Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/06
VI
Le colonel Riderstone.
De Massey-Dorp à Boulouwayo, il n’y a guère, en droite ligne dans la direction du
nord au sud, que deux cents kilomètres, mais le chemin se réduit à une « piste » tracée par les wagons à bœufs et les chevaux,
à travers monts et vallées, à travers torrents et ravins, sans ponts, sans relais ou ressources d’aucune sorte. Aussi faut-il compter au minimum cinq étapes même pour d’infatigables poneys sud-africains.
Le but de Benoni, en se dirigeant sur ce poste avancé de la puissance anglaise aux confins méridionaux de la Rhodesia, était d’entrer en rapports directs avec l’Intelligence department ou Bureau des renseignements militaires, et spécialement avec son fameux chef, le colonel Riderstone.
Quel régiment commandait le « colonel » ? C’est ce que Benoni eût été fort en peine de dire et ce que beaucoup de gens mieux informés que lui ne savaient pas davantage. Le colonel était un personnage mystérieux et légendaire — certains disaient chimérique — sur qui couraient force récits contradictoires. Les uns voyaient en lui le préfet de police de la Rhodesia, les autres l’agent direct et le délégué général du gouvernement britannique. On le croyait demi-frère de Cecil Rhodes, à qui il ressemblait au point d’être fréquemment pris pour lui. Ses allures étaient étranges et sa vie cachée à tous les yeux. Tantôt il se montrait sur un point déterminé de l’Afrique australe, où sa présence se manifestait aussitôt par une recrudescence marquée des manifestations populaires contre les Boers. Tantôt il disparaissait au contraire, pendant des périodes de trois ou quatre mois, sans que personne pût dire où il était allé porter ses faits et gestes. Mais on signalait alors la coïncidence de ces disparitions avec le départ d’un yacht mystérieux, l’Hécla, toujours sous vapeur à Durban, Table-Bay ou East-London.
Très secret en tout, très défendu contre les importuns par une domesticité nombreuse et dévouée, le « colonel » travaillait sans relâche à recueillir, contrôler et classer méthodiquement tous les renseignements politiques, géographiques, statistiques et personnels de nature à servir en Afrique la cause de l’extension anglo-saxonne. On s’accordait à penser qu’il avait été en 1895 l’initiateur et la cheville ouvrière de l’entreprise notoire commandée par Jameson contre le Transvaal. Au total, si souvent on l’identifiait avec les œuvres de Cecil Rhodes, que bien des gens en étaient venus à supposer et à dire une chose surprenante : à savoir que ce fantastique ou prétendu « colonel Riderstone » dissimulait en réalité la personnalité propre de Cecil Rhodes lui-même.
Quoi qu’il en fût de cette hypothèse, le colonel se tenait seul dans un cabinet sommairement meublé, au rez-de-chaussée d’une des maisons de bois qui constituent la ville de Boulouwayo, quand la porte de ce sanctuaire s’ouvrit devant un valet de pied en correcte livrée noire, qui apportait sur son plateau un bout de papier ainsi libellé :
« Benoni, de Bosokouto sollicite la faveur d’une audience. Renseignements sur le district de Massey-Dorp. »
Le colonel se leva, ouvrit un coffre qui le suivait partout et qui était déposé sur une table, près de la fenêtre. Dans l’un des casiers à compartiments de ce coffre, il choisit, sous la lettre B, une liasse de fiches en carton, réunies par un lien de caoutchouc, et, après avoir rapidement consulté une de ces fiches, aussitôt remise à sa place alphabétique, il dit :
« Faites entrer. »
Benoni entra, humble, obséquieux et courbé. Il se trouvait en présence d’un homme de haute stature et de forte corpulence, âgé de cinquante ans environ, très simplement vêtu d’un costume complet en toile de couleur kakki. Deux yeux gris, d’une pénétration singulière, étaient fixés sur le visiteur et prenaient sa mesure.
