Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/01

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LES CHERCHEURS D’OR DE L’AFRIQUE AUSTRALE



COLETTE EN RHODESIA

(La guerre au Transvaal)

PAR
ANDRÉ LAURIE

I

Avant l’orage.


Lady Theodora Higgins à miss Mowbray, au Caire.
Massey-dorp (Rhodésie), 6 septembre.


Je continue à prendre des notes pour vous, ma chère Mabel, comme vous en prenez pour moi. Celles-ci vous arriveront quand elles pourront, par le Cap, par les colonnes d’Hercule et par la Méditerranée, c’est-à-dire en six semaines ou deux mois, ou trois. Qui sait où nous serons dans trois mois ? Qui sait où en sera le monde, et spécialement cette partie du monde ? En paix ou en guerre, en république ou en monarchie ?… Bien malin qui pourrait le dire !

Pour le présent, nous voici en Rhodesia, dans ce prodigieux et paradoxal domaine que s’est taillé, à même le continent noir, notre grand ami Cecil Rhodes, et dont il a pris possession, au nom de Sa Gracieuse Majesté britannique, par la vertu d’une charte royale lui conférant pleins pouvoirs sur le sol et le sous-sol, la terre et les eaux, les hommes et les choses… Royaume des diamants et de l’or, de la houille et des fleurs, des lions et des éléphants, qui s’étale par dix ou douze degrés de latitude sur huit ou neuf de longitude entre le Transvaal et le lac Tanganika. Véritable empire du Monomotapa, dont le seul défaut est de n’exister encore que sur la carte, en son état de nature, avec ses forêts et ses fleuves, ses montagnes et ses prairies, ses fauves et ses noirs indigènes, et, de-ci de-là, quelque ferme isolée, quelque jalon solitaire…

Mais, patience ! Nous l’aurons bientôt taillé, dépecé, réparti. Et c’est précisément pourquoi nous y sommes !

Vous savez, sans doute, qu’il est question d’aller vous rejoindre par un grand railway du Cap au Nil. En cinq ou six jours, d’ici on serait au Caire !… Mon mari et mon frère Fairfield ont des intérêts dans cette entreprise ; vous savez aussi qu’ils en ont dans les Massey fields, cette fameuse mine d’or transformée en plantation et qui est aujourd’hui, comme par hasard, devenue anglo−rhodésienne, d’indépendante qu’elle était d’abord.

C’est justement pour régler les suites de cette annexion imprévue que nous nous trouvons ici tous trois. Débarqués à Table-Bay, où nous avons laissé le yacht, nous sommes allés droit à Kimberley par rail ; puis, cahin-caha, à cheval, en bullock’s waggon, nous avons poussé jusqu’au paradis terrestre où je vous écris, sous un berceau de magnolias, sur une table en bois de santal. Notez que nous y arrivons aux premiers jours du printemps sud−africain.

Cette bonne et charmante famille Massey ! il y a tout juste cinq ans que nous ne l’avions visitée… Eh bien, en les rejoignant hier, je me retrouvais véritablement at home. Je nous vois, débusquant à cheval de la forêt profonde, au terme de la dernière étape. Il était midi. Sur la pelouse en pente douce, qui descend du chalet vers la rivière fleurie d’iris, un éléphant colossal — Goliath, pour l’appeler par son nom — jouait paisiblement avec un baby blanc et rose. Autour d’eux, un vaste cercle, tracé à la chaux sur le gazon. Le baby se roulait dans l’herbe, faisant mine de franchir la limite. Aussitôt Goliath, l’air paterne, le cueillait du bout de sa trompe, pour le remettre au centre. Et le baby de rire, et le mastodonte de feindre l’indifférence, pour recommencer le jeu.

À ce moment même, la brise nous apporte un arôme de café.

« Ah ! dit Algernon, le moka de Mlle Colette ! J’en prendrais bien une tasse…

— De Mme Martial Hardouin, voulez-vous dire ! Avez-vous donc oublié que Colette est mariée ?

