Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/15

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XV. — Goliath.


Le lendemain matin, de très bonne heure, la caravane était en marche ; douze petits chevaux indigènes et une lourde voiture d’ambulance composaient le train.

Dès la veille au soir on avait dit un adieu définitif à tous les amis qu’on abandonnait en arrière et même il avait été entendu que, pour ne pas amollir les cœurs et détendre les volontés, on se priverait d’aller une dernière fois saluer le brave Goliath ; parqué devant la hutte de l’état-major et retenu par de fortes entraves, il attendait, digne et grave, géant enchaîné, comme Samson chez les Philistins, ce que le sort adverse pouvait lui réserver en fait d’épreuves nouvelles.

Mais venue l’heure décisive, au moment de se mettre en selle, il parut que Colette était incapable d’un tel stoïcisme. Inquiète et navrée de laisser prisonnier cet ami incomparable qui autant et plus qu’un être humain l’avait servie et aimée depuis tant d’années, on la vit éclater en pleurs, elle toujours si contenue et doucement courageuse, réclamer un sursis et supplier que Le Guen courût encore constater quelle mine faisait Goliath et comment il se comportait…

Avec une tendre commisération, M. Massey accéda au vœu de sa fille chérie ; Le Guen partit aussitôt et revint au bout de dix minutes émettant l’opinion que l’éléphant paraissait sombre et d’humeur peu communicative et que, selon lui, il serait très offensé si « Mlle Colette » ne venait pas lui dire encore une fois adieu. Le madré gabier ayant ajouté quelques paroles à voix basse, Colette s’élança d’un mouvement impétueux et, murmurant : « Je reviens !… je reviens !… », prit sa course vers la hutte de l’état-major.

À la barrière du petit enclos où était attaché Goliath, deux Boers se tenaient l’arme au pied ; ils ne firent aucune opposition à l’entrée de la jeune femme et se détournèrent même discrètement, tandis qu’elle s’approchait du captif. S’ils avaient fait plus stricte surveillance, les gardes n’eussent d’ailleurs rien pu observer de suspect. Tout se borna à quelques mots d’adieu émus murmurés dans l’oreille de Goliath, les animaux prisonniers n’ayant pas coutume de manigancer des plans d’évasion avec leurs visiteurs comme de simples détenus. Et, pourtant, si les honnêtes Boers eussent mieux connu la physionomie de Goliath, son attitude en cette occasion leur eût donné à penser. Lui qui, si on le contrecarrait en aucune façon, s’abandonnait d’habitude aux manifestations les plus extravagantes de son déplaisir, on le vit demeurer impassible et hautain, tandis que Colette quittait l’enclos, son mouchoir sur les yeux. Les deux geôliers, concluant qu’on avait grandement exagéré, soit l’attachement de l’éléphant à ses maîtres, soit l’étendue de sa sagacité, s’allongèrent auprès de leur feu de bivouac, l’esprit tout à fait en repos. S’ils s’étaient donné la peine de regarder de près l’œil sec et rusé de l’intelligent animal, peut-être eussent-ils modifié leur opinion ; mais peut-être aussi, se sentant observé, Goliath aurait-il pris soin de jouer la comédie !…

On entendait maintenant s’ébranler et grincer sur ses essieux la voiture d’ambulance et dans l’air pur du matin le pas des chevaux résonnait distinctement, descendant le chemin rocheux qui serpente aux flancs du kopje. En un quart d’heure toute la caravane était au bas du mamelon et, suivant le sentier battu qui part de Boulouways, dans la direction du Nord, atteignait bientôt les hautes herbes et s’engageait dans le Veldt.

Tout ce pays est formé de vastes plaines ondulées, piquées çà et là d’un kopje et bar rées de buissons, de bouquets d’arbres, de haies naturelles qu’un petit cheval courageux peut franchir aisément, mais qui exigent de fréquents détours si on voyage en wagon.

Par places la prairie se montrait émaillée de plantes grasses et d’une profusion de fleurs sauvages, entre autres le pétunia qui croissait là avec une richesse et une vigueur singulières. Dès le début, lady Théodora, qui était folle de joie à la pensée de la liberté retrouvée de lord Fairfield, demandait à s’arrêter à chaque instant pour cueillir des bouquets afin d’en orner la voiture où reposait son frère ; mais l’ordre de la marche avait été réglé strictement, les haltes déterminées, et M. Massey déclinait poliment d’y apporter la moindre infraction. En attendant la première de ces haltes, il fallut donc se contenter du plaisir des yeux et de la distraction toujours renouvelée que les petits obstacles à franchir apportaient à la monotonie du voyage.

