Les Chiens de garde/Notes

La bibliothèque libre.
Maspero (p. 139-166).


Notes


Note A

…à la rigueur qu’à ses seuls contemporains.

« Le monde sensible… n’est pas quelque chose qui a été donné immédiatement de toute éternité et éternellement le même. Il ne voit pas qu’il est le produit de l’industrie et de l'ordre social — un produit en ce sens qu’à chaque époque historique, il est un résultat de l’activité, d’une série de générations placée sur les épaules de celles qui la précèdent, qui étend l’industrie et modifie les relations sociales en accord avec les besoins changeants. Même les objets de la plus simple certitude sensible (un cerisier) sont donnés à l'homme seulement en vertu du développement social, de l’industrie et des échanges… Même la science rationnelle pure acquiert ses desseins et ses fins — aussi bien que ses matériaux — à travers le commerce et l'industrie, l'activité sensible de l’humanité… Naturellement la priorité de la nature extérieure n’est pas affectée par ces considérations… »

Karl Marx, Die deutsche Ideologie… in Marx-Engels Archiv, Bd I, pp. 241-243.


Note B

...qu’une entreprise de ce genre n’est point philosophique.

Marx dit à propos de Ludwig Feuerbach :

« Feuerbach résout l’être religieux en être humain. Mais l’être humain n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, l’être humain est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach qui n’entre pas dans la critique de cet être réel est obligé de faire abstraction du cours de l’histoire et de présupposer un être humain abstrait isolé, de ne concevoir l’essence de l’humanité que sous la forme de l’espèce… »[1]

Il est possible de transporter à la conscience philosophique ce que Marx dit de l’âme religieuse, possible de dire :

« Feuerbach (ou M. Bergson, M. Brunschvicg) ne voit pas que l’âme religieuse (ou la conscience philosophique) est un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme déterminée de société. »[2]

Il est donc question d’expliquer chaque philosophe par sa position temporelle dans des assemblées d’hommes, par la psychologie de ces assemblées, et par la psychologie spéciale aux groupements philosophiques. Finalement, par rapport à la situation sociale, aux intérêts de ces différents groupes, aux circonstances réelles « où la classe a trouvé son destin ».

Par exemple il y a Kant. On ne saurait interpréter la Doctrine du Droit en se référant uniquement au développement propre de la philosophie kantienne, soit qu’elle paraisse dépendre d’une irremplaçable intuition, soit qu’elle s’insère dans le dialogue idéaliste où Kant répond à Rousseau. Il est impossible d’y voir comme un épanouissement des suites impliquées par la doctrine du Contrat Social. Rousseau prête à Kant on ne sait quels mots, il veut une Révolution dont Kant est le commentateur. Cet écart ne saurait être franchi par aucun artifice rhétorique. Les illusions, les espoirs, les promesses universelles de Rousseau, réaffirmées et justifiées dans l’œuvre de Kant par une métaphysique de la nature et de la moralité, sont cependant tenues en échec chez le philosophe de la Liberté. Malgré l’affirmation générale de l’universalité du règne du Droit, une espèce d’hommes est exclue de cette universalité illusoire :

« La seule faculté de suffrage fait le citoyen, mais cette faculté suppose parmi le peuple l’indépendance de celui qui non seulement veut faire partie de la République, mais aussi veut en être membre actif. C’est-à-dire prendre part à la communauté en ne relevant que de sa volonté propre. Mais cette dernière qualité rend nécessaire la distinction entre le citoyen actif et le citoyen passif. Quoique l’idée de ce dernier contredise la définition du citoyen en général, les exemples suivants pourront servir à lever la difficulté. Le garçon employé chez un marchand, ou un ouvrier de fabrique, le serviteur qui n’est pas au service de l’État, le pupille, toutes les femmes, et en général quiconque se trouve contraint de pourvoir à son existence non d’après son impulsion mais d’après le commandement des autres manque de personnalité civile et son existence n’est en quelque sorte que par adjonction. Le bûcheron ou le préposé à une ferme, le forgeron dans l’Inde qui va de maison en maison avec son enclume, son marteau et son soufflet pour travailler sur le fer, ainsi que le menuisier et le maréchal de l’Europe, le campagnard redevancier, le précepteur domestique, de même que le maître d’exercice, le fermier sont de simples administrateurs de la chose publique parce qu’ils doivent être commandés et protégés, et par suite ne jouissent d’aucune indépendance civile. »[3]

Ainsi toute une partie de la société civile ne jouit que de droits partiels, n’est composée que des « associés de l’État ». Cette inégalité n’est pas regardée par Kant comme une pierre d’achoppement pour l’universalisation du Règne du Droit, il y voit au contraire un ensemble de conditions « très favorables pour la formation de la cité ». Les « associés de l’État » peuvent bien « demander » à être traités comme les autres hommes selon les lois de la liberté et de l’égalité, mais seulement comme parties passives. Ils n’ont pas licence d’agir, ils ne peuvent point « organiser l’État ou… concourir à la formation de certaines lois, quelles que soient les lois positives sous lesquelles ils vivent ». Les véritables « personnes » sont celles qui peuvent vivre une existence civile, c’est-à-dire celles qui sont économiquement indépendantes. On voit le prix exact qu’il est permis de donner à la fameuse déclaration :

« Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l’honneur de l’humanité. C’est Rousseau qui m’a désabusé. Cette illusoire supériorité s’évanouit : j’apprends à honorer les hommes et je me trouverais bien plus inutile que le commun des mortels si je ne croyais que ce sujet d’étude peut donner à tous les autres une valeur qui consiste en ceci : faire ressortir les droits de l’humanité. »

Car l’humanité annoncée se réduit à l’humanité bourgeoise ; la Personne du Règne du Droit est la transfiguration éthique et la justification rationnelle de la réalité économique du bourgeois, qui n’est pas soumis aux ordres du Capital, mais les donne. Dans une société où les relations humaines sont des relations de maîtres à serviteurs, « Herrschafts- und Knechtschaftsverhaltnisse », cette Personne est celle qui résume les propriétés juridiques et morales des maîtres. Une difficulté logique dans l’universalisation de la Morale se résout en une impossibilité psychologique de dépasser les jugements d’une classe économique. Une contradiction philosophique intérieure à un système se résout en une pure contradiction économique du milieu où ce système prend racine. Cette explication n’est pas noble : elle explique le philosophe par des conditions hors desquelles il feint lui-même de se placer. Elle n’est pas techniquement philosophique. Elle explique l’idéologie par ce qui n’est pas elle, par ce que l’idéologue juge le moins noble. Ce manque de noblesse sera toujours la marque du matérialisme.

Aussi bien retrouverait-on cette contradiction entre ce que la pensée bourgeoise promet et ce que la société bourgeoise tient dans les faits non philosophiques. La Révolution politique commente la méditation de Kant. Proclamant la doctrine universelle du sujet de droit, de l’égalité absolue de droits entre les citoyens, elle constitue en fait une pratique légale qui met les ouvriers dans une situation spéciale, dans une situation, à la lettre du mot, privilégiée. La loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 prohibe toute coalition de gens du même métier pour discuter de leurs intérêts. L’article 1780 du Code civil déclare qu’en cas de différent sur la quotité des gages, le maître sera cru sur son affirmation. La loi de Germinal an XI reprend les dispositions de l’édit de 1749 et maintient le livret ouvrier qui lie l’ouvrier au patron. M. Scelle écrit à ce sujet :

« Ainsi le législateur paraît, à cette époque, guidé moins par la doctrine de l’égalité des individus devant le droit commun que par le souci de maintenir l’ouvrier en tutelle. Il feint uniquement de croire que l’application du principe égalitaire engendrera la liberté ! »[4] On connaît assez, d’autre part, les dispositions établies dans le droit de suffrage entre les citoyens actifs et les citoyens passifs dont Kant reconnaît l’existence.

