Les Chinois peints par eux-mêmes/La poésie classique

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Calmann Levy (p. 240-261).


LA POÉSIE CLASSIQUE


C'est sous la dynastie des Thang (618 à 907) que la poésie a atteint, en Chine, les plus hauts sommets de l'inspiration. Cette grande époque a pour nous la même splendeur que celle qui rayonne en Occident sur les siècles d'Auguste et de Louis XIV : ses monuments sont immortels.

J'ai réuni quelques pièces appartenant à cette période poétique et je les présente à mes lecteurs lettrés avec toutes les restrictions qu'un traducteur a toujours le droit de faire.

En poésie surtout il ne suffit pas de donner la pensée ou le sujet de la composition. Il reste le mot lui-même, la place qu’il occupe, la force ou le mouvement qu’il donne à une pensée, puis l’harmonie du vers et de la stance. Ce sont des physionomies qu’on ne peut traduire.

En outre il y a une telle différence entre notre langue et celles de l’Occident ! Les tours de la pensée sont si complètement étrangers les uns aux autres ! Il faut donc une grande bonne volonté pour traduire des poésies chinoises et je ne l’ai fait que pour répondre à un désir qui m’a été fréquemment exprimé et pour donner une idée de nos œuvres poétiques. Ma tâche s’est trouvée, fort heureusement pour moi aussi, simplifiée — et fort heureusement aussi pour mon lecteur — par quelques traductions que j’ai choisies dans le savant recueil du marquis d’Hervey de Saint-Denys, membre de l’Institut. J’ai eu soin de marquer d’une astérisque les fragments qui figurent dans ce travail ; le lecteur, du reste, n’aura pas de peine à distinguer l’élégante traduction du marquis d’Hervey de mon humble travail qui n’est qu’un mot-à-mot à peine orné.

Les premiers âges de la période des Thang ont subi l’influence de la religion, et les premiers poètes ont des aspirations appartenant plutôt à la philosophie religieuse qu’à la poésie sentimentale. Je cite seulement quelques passages pour marquer cette première époque.


RECUEILLEMENT*


Le religieux et moi nous nous sommes unis
Dans une même pensée.
Nous avions épuisé ce que la parole peut rendre,
Nous demeurions silencieux.
Je regardais les fleurs, immobiles comme nous ;
J’écoutais les oiseaux suspendus dans l’espace
Et je comprenais la grande vérité.


Voici une autre pièce du même genre :


LA CELLULE*


La lumière pure d’une belle matinée
Pénètre déjà dans le vieux couvent.
Déjà la cime éclairée des grands arbres
Annonce le retour du soleil :
C’est par de mystérieux sentiers
Qu’on arrive à ce lieu solitaire,
Où s’abrite la cellule du prêtre
Au milieu de la verdure et des fleurs !


Comme on le voit, ces fragments sont plutôt des thèmes devant servir d’inspiration à un poète. On remarquera la profondeur de la pensée qui inspire la première de ces deux petites pièces ; elle est d’un spiritualisme très pur, et c’est en quelques mots présenter la solution des questions les plus élevées de la philosophie religieuse.

Cette période de poésie religieuse ne fut pas de longue durée. Elle s’éteignit en même temps que l’influence du bouddhisme, et la poésie se retrempa dans le scepticisme où les pensées de doute et de découragement vinrent de nouveau l’inspirer.


 * Je tombe dans une rêverie profonde :
Combien de temps durent la jeunesse et l’âge mûr ?
Et contre la vieillesse que pouvons-nous ?


Ces vers sont du plus grand poète de la Chine, Tou-Fou, surnommé le dieu de la poésie. Je citerai quelques-unes de ses œuvres. Elles sont généralement empreintes de pensées mélancoliques. Il compare, dans ses vers, l’avenir à une mer sans horizon. La vue des ruines d’un vieux palais excite sa tristesse :


 * Je me sens ému d’une tristesse profonde,
Je m’assieds sur l’herbe épaisse.
Je commence un chant où ma douleur s’épanche,
Les larmes me gagnent et coulent en abondance...
Hélas ! dans ce chemin de la vie
Que chacun parcourt à son tour,
Qui donc pourrait marcher longtemps ?


Le poète Li-taï-pé qui appartient à la même période est plus philosophe ; il se console des misères de la vie :


 * Écoutez là-bas, sous les rayons de la lune,
Le singe accroupi qui pleure
Tout seul sur un tombeau !
Et maintenant remplissez mon verre :
Il est temps de le vider d’un seul trait !


