Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/02

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II

L’atelier souterrain


Parmi les installations de Massey-Dorp, rien n’avait intéressé aussi vivement lady Théodora et son frère, lord Fairfield, que le laboratoire souterrain établi par M. Weber dans une ancienne galerie de mine phénicienne.

Formé d’une chambre spacieuse, voûtée comme la crypte d’une église romane, il était en communication directe, par des couloirs de plusieurs kilomètres de longueur, avec les abords immédiats de la vieille forteresse où le jeune ménage Hardouin avait élu domicile. Et, par d’autres couloirs analogues, il s’amorçait sur un ravin proche de Massey-Dorp. Toute la plaine intermédiaire, au surplus, était creusée d’anciens travaux abandonnés, et les uns, comblés par les éboulements du sol, les autres, restés intacts à travers trente ou quarante siècles. La direction commune de ces galeries convergeait vers les caves de la tour phénicienne, ainsi que M. Martial Hardouin l’avait établi dans un mémoire présenté à l’Institut de France comme résultat de ses fouilles, et il en tirait la conclusion, corroborée par tout un ensemble de menus faits, que cette tour conique, aujourd’hui devenue sa demeure, avait eu jadis pour destination spéciale de loger l’or extrait des entrailles de la terre par les métallurgistes anciens.

Quoi qu’il en soit, cette circonstance même permettait à M. Weber, pendant la saison des pluies, de se rendre en visite chez ses amis par un chemin couvert. Mais tel n’était pas le seul mérite de cet excentrique atelier. Le plus important, aux yeux de son détenteur actuel et de toute la famille Massey, c’est qu’on pouvait s’y livrer aux manipulations chimiques les plus redoutables sans mettre en péril la sécurité de l’habitation.

Or M. Weber avait de longue date entrepris, en collaboration avec Henri Massey, l’étude d’un problème industriel des plus importants, et ce problème, ils étaient arrivés ensemble à le résoudre.

Ce n’était rien moins que la fabrication sur place d’un explosif pouvant remplacer la dynamite dans les travaux des mines d’or.

Nul n’ignore le rôle capital que prennent les explosifs quand il s’agit de s’attaquer à des terrains rocheux. Le plus énergique de tous, la dynamite, — mélange de nitro-glycérine et de silice, — est devenu pour les mineurs de l’Afrique australe une denrée de première nécessité. Distribuée en cartouches qu’ils poussent en des trous préalablement percés au diamant, elle leur sert à faire éclater les couches dures qu’ils rencontrent sur le tracé des puits ou galeries, et le minerai qu’ils abattent et déblaient sans relâche. L’obligation où ils se trouvent de s’aider incessamment de ce puissant auxiliaire a fait de la dynamite la base naturelle du principal revenu public au Transvaal. Elle y est soumise à des droits très élevés d’entrée et de transport, à des formalités rigoureuses.

Henri Massey s’était dit qu’un explosif nouveau, manufacturé sur les lieux mêmes, serait accueilli avec enthousiasme par les compagnies minières, s’il pouvait, au moins pour un temps, échapper au fisc. Et cette pensée l’avait amené à tourner ses recherches vers les agents de cet ordre. On peut utiliser comme tels des groupes variés de composés chimiques, notamment les gaz formés avec absorption de chaleur et renfermant un excès d’énergie, comme l’acétylène, les mélanges gazeux détonants, comme l’hydrogène et l’oxyde de carbone associés à l’oxygène, au chlore ou aux oxydes d’azote ; et beaucoup d’autres produits minéraux ou organiques.

Après de nombreux tâtonnements, le jeune chimiste avait découvert le principe même de son explosif dans les scories de minerais d’or traités au cyanure de potassium, scories très abondantes dans tout le Witwatersrand et jusqu’alors restées inutilisées. Et, tout épris de son invention, il s’était mis activement avec Weber à fabriquer sa nouvelle poudre, qu’il se réservait d’appeler la cyanhidite, mais qu’il dénommait provisoirement la poudre K, pour dépister les profanes au sujet de sa composition.

