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Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe. Colette en Rhodesia/16

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XVI

Retour offensif.


La petite troupe s’était installée à la Tour, et, après les quelques heurts et difficultés inévitables en toute mobilisation, déménagement ou emménagement, les choses commençaient à se tasser et à prendre bonne figure. Les nomades pillards qui s’étaient rués sur Massey-Dorp, en trouvant la maison abandonnée, avaient totalement négligé l’antique forteresse phénicienne, avec son pittoresque manteau de lierre et ses créneaux démantelés qui leur paraissaient bons tout au plus à loger des hiboux ; l’intérieur, aménagé soigneusement par Mme Massey pour servir de nid à Colette devenue Mme Hardouin, les meubles, le linge et les provisions de bouche étaient restés intacts.

À vrai dire, ces ressources, très suffisantes pour un jeune ménage, devenaient singulièrement étroites lorsqu’on énumérait les hôtes auxquels maintenant il s’agissait de pourvoir. Mais quoi ! à la guerre comme à la guerre ! Et les mille soins, la nécessité de s’ingénier, de suppléer par la bonne humeur à ce qui pouvait manquer au confort, vinrent fort à propos faire diversion aux idées noires qui, malgré qu’elle en eût, ne cessaient d’assiéger la pauvre Mme Massey, et qui sont si naturelles à ceux dont la vue s’en va !

Colette étant chez elle, dans son propre domaine, avait résolu de faire des miracles s’il le fallait, et, pour la première fois qu’elle avait des visiteurs, de ne les laisser manquer de rien. Lina et la brave Martine l’aidaient de leur mieux dans, son œuvre. Gérard pour voyait au gibier et l’assaisonnait de tant de bonne humeur que plusieurs jours passèrent sans que personne s’aperçût de la monotonie d’une alimentation de Peaux-Rouges.

Martial Hardouin s’était paisiblement remis à ses études archéologiques, et comme l’air pur qui environnait la Tour semblait avoir du premier coup ranimé le blessé, tout le monde se sentait de bon courage et, supposant que cette situation ne durerait guère que deux ou trois semaines, quatre au plus, on acceptait gaiement les difficultés, et l’on ne prévoyait point de complications.

Tous les matins on tirait le lit du blessé sur la pelouse, au lieu même où Tottie, descendue de son petit hamac, avait voulu à tout prix ramasser des pâquerettes et avait failli payer si cher ce caprice. Là, il aspirait large ment l’air embaumé qui, soufflant de l’ouest, lui apportait avec la santé tous les parfums des coteaux environnants, tantôt prêtant l’oreille à la lecture que sa sœur lui faisait assidûment, tantôt admirant avec elle les ébats de Goliath et de Tottie qui avaient repris leurs jeux sans paraître se souvenir des épreuves récentes.

Pendant que chacun se livrait ainsi à ses goûts ou à ses occupations favorites, M. Weber ne perdait pas son temps, étant de ceux qui ne peuvent pas plus se passer de combiner quelque invention nouvelle que l’abeille de façonner les figures géométriques de sa ruche ou le castor de bâtir sa maison avec la truelle dont la nature l’a pourvu. Dans les dangers, dans la hâte des retraites subites, on l’avait toujours vu fidèle à son instinct, chercher de son gros œil myope quelque chose à agencer, à manipuler, à perfectionner ; et comme ce génie était invariablement tourné vers l’utile ou l’agréable, on en pouvait rire parfois, mais il était impossible de ne pas rendre hommage aux résultats qui en sortaient. Jadis prisonnier chez les Matabélés, ayant trouvé de vieilles carabines hors d’usage, il avait goûté un plaisir d’artiste à les réparer, à les fourbir, à restituer en leur état de neuf ces armes surannées. De même à la Tour, tandis que la vie bruissait au-dessus de sa tête, il se livrait dans son atelier souterrain aux douceurs du travail manuel, entreprenant la construction d’un nouveau canon, qu’il voulait en fonte d’acier, passant en revue l’un après l’autre tous les fusils de la colonie, fabriquant des cartouches, remplissant en un mot les devoirs d’un bon armurier et d’un grand maître de l’artillerie.

Bien lui en prit, et à ses amis, de cette judicieuse précaution, car de nouveaux périls menaçaient la petite colonie.

Il y avait dix jours qu’elle s’était établie à la Tour phénicienne et lord Fairfield devait être considéré comme en bonne voie de guérison. On commençait à parler sérieusement de se remettre en route vers la côte du Mozambique et la seule objection pratique était le manque de provisions de bouche indispensables dans un pareil voyage. Gérard et son père travaillaient activement à y pourvoir en allant chaque jour à la chasse pour fournir aux ménagères les pièces de venaison qu’elles fumaient aussitôt sur de grands feux de branches vertes, sous la direction de Le Guen.

Au cours d’une de ces expéditions, il advint que Phanor donna des signes d’inquiétude, humant l’air vers le nord en exhalant quelques grondements à demi étouffés. Gérard grimpa sur un arbre, explora la plaine et distingua nettement une troupe indigène de cinq à six cents hommes en marche vers la Tour.

Les deux chasseurs s’empressèrent d’en reprendre le chemin pour la mettre en état de défense. Comme ils y arrivaient, ils trouvèrent Martine tout émue.

« Le Guen vous cherche partout !… Il vient de rentrer avec une figure bouleversée et il court maintenant à l’atelier de M. Weber.

— Vous a-t-il dit ce qu’il nous veut ?