— Tiens ! c’est vrai… Gageons que c’est avec son bébé que maître Goliath est en train de gambader si gracieusement !… »

Cependant, on nous avait aperçus, et toute la famille venait à notre rencontre avec cette cordialité, cette bonhomie que je n’ai vue que chez les Massey : une simplicité patriarcale unie à une politesse accomplie ; une courtoisie qui ne varie jamais, qui est la même pour tous ; qui leur permet — chose rare ! — de s’adresser du même ton à des hôtes honorés ou aux plus humbles de leurs serviteurs, sans perdre le respect de ceux-ci ou manquer d’égards à ceux-là. Je sens, à leur contact, tomber de mes épaules le manteau du convenu ; j’adopte leurs mœurs idylliques ; je me surprends donnant une poignée de main à la brave Martine, amie, femme de charge, pilier de la maison, et je l’entends sans sourciller me complimenter sur ma bonne mine !…

Qu’il y a loin de cette naïve liberté à la tenue de la rigide camériste que j’ai laissée à Prétoria ! Vous ai-je jamais conté, chère Mabel, qu’au courant de mon voyage à Démérara, dans un de ces moments critiques où le danger commun abolit les distances, je n’ai jamais pu extorquer à l’inflexible Thompson soit un signe de sympathie, soit un mot qui fût seulement « humain » ? que jamais elle n’a consenti une minute à quitter sa tête de service ?… C’est typique, n’est-il pas vrai ? Il est juste d’ajouter quee si ladite Thompson s’avisait d’entamer une causerie familière, la prochaine fois qu’elle brossera mes cheveux, j’aurais tôt fait de lui donner son congé !…

Bref, il est impossible d’imaginer un contraste plus complet que celui de notre domesticité pompeuse, aussi merveilleusement stylée que parfaitement hostile, avec le service d’amour que la bonne Martine, l’excellent Le Guen et toute une troupe noire et grouillante rendent ici joyeusement à leurs maîtres.

J’ai refait connaissance, charmée, avec toute la famille. (Prenez famille dans son sens le plus large, et comprenant Goliath et la petite Tottie, aussi bien que le plus mince négrillon.) L’aimable et savant docteur Lhomond, M. Weber, le personnage le plus distrait des temps modernes, de ressources si variées, inventeur de son métier et qui remplace à lui seul toute une armée d’industriels, d’artistes et de manufacturiers ; M. Brandevin, ci-devant cuisinier, citoyen de Marseille, possesseur d’un accent à l’ail, homme de peu de lettres, mais compagnon d’épreuves des Massey, respecté comme tel, et dont les plats exquis font oublier la personne, qui ne l’est pas ; M. Martial Hardouin, jeune savant de haute mine, de grand cœur et de bel avenir, et surtout, surtout ! archéologue… Mon mari et lui sont tombés dans les bras l’un de l’autre (métaphoriquement) et d’emblée : les voilà enfoncés dans l’histoire du Monomotapa. Vous savez que nous y sommes ici et que la Rhodesia, loin d’être un pays neuf, comme l’imagine le vulgaire, est plus ancienne encore que votre terre des Pharaons. Les Phéniciens y venaient chercher de l’or : ils ont creusé le sol de puits sans fond et de galeries sans fin.