Toutes les mesures qui opérèrent dans le sens de la liberté ouvrière parurent offensantes pour la liberté bourgeoise. Les philosophes théoriciens de la liberté bourgeoise ne pouvaient point penser à la liberté ouvrière. Les rapports économiques réels de la société bourgeoise condamnaient à l’échec toute philosophie à prétentions universalistes. La Raison égalitaire fut mise en déroute par le cens.


Note C

…Il redresse, il persuade, il avertit.

« La démocratie ne doit pas être seulement fraternité. Elle doit être aussi paternité. Ces mots, inconciliables dans la famille, dit Michelet, ne le sont nullement dans la société civile. En d’autres termes, c’est à l’élite qu’appartient la fonction, le devoir, la charge de direction. L’élite doit diriger ; mais elle est astreinte à un effort perpétuel en vue de se rendre utile ; elle doit fixer ses directions, ne pas attendre qu’on les lui demande. Un des plus graves périls qui pèsent sur la démocratie est le divorce de l’intelligence et de la masse. »

J. Barthélémy, Union pour la Vérité, 2 février-2 mars 1919.


Note D

…Il juge ingrat le peuple révolté.

Il y eut une discussion lumineuse à l’Union pour la Vérité en 1919, sur les ressources que pouvaient encore fournir les anciennes « disciplines françaises » (Saint-Simonisme, Fouriérisme, Proudhonisme, Esprit de 48, Positivisme, Rationalisme). À propos de Saint-Simon, les philosophes réunis offrirent naïvement leur désir d’être respectés :

« Les idées proprement morales du Saint-Simonisme ne seraient-elles pas à retenir ? Son idée morale centrale est l’idée du respect. Les Saint-Simoniens moralistes n’étaient pas sans raisons appelés « hiérarques ». Les « pêcheurs d’hommes » allaient dans les faubourgs pour essayer d’amener des ouvriers à la doctrine nouvelle, ils essayaient de leur inculquer le sens du respect par la confiance dans les supérieurs. Tout le monde connaît la fameuse « parabole » de Saint-Simon, dans laquelle il imagine pour un instant la disparition simultanée et brusque de tous les grands fonctionnaires de l’Etat, depuis le souverain, les ministres jusqu’aux préfets, aux juges, aux prêtres et aux militaires. Cette disparition, dit-il, serait à peine sentie pourvu qu’au même moment, les industriels, les banquiers, les médecins, les savants puissent continuer leur tâche. Au contraire la disparition de ceux-ci ferait aussitôt de la nation un « corps sans âme ».


Note E

« Les grands hommes qui en France ont émancipé les esprits se sont montrés très révolutionnaires… Chaque chose devait justifier son existence au tribunal de la Raison pure ou renoncer à être. La Raison pure devenait l’unique critérium applicable à toutes choses. C’était l’époque où, comme dit Hegel, le monde « était posé sur sa tête »… L’aurore se levait. Désormais, tout ce qui était préjugé, superstition, arbitraire, privilège et oppression devait céder la place à la vérité éternelle, à la justice, à l’égalité et aux droits imprescriptibles de l’homme.

Nous savons maintenant que ce règne de la Raison ne fut autre chose que le règne idéalisé de la bourgeoisie, que l’éternelle justice se réalisa dans la justice bourgeoise, que l’égalité se résuma dans l’égalité devant la loi, que la propriété fut proclamée un des droits essentiels de l’homme, que l’État idéal… ne pouvait se réaliser que sous la forme d’une République démocratique bourgeoise. Les grands penseurs du XVIIIe siècle ne pouvaient guère dépasser les limites que leur imposait leur temps… bien que, dans l’ensemble, la bourgeoisie eût le droit de prétendre que dans sa lutte avec la noblesse elle représentait en même temps les intérêts des diverses classes laborieuses de l’époque, néanmoins à chaque mouvement bourgeois se produisaient des mouvements autonomes de la classe qui était plus ou moins la devancière du prolétariat moderne. »

F. Engels, M. Duhring bouleverse la Science.


Note F

…les porteurs de la pensée furent les instruments du progrès.

« Un historien, par sa position personnelle, est un travailleur intellectuel d’abord et ensuite, à considérer ses traits particuliers, un homme qui écrit, un homme de lettres. Quoi de plus naturel alors qu’il prenne le travail intellectuel pour la chose principale dans l’histoire, et les œuvres littéraires, depuis les poèmes et les romans jusqu’aux livres de philosophie et de science pour les faits capitaux de la culture ? Mais ce n’est pas assez. Les travailleurs intellectuels assez naturellement se sont laissés aller à ce même orgueil qui avait dicté aux Pharaons des inscriptions élogieuses. Ils ont commencé à croire que c’étaient eux qui faisaient l’histoire. »

M. N. Pokrovsky, Histoire de la Civilisation Russe (in N. Boukharine, La Théorie du Matérialisme Historique).


Note G

…de l’avenir vers quoi elle tend.

« La pensée bourgeoise, en raison d’un certain libéralisme qui depuis deux siècles imprègne malgré tout l’atmosphère morale et dont elle ne peut pas ne pas tenir compte (dont elle est peut-être même un peu atteinte), la pensée bourgeoise ne peut pas formuler dans leur plénitude les principes dont logiquement elle souhaite le triomphe : ainsi elle ne peut pas faire franchement l’apologie de l’esclavage, de la Raison d’État, du bâillonnement des revendications populaires, du cléricalisme ; elle est assujettie à soutenir ces doctrines en niant qu’elle les soutient, à prononcer une phrase en leur faveur et tout de suite après une autre qui l’infirme, bref à vivre constamment dans le louvoiement, dans l’imprécision, dans le contradictoire. »

J. Benda, Approximations.


« Il est clair que pendant qu’on publie un article sur la correspondance de Mercy Argenteau ou les mœurs des fourmis… on ne soulève pas la question de la légitimité du capitalisme ou des guerres coloniales. »

Id., ibid.


Note H

une pensée lâche.

« Philosophie d’abstentionnistes. Philosophie dont le but est de montrer les choses à tel point compliquées que nul ne puisse les imaginer modifiables et qui tâche d’accumuler autant de difficultés qu’il faudra pour ne rien résoudre. La réflexion n’est plus ce qui permet de juger, mais ce qui permet d’ajourner le jugement. Il s’agit d’abord devant un problème de trouver le biais grâce auquel on s’éloigne du centre vivant où ce problème comporte un oui ou un non. »

E. Berl, Mort de la Pensée Bourgeoise, pp. 36-37.


Note I

une bataille d’esprits.