C’était une matière grisâtre, d’aspect inoffensif et d’un prix de revient très modeste, insoluble dans l’eau, inaltérable par la chaleur solaire, et d’une puissance explosive et brisante véritablement formidable. Cinq grammes de ce produit, introduits en forme de cartouche sous un rocher de sept ou huit cents tonnes, suffisaient à le réduire en miettes…

Les collaborateurs en avaient manufacturé plusieurs sacs de cinquante kilogrammes, empilés dans un angle du laboratoire. On conçoit que de pareils travaux étaient mieux placés dans un souterrain, éloigné de toute habitation, qu’ils n’auraient pu l’être à Massey-Dorp ou à la tour phénicienne.

En les montrant à ses visiteurs, M. Weber prit soin de les avertir qu’il ne fallait pas approcher de ces sacs, très sensibles à certains chocs.

« C’est malheureusement le défaut de la poudre K dans sa forme actuelle, dit-il. Henri Massey arrivera certainement à la débarrasser d’une propriété aussi fâcheuse et qui lui est d’ailleurs commune avec beaucoup d’autres explosifs. Un autre défaut plus grave est de rester impropre aux travaux souterrains, en raison des vapeurs asphyxiantes qu’elle dégage au moment de l’explosion. Mais, ici encore, nous sommes sur la voie d’un perfectionnement qui supprimera ces vapeurs ou du moins les rendra inoffensives.

— Ce qui est un vice rédhibitoire dans les galeries de mines pourrait devenir une force dans les armes de guerre, remarqua lord Fairfield.

— Oh ! nous ne l’ignorons pas et je puis même dire que l’expérience est faite, reprit M. Weber avec un petit rire discret… Voyez-vous ce canon de bois ? ajouta-t-il en décoiffant de son capuchon ciré une sorte de bombarde étrange, creusée dans un tronc d’arbre et renforcée d’anneaux d’acier, qui pivotait sur un trépied à la manière d’une lunette astronomique… Je l’ai fait en bois, parce qu’il aurait été trop compliqué de le couler en bronze et surtout de le manier ; mais c’est tout ce qu’il fallait pour nos essais… Et de même, j’ai fabriqué mes obus en bois, parce qu’il s’agissait moins de vérifier les effets balistiques de l’explosif que de noter ses effets physiologiques, faciles à prévoir d’après la nature même de la composition… Eh bien, avec cette arme primitive, à trois cents mètres de distance, un obus tel que celui-ci a tué net, par asphyxie foudroyante ou, pour parler plus exactement, par empoisonnement pulmonaire instantané, deux innocents moutons qui nous servaient de cible !…

— Vraiment ? » s’écria lord Fairfield en considérant avec respect le petit obus que lui présentait M. Weber, une sorte de boîte conique, de bois poli, munie à sa base d’un obturateur vissé et qui ressemblait à ces étuis de buis dont on renforce, en voyage, les flacons de parfumerie.

« … Vraiment ?… Mais, dans ce cas, vous avez là un explosif de la plus haute valeur militaire et navale, s’il est possible d’en charger un obus ordinaire !… N’importe quelle puissance européenne… ou africaine… vous l’achèterait à tout prix !…

— Certes, nous le savons !… Mais cela nous répugne, parce que la guerre en deviendrait plus atroce encore, et parce que notre objectif est purement minier.

— Ce sont là des scrupules puérils, laissez-moi vous le dire. Tout ce qui rend les armes plus meurtrières ou plus terrifiantes abrège en réalité la guerre et tend à la supprimer… Un autre inventeur trouvera votre secret ou un secret analogue. Gardez-en du moins le bénéfice !… Sans aller plus loin, si vous voulez que j’offre votre poudre à Cecil Rhodes…

— C’est le dernier à qui je la céderais, si j’en avais le droit !… Mais elle n’est pas ma propriété, étant celle de Henri Massey, qui partage, d’ailleurs, entièrement mes répugnances.

— Peut-être la réserve-t-il au gouvernement de Prétoria ?

