Les Chinois peints par eux-mêmes/La langue écrite

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Calmann Levy (p. 68-79).


LA LANGUE ÉCRITE


L’origine des langues est un mystère pour tous les savants. Lorsqu’on examine une langue, c’est-à-dire cet ensemble de sons se groupant d’une manière méthodique et exprimant tous les tours si délicats de la pensée, on se demande avec stupéfaction qui a pu créer une telle merveille ; et lorsque, parcourant les divers pays du globe, on entend parler tant de langues diverses, incompréhensibles les unes aux autres, on est bien obligé de reconnaître qu’il y a eu des auteurs de langues, puisqu’elles diffèrent avec les peuples.

Comme il est constant que ces créations remontent à une très haute antiquité, il faut en conclure qu’il y a eu une époque de splendeur dans les premiers temps du monde et que l’intelligence de l’homme a été capable d’imaginer et de composer les langues dans les diverses tribus formant alors la société humaine.

C’est là, je pense, la déduction qu’il est permis de faire.

Nos auteurs ne s’expliquent pas à ce sujet d’une manière plus claire que les lettrés de l’Occident, quoique les monuments écrits de notre littérature soient de deux mille ans plus anciens que les poèmes d’Homère. Ils fournissent cependant quelques renseignements sur les transformations subies par la langue écrite, renseignements qui seront sans doute lus avec intérêt par tous ceux qui se plaisent aux choses de l’antiquité.

L’histoire mentionne que, pendant toute la période de temps qui s’écoule entre la création du monde et l’an 3000 avant l’ère chrétienne, la Chine ne connaissait pas la langue écrite.

La coutume consistait à faire des nœuds de cordes pour rappeler le souvenir d’un fait.

Cet usage semble s’être conservé dans les mœurs pour fixer une action que l’on tient à ne pas oublier : c’est le nœud du mouchoir.

Cette absence de langue écrite, constatée ainsi officiellement, a un certain intérêt. Ce fait caractérise un état d’ignorance ou un état de tranquillité parfaite. Il existe encore dans notre extrême Orient certaines tribus qui ont été assez complètement séparées du reste du monde pour ne parler qu’une langue de tradition, pure de toute corruption, et qui ne connaissent pas le moyen de l’écrire. Il y a quelques raisons de croire que ces tribus ont dû conserver intactes les racines des mots composant leurs langues et qu’un érudit trouverait dans l’étude de ces idiomes plus d’un rapprochement à faire avec les langues célèbres de l’Orient.

C’est après l’an 3000 qu’un empereur du nom de Tchang-Ki imagina les lettres, appelées Tsiang, qu’il forma d’après les constellations des étoiles. Ces caractères ne portaient pas le nom de lettres mais de figures. Ils sont de dix siècles plus anciens que les caractères inventés par les Égyptiens.

Ces figures représentaient les objets eux-mêmes ; c’était donc un système d’écriture très primitif, il est vrai ; mais l’idée révélée de l’existence possible d’une langue écrite, et les efforts des âges futurs produiront des procédés plus parfaits qui fixeront définitivement la langue et deviendront les compagnons inséparables.de la pensée.

A travers les siècles nous pouvons suivre ces progrès : car l’histoire en a conservé la trace.

Nous n’avons d’abord que des figures grossières représentant les objets. Plus tard ces traits sont modifiés et constituent les lettres appelées Li qui sont encore, des caractères figurant les objets, mais en lignes courbes. Ce sont les caractères qui ont servi à composer les livres sacrés de Confucius et de Lao-tze.

Les transformations qui suivirent ces premiers essais ne sont plus du même ordre. C’est le principe qui change, et l’on invente des caractères appelés tze (mots) écrits d’après la prononciation de l’objet. C’est l’écriture des sons.

Plus tard encore, sous le règne de l’empereur Tsang-Ouang,de la dynastie de Tcheou (788 avant J.-C), un académicien nommé Su-Lin introduisit le principe naturel des objets dans l’écriture. Ces lettres s’appellent Ta-Tchiang. Elles ont été conservées dans les livres sacrés Y-King, les seuls qui aient échappé aux flammes lors de l’incendie des livres ordonné par l’empereur Tsin-Su-Hoang.

Ces lettres Ta-Tchiang ont servi pour l’enseignement public jusqu’à l’époque où s’opéra la nouvelle transformation sous le règne de Tsing (246 avant J.-C). Cette transformation ne porta que sur les traits qui devinrent plus droits et en relief. Ces caractères s’appellent les baguettes de Jade et sont encore utilisés aujourd’hui dans les sceaux officiels. Les inscriptions placées sur les édifices et celles qui figurent sur les vases de grand prix appartiennent aussi à cette écriture.

Un siècle plus tard un nouveau progrès est accompli : il est obtenu par la combinaison de toutes les lettres anciennes. Les caractères ainsi formés sont plus réguliers dans les lignes et notre écriture actuelle n’en diffère pas beaucoup.

Toutes ces transformations successives montrent avec quel art sont composés nos caractères où tant de principes divers ont été appliqués. Ils se perfectionnent lentement, d’âge en âge, et chaque siècle leur donne une nouvelle physionomie, plus en rapport avec les progrès de l’intelligence. C’est comme un diamant d’abord à l’état brut, rugueux et sombre d’éclat ; mais qui, peu à peu, est usé, limé, jusqu’à découvrir les facettes de son cristal limpide et profond.