« Cet examen de conscience de l’Université a été poussé plus à fond. Et pour cet approfondissement, l’analyse a été secondée par l’action qui souvent nous révèle à nous-mêmes. Jamais l’Université n’avait aussi exactement défini pour elle-même les traditions et les principes qu’elle représente. Elle avait enseigné la philosophie sans se douter qu’elle avait une philosophie à elle. Toutes les idées françaises se sont rangées en bataille… Tandis que selon la profonde remarque de Renouvier le culte de la force et du destin est le vice capital de la pensée et de la civilisation germanique, le culte de la liberté est l’aboutissement de la pensée française de tous les temps et le centre autour duquel gravitent toutes nos dévotions intellectuelles ; il donne chez nous au culte même de la patrie qu’il complète, comme un horizon plus large et un prestige d’universalité… Il s’agit pour nous d’une croisade philosophique. Le mot a été imprimé pour la première fois je crois par M. Boutroux. Mais la pensée a été souvent exprimée. Plus consciente pour l’élite intellectuelle, elle a pénétré les âmes de tous les combattants… »

R. Thamin, L’Université et la Guerre, pp. 160-162.

Et à lire le récent Bulletin des Armées, nous avons reconnu avec un soulagement délicieux que présentement, là où est l’autorité suprême, là aussi se trouve la parfaite lucidité et qu’ainsi tout est en place : c’est le bon sens français qui nous commande.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ainsi ce que les Allemands défendent et ce que nous défendons ne sont pas choses du même ordre. Ils représentent un anachronisme étouffant, mûr pour la destruction. Entre eux et nous, ce n’est pas qu’il y ait soit les Vosges, soit le Rhin : il y a des siècles. Une expérience intrépide que nous avons faite, qui nous a coûté, et que nous poursuivons, celle de l’affranchissement politique… l’Allemagne ne l’a pas faite ; et il est douteux qu’elle en soit capable. Ainsi contre elle nous soutenons une guerre d’indépendance plus que nationale. Que les millions de soldats de l’Alliance le sachent ou non, ils forment les jeunes levées internationales de la Révolution française, étant le rempart vivant de la Loi contre l’arbitraire. »

P. Desjardins, Bulletin de l’Union pour la Vérité, Juillet 1917. Discours prononcé le 13 juillet 1917, à la distribution des prix de Condorcet.


« La Révolution elle-même, dont cette guerre n’est pourtant que la suite idéologique — car la lutte pour le droit des peuples est une extension logique de la lutte pour les droits de l’homme… »

G. Guy-Grand, Bulletin de l’Union pour la Vérité, 5 et 19 janvier 1919.


« Pendant la retraite de Russie, les grognards entraînés jusque-là par leur foi dans l’étoile bonapartiste, se couchaient dans la neige pour mourir. Mais en 1914, nos armées sont composées de citoyens libres qui refusent de subir, de laisser subir à ceux qu’ils aiment l’injustice d’une agression sauvage. »

L. Brunschvicg, Progrès de la Conscience, p. 717.


« Les ressources du pays, il les a dépensées dans les gigantesques entreprises de son insatiable ambition… En lui le conquérant a tué le souverain… Laon est bien la défaite du génie par le Droit révolté. La leçon sera la même pour nos soldats. C’est la Justice reprenant, quoi qu’on fasse son cours inévitable dans la pérennité des âges. C’est Valmy recommencé, 1792, 1793 retournés contre nous. Oui enfin, après avoir montré à l’Europe les peuples se levant victorieusement pour sauver leur indépendance, c’est l’Europe que nous retrouvons victorieuse pour la même cause, avec les mêmes armes… Décidément, il n’y a d’opprimés que ceux qui veulent l’être. »

Maréchal Foch, Revue de France, mai 1921. (Cité par L. Brunschvicg, Progrès de la Conscience, p. 242.)


« Montrer ce qu’a été la pensée française jusqu’à la veille de 1914, c’est prouver que la place qui va nous être rendue en Europe ne sera pas usurpée, qu’elle nous revient de droit, que nous la méritons… »

D. Parodi, La Philosophie Contemporaine en France, Avant-Propos III.


« Ma pensée est que le clerc ne doit vraiment s’éprendre de la guerre nationale que pour autant qu’elle est une guerre civile, j’entends qui met aux prises sous les espèces de deux nations deux principes éternels. Ce fut éminemment, pour moi, le cas de la guerre de 1914, laquelle m’est apparue comme une immense amplification de l’affaire Dreyfus, où le principe d’autorité était incarné, cette fois, par les Hohenzollern, et le principe de liberté individuelle par la France. Je ne cache pas que cette considération ne laisse pas d’être une des raisons qui m’ont fait embrasser si passionnément la cause de cette dernière. »

J. Benda, Les Idées d’un Républicain en 1872, N.R.F., 1er août 1931.


On pourrait multiplier sans fin ces textes offensants ; les plus étranges sont peut-être ceux de M. J. Chevalier, dans son écrit sur Descartes, et ceux de M. Bergson qu’on trouvera dans le petit livre de F. Arouet : La fin d’une parade philosophique.


Note J

comme l’ensemble des créations spontanées de sa personne.

« Lors donc qu’un idéologue de cette espèce construit la morale et le droit, non en les tirant de la situation sociale réelle des hommes qui l’entourent, mais en les déduisant du concept ou des prétendus éléments les plus simples de la société, quels matériaux s’offrent à lui pour cette construction ? Il y en a évidemment de deux sortes : d’une part les maigres débris de réalité qui peuvent encore rester dans ces abstractions prises pour point de départ ; et, secondement, l’élément que notre idéologue introduit en le prenant dans sa propre conscience. Et que trouve-t-il dans cette conscience ? Pour la plus grande part des idées morales et juridiques, qui sont l’expression plus ou moins adéquate (positives ou négatives, approuvant ou combattant) des conditions sociales et politiques dans lesquelles il vit ; puis peut-être des idées empruntées à la littérature du sujet en question ; enfin, cela n’est pas impossible, des lubies personnelles. Notre idéologue a beau faire et beau dire, la réalité historique qu’il a jetée par la porte rentre par la fenêtre ; et tandis qu’il s’imagine édicter une morale et une théorie du droit pour tous les temps, il n’aboutit en fait qu’à confectionner une image déformée, parce qu’arrachée de son terrain de réalité, une image, renversée comme dans un miroir concave, des tendances révolutionnaires ou conservatrices de son époque. »

F. Engels, M. Duhring bouleverse la science. Tr. fr., t. I., pp. 139-140.


« Le travail idéologique est un processus qui, sans doute est conduit par celui qu’on appelle penseur, consciemment, mais avec une fausse conscience — (mit Bewusstsein aber mit einem falschem Bewusstsein). Les véritables forces motrices qui le mettent en mouvement lui demeurent inconnues… Ainsi, il s’imagine de fausses ou d’apparentes forces motrices. Comme il s’agit d’un processus spéculatif, il déduit le contenu et la forme de ce processus de la pure spéculation, soit de la sienne propre, soit de celle de ses prédécesseurs. Il travaille exclusivement avec un matériel spéculatif qu’il reçoit de manière non critique, comme produit de la spéculation. Tout cela lui paraît aller de soi, puisque toute activité, parce qu’elle a pour intermédiaire la spéculation, lui paraît en dernière analyse avoir pour base même cette spéculation. »

F. Engels, Lettre à Fr. Mehring, 14 juillet 1893.


Note K

l’univers de la vérité et l’univers de la justice.