« Quels renseignements avez-vous sur le district de Massey-Dorp ? demanda l’homme, d’un ton sec et hautain, sans répondre au salut de Benoni, sans l’inviter à s’asseoir, ni s’asseoir lui-même.
— Excusez-moi, colonel, répliqua le Levantin à demi-voix, en promenant autour de lui un regard circulaire ; ce que j’apporte est de si grande importance qu’il faut être bien sûr, d’abord, que ce ne sera pas entendu…
— Au but !… Il n’y a pas ici d’oreilles indiscrètes, et je n’ai pas de temps à perdre en discours oiseux.
— Voici, colonel. Massey-Dorp esf occupé par une famille française qui s’est toujours signalée par sa haine invétérée de la domination anglaise et par sa complicité secrète avec les Boers.
— Inexact. La famille en question observe, au contraire, une neutralité rigoureuse, que lui imposent d’ailleurs des intérêts communs avec un grand nombre de sujets anglais.
— N’empêche qu’elle fabrique des munitions de guerre pour l’ennemi.
— Qu’en savez-vous ?
— J’ai vu de mes yeux l’atelier de fabrication, compté et vérifié les sacs de poudre.
— La poudre K ? Encore une mauvaise plaisanterie, comme tant d’autres explosifs dont on nous rebat les oreilles… — La poudre K est un explosif terrible, que j’ai vu foudroyer instantanément quatre-vingt-treize Basoutos et Matabélés, en deux coups d’un canon de bois.
— Quand cela ?
— Il y a dix jours.
— Ces Matabélés et ces Basoutos étaient ceux que vous enrôliez depuis un mois à la ferme de Leinspruck ?…
— Ah ! vous savez… colonel ?… balbutia Benoni, surpris de cette précision de détails.
— Je sais… Et je vous demande de me dire, par oui ou non, si vous voulez parler de ces indigènes ?
— Oui, colonel.
— Vous les avez fait massacrer ?… Sans doute en les incitant au pillage de Massey-Dorp !… Dites ce qui est arrivé.
— Les Basoutos et les Matabélés, au nombre de six cents, passaient devant Massey-Dorp pour venir se mettre à votre disposition, colonel, et rendre au gouvernement de Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria tels services auxquels vous auriez bien voulu les employer… Soudain, sans provocation, sans avertissement, un canon de bois, en batterie sur la terrasse de Massey-Dorp, a ouvert le feu sur la colonne et tiré deux obus… deux obus seulement…
— Alors ?…
— Quatre-vingt-treize hommes sont tombés foudroyés, sans blessure apparente… Le reste s’est enfui, dispersé…
— Et court encore… Fort bien. L’expérience est concluante, cette fois : les Matabélés et les Basoutos n’avaient qu’à ne pas la rendre nécessaire… Vous dites qu’ils sont tombés foudroyés ?…
— À l’instant qui a suivi l’explosion de l’obus.
— La poudre K serait donc un explosif réellement nouveau dans ses effets ?…
— Et si puissant qu’aucune force humaine ne peut lui résister !… L’armée qui l’aura à son service pour en charger les obus ordinaires sera nécessairement l’armée victorieuse… Une livre de poudre K vaut cinq régiments, puisqu’elle peut les détruire. »
La question ainsi posée par l’astucieux Benoni répondait, plus encore qu’il ne pouvait le supposer, aux préoccupations les plus vives de son interlocuteur. Celui-ci venait, en effet, d’être informé, le matin même, que les Boers du Transvaal et de l’Orange, devançant les menaces de la Grande-Bretagne, avaient franchi la frontière pour inonder de leurs commandos, ou corps de francs-tireurs, le Natal et la colonie du Cap.