Cependant notre écriture n’est pas encore fixée. Au commencement du premier siècle, un sous-préfet, nommé Tcheng-Miao, est jeté en prison. Il adresse à l’empereur une demande en grâce et compose ses caractères en prenant pour base l’écriture Li. Trois mille mots se trouvaient dans cette demande, et leur mode de formation étant plus simple et plus facile que le mode jusqu’alors adopté, l’empereur, faisant droit à la requête, ordonna en même temps l’introduction du système Li dans l’écriture publique. C’est sous la dynastie des Han que fut opérée la dernière transformation importante de la langue écrite. Un conseiller de l’empereur voulant donner à son souverain des informations rapides sur les diverses requêtes qui lui étaient adressées, imagina une écriture demi-cursive, ayant toujours pour base le système Li, et c’est cette écriture qui, cinq siècles plus tard, devait, en se transformant en cursive, constituer la langue écrite définitive de la Chine. Cette écriture économise un temps considérable perdu dans les précédents systèmes, soit pour dessiner les figures, soit pour tracer les lignes dont se composait un mot.

On voit par ces développements combien notre langue peut être rendue difficile si l’on se propose de connaître les divers systèmes d’écriture qui composent nos monuments littéraires et nos livres sacrés. L’écriture actuellement adoptée, la cursive, est faite de telle sorte qu’on peut écrire un mot en un trait de pinceau sans aucune interruption. Tous les traits sont liés. C’est un progrès incontestable très commode pour les divers usages de la vie ; mais les lettres officielles, les compositions d’examen, les rapports au souverain, doivent être écrits en écriture nette, avec un grand soin, et c’est un travail assez difficile. Nous avons des modèles qui varient selon les méthodes, et leur étude forme une des occupations les plus importantes de notre éducation.

On sait sans doute comment s’écrivent les lettres puisque l’usage de l’encre de Chine n’est pas inconnu en Europe. Il ne sera peut-être pas inutile de savoir qu’il ne suffit pas de délayer de l’encre et de prendre un pinceau. Il faut savoir aussi délayer l’encre à un degré déterminé et tenir le pinceau dans une position perpendiculaire au plan de la table sur laquelle on écrit.

Je terminerai ces notes en apprenant à mes lecteurs d’Occident une leçon célèbre sur les divers moyens d’écrire avec le pinceau.

Il y a huit moyens d’écrire avec le pinceau : 1° La figure d’une lettre doit être vivante et les traits doivent être plus ou moins en relief selon les liaisons de la lettre ; 2° les parties qui composent une lettre doivent être droites, énergiques, proportionnées ; le commencement et la fin doivent se faire remarquer par des traits distincts ; 3° les traits qui ne sont pas renfermés dans le même mot doivent être naturels, comme des nageoires de poisson ou des ailes d’oiseau ; 4° les pieds d’une lettre doivent être proportionnels à la grandeur de la lettre, et placés soit vers le haut, soit vers le bas, à droite ou à gauche ; 5° un mot, qu’il soit de forme carrée ou ronde doit être composé de lignes très droites dans les lignes droites et de lignes rondes dans les courbes ; 6° les lignes de jonction doivent être d’une courbe progressive sans bosses ; 7° l’arrêt d’une ligne droite ne doit pas être pointu comme le pinceau lui-même, mais très énergique ; 8° avant d’arriver à la courbure d’un trait, il faut penser à diminuer ou à fortifier déjà le trait.

Qu’on remarque toutes les expressions que contient cette leçon et peut-être pourront-elles mieux que nos développements faire comprendre la valeur d’un caractère, sorte de miniature où l’idée est peinte comme en un tableau. Ces traits qui se croisent en tous sens, ces nuances du pinceau, ces pleins et ces déliés, toutes ces lignes droites, courbes, expriment et représentent les tours multiples de la pensée avec tout le fini d’une œuvre artistique.

Il y a dans cette méthode d’écriture appliquée aux langues un avantage qu’on ne peut constater en Occident que pour les langues parlées. Aux yeux des Européens la beauté d’une langue réside dans le son et il n’est pas rare d’entendre vanter l’harmonie d’un mot ou même d’une phrase. Mais ces manières d’être des mots ne se représentent pas par l’écriture. Les mots sont muets et n’ont que des relations orthographiques. L’énergie ou la douceur des lettres ne modifiera en rien le sens d’un mot ; il aura toujours la même valeur, et s’il en change jamais, ce sera par un artifice de style dont il n’est pas permis d’abuser sans lasser l’attention. Et cependant l’esprit n’est-il pas le monde des nuances et des délicatesses abstraites, et la culture de l’intelligence ne tend-elle pas toujours à augmenter la sensibilité de cette faculté ? Comment pouvoir répondre à cette vocation naturelle si l’on n’a à sa disposition que des mots à sens fixe ?

Et si un auteur parvient, à force d’habileté et de bonheur, à trouver un tour particulier qui satisfera l’esprit, il emporte avec lui son secret, et quiconque voudra s’en servir ne sera qu’un plagiaire. Nous, nous ne perdons pas ainsi nos trésors : nous les conservons : ils vivent dans nos caractères et, une fois créés, ils font leur tour de Chine comme une expression de Voltaire fait le tour du monde, avec cette différence que l’un est devenu un mot nouveau, et que l’autre ne sera jamais qu’une citation.

J’espère par ces comparaisons m’être fait comprendre ; non pas que je cherche à vanter les avantages de l’un des systèmes aux dépens de l’autre, mais je trouve que les langues de l’Occident n’ont pas toutes les ressources qui doivent satisfaire ou passionner un écrivain.

J’ai fait cette observation que l’orateur était infiniment au-dessus de l’écrivain : pourquoi ? parce que la vie est dans le son. Eh bien ! c’est cette vie qui réside dans nos caractères : ils ont non seulement un corps, mais une âme qui peut leur donner la chaleur et le mouvement.