« Le rationalisme, selon l’enseignement socratique, se définit comme une philosophie du jugement. L’intelligence est ce qui donne à l’action humaine son caractère spécifique, et l’intelligence se reconnaît à la réflexion sur la diversité et la solidarité des fonctions sociales, de telle sorte que le fils se comporte à l’égard de la mère, ou le citoyen à l’égard du magistrat, suivant la conscience qu’ils ont prise des rapports véritables dans la famille ou dans l’État. Comprendre a donc déjà pour Socrate exactement la même signification que pour M. Einstein… Le savant cesse de faire abstraction de son humanité, de la place qu’il occupe dans l’espace, du mouvement qui l’anime ; il prend conscience du centre de référence local et mobile qu’il porte avec lui, non dans l’espérance impossible de l’éliminer mais pour en neutraliser le privilège décevant à l’aide d’une opération de coordination intellectuelle qui consiste à tenir compte de tous les centres de référence à la fois : il apprend à s’apercevoir lui-même au point de vue d’autrui comme il aperçoit autrui de son propre point de vue… Cette fonction complexe et subtile que la science einsteinienne met ainsi au cœur de l’intelligence humaine est exactement celle que nous avons vue à l’œuvre dans les Entretiens de Socrate. À aucun moment du dialogue, le monde moral ne procède d’un ordre préalable à la réflexion de l’homme et qui s’imposerait du dehors à l’individu ; les idées de la famille, de la cité y naissent en quelque sorte sous nos yeux, de l’effort d’intelligence par lequel l’individu, au lieu de considérer son action du point de vue égocentrique, qui est celui de l’impulsion instinctive, s’aperçoit lui-même lié à ses parents ou à ses concitoyens par un système de relations qui sont réciproques elles aussi mais non interchangeables. Un tel système ne peut être rationnellement défini par la pensée sans qu’elle y découvre la norme de justice qui en est le fondement nécessaire, sans qu’elle fasse de cette norme le centre du vouloir… L’homme socratique est une conscience, c’est-à-dire que l’action volontaire suit immédiatement, comme entraînée dans son progrès le mouvement de la réflexion rationnelle… Par cette impossibilité d’un écart entre la lumière de l’intelligence et la droiture de la volonté, nous affirmons que nous sommes, non des membres passifs, des sujets, dans la cité de Cécrops ou de Zeus, mais des êtres libres, pourvus de la dignité législative dans la République des Esprits. »

L. Brunschvicg, Progrès de la Conscience, pp. 720-22.


Il y a dans la philosophie contemporaine cette idée que le vrai est un facteur d’union et de communion. Le dialogue des savants fournit le modèle des relations humaines requis par une société qui identifie la moralité et la paix sociale. De là cette insistance à marquer la convergence des esprits, l’assimilation des esprits entre eux, chez un philosophe des sciences comme M. Lalande. Ils ne voient point que l’univers de la science ne comporte plus de combats humains, et qu’il est littéralement inimitable lorsqu’il s’agit de l’action. À côté de M. Brunschvicg, M. Parodi déclare : « Tous les hommes communient par la raison et c’est dans la raison seule que peut se fonder l’accord entre les esprits. » (nion pour la Vérité, fév.-mars 1919.) Ces philosophes semblent croire que tous les hommes mènent une vie contemplative et assise comme la leur. Mais les hommes ne sont pas des appareils enregistreurs. Leurs combats sont réels et engagent de tout autres enjeux que des vérités de raison.

Les philosophes appuyés sur le mouvement des sciences rejoignent les philosophes appuyés sur la sociologie. Un E. Durkheim exprime avec d’autres moyens le même désir pacifique de concorde. La Division du Travail social est un livre destiné à assurer la paix. Il déplore l’état social où « l’état de guerre subsiste tout entier » (Intr. VII), « les conflits sans cesse renaissants et les «désordres de toutes sortes dont le monde économique nous donne le triste spectacle » (III). Il définit le but de la société « qui est de supprimer ou tout au moins de modérer la guerre entre les hommes » (III). Toute la sociologie de Durkheim fait de la société, quelle qu’elle soit, de n’importe quelle société un moyen de communion capable de pacifier tous les hommes de leur faire oublier la réalité de leurs combats. « Il est vrai qu’il est d’usage de parler assez dédaigneusement de la société. On ne voit en elle que la police bourgeoise avec le gendarme qui la protège. C’est passer à côté de la réalité morale la plus riche et la plus complexe qu’il nous soit permis d’observer empiriquement, sans même l’apercevoir » (Sociologie et Philosophie, 109). Mathématiques et représentations collectives, tout conduit à l’harmonie. La philosophie bourgeoise s’efforce de dissimuler l’État de guerre qu’elle n’ose proclamer sous le voile céleste d’un État de paix imaginaire qu’elle est incapable d’établir sur la terre.


Note L

la force de la vérité qui était en lui.

Dans une discussion sur les Fonctions de la Raison à la Société Française de Philosophie, on voit s’opposer l’attitude idéaliste du bourgeois qui croit aux idées et l’attitude réaliste du penseur formé en partie par la philosophie marxiste : à propos de la déchéance paternelle, M. Brunschvicg dit :

« Lorsque les conditions de cette assistance font défaut, la fonction sociale de la paternité ne s’exerce plus et le droit paternel doit rationnellement disparaître. »

À quoi Sorel répond :

« La déchéance de la puissance paternelle n’est pas entrée dans le code à la suite de raisonnements fondés sur les principes de la justice, mais par suite d’une grande agitation menée par des groupes sociaux très passionnés. »

Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1910.


Note M

Tout bourgeois se sent élu.

« La première phrase du Traité de Morale de Malebranche est celle-ci : « La raison de l’homme est le verbe ou la sagesse de Dieu même… » Et je ne puis m’empêcher de me demander : pourquoi donc cet acharnement contre la Raison, comme si c’était quelque artifice malin inventé par l’homme à sa guise et pour son profit, comme si elle n’était pas, elle aussi, elle surtout de droit divin, comme si nous pouvions contredire à ce mot que l’évidence arrachait aux païens eux-mêmes : nihil est in homine, ratione divinius. »[5]

Ce caractère quasi religieux de la Raison prépare un repli toujours possible à la pensée bourgeoise vers les havres assurés de la foi religieuse. Cette Raison n’exclut pas un au-delà. Le penseur bourgeois réserve toujours les droits possibles d’un Dieu qui garantira la Raison. Il y a dans la philosophie française une reconnaissance de la finalité : M. Boutroux, M. Bergson ont préparé les voies à la Religion. M. Buisson, père de la pensée scolaire :

« Il y a au moins un point dans l’ample sein de la nature d’où jaillit une force qui, à tort ou à raison, se croit libre, se révolte contre la nécessité, aspire à des fins supérieures. C’est le moi humain. » M. Buisson aperçoit une issue religieuse possible, en établissant une distinction entre l’âme et le corps des religions : l’âme de la religion :

« C’est cet élan spontané de l’âme qui entraîne tout ensemble l’intelligence, l’imagination, le cœur, la volonté. L’âme de la religion c’est ce qu’il y a en elle d’éternel et d’indestructible…

« La fonction religieuse… est d’empêcher l’esprit humain… et chacune de ses facultés… de s’arrêter, de s’immobiliser, de se pétrifier… »

Le secret maintien de cette atmosphère religieuse est au fond de la réforme scolaire de la République :

« Qu’est-ce que l’école laïque ?… De bons esprits.… se sont laissés aller à ne voir dans notre révolution scolaire, les uns qu’une réaction contre le catholicisme, les autres qu’un triomphe du positivisme. » Cette école est celle qui établit dans les esprits la souveraineté de la Raison et de la conscience. « L’homme même de l’école laïque est un F. Pécaut, organisateur de l’École de Fontenay, qui écrivait que l’école doit appeler les jeunes institutrices du peuple « à se considérer comme attachées à une œuvre divine où il dépend d’elle de travailler dans le sens de Dieu lui-même, en faisant surgir du sein de l’inconstance et de l’instinct grossier à l’aide des éléments du savoir, la femme de conscience et de raison, capable de vérité et de justice, non moins que d’amour ».[6] Les conclusions de M. Buisson étaient bien claires : d’une part,

« Toute prétention de substituer soit à l’autorité de la raison, soit à celle de la conscience, une autorité prétendue supérieure va à l’encontre des lois de la nature humaine et nous empêche de remplir pleinement notre destination. »

Voilà pour l’orgueil. Voici pour le recours :

« Le pire athéisme… c’est l’athéisme moral : ce n’est pas celui qui nie dogmatiquement l’existence de Dieu, c’est celui qui en nie pratiquement l’essence à savoir la vertu idéale et l’idéale justice. » Et en note, citant G. Séailles, M. Buisson parle de l’immanence du divin. Dieu comme la Raison, intérieur à l’âme bourgeoise.

