Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/10

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Johannskopje.


Un kopje est une colline escarpée, distincte de toute chaîne apparente et isolée dans la plaine du Veldt ; particularité géologique propre à cette région de l’Afrique australe. Dans leurs luttes incessantes contre les indigènes, les Boers ont appris à utiliser ces hauteurs comme des observatoires et des forts détachés que leur a fournis la nature. Ils les ont graduellement reconnues, modifiées et perfectionnées en vue de leur destination militaire ; ici creusant un abri sous un rocher, là dressant un petit mur de pierres sèches, ailleurs traçant une rigole, perçant un trou qui peut servir de « regard » ou de meurtrière ; partout considérant le kopje, d’un accord tacite, comme la sentinelle et le poste avancé de la défense. C’est grâce au kopje que deux ou trois tireurs boers ont arrêté toute une armée de Zoulous. C’est grâce au kopje encore qu’ils espèrent maintenant, inférieurs en nombre, inférieurs en science militaire, arrêter l’invasion britannique.

Celui que le commando ou corps franc d’Agrippa Mauvilain occupait depuis trois semaines s’élève à six kilomètres environ au nord de Boulouwayo. C’est le type même de ce genre de forteresse. À le voir d’en bas, du côté de son versant méridional, c’est une colline comme une autre, sans rien de particulier pour la signaler à l’attention, sinon la placidité même de son aspect. Des buissons, des roches émergeant du sol, une crête nue. Rien de plus trompeur que cette apparence pacifique. Derrière chacun de ces buissons et chacune de ces roches un abri est creusé, d’où une sentinelle boer surveille la plaine par une fente ménagée tout exprès. Au pied même de la colline, un réseau de fils métalliques barbelés se dissimule dans l’herbe, porté sur des pieux bas, et opposera un obstacle infranchissable pour plusieurs heures à tout assaut direct. Derrière la crête même du coteau s’allonge une tranchée profonde, couverte de branchages et d’écorces d’arbres, où deux ou trois douzaines de Boers, armés jusqu’aux dents, sont toujours de service. Sur une plate-forme de terre ménagée dans cette tranchée, en face d’une embrasure naturelle, deux canons, l’un en acier et de modèle très moderne, l’autre en bois et d’allure plutôt rustique, allongent leur col, prêts à se démasquer au premier signe et à ouvrir le feu sur la plaine. Le canon de bois est celui-là même que M. Weber a fabriqué, que Benoni a volé, qu’Agrippa Mauvilain a saisi et dont il vient d’augmenter sa batterie. Les obus de bois sont allés rejoindre sous une hutte de terre les munitions du canon d’acier.

Le camp boer est établi sur le versant septentrional du kopje, à quelques mètres de la tranchée. Il se compose d’une centaine de cabanes de terre battue, de dimensions et d’aménagements variés, mais qui présentent toutes cette particularité de s’ouvrir par une large baie vers la crête de la colline et de ne présenter, du côté opposé, qu’un mur percé de meurtrières. Au pied de ce village de gourbis, tous les wagons du commando, dételés et vides, sont rangés en ligne et dessinent la limite du lagger ou campement.

On en a extrait tout le mobilier, tous les ustensiles et provisions, pour les transporter dans les maisonnettes. Quant aux bœufs de trait, ils paissent paisiblement dans l’enclos formé par les wagons.

Rien de plus original que ce camp, et qui ressemble moins aux scènes de bivouac que le pinceau, la plume ou notre expérience propre peuvent nous rappeler. Le Boer est essentiellement migrateur. Il ne lui coûte pas de changer de place ; au premier signe de danger, à tout appel de nécessité, souvent même pour un simple caprice, il est prêt à démonter sa maison, à rassembler ses dieux lares, à mobiliser sa nombreuse progéniture et à aller planter sa tente sous de nouveaux cieux. La guerre est aussi pour lui un état naturel, permanent, non point un épisode romanesque, tragique ou exceptionnel. Il lutte toujours ; non seulement contre les éléments : cyclones, bourrasques, trombes ou pluies diluviennes qui, dans les régions tropicales, prennent les proportions de véritables fléaux ; il doit éternellement demeurer en éveil contre l’ennemi, homme ou bête, qui sans cesse rôde autour de lui, et dont aucune police ne le protège dans les vastes solitudes qu’il s’est choisies pour demeure. Son existence est littéralement un combat : jamais son fusil n’est loin de sa main ; à la ceinture et sur l’épaule droite il porte deux cartouchières à gainiers ; ses enfants sont dressés dès leur jeune âge à connaître le maniement des armes ; sa femme dépose sans s’étonner la quenouille pour la carabine toutes les fois qu’il est nécessaire.