Le même poète nous montre dans la pièce qui suit que déjà de son temps, c’est-à-dire au VIIe siècle, le soldat avait le beau rôle.


 * En toute sa vie il n’ouvre pas un seul livre,
Et il sait courir à la chasse ;
Il est adroit, fort et hardi,
Quand il galope, il n’a plus d’ombre
Quel air superbe et dédaigneux !
. . . . . . . . . . . . . . .

Combien nos lettrés diffèrent
De ces promeneurs intrépides

Eux qui blanchissent sur les livres
Derrière un rideau tiré,
Et, en vérité, pour quoi faire ?


Parmi les poètes élégiaques brille d’un vif éclat Tsom-Ming-Tong ; sa muse, semblable à celle de Li-taï-pé, fait des réflexions désolantes, puis célèbre le vin et les fleurs, par résignation, sans doute.


 * Il n’y a qu’un printemps dans chaque année !
Et pendant cent années
Combien voit-on d’hommes de cent ans ?
Combien de fois pouvons-nous nous enivrer
Au milieu des fleurs ?
Ce vin coûterait cher
Qu’il n’en faudrait pas regretter le prix !


La nature a aussi ses chantres et les descriptions poétiques des vallées et des montagnes ne manquent pas.


Le soleil a franchi, pour se coucher,
La chaîne des hautes montagnes.
Bientôt toutes les vallées se sont perdues
Dans les ombres du soir.
La lune surgit au milieu des pins.
Amenant la fraîcheur,
Le vent qui souffle et les ruisseaux qui coulent
Remplissent mes oreilles de sons enchanteurs.

Ailleurs nous lisons des poésies où les joies de l’amitié sont placées en contraste avec les douleurs de la séparation.


Ne pensons qu’à accorder nos luths,
Le temps que nous sommes réunis
Dans cette heureuse demeure !
Je ne veux songer aux routes qui m’attendent
Qu’à l’heure où il faudra nous séparer,
Quand la lune brillante aura disparu
Derrière les grands arbres !


L’exil est pour le peuple chinois une cruelle douleur. Les poètes disgraciés, victimes des révolutions de palais, en ont dépeint toutes les tristesses dans d’admirables poésies.


Devant mes yeux passent toujours
De nouveaux peuples et des rivières.
Mais hélas ! mon pauvre village
Ne se montre pas !
Tandis que le grand fleuve Kiang
Pousse vers l’Orient des flots rapides,
Les jours de l’exilé s’allongent
Et semblent ne pas s’écouler.


Ce fragment est de Tou-Fou qui mourut disgracié et qui a exhalé ses souffrances dans des poésies d’un grand charme. Il les représente sous une forme allégorique. On retrouvera dans la pièce suivante la douleur du poète.


L’ABANDONNÉE


Une femme resplendissante de beauté,
Issue d’une noble origine,
S’est retirée dans la solitude d’une montagne
Où elle vit, abandonnée, au milieu des herbes,
Ses seules compagnes.
Un jour, disait-elle, une révolution
Éclata aux frontières de l’empire,
Mes frères ont été tués !
Hélas ! à quoi sert-il d’être élevé aux honneurs !
On n’a même pas pu recueillir leurs ossements.
Toute chose a une fin ! Les exploits d’un héros sont semblables
A l’éclat d’une flamme
Qu’un souffle peut éteindre.
Mon mari, l’infidèle ! m’a abandonnée.
Et sa nouvelle femme est jolie comme le jade.
Il n’a de regards que pour le sourire de cette femme,
Il est insensible à mes soupirs !
Ainsi le limpide cristal d’une source
Sort obscurci des flancs de la montagne.
La servante a vendu mes perles
Et revient couvrir de paille
Le toit de ma chaumière...
Je cueille des fleurs, mais je n’en parerai pas
Mes sombres cheveux.
Moi-même de mes deux mains
Je ramasse le bois mort,
Et pour résister au froid,
Je n’ai que mes manches transparentes ;

Cependant je m’appuie contre les bambous
Et j’attends,
Mes tristes yeux fixés sur le soleil couchant !


EN VOYAGE


Aux rives parsemées de petites herbes
Sur lesquelles souffle la brise,
Mon navire solitaire flotte.
Dans la nuit, sa grande mâture, seule,
Projette son ombre.
Le firmament étoile développe
Un univers immense ;
La lune se brise en mille parcelles
Qui scintillent et coulent avec les vagues.
Je songe que la renommée
Ne se fonde pas sur le talent seul...
La vieillesse peut causer la disgrâce,
El aujourd’hui, errant dans l’univers.
Je ressemble à un cygne sur les eaux.