Aussi bien, les penseurs d’aujourd’hui attachés à une religion positive, savent à qui s’en tenir sur la Philosophie officielle : M. G. Marcel dit de M. Brunschvicg :

« L’orgueil tout d’abord, je n’hésite pas à le déclarer. On m’arrêtera en me faisant observer que cet orgueil n’a pas un caractère personnel puisque l’Esprit dont M. Brunschvicg nous entretient n’est l’Esprit de personne. Je répondrais tout d’abord que c’est, ou que cela veut être l’Esprit de tout le monde ; et nous savons depuis Platon ce que la démocratie dont cet idéalisme n’est après tout qu’une transposition, recèle de flatterie. Ce n’est pas tout : en fait l’idéaliste se substitue inévitablement à l’Esprit — et cette fois nous avons affaire à quelqu’un… Et il est évident que si cet idéaliste se trouve mis en présence d’un marxiste, par exemple, qui lui déclare nettement que son Esprit est un produit purement bourgeois, enfant du loisir économique, il lui faudra se réfugier dans la sphère des abstractions les plus exsangues. Je pense quant à moi qu’un idéalisme de cette espèce est inévitablement coincé entre une philosophie religieuse concrète d’une part, et le matérialisme historique de l’autre. »[7] Et nous voyons la philosophie de M. Brunschvicg incliner vers un couronnement religieux. De la Connaissance de soi est un livre dévot. L’idéalisme bourgeois, avec les diverses nuances qu’il comporte ne vit pas bien aux heures tendues de l’histoire. Sa pauvreté positive éclate alors. La bourgeoisie elle-même cherche des appuis séculiers plus sûrs, et des nourritures plus fortes pour nourrir sa solitude : on voit naître des courants réactionnaires. La philosophie religieuse apporte aux individus ses secours et ses espoirs. Ce double courant dans la pensée publique et dans la pensée privée se manifeste dans la célèbre enquête d’Agathon. J’imagine que nous reverrons ces jours, lorsque la philosophie française de l’État, qui ne réussit que dans le calme, sera bousculée par des événements plus sévères. Lorsque les penseurs bourgeois seront de nouveau forcés à s’humilier devant le monde profane. Si le passage idéologique direct d’une philosophie démocratique à une philosophie réactionnaire n’est pas immédiatement possible, il faut voir que le passage d’une philosophie de l’Esprit laïc à une sagesse de la conscience religieuse est toujours réservé : les ponts ne furent jamais totalement coupés. Ils ne le furent point par les philosophes. M. Boutroux, l’un des fondateurs de la philosophie de l’Université maintenait ce passage : toute la contingence conduit vers Dieu. M. Bergson le maintenait :

« Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté : celles de Matière et Mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de l’Esprit ; celles de l’Évolution Créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l’effort de création se continue du côté de la vie, par l’évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. »[8]

Ces ponts ne furent point rompus par les éducateurs : dans le programme officiel des écoles primaires annexé à l’arrêté organique du 18 janvier 1887, on lit :

« (L’instituteur) leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu : il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la Cause première et de l’Être parfait un sentiment de respect et de vénération : et il habitue chacun d’eux à environner de même respect cette notion de Dieu alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. Ensuite… l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la Divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. »

La religion est essentiellement une des plus faciles positions de repli de la pensée bourgeoise. Elle est justement le parti que ne peut absolument pas embrasser la philosophie terrestre de la Révolution : « La religion est la théorie générale du monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spirituel, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification… Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions… L’histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s’est évanouie, d’établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie qui est au service de l’histoire consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »

K. Marx, Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, Tr. fr., pp. 84-85.


Note N

« C’est une des grandes forces de la bourgeoisie d’avoir su donner à la science un caractère mystérieux, en lui enlevant tout rapport apparent avec la pratique de tous les jours : au lieu de n’être présentée, ce qu’elle est en réalité, que comme la mise en recueil sous une forme générale et par suite mnémotechnique, des observations auxquelles donne lieu le travail quotidien, et des moyens que l’expérience enseigne pour pouvoir résoudre les difficultés qu’engendre la pratique, la science apparaissait comme une chose tout à fait séparée de la vie, un secret gardé jalousement dans un sanctuaire des écoles, et dont seuls, nouveaux prêtres, les bourgeois intellectuels étaient les dépositaires. Le résultat a été excellent pour la domination de la bourgeoisie. Le respect superstitieux pour les « savants » a pénétré toutes les classes de la société y compris et surtout la classe ouvrière. »

R. Louzon, L’ouvriérisme dans les Mathématiques supérieures ; Vie Ouvrière, 5 décembre 1912.


Note O

…comme M. Pécaut, comme M. Belot, comme M. Parodi.

M. Thibaudet opposant dans la République des professeurs Barres à Lagneau disait : « L’essentiel de cet enseignement de Lagneau c’était ceci qu’en même temps que Lagneau et tout Lagneau, il figurait, exemple autorisé et parfait, cette élite du clergé universitaire que sont nos professeurs de philosophie.

Ou plutôt demi-clergé. Il y a dans la vocation philosophique un principe analogue à la vocation sacerdotale. Quiconque a préparé l’agrégation de philosophie, même s’il est devenu maquignon parlementaire ou administrateur de banque douteuse, a été touché, à un certain moment, comme le séminariste par l’idée que la plus haute des grandeurs humaines est une vie consacrée au service de l’esprit et que l’université met au concours des places qui rendent ce service possible. Plus qu’au clergé romain, on pourrait, ce demi-clergé, le comparer au pastorat… »


Ce qui fait l’autorité dont se colore si aisément la parole du prêtre, c’est la haute idée qu’il a de sa mission ; car il parle au nom d’un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose de ce sentiment. Lui aussi, il est l’organe d’une grande personne morale qui le dépasse : c’est la société. De même que le prêtre est l’interprète de son dieu, lui, il est l’interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. Qu’il soit attaché à ses idées, qu’il en sente toute la grandeur, et l’autorité qui est en elles et dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne et à tout ce qui en émane.

E. Durkheim, Éducation et Sociologie.

« Mais si l’Ecole primaire occupe dans la vie nationale une place si considérable, c’est à cause de l’esprit qui anime le corps des instituteurs… Le corps primaire… a les caractères, les ambitions d’un corps spirituel ; il se sent investi d’une mission et appelé moins à servir l’Etat qu’à se servir de lui… »

D. Halévy, Décadence de la Liberté.


Note P

ce géant fondateur de Sciences.