— J’en serais surpris, pour les raisons que je vous ai dites et aussi pour cet amour-propre de l’inventeur qui s’attache à perfectionner son œuvre, tant qu’il n’en est pas entièrement satisfait… Ce que Henri Massey et moi avons voulu et cherché, c’est une nouvelle poudre de mine et non pas un nouvel engin de destruction… Nous poursuivrons notre œuvre jusqu’au bout !…

— Tant pis, tant pis pour vous et aussi pour l’humanité ! Il suffirait peut-être, pour empêcher deux races d’en venir aux mains, que l’une eût sur l’autre la supériorité d’un explosif irrésistible. Si le vôtre a la puissance que vous dites, une simple expérience publique empêcherait, sans doute, cent batailles meurtrières et briserait dans l’œuf toutes les résistances…

— Vous parlez ainsi, parce que vous vous flattez d’être la nation qui s’assurerait la supériorité que vous dites, étant celle qui peut la mieux payer. Si bien que, en dernière analyse, la victoire irait non pas à la cause la plus juste, mais à l’acheteur le plus renté… Hélas ! c’est trop souvent l’histoire des choses humaines pour que nous puissions songer à rectifier une loi si cruelle… Plus volontiers, à coup sûr, s’il fallait absolument prendre parti, nous serions les redresseurs d’une inégalité choquante, en intervertissant subitement les rôles et du faible faisant le fort.

— Je vous entends et je n’insiste pas… Laissez-moi seulement admirer. »

En sa qualité d’ex-officier de l’armée britannique et de sportsman passionné, lord Fairfield était grand amateur d’armes nouvelles. Il examina en connaisseur tout ce qui s’offrait à sa vue.

D’abord, le canon et son essieu, tous deux d’une mobilité exceptionnelle et d’un maniement extraordinairement aisé. Long de deux mètres et demi, le canon avait neuf centimètres de calibre et se chargeait par la culasse. Cette culasse, en bois dur comme le reste, mais renforcé d’acier, s’ouvrait et se fermait hermétiquement à l’aide d’une manivelle, pour recevoir l’obus explosible. La charge, de poudre sans fumée, se composait d’un sachet de toile qui se plaçait derrière l’obus. Il n’y avait pas d’éjecteur, ni de résidu, la gargousse s’en allant en gaz, contenant et contenu. La percussion, déterminée par un mouvement du doigt, avait pour organe une détente aussi douce que celle d’un revolver. Une hausse, une lunette, un bouclier de fer complétaient l’armature extérieure. Le tout ne pesait que 350 kilogrammes et pouvait être aisément démonté de l’affût à pivot, porté sur des roues légères et permettant d’orienter la pièce dans toutes les directions, sur un arc de cercle de 180 degrés.

En raison de la courte portée, de la très faible résistance qu’elle opposait au passage de l’obus et de la petite quantité de la charge, le recul était négligeable. Ces conditions spéciales s’adaptaient, d’ailleurs, comme l’expliqua M. Weber, à la constitution propre d’un canon de bois uniquement destiné aux expériences. Pour une pièce d’acier, des types ordinaires, ces conditions eussent été modifiées. La puissance et l’originalité du nouvel engin n’étaient pas dans une longueur de tir incompatible avec sa nature fragile, mais exclusivement dans les effets de l’explosion.

L’outillage qui avait servi à créer cet engin n’était pas moins curieux que le canon et l’obus de bois. C’étaient, dans la vaste salle voûtée, une cheminée de forge, un marteau-pilon actionné par une machine électrique, qui faisait marcher aussi un tour gigantesque, un laminoir, une scie circulaire ; plus loin, un établi de menuisier, un chalumeau à gaz, une étagère chargée de flacons à réactifs, au-dessus d’une table massive, de fourneaux à réverbère, cuves et éprouvettes de toute forme. Ailleurs, une grue d’acier montée sur rails laissait pendre ses chaînes à grappins, des échantillons minéraux s’entassaient, des scories s’éclairaient d’une paillette, sous la lumière d’une lampe à gaz portative. Sur un bureau américain s’ouvrait le grand registre où M. Weber consignait au jour le jour, d’une écriture hiéroglyphique, les résultats, remarques et associations d’idées que ses recherches faisaient naître ou suggéraient à sa pensée.

