une demi-douzaine de branches résineuses de pin. Une portion de viande cuite y fut jointe.

Wabi, le premier, enleva, au bord du bassin, sa veste et sa casquette, et déclara qu’il allait tenter l’aventure.

— Attendez mon retour… dit-il.

Et il plongea.

Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’il reparût. Rod était en proie à une mortelle inquiétude. Mais Mukoki gloussait, plein de confiance.

— Lui avoir trouvé, répondit-il au regard inquiet et interrogateur du jeune homme.

Wabi, là-dessus, émergea de la nappe d’eau. Rod lui tendit la main, pour l’aider à regrimper sur un proche rocher.

— Eh bien ? interrogea Rod, lorsque son ami eut un peu repris haleine.

— Nos suppositions étaient justes, répondit Wabi. Après avoir plongé, j’ai gagné, entre deux eaux, la muraille rocheuse qui porte la cataracte. Là, j’ai pu me redresser, en arrière de la nappe liquide, et, grimpant assez facilement sur quelques gros blocs, j’ai trouvé devant moi un énorme trou, qui est l’entrée de la caverne. En route, maintenant !

Rod et Mukoki s’apprêtaient à plonger.

— Aller doucement… conseilla au jeune Blanc le vieux trappeur. Sinon, vous cogner tête contre rochers.

Wabi les arrêta.

— Il est inutile de plonger, dit-il. En partant du rivage et en suivant, sous la nappe d’eau, la base de la muraille, nous arriverons au but, tout aussi bien. Nous serons, par cette voie, mouillés moins haut que la ceinture.

Ouvrant la marche, il s’engagea sous la cataracte. Rod et Mukoki le suivirent.

Le début de l’opération se présentait, à vrai dire, assez scabreux, car il était impossible d’éviter complètement la douche bouillonnante, qui se précipitait dans le vide, en rugissant.

Rod, pour passer, dut se courber sous l’averse, qui lui cinglait rudement les épaules. Il était, en outre, assourdi par le vacarme de la cataracte, qui lui brisait les oreilles. Peut-être se fût-il arrêté, dès les premiers pas, et eût-il renâclé, si Mukoki, qui venait derrière lui, ne l’avait, d’une main énergique, entraîné en avant.

Un peu plus loin, la nappe d’eau, sous la violente poussée qu’elle subissait dans sa chute, s’écartait sensiblement de la muraille rocheuse, laissant, entre le roc et elle, une sorte de couloir où, avec quelques éclaboussures, il était loisible de circuler.

Quand Roderick fut arrivé en face du trou noir, qui s’ouvrait un peu au-dessus de sa tête, Wabi lui tendit la main, pour l’aider à se hisser jusqu’à l’entrée de la caverne.

Les trois compagnons, une fois réunis, se préparaient, avant de s’enfoncer sous la terre, à allumer une de leurs torches, lorsque Wabi saisit soudain le bras de Roderick.

— Regarde ! dit-il, d’une voix à demi couverte par le bruit de la cataracte.

Rod, les yeux encore mouillés par les giclures de l’eau, ne vit rien, tout d’abord. Puis, dans l’obscur couloir qui s’ouvrait devant les trois hommes, il distingua, au loin, le rayonnement d’une lumière, qui brillait comme une étoile.

Il put constater bientôt que cette lumière s’élevait lentement, comme fait un feu follet dans la nuit. Puis elle se mit à redescendre au ras du sol, et disparut tout à coup.

— Nous suivre la lumière… dit Mukoki.

Et il s’engagea dans le ténébreux couloir.

— Nous pourrions peut-être allumer une torche… observa Rod, qui éprouvait quelque répugnance à s’engouffrer dans cette ombre épaisse.

— Inutile ! répondit vivement Wabi. Mukoki a raison. C’est John Ball, sans nul doute, qui brandissait cette lumière. S’il ne nous a pas entendus, il est inutile de l’alerter. S’il a perçu notre présence, il nous fait signe, ainsi, de le suivre. Avançons sans crainte.

Mukoki prit la tête du groupe et, se tenant tous trois par la ceinture, les trois hommes s’avancèrent hardiment dans l’obscurité, dont la densité leur pesait sur les prunelles.

Tout en avançant avec lenteur, ils tâtaient le sol du pied, à chaque pas. Et, à mesure qu’ils avançaient, le bruit de la chute d’eau décroissait derrière eux, jusqu’à ce qu’il devînt à peine perceptible, pour, finalement, s’éteindre tout à fait.