RETOUR ET ADIEU


Les étoiles du soir et du matin
Ne se rencontrent pas.
Ainsi, dit-on, en est-il des hommes.
Quelle est donc cette soirée
Qui nous réunit tous les deux
A la lumière des lampes ?
Combien de temps a duré le temps de la jeunesse .’
Nos cheveux ont déjà blanchi.
Nos anciens amis dont nous demandons
Des nouvelles sont tous morts, hélas !
Qui pouvait prévoir, il y a vingt ans,
Que je serais revenu dans ta demeure ?

Je t’ai quitté non marié...
Et tes enfants sont nombreux.
Les voilà qui tous, d’un air joyeux,
Accourent et m’appellent leur oncle,
Et me demandent d’où je viens !
Pendant ma causerie avec les tiens
Le festin est déjà préparé ;
Tu es allé couper toi-même les légumes
Pendant la pluie de la nuit,
Et tu m’as préparé le riz de la nouvelle récolte.
Puisque la rencontre est si difficile,
Tu m’as dit qu’il fallait vider dix tasses...
Mais ce n’est pas pour m’enivrer,
Mais pour me faire éprouver
L’ardeur de ton ancienne amitié.
Hélas ! nous serons séparés de nouveau, demain,
Par une multitude de montagnes,
Et le monde deviendra immense !


Ces petits poèmes n’ont pas les coups d’aile ambitieux de la poésie lyrique, mais ils en ont conservé une certaine forme de simplicité qu’on ne trouve que dans les œuvres de l’antiquité. Notre poétique n’a pas seulement que de petites pièces dans son répertoire : elle possède de nombreux poèmes où l’intérêt de l’action s’unit à l’éclat du style et à la richesse des couleurs. J’en veux donner comme exemple une pièce du poète Pé-Ku-Hi. Son titre est : l’Amour.


L’AMOUR


L’empereur Ming-Noang désirait posséder
La beauté la plus parfaite de son empire.
Mais, durant plusieurs années,
Ses recherches étaient restées infructueuses.
Cependant, dans la famille de Yong, existait
Une jeune fille, déjà nubile, resplendissante de beauté.
Mais elle restait chez ses parents et n’était pas connue.
La beauté créée par la nature
Ne peut pas rester ignorée :
Elle fut choisie et conduite à l’empereur.
Mille grâces naissaient de son sourire :
A la cour, la beauté la plus vantée pâlissait auprès de la sienne.
Lorsque, à la fraîcheur du printemps,
Elle se baignait dans l’étang de Hoa-Tscing
On eût dit que son corps était diaphane,
Et quand elle sortait de l’eau tiède,
Elle semblait s’élever, comme un être idéal, sans pesanteur.
Elle était accablée de la faveur du souverain ;
Ses cheveux flottaient comme des nuages ;
Son visage avait l’éclat des fleurs ;
Sa démarche était ailée.
Auprès d’elle les heures s’écoulaient trop vite.
Partout où l’empereur allait, même en voyage.
Elle l’accompagnait : tout était pour elle.
L’empereur lui a fait bâtir une maison d’or
Et des pavillons de jade ;
Ses frères, ses sœurs ont été anoblis,
Sa famille élevée aux honneurs.
De la tour la plus haute du pavillon
On entendait l’harmonie de sa joyeuse musique
Et la danse et les chants

Charmaient tous les instants de l’empereur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout à coup, les tambours battent :
Une révolte a éclaté qui interrompt ces plaisirs :
La poussière s’élève au loin, au-delà des villes ;
Les chariots et les chevaux se précipitent vers le Sud-Est.
L’équipage impérial a parcouru déjà
Plus d’une centaine de lieues ;
Il est arrêté[1] : tous refusent de continuer la marche.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’empereur doit se résigner à la mort de sa favorite.
Tous ses bijoux sont éparpillés sur la terre ;
Le souverain, les deux mains sur son visage,
Fleurait dés larmes de sang,
En assistant à cette triste scène,
Sans pouvoir sauver celle qu’il aimait.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Au milieu de la poussière jaune
Que soulève un vent violent,
On arrive enfin, par des chemins détournés et escarpés,
A gagner une halte.
Au pied de la montagne, les voyageurs sont rares :
Les drapeaux ne brillent plus sous le soleil pâle ;
L’eau bleue du fleuve, la verdure des champs,
Augmentent encore la tristesse de l’empereur ;
Son cœur se brise, à la douce clarté de la lune ;
Il s’agite convulsivement.
Enfin l’empereur rentre dans sa capitale ;
En passant près de la tombe
Où repose sa bien-aimée
Et ne voyant plus cette figure si chère à son cœur,