Ainsi la guerre était officiellement déclarée par les Boers, qui prenaient l’offensive sans attendre l’ultimatum britannique. Ladysmith, Mafeking, Kimberley étaient coupées de leurs communications. Demain, sans doute, ces places allaient être investies. Or, des semaines et des mois devaient nécessairement s’écouler avant que les renforts embarqués dans les ports du Royaume-Uni pussent toucher à Durban ou à Table-Bay ; à les supposer arrivés, ces renforts, naturellement éprouvés par une longue traversée, dans la plus mauvaise saison de l’année, se trouveraient encore éloignés du théâtre des opérations. L’heure était donc critique et la perspective de s’assurer la possession d’un explosif irrésistible devenait la plus séduisante qui pût s’offrir à la pensée d’un Anglais.
« Vous connaissez la composition de la poudre K ? demanda le colonel.
— Je ne dis pas cela. J’en connais les effets ; je sais où est le dépôt.
— Eh ! moi aussi, je le sais !… Dans une galerie souterraine entre Massey-Dorp et la Tour phénicienne.
— Cet homme sait donc tout ! » murmura entre ses dents Benoni assez désappointé, car il avait compté sur le bénéfice de sa révélation. Il reprit à haute voix :
« J’offre de m’emparer de ce dépôt, si vous voulez bien mettre à ma disposition vingt cavaliers résolus.
— Vingt cavaliers !… Pourquoi pas vingt mille ?… riposta amèrement le colonel. Je n’en ai pas un de trop… Et, au surplus, là n’est pas la question. La poudre K est propriété neutre en pays neutre, propriété d’un Français qui a déjà refusé de nous la céder, comme il l’a refusé d’ailleurs au président Krüger… Nous ne saurions y toucher sans provoquer des complications internationales.
— Ce que vous ne pouvez pas faire officiellement, je le puis, moi ! insinua Benoni. Il suffit de m’en fournir les moyens !…
— Quels moyens ?…
— Mais… de l’argent !… De bonnes guinées, pour former une troupe indépendante, enlever la poudre et vous l’apporter…
— Ah ! nous y voici. C’est de l’argent que vous voulez, maître Benoni ?… Eh bien ! entendez-moi. Je sais qui vous êtes, mieux que vous ne pensez, et vos antécédents ne me sont point inconnus… C’est vous dire que vous n’aurez pas un penny d’avance !… Donnant, donnant… arrangez-vous pour enlever la poudre et me l’apporter. Sur livraison, vous aurez… combien demandez-vous ?
— Dix mille livres sterling.
— Vous aurez dix mille livres. Je ne suis pas homme à marchander. Mais entendez-moi bien… Je ne vous ai chargé d’aucune mission et ne vous connais point. Au besoin, je vous désavouerai… Au besoin, je vous ferai pendre !… ajouta cyniquement le colonel, avec un sourire macabre qui montra entre ses lèvres deux rangées de dents de carnassier.
— C’est bien ainsi que je le comprends, répondit humblement le Levantin… Je m’empare de la poudre K, je vous l’apporte et je vous la livre ; sur quoi, vous me faites compter le prix convenu, mais jusqu’à ce moment j’agis sous ma responsabilité personnelle et je me charge de tout…
— Bien entendu, sans effusion de sang, ni violences, car je ne vous couvrirai pas, en cas de plainte.
— Sans effusion de sang, ni violences, » répéta docilement Benoni.
Il pivotait sur ses talons pour se retirer après avoir salué jusqu’à terre. Le colonel l’arrêta d’un geste :
« Ces Basoutos et ces Matabélés qui ont été tués faisaient partie de la bande que vous aviez formée à Leinspruck ?… Par quelles ressources pouviez-vous entretenir ces hommes ?
— Je leur faisais espérer du service dans l’armée de Sa Majesté. Pour la plupart, récemment sortis des mines ou des cultures européennes, ils avaient encore quelques shillings.