Où John Ball les conduisait-il ?

Un moment arriva où les trois chasseurs d’or s’aperçurent qu’ils ne marchaient plus, comme ils l’avaient fait depuis le début, sur un terrain uni et sablé, mais sur un sol rocheux, qui s’élevait insensiblement, comme avait fait la lumière.

Mukoki fit halte, pendant quelques minutes, et écouta. Aucun bruit ne vibrait dans le silence de ce monde de ténèbres.

Il allait se remettre en marche, quand l’écho d’un faible sanglot courut dans l’air. Puis le cri s’apaisa et le silence redevint angoissant, pour être déchiré, derechef, par une de ces lamentations coutumières à John Ball, sauvages à la fois et pitoyables.

Les deux jeunes gens en frissonnèrent. Mais, avant que la clameur se fût perdue dans la profondeur de la caverne, Mukoki les entraînait.

Les trois hommes n’ignoraient point que, arrivés au faîte de la pente qu’ils gravissaient, ils retrouveraient devant eux la lumière.

Ils n’étaient point préparés, cependant, au brusque spectacle qui s’offrit à eux et les cloua au sol.

Comme si un rideau de théâtre avait été soudain tiré, ils découvrirent, à cent pas d’eux, dans un vaste élargissement de la caverne, une grosse torche de résine, d’un mètre de long, qui brûlait, plantée droit dans le sable.

Leur tournant le dos et prosterné dans la lueur fuligineuse, les bras étalés en croix, comme un suppliant, était John Ball.

Devant lui s’étendait un petit lac souterrain, dont les eaux, d’un noir d’encre, scintillaient faiblement, à leur surface, sous les reflets rouges de la torche.

Sans paraître prêter attention aux trois hommes, le fou s’était remis à sangloter sourdement, comme un enfant au cœur brisé.

Muettement, sans que fût perceptible le bruit de ses mocassins sur le sable, Rod s’approcha précautionneusement de la triste créature. Puis, s’étant arrêté, il appela doucement, comme il avait déjà fait :

— Hello, John Ball !

Et il demeura immobile, dans la clarté vacillante de la torche.

L’homme fou se tut, mais demeura sans bouger, prostré sur le sol.

Rod parla à nouveau :

— Est-ce toi, John Ball ?

La forme spectrale se mit sur ses genoux et se retourna vers Rod, qui vit, dans ses yeux hagards, se refléter la lumière de la torche. Et il lui parut que le regard de ces yeux s’était soudain adouci.

Mais, tout à coup, le vieillard, s’étant remis debout avec l’agilité d’un chat, courut vers le petit lac, où il entra, comme pour s’y réfugier, et y demeura dans l’eau jusqu’à la taille.

Une fois encore, Rod appela :

— John Ball !

La bouche du fou s’entrouvrit dans la barbe broussailleuse, et Rod comprit qu’elle tentait d’articuler quelque chose, il ne savait quoi.

— Eh bien, John Ball… dit-il. Parle… Qu’y a-t-il ?

Il s’approcha du bord de l’eau noire et y marcha, en répétant :

— Parle, John Ball… Dis-moi ton chagrin…

Le fou parut étrangement ému. Il plaça ses mains en entonnoir, devant sa bouche, comme quand on hèle quelqu’un qui se trouve au loin.

— Do…lo…rès-s-s ! Do…lo…rès-s-s ! cria-t-il.

Rod sursauta. C’était un nom de femme que le fou avait clamé et que répercutaient à l’infini les échos de la caverne.

— Dolorès ! Dolorès ! Dolorès ! cria-t-il à son tour, en guise de réponse.

D’un bond, John Ball fut à ses pieds, étreignant ses genoux et sanglotant, et répétant :

— Dolorès !

Rod entoura des bras les épaules du vieillard, dont la tête hirsute se pressa contre lui. Il le tira, insensiblement, hors de l’eau, et le corps décharné vint s’abattre sur le sable, tandis que se rapprochaient Wabi et Mukoki.

John Ball, évanoui, ne bougeait plus. Les trois hommes le couchèrent sur le dos, près de la torche.

Ses yeux étaient clos, et ses doigts, dont les ongles ressemblaient à des griffes, étaient nerveusement crispés sur sa poitrine.

Mukoki plaça sa main contre le cœur du vieillard.

— Point mort, dit-il. Cœur battre toujours.