Il s’arrête immobile.
Et le souverain et les serviteurs
Se regardaient, les yeux pleins de larmes !
Au palais, la vue des souvenirs,
Qui n’ont pas subi de changement,
Excite de nouveaux soupirs :
Les pivoines, qui rappellent la fraîcheur de son teint,
Et les saules, ses sourcils,
Font couler les larmes ;
Les feuilles jaunies jonchent les allées du jardin .
Tous les musiciens paraissent blanchis ;
Les serviteurs ont vieilli.
Le soir, les vers luisants voltigent
Autour de cette désolation ;
Et les lampes finissent de brûler
Sans que l’empereur ait pu s’endormir.
Que les soirées sont longues !
Il compte les veilles, jusqu’à ce que les étoiles pâlissent.
La gelée couvre les toits de givre,
Son lit lui semble froid comme la pierre,
Hélas ! la séparation date depuis des années.
Et jamais l’âme de la favorite
N’est revenue dans son rêve !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Un prêtre de Ling-Kung
Ayant le pouvoir de communiquer avec les esprits,
A appris que l’empereur est agité par des pensées
D’amour : il s’offre pour rechercher
L’esprit de la favorite.
Il traverse l’espace ; il marche, comme les éclairs,
Sur les nuages ;
il monte au ciel ; il pénètre dans les entrailles de la terre ;
Il ne trouve nulle part dans l’immensité l’esprit de la favorite.
Tout d’un coup il apprend qu’il existe sur la mer,
Une montagne idéale habitée par les immortelles.

Dans ces pavillons transparents,
Élevés au milieu des nuages,
Se trouvent des femmes d’une grande beauté.
Parmi elles, une porte le nom de la favorite,
Son visage a le même éclat ;
Son corps est de neige comme le sien.
Il s’y rend aussitôt et frappe à la porte de jade,
A l’ouest de la maison d’or,
Et se fait connaître………..
Lorsque la favorite apprend, dans son sommeil,
Que l’ambassadeur de l’empereur
La fait demander,
Elle ne fait qu’un bond de son lit de déesse,
Elle remet à la hâte ses vêtements
Et s’avance à travers les rideaux de perles
Qui s’ouvrent sur son passage.
Ses cheveux flottent comme des nuages ;
Elle a l’air encore endormi ;
La brise légère ondule ses larges manches
Qui se rappellent encore les danses joyeuses d’autrefois.
Les larmes coulaient sur son charmant visage attristé ;
Elle ressemblait à la fleur de neige
Fraîchement arrosée par la pluie.
D’un air affectueux, les yeux fixés sur le messager,
Elle demande des nouvelles de l’empereur,
Et le remercie d’avoir encore pensé à elle.
Elle dit que depuis la séparation
Tout lui a paru infini.
Les faveurs et l’amour étaient bien finis,
Elle se plaisait dans l’éternité de son séjour.
Quelquefois elle se baisse
Pour regarder vers la capitale ;
Mais elle n’a vu que la poussière et le brouillard.
Alors elle donne au messager,
Pour les remettre à l'empereur,

En témoignage de son amour,
Une épingle et un bracelet en or :
Si le cœur de l’empereur mortel, dit-elle,
Est aussi pur que cet or,
Nous pourrons encore nous réunir,
Sans qu’il y ait de frontières entre le ciel et la terre.
Au moment de l’adieu,
Elle confie à l’ambassadeur un vœu secret
Qu’elle lui recommande de rappeler à l’empereur :
Qu’il se souvienne,
Que le septième jour de la septième lune,
Au milieu de la nuit, pendant le silence,
Ils avaient fait le vœu
D’être transformés au ciel
En oiseaux volant toujours ensemble,
Et sur terre en deux branches entrelacées
D’un même arbre.
Et qu’ils avaient dit :
« L’éternité aura peut-être une fin,
Mais notre amour n’en aura pas. »


Cette poésie est une de nos plus belles.