— Que vous vous chargiez d’échanger contre de l’eau-de-vie de pommes de terre, n’est-ce pas, maître Benoni ?… Si bien, qu’au lieu d’être payés par vous, c’est à votre escarcelle que les malheureux apportaient une solde quotidienne !… Vous êtes un habile homme !… Mais expliquez-vous sur ce point : Au moment de l’affaire de Massey-Dorp, étiez-vous vraiment avec cette bande en route pour Boulouwayo ?
— Assurément, colonel.
— Vous veniez me proposer d’enrôler ces noirs ?
— Oui, colonel.
— Vous savez pourtant que, par un accord tacite avec les gens du Transvaal, nous n’avons de part ni d’autre recours aux levées indigènes.
— Je le sais, colonel, et, à vrai dire, je ne le comprends guère, puisque de part et d’autre les soldats manquent… Les Matabélés, les Basoutos et surtout les Zoulous feraient, en peu de temps, d’excellentes troupes.
— Qui prendraient goût à la lutte contre le blanc et, à peine armés, se tourneraient contre lui pour l’exterminer, sans s’inquiéter de savoir s’il est Boer ou Anglo-Saxon.
— Ce n’est pas certain.
— C’est, en tout cas, assez probable pour que l’armement des indigènes ne soit toléré par aucun homme de race européenne, dans toute l’Afrique australe. Le parti qui oserait l’essayer se mettrait à dos l’opinion publique.
— Sans armer les noirs, si la chose est jugée périlleuse, il serait toujours possible de les employer aux transports de l’armée, aux travaux pénibles, à la police. C’est pourquoi j’avais songé à vous amener une troupe de choix.
— Peut-être aviez-vous raison ! C’est une chose à considérer. Comptez-vous reformer votre bande ?
— Ce sera difficile, après le désastre de Massey-Dorp, mais pourtant, si vous m’en donniez mandat, colonel…
— Non, Benoni : pas de mandat ! Rien de tel… Je répète que je ne vous connais pas… mais je ne dis pas qu’une troupe d’élite, amenée comme par hasard aux environs de Boulouwayo, n’y aurait pas son emploi. Tout dépend des circonstances et de la composition même de la troupe…
— Compris, colonel. Vous aurez ce qu’il vous faut, ou je ne m’appelle pas Benoni !… »
Le Levantin partit rejoindre dans la rue Ibrahim qui gardait les deux poneys, et se rendit avec lui dans une auberge voisine, pour déjeuner à fond avant de reprendre le chemin du Veldt.
Des soldats anglais étaient là, buvant du whiskey et de l’eau de seltz qu’ils jouaient aux dés. Ils parlaient de la guerre déclarée par les Boers, disant qu’ils n’avaient jamais vu folie pareille. Que pouvait cette poignée de paysans contre la Grande-Bretagne ? Ces vingt-cinq ou trente mille hommes, contre la nation la plus nombreuse et la plus riche du globe ?… Tout au plus faire un simulacre de résistance… Cerner deux ou trois villes, jusqu’au moment où les renforts envoyés d’Europe auraient débarqué à Durban ou Tablebay… Et alors, adieu, messieurs les Boers !…on les mettrait à la raison. On n’en ferait qu’une bouchée…
Ainsi parlaient-ils, dans leur tranquille fatuité de soldats bien nourris, bien vêtus, bien payés. Et Benoni, qui n’avait pourtant pas l’âme militaire, pensait comme eux que l’Angleterre est riche et que les Boers ne le sont pas.
« Croyez-vous que la guerre s’étende jusqu’ici ? de manda-t-il à l’un des buveurs, tout jeune homme très faraud sous son uniforme de dragon battant neuf et son petit bonnet rond, à bande jaune.
— Ici, en Rhodesia ?… répondit le soldat en toisant dédaigneusement le pékin. Ce n’est pas probable, quoiqu’on parle d’un commando boer sur la frontière de l’est. Nous attendons d’un moment à l’autre, l’ordre de partir sur Kimberley… »