Lord Fairfield considérait tout cela et ne cachait pas l’admiration qu’il éprouvait : « Un tel outillage, au fond du désert, est chose unique, disait-il, et je m’explique, après l’avoir vu, comment vous avez pu amener à un si haut degré de perfection, en quatre ou cinq ans, ce beau domaine de Massey-Dorp… »

Les visiteurs avaient remonté la galerie en pente douce qui conduisait au voisinage de l’habitation et tout en marchant lord Fairfield avait repris l’entretien.

« Ce n’est pas uniquement pour le plaisir de voir ces merveilles et de vous revoir vous-mêmes, dit-il en allumant un cigare, que nous avons fait ce long voyage, Algernon, ma sœur et moi… Si loin du monde civilisé que vous soyez ici, vous n’êtes pas sans savoir que l’Afrique australe arrive à un tournant décisif de son histoire. Parlons net. Des deux races qui s’y disputent la suprématie, celle des Afrikanders ou vieux colons, et celle des Anglo-Saxons, nouveaux venus, il s’agit de régler laquelle aura le dessus. Pacifiquement, si possible ; par la guerre, s’il est nécessaire… La Rhodesia n’est plus une simple expression géographique ; elle rentre dans le nombre des possessions et protectorats de la couronne britannique. Cette transformation peut exercer sur l’avenir de Massey-Dorp une influence trop importante pour qu’il vous soit permis de ne pas en peser les conséquences.

— Je n’ai pas manqué d’y penser, répondit M. Massey, et je vous avoue que la perspective de devenir, sans avoir été consulté, le très humble sujet de Sa Majesté la reine Victoria n’est pas précisément pour me combler d’allégresse. Ce n’est point, à coup sûr, ce que j’avais en vue quand je suis venu, dans la plénitude de ma liberté, planter ma tente au nord du Zambèze, sur une terre indépendante et neuve.

— Sans doute. Mais les événements sont plus forts que les volontés individuelles. Ne pensiez-vous pas, en vous installant ici, y établir seulement une exploitation minière ? Nous le pensions comme vous, mon beau-frère et moi, et vous n’avez pas oublié comment nous devînmes alors vos commanditaires sur « le filon de Gérard ». Or il se trouva que les Phéniciens de jadis, bien avant vous et nous, avaient découvert, prospecté, creusé et vidé de son or le sous-sol de ce pays. Force fut de nous rabattre sur la grande culture et de fonder ce noble domaine agricole, aujourd’hui devenu le plus beau de la région, grâce à vous et aux vôtres… Eh bien ! nous avons maintenant à prendre des résolutions capitales au sujet de ce domaine. L’intérêt de nos actionnaires, autant que notre intérêt propre, les commande. Il s’agit d’abord de profiter du nouveau régime pour assurer à notre Compagnie, par des actes réguliers et authentiques, la propriété des terres qu’elle a défrichées…

— Cette propriété n’est-elle pas incontestable ? s’écria vivement M. Massey. Nous en avons inscrit les titres, comme premiers occupants, sur la glèbe labourée, ensemencée, plantée, enrichie de nos sueurs !…

— Sans doute… Il s’agit, à présent, d’assurer à ces titres un caractère définitif, parce qu’il sera légalisé… Ceci, j’en fais mon affaire, si vous voulez bien me prêter votre concours… Mais ce n’est pas tout. Le nouvel ordre de choses va créer dans cette partie de l’Afrique un outillage complet de civilisation : lignes ferrées, canaux, routes, postes et télégraphes, villes, entrepôts, marchés… Ne pensez-vous pas qu’il importe d’en assurer le bénéfice à Massey-Dorp, dans la plus large mesure ?… Quel immense avantage, si le railway du Cap au Nil le traversait !… Quelle plus-value pour les terres que nous occupons déjà et aussi pour les terres adjacentes, qu’il nous est loisible de nous faire concéder !… C’est à cette œuvre que je vous convie… C’est pour assurer ces trésors à nos actionnaires que je suis venu. »