Dans les creux que la plaine, subitement affaissée, offre de temps à autre, des eaux séjournent et forment des marécages couverts de végétation et dont il faut se défier, non pour leur profondeur, mais à cause des retards qu’ils apportent à la marche, surtout à celle d’un attelage. Après en avoir franchi ou tourné une demi-douzaine, on arriva sur le bord d’une rivière ou plutôt d’un torrent tributaire du Limpopo, dont personne, dans la petite bande, ne put dire le nom — à supposer qu’il en possédât un officiellement — et où Gérard signala les traces d’un passage récent d’hippopotames.

À ce mot la jeune chasseresse fit entendre de nouvelles prières pour qu’on s’arrêtât un instant. Mais M. Massey, inflexible et souriant, se tint à son plan :

« Halte à midi, fit-il en tirant sa montre. Il n’est pas encore dix heures. »

Et les deux Nemrods, désappointés, durent se contenter en soupirant de disserter à perte de vue sur les prouesses qu’ils auraient pu accomplir, tandis que Lina, qui chevauchait entre eux, les raillait gentiment, un peu jalouse peut-être de l’attrait que ces monstres amphibies exerçaient sur l’âme de Gérard. Car Lina, comme Colette, après avoir passé bravement à travers les terreurs du continent noir, n’avait gardé aucun goût pour les chasses de la forêt et du désert ; les animaux féroces, si pittoresques dans les livres et les contes, elle les avait jugés plutôt hideux à l’épreuve ; elle les tenait pour vus et ne souhaitait pas en rencontrer sur sa route.

Au surplus, le passage assez laborieux de l’affluent du Limpopo suffit, pour une bonne demi-heure, à monopoliser l’attention et les bras ; lorsqu’on se trouva à l’autre bord avec armes et bagages, la saine fatigue du travail avait balayé tout caprice de récréation, et quand enfin l’aiguille des montres marqua midi, ce fut avec une exclamation de joie que chacun sauta à bas de sa selle et se prépara à faire honneur aux provisions.

Le site était admirablement choisi pour une halte méridienne ; un ruisseau roulait ses eaux claires au pied de la pelouse bien abritée sous le rocher et qu’un énorme figuier chargé de fruits mûrs achevait de couvrir d’une ombre épaisse. Si bien qu’après avoir essuyé les rayons du soleil vertical, en plein Veldt, chaud et sans abri, on se voyait soudain transporté dans une sorte de salle de verdure sur un moelleux tapis de gazon où un voyageur peu exigeant rencontrait à la fois le vivre et le couvert, les figues savoureuses et les mûres sauvages s’offrant ici aussi abondantes que l’eau pure.

Tel était le charme de cette salle à manger improvisée que lady Theodora ne tarda pas à émettre le vœu d’y planter sa tente pour une période indéterminée, et ce fut seulement en constatant que les belles figues dorées étaient habitées de fourmis et l’arbre infesté de babouins que, soudain, lasse de son caprice, elle se montra disposée à se remettre en selle de bon cœur et à quitter l’oasis qui l’avait séduite. Lord Fairfield, pendant le repas, n’avait pas quitté le fourgon où, confortablement installé et la porte rabattue, il pouvait suivre de l’œil ce qui se passait autour de lui, prenant part à la causerie quand il le jugeait bon ; fermant les yeux et sommeillant sans être inquiété dés qu’il en éprouvait le besoin. Toutefois Gérard, qui était devenu fort expert en ces matières, notait chez le blessé une légère accélération du pouls avec élévation de température, et, plus que tout autre argument, ce léger symptôme alarmant eut pour effet de calmer les velléités vagabondes de lady Theodora et de lui faire souhaiter la conclusion rapide du voyage. Ainsi laissa-t-elle désormais s’enfuir sans trop de regrets les élans, au truches et antilopes qui cà et là tentaient sa carabine.

Les étapes étaient de douze heures, ponctuées chacune par un repos inégal, soit un point et virgule à midi et un point à dix heures du soir ; en d’autres termes, deux heures pour la sieste et le repas du jour, et dix heures pour ceux de la nuit.