— Tirons-le d’ici, déclara Wabi, et portons-le au campement. Toi, Rod, va devant, avec la torche.

Wabi et Mukoki prirent sous les bras et par les pieds le sauvage vieillard, qui ne pesait guère, et le portèrent aisément jusqu’à l’issue de la caverne. Arrivés là, ils lui enveloppèrent la tête dans la couverture caoutchoutée et le firent passer, sans encombre, sous la chute d’eau.

Au bout d’une heure seulement, John Ball, qu’on avait confortablement installé près d’un bon feu, rouvrit les yeux.

Rod était près de lui et, durant une ou deux minutes, le fou le regarda ardemment. Puis il retomba, comme il l’avait fait dans la caverne, dans une sorte de léthargie.

— Je crois, dit le jeune homme, tout pâle, qu’il va mourir.

Wabi eut un geste vague, indiquant par là qu’il n’était pas plus renseigné que son ami. Mais Mukoki, se levant, alla quérir un pot de soupe, qu’il mit à chauffer sur le feu.

— D’abord lui donner à boire, dit-il.

Tandis que Wabi relevait le haut du corps du vieillard, Rod prit une tasse qu’il remplit d’eau, puis la tendit aux lèvres hideusement desséchées.

John Ball but le contenu de la tasse. Après quoi, Mukoki lui offrit des cuillerées de la soupe chaude, qu’il absorba.

Au cours de la journée qui suivit, John Ball ne reprit connaissance qu’à de rares intervalles, pour, chaque fois, retomber dans un sommeil qui ressemblait à la mort.

Wabi profita d’une de ces périodes d’inconscience pour couper court les cheveux et la barbe embroussaillés du vieillard. Pour la première fois, leur apparut, dans toute sa maigreur, la figure émaciée et spectrale de l’homme qui, un demi-siècle auparavant, avait tracé la carte de bouleau et le fil d’Ariane de la mine d’or.

La nuit de John Ball fut agitée. De temps à autre il marmottait des sons incohérents, auquel se mêlait le nom de Dolorès.

Au bout de trois jours, la situation demeurait toujours la même. Mukoki avait épuisé sur le vieillard toute sa science médicale et commençait à désespérer de le sauver.

John Ball, semblait-il, n’avait point de fièvre. Mais, le plus souvent, il semblait mort. On ne pouvait rien lui faire prendre que de la soupe.

Entre-temps, Wabi était retourné dans la caverne. Là se trouvait bien la source de l’or.

Le sable fin, sur lequel les trois hommes avaient marché, en suivant la mystérieuse lumière, était riche à foison en pépites et en poussière d’or.

Durant les inondations printanières, l’eau devait, par quelque fissure extérieure, pénétrer dans la caverne, et se déverser de là, en véhiculant avec elle le précieux métal, dans le bassin où tombait la cataracte.

La joie intense de cette découverte était malheureusement attristée, chez les trois hommes, par la triste pensée de John Ball, à qui ils devaient cette fortune, et qui agonisait entre leurs mains impuissantes.

— Nous avons, dit Rod, contracté, envers ce malheureux, une dette qui doit d’abord être payée. Ultérieurement nous reviendrons exploiter à fond notre trésor. Pour l’instant, notre devoir est de tout faire pour tenter de sauver John Ball. C’est-à-dire, le ramener le plus tôt possible à Wabinosh House, où il pourra seulement recevoir les soins nécessaires. Nous l’installerons dans la pirogue et remonterons avec lui le cours d’eau. En une quinzaine de jours, nous serons, je pense, à la factorerie.

Mukoki hochait la tête.

— Nous ne pourrons, dit Wabi, formulant la pensée du vieil Indien, pagayer contre le courant. Il est, sur la majeure partie du parcours, trop rapide.

— Eh bien, insista Rod, nous mettrons John Ball dans la pirogue et ce sera à nous de la remorquer. Évidemment ce sera plus long, et fatigant. Mais notre devoir est d’agir ainsi.

Wabi parut réfléchir. Puis, au bout d’un instant :

— C’est une rude besogne, qui risque d’être inutile. Car John Ball vivra-t-il jusqu’au terme du voyage ? Pourtant, Rod, tu as raison. Notre devoir est là. Plus tard, nous reviendrons à l’or. Nous emportons toujours avec nous, au demeurant, une gentille fortune !

Il fut décidé qu’on partirait le lendemain.