Son état présent n’est donc point anormal ; c’est sans la moindre surexcitation que les deux cents hommes volontairement rangés sous le commandement d’Agrippa ont déménagé avec femmes et enfants et sont venus prendre position devant Boulouwayo pour en commencer le siège, tout en vaquant aux soins ordinaires de leur vie. Rien ne paraît changé dans leur existence ; tout au plus l’élément militaire y a-t-il pris une place plus ample. En tout cas, l’ordre immuable des occupations, l’heure des repas, la longueur des prières n’ont subi aucune altération chez eux, au moment où nous pénétrons sous leur toit, à cette heure de midi où la succulente soupe aux choux chante à la crémaillère et où chacun se délecte d’avance à la pensée du bon morceau de lard qui va l’accompagner. Mélange de Hollandais et de huguenots, hardis colons et grands chasseurs, les Mauvilain sont remarquables, depuis le premier jusqu’au dernier, par un attachement fanatique à la Bible et par leur formidable appétit. Ils ont, certes, bien d’autres traits caractéristiques dont la plupart sont admirables, mais pour le moment la dévotion et la faim dominent tout le reste et se livrent un terrible combat. Agrippa Mauvilain et ses fils ont besogné durement toute la matinée et ils auraient grandement besoin de s’attabler sans plus tarder, de se servir une généreuse portion de cette soupe que dame Gudule assaisonne d’une main experte, de calmer enfin les tiraillements d’un estomac qui crie famine. Mais l’exercice religieux réclame ses droits. Agrippa Mauvilain a sa tradition qu’il a transmise intacte à ses fils, et, quoique ces jeunes affamés ne puissent se tenir de couler de temps à autre des regards luisants du côté de la cheminée, ils ne se montreront pas inférieurs à la situation ; ils sauront écouter bravement le chapitre de la Bible que le père lit d’une voix nasale, sans omettre un verset ou faire grâce d’une virgule… Enfin, cette rude pièce de résistance est avalée. C’est le livre des lamentations de Jérémie, un beau morceau sans doute, mais un peu sombre, paraîtrait-il, pour de si jeunes auditeurs, et un peu long pour des gens qui attendent leur repas ?… Point. Qu’on jette les yeux seulement du côté où Nicole, bien guérie aujourd’hui et enfin rendue au bercail, se tient assise, recueillie, et écoute de toute son âme la voix paternelle, détaillant les lugubres effusions du prophète. Ceci n’est point pour elle, évidemment, une lecture banale ; à plus d’un passage on pourrait voir ses lèvres frémir, le feu monter à sa joue, un éclair passer dans ses yeux. C’est que, ainsi que tous les siens, elle a appris à lire dans la Bible ; elle en connaît toutes les beautés étranges, sublimes ou barbares, et, selon la coutume de ceux qui goûtent sincèrement la musique ou la poésie, elle fait dire à celle-ci tous les sentiments dont son cœur est plein. Peu importe que les lamentations du poète hébreu ne s’accordent que vaguement avec les griefs du peuple boer ! Elle a vite fait de transposer ce qui n’est pas au diapason, d’intercaler ce qui manque, de supprimer ce qui est de trop. Pour elle, Sion c’est Prétoria, l’anonyme adversaire contre lequel sont dirigées tant d’objurgations passionnées, c’est l’Anglais, et celui qui se plaint, qui pleure et qui espère, c’est l’élu du Seigneur, celui qui a gardé sa loi, le Boer, en un mot !

La lecture finie, le père va d’un pas solennel remettre le livre à la place d’honneur où il trône de temps immémorial, ainsi qu’il l’a vu faire à son père, ainsi que fera après lui son aîné. Cette Bible mériterait qu’on s’arrêtât un instant à l’examiner ; elle intéresserait certainement un bibliophile ; grande et lourde, couverte d’un beau vieux cuir terni, mais non déchiré par deux cents ans d’usage, elle est renforcée de coins d’argent et assujettie par un fermoir de même métal. Si on l’ouvre, on trouve en haut du premier feuillet volant cette inscription : Agrippa de Mauvilain, proscrit pour sa foi, 1685. Puis vient une kyrielle d’autres Agrippa de Mauvilain avec la date de la naissance de chacun. Au bout d’un siècle environ, la particule est abandonnée et la liste des noms s’allonge d’année en année. Ce sont là tous les parchemins, toutes les archives de la famille. Mais le volume seul témoignerait que les Mauvilain n’étaient pas gens de peu, même si la tradition soigneusement transmise de père en fils ne l’affirmait hautement. La version française du texte, imprimée sur beau papier de Hollande par Gansius d’Amsterdam, ne portait pas de nom d’auteur. Ce n’était pas celle de Sacy ; le modeste écrivain avait gardé l’anonyme et ne s’était pas mis en peine de donner à sa traduction un tour littéraire, se contentant de rendre en conscience la rude saveur de l’original. Tel quel, ce livre est, depuis plus de deux siècles, le palladium de la famille, le fil de sa continuité, son état civil et sa loi tout ensemble ; et jamais, de mémoire de Mauvilain, on n’a pris le repas de midi sans le faire précéder d’une lecture analogue à celle qui vient de finir.

Une fois ce rite accompli, chacun vient s’asseoir à la table rustique où dame Gudule a posé la soupe fumante. C’était une belle tablée. Six ans auparavant, quand M. Masseyavait pour la première fois rencontré Agrippa Mauvilain, celui-ci lui dit non sans orgueil le nombre de ses enfants : une bonne douzaine !

