Les Chinois peints par eux-mêmes/La société européenne

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Calmann Levy (p. 219-239).


LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE


La différence essentielle qui caractérise la société européenne si on la compare à la nôtre est qu’elle est infiniment plus exigeante pour tout ce qui constitue l’organisation de l’existence. Supposez que le monde chinois devienne subitement aussi difficile à satisfaire que le monde occidental se plaît à l’être, je ne doute pas qu’il s’offre toutes les mêmes satisfactions. Cela appartient à l’évidence.

Mais ces transformations du goût ne se produisent pas à l’improviste, et rien n’est plus dur à déraciner que les vieux usages. Il faut d’abord, qu’ils tombent en désuétude, presque d’eux-mêmes, comme une poutre moisie, et qu’une vie nouvelle pénètre dans la société. C’est une œuvre de substitution, lente, méthodique, qui doit procéder par principes et qui exige la patiente persévérance du temps.

Mes compatriotes et moi qui avons goûté du fruit de l’arbre d’Occident savons très bien que ce fruit a de belles couleurs, qu’il est savoureux et que l’Europe est une admirable partie du monde à visiter. Mais il n’y a en somme que les satisfactions appartenant à la vie de plaisirs, et elles finissent par lasser les plus distraits.

L’Européen est surtout fier de ses ressources d’amusements, et il faut à des étrangers une grande passion des choses sérieuses pour se mettre à étudier au milieu d’obstacles si divers. Le long séjour que j’ai fait en Occident m’a permis de pratiquer la vie du monde telle qu’on l’entend, principalement à Paris, tout en observant le programme d’études spéciales qui nous avait été tracé, et l’on sait que nous avons fait honneur à nos professeurs. Je puis donc parler de mes moments perdus, comme un étudiant en vacances qui vient de terminer ses examens.

On a toujours dit des Chinois qu’ils étaient soupçonneux. Ce mot a beaucoup de sens, mais on nous l’applique généralement dans le sens défavorable. C’est une erreur : il faut dire, pratiques. C’est une qualité qui nous porte à estimer le moyen terme comme étant l’indice du meilleur. Nous ne comprenons rien aux exceptions. Aussi il ne nous a pas été difficile de constater qu’il faut se résoudre dans la société européenne ou à s’amuser beaucoup ou à s’ennuyer beaucoup. Il n’y a pas de milieu. J’appellerais volontiers le monde occidental l’Empire des exceptions par opposition à l’Empire du milieu. Je demande pardon pour ce mot ; mais il rend ma pensée.

La grande civilisation ne nous étale que des surprises et non un état régulier. Ce n’est pas la surface unie et brillante du lingot d’or qui sort du creuset ; c’est un minerai où se distinguent tantôt des filons d’or pur, tantôt des alliages, tantôt des calcaires qu’il faut soumettre à l’analyse pour y trouver les poussières d’or qu’il contient. Les éblouissements du luxe ne représentent à nos yeux que des curiosités et non pas des progrès réels.

Ainsi, pour citer un exemple qui définisse ma pensée, on s’est habitué à dire que l’Angleterre est un pays riche parce qu’il y a de grandes fortunes. C’est une mauvaise raison, à mon sens. On peut seulement dire que c’est un pays riche en riches. C’est donc un point de vue exceptionnel. Cependant, parlez des Anglais en France, on dira toujours qu’ils sont riches : c’est une idée fixe. Il ne faut donc plus s’étonner qu’il y en ait tant au sujet de nos mœurs, puisqu’à quelques heures de distance on contrefait même les choses les plus claires. C’est l’application de la formule : ab uno disce omnes, formule qui sera toujours appliquée parce que le temps manque pour discerner le vrai des choses. Les à peu près suffisent amplement ; on prend une note sur un carnet, on en fait un volume. Cela s’appelle de l’assimilation.

J’ai pris soin de noter presque jour par jour les divers incidents de ma vie parisienne, et je me suis plu à les classer en les réunissant dans deux portefeuilles dont le premier a pour titre : points d’interrogation et le second points d’exclamation. Mon lecteur reconnaîtra facilement les uns et les autres et je m’épargnerai ainsi le désagrément de paraître toujours questionner ou m’étonner.

J’ai dit quelles raisons avaient décidé nos législateurs à séparer la société des hommes de celle des femmes. J’ai fréquenté en Europe et surtout à Paris les sociétés de conversation ; elles m’ont particulièrement charmé. Autrefois, m’a-t-on dit, on aimait à se rencontrer dans le monde des élégants de l’esprit et les salons étaient plus recherchés qu’aujourd’hui. J’ai vu, dans ceux qui existent encore, des femmes charmantes très attachées aux choses de l’esprit, les adoptant quelquefois par goût, quelquefois par méthode pour se venger de la politique qui absorbe leurs maris ou pour faire diversion à la nullité de ceux-ci quand elle est devenue incurable.