Les lettrés sauront dégager de la légende le sentiment délicat et profond qui l’inspire. Ils reconnaîtront dans cet amour la même passion qui a fait battre le cœur de toutes les héroïnes de l’amour. L’empereur et sa favorite ont aimé, comme s’aimèrent Roméo et Juliette, Faust et Marguerite, et méritent d’entrer dans le Paradis de Dante, dans la grande lumière de l’immortalité.

Je trouve dans les poésies de Li-taï-Pé quelques pièces d’un caractère simple que je puis encore citer :


LA NUIT CHEZ UN AMI


Je suis descendu, le soir,
Du haut d'une montagne couverte de verdure.
La lune m’a accompagné pendant le chemin,
Et lorsque je me suis retourné,
Pour contempler la route parcourue.
Je n’ai vu qu’une plaine de verdure touffue.
Tu m’as pris par la main ;
Tu m’as conduit jusqu’à ta demeure champêtre.
Tes enfants sont venus nous ouvrir.
Après avoir traversé un sentier de bambous
Où les plantes grimpantes accrochaient çà et là
Mon habit de voyage.
Oh ! la charmante hospitalité !
Quel délicieux vin nous buvons !
Nous chantons avec force,
En harmonie avec le vent
Qui agite les grands arbres,
Semblable au bruit lointain des cascades,
Et quand nos chants sont terminés,
Nous nous apercevons que les étoiles
Commencent à pâlir :
Alors nous succombons tous les deux au sommeil,
Et nous avons oublié l’Univers !


Du même poète je cite la petite pièce suivante comme un genre qui a reçu de nombreuses imitations. Elle exprime les pensées d’une femme dont le mari est absent. C’est un trait de plume qui a pour titre :


LE PRINTEMPS


Les herbes sont vertes et fines
Comme des fils de soie.
Le mûrier ouvre toutes ses feuilles verdoyantes.
C’est le moment où tu dois songer à revenir,
Et mon cœur se consume de tristesse,
Mais le Zéphyr que je ne connais pas,
Pourquoi donc est-il entré chez moi ?


Voici un autre exemple des pièces de ce genre :


La lumière au-dessus des montagnes
S’obscurcit, par degrés, à l’ouest :
Et la lune monte, à l’Est, doucement.
Je dénoue mes cheveux :
J’ouvre toutes grandes mes fenêtres
Pour respirer le frais de la nuit.
La brise caressante m’apporte un doux parfum
Des nénuphars ;
Et des feuilles de bambous j’entends tomber
La rosée, goutte à goutte.
Je voulais prendre mon instrument
Pour en jouer, mais hélas !
Personne ne peut m’entendre ni me comprendre.
Ce qui fait que vous êtes
L’objet de mes pensées et de mes rêves
Jour et nuit !

Les descriptions ont aussi excité le goût des poètes ; mais dans ce genre il faut être parfait pour ne pas créer l’ennui ou la monotonie. Il existe bien des pièces originales qui mériteraient d’être connues : je n’en citerai qu’une seule dont on chercherait vainement, je crois, une semblable dans les poésies de l’Occident. Je la cite comme un des chefs-d’œuvre de ce genre.


LA GUITARE


Aux bords du fleuve Tcheng-Yang,
Pendant la nuit, je reconduisais un ami.
Les arbres et les roseaux,
Agités par le vent d’automne,
Murmurent tristement.
J’étais descendu de cheval et j’accompagnai
Mon ami sur son navire :
Nous voulions boire une dernière fois,
Avant de nous quitter.
Mais sans musique on n’était pas gais,
Et seulement cinq minutes nous séparaient du départ ;
La lune répandait sur le fleuve
Une clarté mélancolique.
Tout d’un coup nous entendons le son d’une guitare.
Mon ami et moi oublions l’heure du départ ;
Et nous guidant d’après les sons,
Nous cherchons à découvrir qui en joue.
Nous approchons notre navire : nous appelons :
Mais les accords se taisent : on hésite