On était à la seconde halte du soir. Á l’avant de la grande voiture d’ambulance, quatre couchettes étroites, mais propres et commodes, avaient été réservées aux dames : quant à Martine, elle comptait bien dormir tranquillement assise aux pieds de Colette, avec Tottie dans ses bras et avait repoussé énergiquement l’idée d’encombrer pour elle d’un matelas de plus l’espace trop restreint.

Pour les hommes, des tentes légères se dressaient rapidement autour du fourgon ; le feu s’allumait afin de tenir les fauves à distance et devait être alimenté pendant la nuit. Après avoir dîné de bon appétit et s’être mutuellement souhaité un sommeil tranquille, chacun s’était hâté de gagner sa couche et, au bout de dix minutes, tous étaient profondément endormis, sauf la sentinelle, et aussi la pauvre Tottie ; elle n’avait cessé, tout au long de la journée, de réclamer l’ami Goliath. S’agitant sur les genoux de Martine, son petit cœur fidèle ne pouvant comprendre et accepter la disparition du camarade qui, pas un jour encore, n’avait manqué dans sa vie ; sa voix dolente répétait sans trêve :

« Maman !… veux Goliath !… Maman !… pourquoi Goliath pas avec nous ?… Maman !… revenons chercher Goliath…

— Il reviendra, ma chérie, il reviendra !… » répétait Colette attendrie par le chagrin de l’enfant, et non sans verser quelques larmes pour son propre compte. Enfin la fillette s’était assoupie et la jeune mère à son tour avait laissé aller sa tête et perdu le souvenir des choses, lorsqu’un cri bien connu et qu’elle prend d’abord pour la suite de ses songes, tant elle a peine à croire à tant de bonheur, la fait se dresser brusquement sur sa couche, prêter l’oreille, haletante.

Le cri se répète ; la voix de l’ami, peu musicale peut-être pour le vulgaire, délicieuse à l’ouïe de Colette, se fait plus forte et plus pressante. C’est Goliath ! il ne peut y avoir de doute.

La jeune femme s’est couchée toute vêtue, comme chacun dans la caravane. D’un bond, elle est debout. Elle saute en bas de la voiture, et, courant à l’arrière du camp, elle s’élance au cou du brave éléphant, ou à sa trompe, enfin à ce qu’elle peut atteindre du gigantesque pachyderme et, le couvrant de larmes et de baisers, lui fait un accueil digne de lui, digne de son courage, de son esprit et de sa constance ; digne de l’amitié véritable qui existe entre eux.

Goliath fait le beau, relève ses défenses d’un air conquérant, pousse des gloussements de joie. Il est très content de Colette, très content de lui-même, cela est évident. Pendant ce temps, tous les autres, réveillée par le bruit, se sont levés à leur tour, arrivent un à un, et c’est un concert de louanges et de félicitations que Goliath paraît parfaitement comprendre et qu’il reçoit en bon prince.

Mais soudain Colette jette un cri :

« Mon pauvre Goliath !… Il est affreusement brûlé !… Et moi qui ne songeais pas à me demander comment il s’est évadé !… Mon pauvre ami !… mon cher Goliath !… Voyez, Théodora… vois donc, Gérard, ces restes d’entraves à ses jambes, et ces cruelles brûlures… Et lui qui ne se plaint pas !… qui ne songe qu’à nous faire fête !…

— Il s’est évidemment approché du feu de bivouac pendant que ses gardiens dormaient et, sans reculer devant le dommage personnel qu’il y trouvait, il a brûlé ses entraves, après quoi il a pris la clef des champs, dit Gérard, le flattant de la main. Brave bête, va !… nous n’attendions pas moins de toi !

— Cela n’a pas l’air de vous étonner, les uns ou les autres, dit lady Théodora ; savez-vous que c’est merveilleux ce qu’a accompli cet animal !…

— Bah ! il en a fait bien d’autres en sa vie ! Nous sommes habitués à le voir agir en toute circonstance comme un être raisonnable.

— Et vous pouvez ajouter, sans exagérer, comme un être d’une sagacité inouïe !…

— C’est Mauvilain qui doit avoir un nez ! dit Gérard, riant de bon cœur.

— Ah ! le méchant homme ! s’écria Lina, rose d’indignation. S’il est désappointé, il ne l’aura pas volé !… Vous avez entendu les plaintes de Tottie, tout hier ? Cela perçait le cœur !