« Il (Liard) a fait de lui (Durkheim) une sorte de préfet des études. Il lui a donné toute sa confiance et l’a fait appeler, d’abord, au Conseil de l’Université de Paris, puis au Comité consultatif, ce qui permet à M. Durkheim de surveiller toutes les nominations de l’enseignement supérieur… Invinciblement l’on songe à Cousin, qui disait des professeurs de philosophie « mon régiment » et de sa doctrine « mon drapeau ».

Agathon, L’esprit de la nouvelle Sorbonne, pp. 98-99.


« L’élan actuel de notre enseignement comporte un rapprochement constant entre le primaire, le secondaire et le supérieur. Si je m’aidais de l’anecdote je vous parlerais des batailles entre le doyen Brunot et le ministre Léon Bérard, le directeur et recteur Lapie et le président Millerand. Bérard et Millerand ont été vaincus. Le décanat de M. Brunot aura ouvert largement la Sorbonne primaire. Et l’introduction de l’enseignement sociologique dans les écoles normales d’instituteurs par Paul Lapie, laïque probe et militant, successeur exact des Buisson, des Pécaut et des Steeg, aura marqué sur le cadran du spirituel républicain une date plus importante encore. Par là, l’État a fourni dans ses écoles, aux instituteurs, ce que l’Église dans ses séminaires fournit aux adversaires des instituteurs, une théologie. Lapie s’imaginait qu’à cet enseignement, les instituteurs réagiraient critiquement. Pas du tout : ils réagissent théologiquement. »

A. Thibaudet, La République des Professeurs, pp. 222-223.

Tels sont les canaux du pouvoir spirituel.


Note Q

la philosophie universitaire.

« Nous n’avons pas de doctrine d’État », dit M. Parodi. Mais c’est ce point qui est précisément en question : au début même de son action Ferry déclarait : « Il y a deux choses dans lesquelles l’État enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent : c’est la morale et c’est la politique, car en morale comme en politique, l’État est chez lui, c’est son domaine, et par conséquent c’est sa responsabilité » (Sénat, 5 mars 1880). En juin 1879, il disait : « (L’État) s’en occupe (de l’éducation) pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation. » Plus tard L. Bourgeois, au Concours général de 1891, s’écriait : « Combien plus nécessaire encore est cette unité de doctrine dans l’œuvre de l’éducation morale… »

Cette théorie d’État est encore celle de M. M. Roustan, qui révoque bassement quiconque ne la partage point. (Affaire Boyer.)

En fait il s’est formé depuis 1880 un corps national de doctrine. Par le commerce des politiques, des philosophes, des fonctionnaires de la rue de Grenelle. Par l’impulsion de ministres et de bureaux patients et obstinés, par l’impulsion de l’État : « C’est-à-dire en définitive un ministre, assisté de 3 ou 4 directeurs avec leurs bureaux, d’une dizaine d’inspecteurs généraux, et de conseils et comités irresponsables. » (F. Pécaut, Études au jour le jour, VII.) Cette doctrine qui porte expressément sur la morale a été, est encore méthodiquement enseignée à tous les degrés de notre enseignement si bien lié dans toutes ses parties.

Avec quelle promptitude les philosophes se laissèrent-ils mobiliser au service de la politique bourgeoise, de Buisson à Steeg, de Durkheim à Belot ! Avec quelle ardeur ces clercs se laissèrent-ils asservir aux projets des politiques qui avaient eu l’audace de faire appel à eux : « Ce fut une singulière hardiesse… que cet appel à la philosophie pour la formation des instituteurs dans un pays où leur préparation jusque-là si insuffisante n’avait jamais comporté d’autre aliment moral que le catéchisme appris machinalement… (H. Marion, Le mouvement des Idées pédagogiques en France depuis 1870, p. 16.)

Cette audace fut couronnée de succès : les philosophes multiplièrent les manuels radicaux, les cours de faculté, au service de la morale de classe pour laquelle les ministres leur demandaient des justifications. La grande spécialité de la philosophie française fut la pédagogie : que de noms au service des majorités laïques, Marion, Espinas, Dauriac, Egger, Thamin, Durkheim, Fauconnet. Que de titres de manuels. Quel mouvement dans la librairie scolaire.

Leur tâche était assez claire : il s’agissait d’apprendre à l’enfant « à aimer cette société moderne fondée en 1789, ces principes de 1789… qui constituent notre morale civique et l’âme même de notre patrie ». (J. Ferry, 10 juin 1881.) Quelques textes feront assez voir l’objet de ces efforts moraux :

« Le rapporteur (Paul Bert) exposa alors que l’enseignement civique devait contenir deux parties : la première, — enseignement, en quelque sorte, de fait, serait, le simple exposé devant l’enfant des conditions dans lesquelles fonctionnait le pays… La deuxième partie, qu’on enseignerait à l’enfant à treize ans, serait autre chose, serait davantage. Elle n’aurait sans doute pas l’approbation unanime. Elle enseignerait à l’enfant à aimer cet état de choses. »

A. Israël, L’École de la République, pp. 143-44.


« L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. »

E. Durkheim, Éducation et sociologie, p. 49.


« L’homme que l’éducation doit réaliser en nous, ce n’est pas l’homme tel que la nature l’a fait, mais tel que la société veut qu’il soit. »

Id., Ibid., p. 116.


« Si… l’éducation a avant tout une fonction collective, si elle a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désintéresse d’une telle opération… C’est donc à elle qu’il appartient de rappeler sans cesse an maître quelles sont les idées, les sentiments qu’il faut imprimer à l’enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu dans lequel il doit vivre. Si elle n’était pas toujours présente… la grande âme de la patrie se diviserait et se résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes en conflit les unes avec les autres… l’état de division où sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de l’État particulièrement délicat en même temps d’ailleurs que plus important… En dépit de toutes les dissidences, il y a dès à présent à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien peu en tout cas osent nier ouvertement et en face : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. Le rôle de l’État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part, on ne les laisse ignorer des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le respect qui lui est dû… »

F. Buisson, Dictionnaire de Pédagogie, 1911.


« (L’éducation française) cherche à faire des hommes, conformes au type idéal de l’homme qu’implique cette civilisation (française) à faire des hommes pour la France, et aussi pour l’humanité, telle que la France se la représente dans ses rapports avec elle… »

P. Fauconnet, à Éducation et Sociologie, de Durkheim.


On pourrait beaucoup multiplier ces définitions du conformisme moral imposé par l’État et mis en forme par la philosophie. Elle lui donna les formules brèves qu’il fallait, elle lui donna aussi des justifications, elle le garantit par je ne sais quelle dialectique des fins qu’il impliquait. Ce problème des justifications était le plus délicat et plus d’un philosophe, plus d’un politique sut naïvement l’avouer. Quel embarras d’être soudain privé des punitions divines. Il fallait bien que le conformisme fût justifié pour être accepté de ceux à qui il était destiné. Il y eut maint tâtonnement : on utilisa Kant, Renouvier, le spiritualisme, le positivisme, la science, ces ressorts garantissaient mal le respect. La loi morale, le devoir, les idées risquaient d’échapper à l’attention et à l’affection populaires. Aux environs de 1890, ces difficultés apparaissaient clairement : « L’instinct soupçonneux et défiant de la classe peu éclairée ne la trompe pas ici en lui faisant entrevoir que les idées de justice et de raison, pour avoir une valeur pratique, doivent correspondre aux lois mêmes de la réalité… (la loi est sortie) des nécessités profondes qui découlent de la nature, des choses… nécessités que les peuples pénètrent d’autant mieux qu’ils sont plus raisonnables et plus libres. Voilà un fondement solide donné à la loi et une telle théorie ne trouvera point de sceptique… » (Mabilleau, L’instruction civique, pp. 13-14.)