A nous répondre.
Cependant notre invitation est pressante ;
Nous la renouvelons ; nous remettons le couvert ;
Les lampes sont allumées.
Enfin nous distinguons une femme
La figure à moitié cachée par sa guitare ;
Elle se décide à monter sur notre navire.
Les premières notes qui vibrent,
Lorsqu’elle cherche à accorder les cordes,
Expriment déjà un sentiment :
Chaque son est amorti, mais expressif ;
Il est comme voilé par la tristesse.
Puis elle a commencé à jouer.
Les arpèges tracent des courbes sur les cordes,
Elles vont, elles viennent,
Elles montent et descendent les octaves.
Les cordes majeures simulent une ondée :
Les mineures un chuchotement.
Tout d’un coup les notes deviennent brillantes ;
On croirait entendre une pluie de perles
Tombant sur un plateau de jade.
La gamme ressemble au chant du rossignol,
Ou bien aux chutes d’eau d’une cascade.
Les silences expriment une tristesse qui glace.
La fin de l’air ressemble à un vase brisé
D’où l’eau jaillit en abondance,
Ou ressemble encore à la charge d’une cavalerie
Où les armes et les cuirasses sonnent en même temps.
En terminant, elle ramène l’archet sur les cordes
Qui vibrent d’un seul coup,
Comme si on déchirait un morceau d’étoffe.
À ce moment tous les bateaux, à l’est et à l’ouest,
Sont silencieux : on ne voit que le clair
De lune, sur la surface de l’eau.
Elle a fini : elle s’est levée pour saluer ses hôtes.

Elle dit qu’elle est de la capitale.
A treize ans elle a appris à jouer de la guitare.
Et son nom est devenu le premier
Parmi les artistes :
Ses morceaux ravissaient toujours les connaisseurs.
Elle excitait la jalousie de toutes les femmes.
Tous les jeunes gens de la capitale l’admiraient.
Chacun de ses morceaux était payé
Par des présents inestimables ;
Les bijoux remplissaient son appartement ;
Sur ses jupons rouges, combien de fois
Le vin s’est répandu !
L’année se passait en fêtes ;
Le printemps et l’automne s’écoulaient
Sans qu’elle s’en aperçût.
Son frère est allé au service, sa mère est morte,
De jour en jour sa jeunesse s’est effeuillée ;
Devant sa porte les voitures et les chevaux
Sont devenus rares,
Et elle s’est décidée à se marier
Avec un marchand.
Mais il n’aime que l’argent, ce marchand,
Et ne sent pas les douleurs de la séparation.
« Il est allé, il y a un mois, acheter du thé.
Depuis son départ, je garde seule le navire,
Autour duquel la lune et l’eau
Répandent un froid effroyable ;
Et ce soir, me rappelant ma jeunesse joyeuse,
Si bien remplie, j’ai pleuré :
J’ai joué pour me distraire. »
J’avais éprouvé de la sympathie
En entendant le jeu de l’artiste :
Mais, après son récit, je n’ai pu m’empècher de gémir.
Nous sommes tous les déclassés de l’univers.
Avons-nous besoin de nous connaître

Avant de nous rencontrer ?
Moi-même, depuis un an que j’ai quitté la capitale,
Je vis malade dans mon exil
Où il n’y a pas de musique.
Toute l’année je n’ai pas entendu un son mélodieux.
Ma demeure, au bord du fleuve, est marécageuse,
Les roseaux jaunes et les bambous l’entourent.
Savez-vous qu’est-ce que j’entends, jour et nuit ?
Des oiseaux qui pleurent, des singes qui gémissent.
Malgré les fleurs du printemps et la lune d’automne,
Je verse toujours seul le vin dans mon verre.
J’entends bien le chant des montagnards,
Et le son des chalumeaux des villageois ;
Mais cette musique m’étourdit
Sans me plaire.
Ce soir en entendant votre guitare,
Il m’a semblé que j’entendais
Le concert des anges, et j’ai été dans le ravissement.
Jouez encore un air, je vous en prie,
Afin que je puisse écrire cette heureuse rencontre.
Touchée par ma prière, elle joua debout ;
Son chant était triste ; toute l’assistance
Était émue, et moi-même j’ai pleuré.


Cette pièce renferme une pensée qui a en Chine une grande renommée : on l’aura sans doute remarquée :


Nous sommes tous les déclassés de l’univers.
Avons-nous besoin de nous connaître,
Avant de nous rencontrer !


Réflexion d’une profonde mélancolie, où est proclamé le principe universel de l’égalité des hommes devant la douleur. Mais quelle énergie dans l’expression de cette pensée !

Je termine à regret cette rapide esquisse de nos œuvres poétiques. Je souhaite qu’elle ait pu donner une idée du caractère de notre poésie nationale ; et je m’estimerai heureux si ces fragments ont pu plaire.


  1. La beauté de la favorite avait enflammé les envieuses convoitises d’un puissant voisin. Pour empêcher la guerre, l’empereur fut obligé de sacrifier sa favorite.