Dans les salons dignes encore de ce nom, la femme a toujours la majorité de l’esprit : c’est peut-être la cause pour laquelle les salons ont disparu. Les hommes, peu flattés d’être vus au vif de leur insuffisance, ont cessé d’apprécier ces sortes de réunions, où leurs infirmités intellectuelles servaient le plus souvent de cibles ; il ne faut pas trop leur en vouloir. Il est toujours excessivement fâcheux d’être classé parmi les nigauds ou parmi les bornés par une femme éclairée. Quelle merveilleuse chose que l’esprit de la femme ! Cela est indéfinissable ; c’est à la fois léger et profond ; c’est vraiment délicieux et lorsque deux jolis yeux scintillent au milieu des éclats de rire de ce lutin qui ne se pose nulle part et qui voltige partout semblable au papillon dans un rayon de soleil, c’est une perfection qui laisse bien loin dans l’oubli les habits noirs et leurs prétentions.

Ma profession de foi est bien facile à faire : elle a pour idéal l’esprit de la femme. Ne me demandez pas lequel ? Il n’y a pas de type à fixer ; je l’ai quelquefois rencontré et ce fut un éclair d’éblouissement.

Je suis un admirateur passionné de l’esprit. C’est la seule chose qui distingue et qui suffit. On se lasse de tout excepté de cela. Quand il tarit chez les autres, on en garde encore une petite provision, et il console de la société d’un tas de gens qui ne sauront jamais rien de ce que vous sentez !

L’esprit est très aristocrate ; il est indulgent pour le bon sens tout simple et qui se sait terre à terre ; mais quel est son dédain pour cet esprit pédant, multicolore, emprunté, étiqueté, qui ressemble à un blason acheté ou à une décoration trop étrangère ! Les femmes ont un flair pour le connaître quand il est authentique, et j’aurais compris qu’on les consultât sur le choix des Académiciens. Avoir la voix des femmes ! quelle n’eût pas été la gloire d’appartenir à l’illustre compagnie !

J’ai vu des réunions très suivies, mais où l’on savait trop que l’on se réunissait. Chacun avait eu soin de polir monsieur son esprit et d’essayer ses ailes. On préparait d’avance ses mots, comme des soldats qui vont à la revue. Ces préparatifs sont excellents en stratégie, mais l’esprit, pour faire campagne, doit battre la campagne ! La nature est son meilleur guide ! Ne pas savoir ce qu’on va dire, mais c’est charmant ! C’est comme une promenade on ne sait où, où il vous plaira : on est certain d’avance de ne pas avoir vu ce qu’on va voir, on découvre ! mais avoir préparé d’avance ses surprises pour se surprendre soi-même ; avoir brossé un décor à la hâte et le présenter comme une inspiration, c’est digne d’être faiseur de tours !

L’esprit n’a de bonheur que dans le naturel, l’inattendu ; c’est le frère jumeau de la vérité, cette grande inconnue que les Occidentaux ont faite si séduisante qu’on perd son temps à la regarder et à lui faire des compliments !

Je n’ai pas aimé les sociétés mélangées ; elles sont devenues à la mode. Mais c’est un tort. Dans un salon très distingué du noble faubourg j’ai vu des réunions de personnes appartenant à des classes très différentes.

Tout le monde y avait de l’esprit ou un talent, chacun accordait son instrument. Celui-là, professeur très admiré, répondait à des définitions ; c’était son cours en miniature. Après ses réponses les invitées semblaient se recueillir un instant et les « très bien » s’unissaient aux « c’est très juste ». Un soir, on demanda, je m’en souviens, au célèbre académicien la définition de la modestie ; il répondit qu’elle naissait du sentiment que nous avions de notre exacte valeur. Nous avons tous admiré la justesse et la profondeur de cette pensée.

Il y avait aussi dans ce salon un comédien qui représentait l’esprit des autres avec une immense assurance. J’ai été étonné que le personnage fût placé à la place d’honneur et que des gentilshommes et des académiciens fussent relégués aux autres rangs. Nous observons en Chine une rigoureuse étiquette à l’égard des distinctions sociales acquises. On m’a dit que l’étiquette n’était plus de mise en France : je l’ai cru sans peine.

Le monde de l’Institut a une grande dignité. C’est un corps qui rappelle celui des lettrés : il forme, je crois, la seule compagnie qui n’ait pas vu abaisser son crédit. Il est vrai que les conditions qu’il faut remplir pour en faire partie sont restées les mêmes : il suffit d’être le premier dans son ordre. Cela seul explique le maintien du rang.

J’admire grandement cette institution qui crée l’aristocratie de la science et dont les palmes sont glorieuses. Ce sont vraiment les seules insignes qu’un homme puisse s’enorgueillir de porter : car ils confèrent un honneur qui honore.

Seulement, pourquoi ne trouve-t-on pas dans la société européenne, qui se pique d’avoir élevé la femme à l’égal de l’homme, un usage qui existe en Chine et qui fait la femme prendre sa part des honneurs de son mari ? Rien, dans une robe de ville ou de cérémonie, ne rappelle chez les femmes le rang de leurs seigneurs et maîtres.