En parlant ainsi, lord Fairfield savait quelle corde sensible il allait faire vibrer chez son hôte. Depuis l’époque déjà lointaine où la Compagnie des mines d’or de Massey-Dorp s’était trouvée dans l’impossibilité de poursuivre son exploitation, faute de minerai payant, et où les marchés financiers avaient vu ses litres tomber du jour au lendemain à la valeur du timbre dont ils étaient revêtus, — le chef de cette malheureuse entreprise portait le deuil de son rêve, moins pour lui-même que pour les actionnaires de la Compagnie. S’il avait tourné son activité vers l’agriculture, c’était afin de leur apporter une compensation relative, en tirant du domaine tout ce qu’il pouvait produire. Mais, à son gré, cette compensation était insuffisante. Faire luire à ses yeux la possibilité de l’accroître, c’était réveiller son idée fixe.

« Que faut-il faire ? demanda-t-il à lord Fairfield.

— Il faut nous accompagner à Kimberley, apporter au nouvel ordre de choses une adhésion sans réserve, établir nos titres de propriété, les étendre dans la mesure du possible, obtenir, en un mot, de Cecil Rhodes la plus large part au banquet qui se prépare… »

En causant, les visiteurs avaient remonté la pelouse qui s’ouvrait devant l’habitation et ils venaient de rentrer au salon. Le nom de Cecil Rhodes amena une question sur les lèvres de Mme Massey, assise près de la véranda, avec ses filles et la petite Tottie :

« Vous connaissez celui dont tout le monde parle et dont les uns disent tant de bien, les autres tant de mal ? demanda-t-elle.

— Je le connais, comme je connais tout le personnel colonial, au Cap, à Durban, à Kimberley et autres lieux, et j’ai de ses facultés une très haute opinion. C’est un financier et un politique de premier ordre, parce qu’il sait ce qu’il veut et marche toujours résolument à la réalisation de son programme.

— Ce programme, c’est la suprématie de la race anglo-saxonne dans toute l’Afrique du Sud ?

— Dites, si voulez, dans tout le continent africain, du sud au nord.

— Excusez du peu !… Le morceau sera dur à avaler et M. Cecil Rhodes se heurtera sans nul doute à quelques difficultés, quand ce ne serait que la résistance obstinée des Boers contre laquelle votre pays s’est déjà brisé — à Lang’s Neck et Majouba.

— Mon pays fera un effort proportionné à la grandeur du résultat.

— Les Boers ne feront pas un effort moindre.

— Le leur est nécessairement limité par leur petit nombre, par l’exiguïté de leurs ressources et par l’impossibilité où ils se trouveront, si la guerre éclate, de recevoir une aide efficace du dehors, soit en hommes, soit en matériel de guerre.

— Peut-être sont-ils, à cet égard, mieux outillés que vous ne le supposez ! Ignorez-vous qu’ils ont, depuis cinq ans, accumulé dans leurs arsenaux d’immenses réserves d’armes et de munitions ? Ignorez-vous qu’ils ont à Prétoria, à Johannesburg et ailleurs, des fonderies de canons et des fabriques d’obus, de cartouches ?… Ils ont fait appel, pour les installer, aux compétences les plus notoires. Des ingénieurs du Creusot et d’Eissen sont à l’œuvre dans leurs usines ; mon fils Henri, vous le savez, fait partie de cet état-major industriel.

— Je le regrette pour vous et pour nous, car cela pourra sembler une dérogation à la neutralité que les circonstances vous commandent.

— Ce serait prendre les choses quelque peu au tragique. Mon fils est invité à collaborer à un travail industriel ; il a le droit d’accepter cette offre et je n’y ai aperçu pour mon compte aucune objection. Si la guerre éclatait, peut-être en serait-il autrement ; selon toute apparence, je l’engagerais alors à rentrer dans la neutralité la plus rigoureuse.