Ils y ont bâti, tout prés de nous, une tour cyclopéenne où vit M. Martial Hardouin avec sa jeune et charmante femme, où il fait chaque jour des découvertes et où M. Algernon Higgins aimerait fort de s’installer à jamais si je lui en donnais la permission. Pensez donc qu’il suffit de gratter le sol pour extraire des tessons de poterie assez vilains, soit dit entre nous, mais qui aux initiés racontent, paraît-il toutes sortes de choses palpitantes sur un passé fantastique. Pour être antiquaire, au surplus, Martial Hardouin n’en est pas moins un fort aimable cavalier et ses conquêtes souterraines ne l’ont pas empêché d’en poursuivre une autre au grand soleil : à savoir la main de Colette qu’il obtint voici trois ou quatre ans et dont il est digne à tous égards, ce qui n’est pas de ma part un mince éloge. Vous savez la sincère affection que j’ai voué à Colette, cette enfant au cœur de lion et à la douceur de colombe ; qui traversa naguère tant d’affreux périls[1], qui s’est vue prisonnière de guerre, esclave, menacée de tous les supplices et qui, sortie de tant de hasards, a gardé le calme gracieux et la tranquille possession de soi que l’on croit trop aisément le monopole des sphères privilégiées — un ton que pourraient lui envier les femmes les plus accomplies, — Colette est unique ! une vraie légende vivante que je ne me lasse pas de relire. C’est surtout pour la revoir, l’interroger, elle et son frère Gérard, leur faire dire cent fois les détails de leur épopée que j’ai voulu accompagner Algernon et mon frère dans ce long voyage. Certes, tous les Massey en bloc et en détail ont ma sympathie et mon amitié : M. Massey est un chef dans toute la force du terme. La manière dont il gouverne et discipline la troupe noire de ses serviteurs, les miracles accomplis par lui dans ce coin de terre, méritent la plus respectueuse admira tion ; Mme Massey attendrirait les rochers avec sa couronne de cheveux blancs, sa bonté, ses traits admirables de Niobé — une Niobè à qui les dieux ont rendu ses enfants ! Henry, leur fils aîné, actuellement à Prétoria, est de toutes les manières leur digne héritier ; mais Gérard, Gérard et Colette sont mes favoris, mes héros, et Lina, leur petite compagne d’aventures, partage à mes yeux le reflet de leur gloire. Pour le dire en passant, ou je me trompe fort, ou en verra avant peu un mariage de plus dans cet Éden. Lina Weber est, aujourd’hui, une grande jeune fille rieuse, forte, et si jolie que, n’était le voisinage de Colette, on ne pourrait rien imaginer de plus charmant ; Gérard Massey me fait l’effet de n’être nullement aveugle sur son mérite, ni Lina sur celui de Gérard ; si bien qu’un de ces matins M. Weber, tombant de la lune, pourra bien s’entendre avec stupéfaction demander la main de sa fille : car, pour le cher homme, Lina est toujours un bébé. Pareil au philosophe Kant, le temps et l’espace n’existent pas pour lui. Il a traversé de longues années d’aventures au continent noir sans avoir presque conscience des périls qui l’entouraient : on l’a vu dans les moments les plus critiques aligner paisiblement ses équations, poursuivre avec ténacité quelque chimérique inconnue, alors qu’un autre inconnu parfois redoutable était suspendu sur sa tête de rêveur.

Gérard, encore tout plein de sa malice d’écolier, bien qu’il revienne à peine de faire son service militaire sur la frontière des Vosges, s’amuse souvent des distractions légendaires du cher homme. Il se plait à entretenir la fiction que nous sommes sur la terre de France, en l’an de grâce 1890 et jamais le brave visionnaire ne manque de tomber dans le panneau, ce dont il est le premier à rire de bon cœur une fois les choses remises au point…

On nous a conduits dans nos chambres où règne une exquise fraîcheur, où les fleurs foisonnent, où l’eau pure coule à flots, et bientôt nous voilà prêts à faire le tour du propriétaire : deux grandes lieues, s’il vous plaît ! Mais le spectacle vaut le voyage. Tout, absolument tout ce qui est nécessaire à une vie large, généreuse, hautement civilisée, est venu peu à peu se grouper dans ce coin de terre africaine dont les ombrages centenaires n’avaient abrité que des animaux féroces ou quelque peuplade errante plus féroce encore, depuis l’époque reculée où les Phéniciens y pratiquèrent l’extraction de l’or. Les Massey, eux aussi, avaient entrepris d’exploiter ici un filon d’or qu’on avait cru très riche et qui se trouva n’être qu’un wild cat. Quand la triste vérité se fit jour. M. Massey se tourna vers l’agriculture, et le succès a couronné son entreprise. Sous la direction de toutes ces personnes d’élite, une ferme modèle a été fondée où graduellement sont venues s’ajouter une foule d’annexes qui font de cet établissement un petit État se suffisant à lui-même : tirant de son propre fonds les éléments que le sol inépuisable fournit à profusion et que la science transforme et adapte à tous les usages. Vient-il par hasard à manquer quelque chose dont le besoin ne s’était pas fait sentir encore ? on s’adresse à M. Weber, qu’on trouve invariablement dans les nuages, son habituelle demeure ; on lui explique la requête : il sort obligeamment de ses rêves, se met sans transition à combiner, agencer, inventer, et, dans le plus court délai possible, produit l’article demandé. Sur quoi une nouvelle branche industrielle ne tarde guère à se créer : des aptitudes se découvrent, des ouvriers habiles se forment : un élément de plus est ajouté à la prospérité générale, et, du plus grand au plus petit, chacun y trouve agrément et profit. C’est ainsi que sont nées peu à peu et se sont établies autour de l’habitation principale une forge, une laiterie, une blanchisserie, une verrerie, une fonderie ; des ateliers de menuisier, serrurier, charpentier, tisserand, cordonnier, tailleur, que sais-je ? Un moulin, des chais, des entrepôts sans nombre où tout l’excèdent des produits est emmagasiné avec méthode, de façon à enseigner à ces grands enfants que sont les noirs l’épargne, la prévoyance, l’ordre, la propreté, tout ce qui peut les arracher à leur condition de barbarie et les enrichir honnêtement.