— Ne soyons pas trop durs pour lui, puisque nous avons recouvré notre ami », dit Mme Massey ; elle arrivait la dernière, portant dans ses bras la fillette qui, passant soudain du premier sommeil à l’état le mieux réveillé du monde, demandait à grands cris son éléphant et lui offrait une ovation triomphale. Il fallut sur le champ exhiber le hamac, le suspendre à sa place habituelle, — les défenses qui, tant de fois, l’avaient portée — et tandis que les deux amis faisaient entendre un duo ravi, roucoulant, gazouillant à cœur joie, Colette avait prestement ouvert la boîte de pharmacie et appliquait de l’acide picrique sur les brûlures de Goliath ; tout à la joie de retrouver sa Tottie, il ne semblait même pas s’apercevoir ou qu’il eût des brûlures ou qu’on lui fit subir un pansement pénible.

Les effets bienfaisants et rapides de ce pansement ne tardèrent guère d’ailleurs à se montrer, et lorsque quatre heures se marquèrent à l’horloge du ciel et au chronomêtre de M. Massey, toute la troupe était prête à se mettre en marche, Goliath aussi dispos, aussi ingambe et infiniment plus rapide, si la chose eût été nécessaire, que le meilleur cheval de la caravane.

Les jours suivants passèrent sans offrir d’accidents ou d’incidents, ou du moins celui qui avait signalé la seconde nuit fit paraître fades tous les autres. Pendant quatre journées, le voyage et les haltes se succédèrent avec des intervalles rigoureusement déterminés.

Enfin les abords de Masseydorp se dessinent et les voyageurs poussent un hourrah ! qui bientôt, hélas, se change en consternation. Sur cette vaste étendue où le travail et la persévérance avaient créé une sorte de paradis terrestre, il ne reste que des ruines ! Les cultures saccagées et brûlées, les vignes arrachées, les arbres fruitiers dépouillés, les fleurs des pelouses détruites annoncent de loin le passage des Vandales. Indigènes, métis, noirs, blancs, qui pourrait dire ? En tout cas, ils n’ont rien laissé debout sauf les murs de la maison. Vingt jours de guerre ont suffi pour effacer l’œuvre de cinq années de paix laborieuse…

On ne perd pas de temps en vaines lamentations, on délibère promptement. Que faut-il faire ? Gagner à rapides journées le havre portugais où stationne le yacht de lord Fairfield et où il offre à tous l’hospitalité ? Puis, à Aden, prendre un paquebot pour l’Europe ? Ce serait le parti que tous embrasseraient volontiers. Par malheur, l’état de lord Fairfield lui-même s’est aggravé au courant de ces fatigantes journées ; le repos lui est impérieusement commandé.

Dans ces conjonctures, Martial Hardy propose un campement général à la Tour phénicienne. D’un temps de galop, il s’est transporté sur les lieux, s’est assuré que là, du moins, les barbares n’avaient point passé ; on pourra s’y refaire et s’y préparer au départ.

La proposition est adoptée. On se remet en route vers la Tour. M. Masseyet M. Weber, au lieu de s’y rendre directement, par le chemin ordinaire, font un détour pour visiter le souterrain. Ils ont hâte de savoir si la poudre K a été découverte et emportée par les pillards…

Elle est intacte. Tout est intact à l’atelier ! C’est un grand poids de moins sur le cœur des visiteurs et de toute la famille quand elle apprend la bonne nouvelle. Maintenant, il s’agit d’empêcher que le redoutable explosif reste exposé aux entreprises du dehors ; il s’agit de le cacher si bien que seuls ses légitimes inventeurs sachent où le retrouver en cas de besoin. Et c’est pourquoi, avant toute autre affaire, les hommes valides s’occupent de fermer l’entrée du souterrain du côté de Masseydorp ; — et c’est l’affaire de quelques coups de pioche pour déterminer l’éboulement nécessaire, de quelques coups de hache dans les buissons voisins pour couvrir de branchages les traces de ce travail. Puis, ils creusent dans l’atelier même (qui ne communique plus avec l’extérieur que par une ouverture sur la terrasse inférieure de la Tour), une fosse où tous les sacs de poudre K sont successivement entassés et recouverts de terre.

La besogne achevée, on se met à table, l’esprit allégé d’un lourd souci.