— Nous savons cela et beaucoup d’autres choses, car nous sommes très renseignés sur ce qui se passe à Prétoria.

— Voulez-vous dire qu’un système d’espionnage y est déjà institué ?

— Espionnage est beaucoup dire et ce vilain mot est désormais hors d’usage. Cecil Rhodes a un excellent service d’informations, voilà tout ce que je puis affirmer ; il entretient notamment assez près d’ici, à Boulouwayo, un policier militaire de premier ordre, le colonel Riderstone…

M. Cecil Rhodes est un homme universel, je le vois !

— Oh ! on peut dire de lui, selon le dicton américain, « qu’il connaît une chose ou deux », comme beaucoup de ceux qui ont fait eux-mêmes leur propre éducation.

— Il n’a pas eu d’instruction classique ?

— Peu ou point. Mon beau-frère pourra vous affirmer pourtant qu’il a, sur le tard, réparé le temps perdu, à l’université d’Oxford. Cecil Rhodes avait alors trente ans.

— Oui, plaça ici M. Higgins, il était venu à Oxford, homme fait, se mêler à la jeunesse studieuse pour combler les lacunes d’une éducation négligée, sinon tout à fait nulle.

— Cela n’est pas banal du tout, si l’on songe qu’il avait alors déjà fait sa fortune.

— Oui, certes : il était depuis longtemps directeur et principal propriétaire de la fameuse Compagnie de diamants de Kimberley, la De Beers. Vous savez qu’il était venu au Natal, à quinze ou seize ans, pour sa santé. On le croyait alors phtisique. Il commença par se faire des poumons et des muscles, grâce à un régime systématique de suralimentation et d’exercice. Puis il s’occupa de sa fortune et se lança dans les diamants de Kimberley, pour aboutir, d’abord à l’annexion du territoire au profit de la colonie du Cap, puis à l’organisation du plus gros syndicat de pierres fines que le monde ait jamais vu. C’est alors qu’il eut l’idée de mettre ordre à son éducation et de venir passer quelques semaines à Oxford.

— Était-il aimé de ses camarades ? demanda Lina.

— Pas trop. Rude, emporté, autoritaire, faisant fi de toutes les formes conventionnelles de courtoisie, il se soucie peu de plaire et ne plaît pas.

— Il n’est plus phtisique ?

— Lui ?… Six pieds de haut, des soufflets de forge pour poumons, l’œil gris et clair, la moustache en brosse, le visage carré, un ensemble de force et de santé, voilà son signalement.

— Il y a quatre ans, dit lady Theodora, il se trouvait à Londres et l’ambition de toute maîtresse de maison était, comme bien vous pensez, d’exhiber ce phénomène dans son salon. Mais il résista brutalement aux avances les mieux ourdies pour le lionise, comme nous disons, c’est-à-dire pour en faire le héros de la saison mondaine. Je m’y suis brisée comme une autre, en dépit de l’intervention personnelle d’Algernon, son camarade d’Oxford. Il me fit savoir qu’il « méprisait » la société de Londres en général, qu’une dinner-party anglaise était l’objet spécial de son exécration et que la conversation des dames lui était particulièrement insupportable.

— Le vilain sire ! s’écria Mme Massey.

— Oh ! je ne pris pas cela pour moi !… Et puis, ne faut-il pas pardonner quelque chose à un homme qui nous a donné le Griqualand, le Bechouanaland, le Matabeléland, la Rhodesia et qui nous donnera un de ces jours le Transvaal et l’Orange…

— Ce n’est pas encore chose faite !

— En tout cas, il ne s’y épargnera pas. Songez qu’à lui seul il a fait les frais du railway de Beïra, du télégraphe des Grands-Lacs, des eaux de Kimberley ; qu’il a mis six millions de livres sterling dans l’entreprise de Jameson en 1895 ; qu’il entretient, de sa bourse, un régiment de cavalerie…

— Est-il vrai qu’il a aussi un jardin zoologique pour son agrément particulier ?