Bien entendu, l’école n’est pas oubliée. Chacun des membres de la famille Massey tient une classe, tous rivalisent de dévouement et de bonne volonté, et tous ont lieu d’être fiers des progrès de leurs élèves. J’ai vu au cours du soir du docteur Lhomond certains moricauds qui, sans doute, avaient logé exclusivement jusqu’ici sous leur crâne les cinq ou six idées rudimentaires que peut avoir un ruminant, se tirer fort honorablement de leur petit problème de géométrie, bien mieux que je ne l’eusse fait certainement moi-même ! Je me suis permis à ce propos de demander quel usage ces jeunes macaques pourraient bien faire d’un article de luxe comme la géométrie, et j’ai été informée, à ma grande surprise, que, loin d’être de pur ornement, cette science était de première nécessité ; les menuisiers et les maçons, par exemple, s’en servent tous les jours. Voilà comme on apprend du nouveau en voyageant !… Et vous voyez, chère amie, qu’un séjour de vingt-quatre heures dans cette aimable république m’a déjà transformée ; Algernon ne me reconnaît pas ; je ne me reconnais pas moi-même, tout me plaît, m’amuse et m’intéresse. J’ai dormi cette nuit sans chloral. Rien que ce volumineux document vous attesterait mes dispositions nouvelles, vous qui souvent vous plaignez de mes bulletins en style télégraphique. Et je ne vous ai pas dit, je désespère de vous dire la millième partie de tout ce que j’ai vu et admiré depuis hier. Je ne vous ai pas parlé des plantations, pépinières, vignes, espaliers, serres chaudes, où l’art du jardinage conjugué avec la vigoureuse sève africaine donne des résultats véritablement surprenants. Le Guen, factotum de la maison, qui était jardinier avant de devenir matelot, explorateur, et finalement époux de Martine, s’adonne à la greffe et au perfectionnement des fruits, et ceux que j’ai vus sur les espaliers vous feraient ouvrir de grands yeux, je vous assure : du raisin digne de rivaliser avec les grappes historiques de la Terre-Promise ; des cerises grosses comme des abricots ; des pêches grosses comme des melons et des melons gros comme des citrouilles ; le tout paré de couleurs, pénétré de parfums, doué de saveurs que ne connaît pas notre Europe étriquée et gelée ; non, il n’y a pas de fortune qui tienne ! Jamais, quoi qu’on fasse, cette somptuosité invraisemblable ne se développera sous notre avare soleil, et quelque soin qu’on apporte à emmailloter nos fruits dans du coton pour vous les envoyer, vous ne les verrez, ne les sentirez, ne les goûterez jamais dans leur native perfection. Pour cela, il faut venir en Rhodesia, il n’y a pas d’autre moyen.

De ma fenêtre, je plonge dans le cottage Weber où Lina, probablement aidée des lumières paternelles, a planté de ses mains un jardin qui est simplement féerique. Où que je jette les yeux, tout est soleil, joie et bien-être… N’est-ce pas trop beau pour durer ?… Hélas ! quand l’harmonie et la paix ont-elles jamais persisté sur ce petit globe batailleur ?…

Toute à vous, chère Mabel,

Theodora.

  1. Voir Gérard et Colette, et le Filon de Gérard, première et deuxième parties des « Chercheurs d’or de l’Afrique australe », par André Laurie. J. Hetzel et Cie.