Aujourd’hui, ce chiffre s’était augmenté de deux unités. Le petit Benjamin, naguère un peu souffreteux, rendu à la santé par les soins du docteur Lhomond, est maintenant un jeune luron aux joues roses et rebondies, aux yeux gris, digne en tous points de ses aînés, c’est-à-dire grand pour son âge, sain de corps, intelligent, brave garçon, déjà très patriote, et, sauf pour une certaine lourdeur de traits, plus ou moins marquée chez tous les membres de la famille, portant comme eux les signes d’une belle et forte race. Il est à la gauche de la maman, assise elle-même en face de son mari, et ayant à sa droite Gros-René. Puis viennent, par rang d’âge, Jacqueline et Gauthier, Dorine et Thibaut, Baptiste et Madelon, Lucinde et Nicole, et enfin les deux aînés, Agrippa et Cadet, aujourd’hui des hommes qui, en raison de leur dignité, occupent la place d’honneur (la droite et la gauche du père), tandis que les deux derniers, âgés respectivement de huit mois et de deux ans, n’ont encore ni place à table ni appellation bien définie.

Dame Gudule, douce figure casquée d’or selon la mode hollandaise, montre encore, malgré l’âge et les fatigues, des traits d’une rare beauté qu’elle a légués intacts à plusieurs de ses enfants, notamment à Nicole. Agrippa Mauvilain est plutôt remarquable, lui, par la force que par la beauté. Grand, gros, presque obèse, et cependant athlétique ; de vastes joues, de fortes mâchoires et un menton extraordinairement matériel, le tout corrigé par un front d’enthousiaste et une paire d’yeux gris splendides d’intelligence, de foi, de courage et de bonté ; un coutelas passé à la ceinture, la cartouchière à l’épaule, le fusil tout chargé appuyé à sa chaise, c’est le type accompli du Boer, grand chasseur, grand mangeur, grand amateur d’homélies et de sermons, autocrate absolu chez lui, fanatique de religion et d’indépendance : pour le reste, doux et simple comme un enfant.

Tout ce monde mange en silence, car, à la table d’Agrippa, personne, sauf dame Gudule, n’oserait élever la voix sans être interrogé. Chacun est d’ailleurs amplement occupé à vider son assiette avec un entrain qui fait plaisir à voir, en même temps qu’avec méthode et propreté. Il est parfaitement évident qu’on se trouve là en face d’un lambeau de tradition du grand siècle ; non seulement les Mauvilain, du plus âgé au plus petit, montrent beaucoup de dignité et de convenance à table, mais ils prennent tous leur nourriture de la même manière, signe certain que cette manière a été enseignée ; signe probable qu’elle a été héritée des ancêtres. Et il en est ainsi, en effet. Agrippa ne se pique nullement d’être un novateur ; s’il aime l’indépendance rationnelle, il a horreur de tout dérèglement, de tout oubli des saines traditions ; et il ne se passe guère de jour qu’on ne lui entende dire, d’un accent grave et convaincu :

« Mon pauvre père faisait ainsi !… »

Cela tranche toutes les difficultés, décide des questions les plus épineuses, comme de celles de tous les jours. Il peut y avoir, certes, de l’excès et de l’étroitesse dans une pareille méthode, mais une discipline même surannée vaut mieux que pas de discipline du tout ; aussi est-il impossible de ne pas admirer la belle tenue de ce petit bataillon, rustique et illettré peut-être, mais pénétré des grands principes de devoir, d’obéissance, de respect des autres et de soi qui font les vrais citoyens et maintiennent étroitement le faisceau des sociétés.

Le père parle d’une voix lente :

« Lucinde, as-tu fini de fondre ces balles ?

— Oui ! père, répond une charmante blondine de dix-sept ans, chez qui on n’aurait pas soupçonné un talent de cet ordre.

— Combien ?

— Quarante.

— Elles sont bien venues ?

— Oui, père !

— Et toi, Nicole, quelles observations as-tu recueillies ?

— J’ai tenu, selon vos ordres, la longue-vue braquée sur Boulouwayo, depuis onze heures jusqu’à midi. Pas un signe, pas un mouvement ne s’est manifesté aux alentours. Cependant… »

La jeune fille s’arrêta modestement, hésitante.

« Cependant, quoi ? Parle.

— Je veux dire que cette inertie même pourrait être suspecte ; que peut-être elle n’est qu’apparente et cache quelque projet hostile. Il est rare qu’on les voie si tranquilles… »

Au même instant Cadet survint et, sans que sa placidité habituelle parut en rien altérée :

« Père, un mouvement offensif de l’ennemi… Il sort en force de Boulouwayo…

— Qu’appelles-tu en force ?…

— Trois mille hommes environ — de l’infanterie — en marche sur nous, et sur le flanc gauche un gros de cavaliers…

— Il faut voir cela », dit Agrippa.

Sans se presser, il se leva, pour se rendre de son pas pesant à la tranchée. Là il prit la lunette, l’appuya sur l’épaulement de terre et longuement regarda.