— Oui, le parc de Grootschur. Nous l’avons visité. On y voit des lions et des tigres en liberté, parmi les plus belles roses du monde. D’ailleurs, point d’autre luxe, ni d’élégance d’aucune sorte. Cecil Rhodes porte d’un bout de l’année à l’autre la même jaquette râpée ; il mange la nourriture la plus grossière, et sa fortune ne lui inspire que le plus parfait dédain.

— À la condition de la mettre au service de ses ambitions ! s’écria M. Massey. D’autres emploient leurs millions à bâtir des palais, à réunir des objets d’art ou à former des écuries de courses. Son hochet à lui, c’est le pouvoir. Il en est de plus innocents !… Des hécatombes humaines ont déjà marqué sur le continent noir les étapes de cet Attila bourgeois et nous sommes probablement à la veille d’une guerre formidable qu’il aura fomentée, comme il soudoya naguère l’entre prise de Jameson, et qui est peut-être destinée à déplacer l’axe du monde civilisé… Mais ne considérons pas les choses d’aussi loin et revenons à la question…

— Vous êtes d’avis, mon cher lord, que, dans l’intérêt immédiat des actionnaires de Massey-Dorp, nous devons accepter le fait accompli, souscrire au statut rhodésien et aux conditions imposées par la Compagnie à charte : en un mot, consolider par un acte de vasselage nos droits acquis sur le sol que nous occupons… Soit ! C’est invoquer un argument, à mes yeux, décisif. Ce que je ne ferais probablement pas pour ma famille et pour moi, je ne crois pas avoir le droit de le refuser pour nos actionnaires… Disposez de moi !… Je vous suivrai à Kimberley et plus loin s’il le faut. J’irai rendre hommage à M. Cecil Rhodes du domaine que j’ai créé et qu’il lui plaît aujourd’hui de dire sien, — puisque vous estimez que l’intérêt de notre Société l’exige.

— Je l’estime, assurément.

— Eh bien, je m’en réfère à vous… Partons quand vous le jugerez utile. Mais ne vous étonnez pas outre mesure si, dans six mois ou dans un an, après avoir mis hors de contestation légale la propriété de nos actionnaires, je juge que ma tâche est terminée, sur un domaine qui n’est plus indépendant, et si je vais chercher ailleurs un coin de terre qui le soit resté…

— Écartons ces tristes présages ! dit, soudain, Mme Massey, en se levant comme oppressée… Espérons toujours, puisque l’avenir a toujours des surprises. N’escomptons pas les désastres futurs, c’est bien assez de les savoir possibles !… S’il faut quitter cette demeure, que nous aimons pour le bonheur et la paix qu’elle nous a donnés, du moins que nos derniers jours passés dans cet Éden s’écoulent tranquilles !… Qu’on nous permette de respirer et d’admirer, pendant qu’il est temps encore !… »

Brusquement, elle fit quelques pas dans la direction de la pelouse où le rideau d’arbres, interrompu à dessein, laissait voir, à perte de vue, un moelleux horizon de collines et de ciel bleu.

Surprise et même effrayée de cette sortie, si peu conforme à l’attitude habituelle de sa mère, Colette s’était levée aussi et, déposant le bébé sur les genoux de lady Théodora, elle avait pris le bras de Mme Massey, qui fixait sur le paysage un regard éperdu, sombre et comme désespéré.

— Soyez réconfortée, ma chérie, disait-elle tendrement. Nous sommes ensemble. Tout est là !… Qu’importe le site ! qu’importe l’horizon, s’il nous est commun ! Nous ne serons pas séparées !…

— Ah ! ma Colette, murmura Mme Massey, d’une voix sourde… ce site, cet horizon… il me semble que je ne les vois plus distinctement… Il y a comme un nuage sur mes yeux…

— Ce sont les larmes, maman », protesta la jeune femme.

Mais elle venait de recevoir au cœur un coup droit et les larmes étaient dans ses yeux à elle, en pensant qu’elle ne se trompait pas et que sa mère devenait aveugle…