M. Mabilleau propose le programme qui sera rempli par Durkheim. Aux environs des années 1893-94, la situation bourgeoise ne paraissait pas sûre : la France était inquiète et on en voit plus d’un signe dans Durkheim. Les bombes inquiétaient les passants, les ministres. Les discours de M. Bourgeois étaient alors des cris d’alarme. Ils appelaient un affermissement de la morale bourgeoise, ils disaient :

« À cette heure où nous entendons des criminels et des fous furieux prêcher la révolte contre la société et opposer l’abominable propagande de la haine à la propagande de la paix et de la fraternité, il ne faut pas seulement frapper les crimes commis avec une impitoyable rigueur, il faut savoir en prévenir le retour. Pour cela deux œuvres sont également nécessaires, l’œuvre législative qui incombe à l’État et l’œuvre éducatrice qui incombe à tous les bons citoyens. L’Etat doit sans relâche… entreprendre et réaliser les réformes… que la prudence au besoin suffirait à conseiller, mais que la justice exige d’une grande démocratie comme la nôtre. » (Disc, au IIIe Congrès de la Ligue de l’Enseignement, 1894.)

Il fallait réformer les justifications morales. Durkheim les reprit et donna à la bourgeoisie les armes spirituelles qu’elle exigeait. Après quelques résistances, la philosophie de Durkheim domina.

« Et M. Bouglé, disciple de M. Durkheim, nous explique que « la politique n’a pas été étrangère à ce « revirement ». Les collaborateurs de l’Année Sociologique, dit-il, « comprirent mieux devant l’adversaire « commun, qu’ils suivaient le même idéal ». (Enquête d’Agathon, p. 107.)

Il y avait eu les institutions morales un peu exsangues de la grande époque, celle de Buisson, de Steeg, de Pécaut. Puis les institutions plus nourries du règne de la sociologie. Ces institutions furent consacrées par M. P. Lapie qui les imposa aux Écoles Normales. Dans Décadence de la liberté, M. Daniel Halévy, analysant la puissance de notre corps universitaire, marque bien le rôle de M. Lapie, introducteur de cette sociologie : « vague matière dont la seule chose qu’on sache avec précision, c’est qu’elle est la philosophie du radicalisme et du socialisme officiels. » (p. 101 sq.)

Ainsi les philosophes accomplirent-ils les tâches des Parlements. De leurs chaires, descendirent dans les Facultés, les lycées, les écoles primaires, tous les conformismes civiques et moraux, cet amas de docilité, de paresse et de servilité contre quoi s’élève une nouvelle philosophie. Péguy s’écriait :

« Quand donc nos Français ne demanderont-ils à l’État et n’accepteront-ils de l’État que le gouvernement des valeurs temporelles ?… Quand donc notre État, qui a déjà tant de métiers, qui fabrique des allumettes et qui fabrique des lois… comprendra-t-il que ce n’est pas son affaire que de nous fabriquer de la métaphysique… Nous avons le désétablissement des Églises. Quand aurons-nous le désétablissement de la métaphysique ?… Nous n’avons plus de catéchisme d’État… Faudra-t-il, Pulligny, que ce monde sans Dieu qu’ensemble, nous éditâmes d’un bon accord… faudra-t-il que ce Monde sans Dieu, par un retournement que sans doute vous n’escomptez pas, devienne à son tour un nouveau catéchisme gouvernemental, enseigné par les gendarmes, avec la bienveillante collaboration de Messieurs les Gardiens de la Paix ? »

Ch. Péguy, De la Situation faite au parti Intellectuel, O. C., III, 166.

D’un autre bout de l’horizon, avec de tout autres motifs, de tout autres indignations, des voix révolutionnaires font entendre la même condamnation.


Note R


Je doute qu’il en soit temps encore.

« Je suis un contribuable et non seulement je suis un contribuable, mais je suis un homme qui aime à être protégé par les sergents de ville, qui est obligé d’admettre de subir si vous voulez, l’existence d’une police secrète pour sa sécurité, police qui n’est peut-être pas toujours une chose parfaitement avouable. Je l’admets cependant et par conséquent j’entre tous les jours dans un certain pharisaïsme que vous pouvez reprocher à un homme tel que moi. Mais moi c’est pour une série d’enveloppes extérieures. J’ai l’enveloppe d’un bourgeois, d’un contribuable, d’un professeur, de tout ce que vous voudrez ; mais il reste autre chose. Il y a moi-même, qui fais effort pour me dépouiller de ces enveloppes, et il serait peut-être injuste de conclure comme l’a fait M. Berl de l’enveloppe à l’intérieur. »

L. Brunschvicg, Bulletin de l’Union pour la Vérité, 1929, n° 3.


Tel est le tableau de l’esclavage philosophique. Toutes les libérations intérieures ne changeront rien à cette situation. Le philosophe se croit libre et pense être un homme à l’abri de toutes ces défenses. Il croit que l’être qui pense en lui et sauve les hommes ne sera pas confondu avec l’être qui aime les gardiens de la paix. Mais consentirons-nous au dédoublement qu’il proclame !

Ces puissances sur lesquelles il s’appuie, ces sergents de ville, cette police secrète du philosophe contribuable, du philosophe bourgeois, du philosophe professeur sont celles-là mêmes auxquelles se blessent les hommes. La main droite tendue généreusement à l’humanité ignore la main gauche qui étreint le bras du policier. Toutes les promesses de l’homme enveloppé ne tiendront pas un instant devant cette réalité des enveloppes policières. Cet idéalisme sera balayé.


Note S

de la classe qui les asservit, des intérêts qui les écrasent.