— Je crois bien qu’en ramassant des champignons dans le ravin, il a vu quelque chose de suspect, des rôdeurs tournant autour de nos fossés… »

Sans un mot, Gérard et son père se dirigèrent vers l’atelier souterrain. Si rapide et discret qu’eût été le colloque, Mme Massey en avait surpris quelques mots.

« Pourvu que ceci ne nous présage pas encore des malheurs ! soupira-t-elle en portant la main à son pauvre cœur tant de fois éprouvé.

— Eh ! que pouvons-nous craindre, maman, tant que nous sommes ensemble ! dit Colette en courant à elle et la faisant asseoir, tandis qu’elle déposait sur ses genoux Tottie que Goliath lui avait abandonnée.

— Vos trois filles sont avec vous, appuya Lina entourant d’un bras affectueux sa chère tête bouclée. Que pouvons-nous craindre ? »

Et Tottie, comme une petite perruche, répétait gentiment, passant sa main mignonne sur la joue de la grand’mère :

« Pouvons-nous craindre, bonne maman ?…

— Ah ! mes chéries, combien il est vrai que tous les périls sont peu de chose si nous les affrontons ensemble !… »

Cependant, MM. Massey et Gérard arrivaient à l’entrée de l’atelier souterrain. Le Guen y était en compagnie de M. Weber. Tout de suite il explique son fait.

« Du nouveau !… J’étais, il y a une heure environ, au fond du ravin, assis à terre et en train d’empiler mes oronges dans un panier, quand j’entends à quelques pas de moi, derrière les broussailles qui masquaient ma présence, deux voix dont l’une était sûrement celle de ce chien de Benoni…

— Eh bien ?… que font-ils ?… demandait-elle.

— Ils ne se doutent de rien. L’Anglais prend le frais sur son fauteuil de rotin. L’éléphant gambade avec la môme…

— On le fera bientôt gambader d’autre sorte.

— …Les femmes sont occupées au ménage…

— Et les autres ?

— Le vieux et son fils à la chasse avec le chien. Le Guen et Weber, invisibles…

— Ce serait le vrai moment pour se jeter dans la place, car la nuit il n’y faut pas songer, ils se barricadent… Pourquoi nos drôles ne sont-ils pas encore ici ?… Ceux du sud ont pris leur position ?

— Oui, campés au pied du kopje.

— Ceux de l’est ?

— En place au bord du ruisseau.

— Ceux du nord ?

— En route. Avant une heure ils seront arrivés.

— Tout est bien compris ?

— Tout. À votre coup de sifflet, chacun part au même instant sur trois côtés et s’élance à l’assaut des ouvertures…

« Les voix se sont tues, poursuit Le Guen, j’ai entendu les pas s’éloigner et je me suis hâté d’accourir. Il n’y a pas une minute à perdre.

— Combien de fusils avons-nous ? demanda M. Massey en s’adressant à Weber.

— Onze en parfait état, sans compter vos carabines de chasse. Trois mausers, cinq Martini-Henri, trois snyders à magasin.

— Des cartouches et des balles ?

— Pour tout un bataillon.

— Eh bien ! preste, à l’ouvrage ! Les armes, les munitions, enlevons tout et en place pour la défense de nos remparts !… »

Dix minutes plus tard, les dispositions étaient prises dans la Tour. Á chaque ouverture, sur les trois faces de la vieille forteresse, des obstacles entassés — matelas, meubles et couvertures, — de manière à laisser un jour, une sorte de meurtrière pour le canon d’un fusil… et, sur ce fusil, la main d’un tireur intrépide. Lady Théodora, Colette, Lina elle-même avaient voulu concourir avec les hommes à l’œuvre du salut commun et guettaient la première apparition de l’ennemi.

Près d’une heure s’écoula dans cette attente silencieuse.

Soudain, dans le calme des bois qui entourent d’une ceinture verdoyante et touffue l’antique tour phénicienne, un coup de sifflet retentit, strident et prolongé.

Et, aussitôt, de l’ombre, surgissent des torses noirs, des faces démoniaques qui se jettent en courant vers les murs cyclopéens.

Mais, de ces murs qu’ils comptaient si bien trouver inoccupés, jaillit une série d’éclairs et de détonations. Dix, quinze, cent coups de feu se succèdent en salves nourries sur tous les fronts de défense. Une douzaine d’assaillants sont tombés en hurlant de surprise et de rage… Les autres font volte-face et cherchent un abri dans l’ombre qui les a vomis.

Tout cela n’a pas duré vingt secondes. L’attaque a échoué. Le plan de Benoni est manqué…

Et la vaillante petite garnison de se réjouir, de se féliciter, de se serrer les mains.

« How very exciting ! dit lady Théodora. Bien plus amusant que la chasse ; cent fois !… Avez-vous vu comme ils sautaient en l’air, ces diables noirs, en recevant une balle ?…

— Oui, c’était curieux… Un jeté-battu, puis un plongeon, la tête en avant : l’effet de la balle Mauser, réplique Gérard. J’ai déjà vu cela à Boulouwayo.

— L’important, fait observer M. Massey, c’est qu’ils n’ont pas de fusils. Tout au moins je n’en ai pas remarqué… Mais, dans le nombre, il y a des Zoulous magnifiques et dont la sagaie n’est pas à dédaigner.

— Il serait peut-être bon d’opérer une sortie, reprit le jeune homme, ou ces macaques reviendront à la charge.

— Je ne le crois pas, répondit le père. La leçon est bonne et portera ses fruits. Ils pensaient nous surprendre. Maintenant qu’ils ont essuyé notre feu, nous devons tenir pour certain qu’ils se tiendront à distance respectueuse… Mais nous perdrions tous nos avantages en descendant en rase campagne, et je n’en suis pas d’avis. »