Il faudra examiner pour quelles raisons la Philosophie révolutionnaire marxiste-léniniste peut être encore dite en France, nouvelle. Il y a quelque chance que ces raisons soient celles-là mêmes pour lesquelles il n’y a pas encore ici une littérature prolétarienne et pourquoi le problème vient seulement d’être posé. Une analyse a été esquissée dans le cas de la littérature au Congrès de Kharkov en novembre 1930.[9] Il est clair que le philosophe révolutionnaire peut sortir directement du prolétariat. Il y a eu J. Dietzgen. Mais, pendant un certain temps il n’est pas moins clair que la philosophie révolutionnaire recrutera beaucoup de ses représentants dans les rangs de la bourgeoisie. En face du type Dietzgen, il y a le type Marx, le type Lénine. La détention par la bourgeoisie des moyens matériels, des institutions où se transmet la technique de la culture rend celle situation inévitable. La charte de ces philosophes du prolétariat a été complètement donnée par Marx lui-même. Par Lénine lui-même. Dès le Manifeste Communiste, Marx, analysant les conditions nécessaires de la formation d’une conscience de classe, met l’accent sur certains passages de la bourgeoisie au prolétariat. « Ces bourgeois déclassés fournissent eux aussi une foule de moyens éducatifs au prolétariat. Enfin, toutes les fois que la lutte des classes approche d’un moment décisif, le processus de décomposition de la classe dominante, de toute la société ancienne affecte une violence et une brutalité telles qu’un petit groupe de la classe dirigeante se détache de cette classe et se joint à la classe révolutionnaire à laquelle l’avenir appartient. Comme autrefois une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, ainsi de nos jours, une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat ; et c’est le cas notamment pour un certain nombre d’idéologues bourgeois qui se sont élevés jusqu’à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique. » (Manifeste Communiste, Par. 25.) Il est clair que la limite vers laquelle doit tendre le philosophe qui embrasse le parti du prolétariat est justement la fonction qui est celle des partis communistes. « Dans la théorie, ils ont sur la masse prolétarienne l’avantage que donne l’intelligence des conditions, de la marche et des résultats généraux du mouvement prolétarien. » (Ibid., 34). Marx a décrit en détail le mouvement de ces idéologues dans sa psychologie de l’intellectuel (Lettres à Ruge, 1844). Les tâches imposées à la philosophie révolutionnaire sont précisées par Lénine qui les lie à la critique du développement spontané du mouvement ouvrier : « L’affirmation des économistes que les efforts des idéologues même les plus inspirés sont impuissants à distraire le mouvement ouvrier du chemin déterminé par l’interaction des forces matérielles et des moyens de production matériels équivaut à une renonciation au socialisme. Celle-ci (une conscience socialiste) ne peut leur être inculquée que du dehors… La science du socialisme est née de théories philosophiques, historiques, économiques, qui étaient formulées par les représentants des classes possédantes. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les ouvriers n’aient pas participé à l’élaboration de ces théories. Mais ils y ont participé non comme ouvriers, mais comme théoriciens socialistes… Ils n’y ont participé qu’après avoir réussi et dans la mesure où ils ont réussi à s’assimiler plus ou moins la science de leur époque et à la faire avancer… Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire possible… En quoi consiste le rôle de la social-démocratie, si ce n’est d’être un « esprit » qui ne plane pas seulement au-dessus du mouvement spontané, mais cherche à élever ce mouvement à la hauteur de son programme ? Son rôle n’est pas certainement de se traîner à la remorque du mouvement… » (Que faire ?) Cette tâche, proposée à la philosophie de la révolution, exige des idéologues qui apportent à la lutte prolétarienne les armes intellectuelles que la bourgeoisie leur confia pour qu’ils la servissent ; elle exige d’eux une identification totale sur tous les plans avec les actions que le prolétariat poursuit, avec les révoltes nées de sa situation de classe. Elle exige d’eux une honnêteté révolutionnaire toujours mise en péril par les souillures qui demeurent attachées à leur peau longtemps après leur passage au parti du prolétariat. Sur tous les points de leur activité et de leur pensée, ils doivent inverser les coutumes où ils furent élevés, tuer en eux l’orgueil et la suffisance qui sont les marques du clerc bourgeois. Ils doivent apporter toutes les ressources techniques de l’intellectuel et perdre tous les travers de l’intellectuel. Ce n’est pas assez de se rallier au prolétariat dans un élan sentimental qu’un autre mouvement du sentiment peut un jour détruire. Ce n’est pas assez d’éprouver la « révolution de la honte », de ne plus vouloir être complices : ces démarches ne sont que leurs premiers pas. Il leur reste à faire leurs preuves. Ils ne se regarderont plus que comme des spécialistes au service du prolétariat, longtemps, nécessairement suspects. Ils doivent éviter des entreprises intellectuelles excessivement ambitieuses, ne pas croire que le ralliement au prolétariat leur ouvre la voie vers un grand romantisme philosophique. Le travail qui sera leur travail est toujours difficile, parfois ennuyeux. Engels disait : « Chaque mot qu’on perd sur les hommes, chaque ligne qu’on doit écrire ou lire contre la théologie et l’abstraction ou contre le matérialisme vulgaire me fâche. C’est quand même tout autre chose quand, au lieu de toutes ces chimères — car l’homme non encore réalisé reste lui-même une chimère jusqu’à sa réalisation — on s’occupe de choses réelles et vivantes, de développements historiques. Au moins cela est ce qu’il y a de meilleur aussi longtemps que nous en serons réduits au seul usage de la plume et que nos pensées ne pourront pas être immédiatement réalisées par les mains, ou s’il le faut, par les poings. » (À Marx, 19 novembre 1844.)

Les philosophes révolutionnaires recevront plus du prolétariat qu’ils ne lui donneront. Un homme n’embrasse le parti d’une classe que pour des intérêts fort précis : dans l’esprit d’un intellectuel, les destinées mêmes de l’intelligence peuvent offrir un intérêt singulièrement puissant. La situation de la philosophie bourgeoise rend impossible la satisfaction réelle de cet intérêt spécial. L’épuisement de la culture bourgeoise, les impasses où la science est acculée, le dépérissement de la philosophie, la barbarie enfin où cette culture s’abîme contraignent un certain nombre d’intellectuels à se diriger vers un avenir où sera possible un nouveau bond en avant. Un homme comme Auguste Comte s’avisait déjà des ressources que le prolétariat pouvait offrir au développement de la philosophie. Dans le Discours sur l’ensemble du Positivisme, on lit : « Le positivisme ne peut obtenir de profondes adhésions collectives qu’au sein des classes qui, étrangères à toute vicieuse instruction de mots ou d’entités, et naturellement animées d’une active sociabilité, constituent désormais les meilleurs appuis du bons sens et de la morale. En un mot, nos prolétaires sont seuls susceptibles de devenir les auxiliaires décisifs de nouveaux philosophes. L’impulsion génératrice dépend surtout d’une intime alliance entre ces deux éléments extrêmes de l’ordre final. Malgré leur diversité naturelle, toutefois bien plus apparente que réelle, ils comportent, au fond, beaucoup d’affinité intellectuelle et morale. Les deux genres d’esprit présenteront de plus en plus le même instinct de la réalité, une semblable prédilection pour l’utile, et une égale tendance à subordonner les pensées de détail aux vues d’ensemble. De part et d’autre se développeront aussi les généreuses habitudes d’une sage imprévoyance naturelle et un pareil dédain des grandeurs temporelles : du moins quand les vrais philosophes auront formé, par le commerce des dignes prolétaires, leur caractère définitif. » Le mot final, l’expression de cet intérêt propre au philosophe que satisfait le ralliement au prolétariat trouvent leur achèvement dans le texte admirable qu’est la Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, de Marx. « La théorie n’est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des besoins de ce peuple. Les besoins théoriques seront-ils des besoins directement pratiques ? Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée… De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles… L’émancipation de l’Allemand c’est l’émancipation de l’homme. La philosophie est la tête de cette émancipation. Le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat et le prolétariat ne peut être réalisé sans la réalisation de la philosophie. »

  1. 6e et 7e thèses sur Feuerbach.
  2. Ibid.
  3. Kants Rechtslehre, Tissot, tr. fr., pp. 170, sqq.
  4. Le Droit ouvrier.
  5. F. BUISSON, La Religion, la Morale, pp. 59 et suiv.
  6. L’Éducation publique et la vie nationale, p. 177.
  7. Remarques sur l’irréligion contemporaine, février 1931, Nouvelle Revue des Jeunes, 15 février 1931.
  8. Lettres au P. de Tonquédec, les Études, 20 février 1912.
  9. La Littérature de la Révolution Mondiale. Moscou, numéro spécial 1931.