Les femmes chinoises, comme j’ai déjà dit, portent les insignes du grade de leurs maris et suivent leurs qualités. C’est un usage qui pourrait être admis en Europe, ce me semble, avec un réel bénéfice. Cela ferait naître l’émulation et donnerait aux femmes mariées un privilège qu’elles apprécieraient hautement, et que beaucoup de maris trouveraient très salutaire. Il est très bon que l’ambition de la femme serve de prétexte au mari pour s’élever ; il est très bon aussi que le mari ait la satisfaction d’anoblir sa femme : ce sont des petits cadeaux qui entretiennent l’amitié, cette fleur rare du mariage dont les épines n’ont pas toujours des roses.

L’esprit du monde m’a paru surfait : je ne l’ai pas retrouvé dans le monde de l’esprit. Il se compose d’inutilités dont le charme ne s’impose pas. À première vue il plaît ; puis il lasse bientôt. C’est du bruit sans harmonie.

J’ai remarqué que la distinction, chez les hommes, ne se soutenait pas. En présence de la maîtresse de la maison, ils sont d’une politesse exquise ; mais à peine sont-ils délivrés qu’ils se croient au club et deviennent extrêmement communs. En France j’ai entendu critiquer le respect de son rang comme étant une pose. Il est cependant indispensable d’être ce qu’on représente, ou alors il n’est plus possible de s’entendre sur le sens des mots.

Il n’y a que la canaille qui affirme hautement son rang. Celle-là seule a conservé sa fierté, quelque dégoût qu’elle inspire. J’ai vu, dans nos contrées d’Orient, des mendiants qui avaient des airs de rois en exil ; en Italie j’ai rencontré d’anciens Césars sous des manteaux de haillons. Ces gens-là avaient un chic inimitable. Sans doute, s’ils avaient dû revêtir un habit, ils auraient perdu bien vite cette noblesse de l’air qui impose, malgré tout, le respect.

Le costume a une grande influence sur les mœurs, et c’est un de mes points d’interrogation les plus fortement soulignés dans mes notes d’impressions.

Quelle raison a pu faire supprimer ces magnifiques costumes qui distinguaient toutes les classes et tous les rangs ? S’est-on imaginé détruire les distinctions sociales ? Je crains que ce ne soit la distinction elle-même qui ait souffert de cette réforme. Peut-on imaginer un ensemble moins harmonieux qu’une réunion d’habits noirs ? J’ai entendu des maîtresses de maison nous dire chaque fois qu’elles nous faisaient l’honneur de nous inviter : « Surtout, venez en costume ! n’allez pas vous affubler de cet horrible habit noir que portent nos seigneurs et maîtres ! n’allez pas suivre nos modes ! » Et nous avons été toujours félicités sur la beauté de notre costume ; j’ai entendu vanter l’éclat de nos couleurs, la richesse de notre soie et l’imposante élégance du costume.

Chose infiniment curieuse ! tout le monde regrette la disparition des costumes et personne n’a l’idée de les rajeunir. On se console avec les bals costumés, une des plus ravissantes inventions des plaisirs mondains, et des plus utiles en même temps. J’y ai vu des gentilshommes de toutes les cours des règnes passés, depuis le siècle de François Ier jusqu’aux derniers jours de la monarchie où commencent les décadences… du costume. C’était un cours d’histoire générale vraiment féerique ! et comme ces hommes étaient devenus subitement distingués, nobles, fiers, grands, comme il convient à des hommes !

Je ne parle pas du sexe féminin qui, heureusement pour la société moderne, n’a pas abandonné ses charmantes toilettes. La mode en change les dessins assez souvent ; mais elle ne les détruit pas, et ressuscite quelquefois les anciens modèles sans qu’on y trouve à redire. Les femmes n’auraient jamais eu l’idée de s’imposer un uniforme de société ; comment ont-elles pu laisser aux hommes la possibilité de l’adopter ? elles aiment les brillants costumes et elles se plairaient à les admirer… C’est un point d’interrogation que j’ai placé souvent devant l’esprit de mes interlocutrices et qu’elles n’ont jamais pu résoudre à ma complète satisfaction. L’une d’elles cependant m’a fait observer que l’habit noir était beaucoup plus commode pour… en changer ; elle a remarqué que le costume définissait autrefois les partis politiques et que si cette mode avait subsisté, les hommes se ruineraient en costumes.

— C’est seulement depuis la révolution française, m’a-t-elle ajouté, avec un sourire ; comprenez-vous, monsieur le mandarin ? Il était inutile de me le demander ; car la réponse ne manquait pas d’à-propos.

Il m’a été donné de voir de grands bals officiels et d’assister à la prise d’assaut des buffets. C’est curieux au plus haut point ; et si je n’avais été renseigné sur la manière dont on mange dans le grand monde officiel, j’aurais pu écrire sur mes tablettes, au chapitre : de l’étiquette, la phrase suivante : « Les personnes composant la classe la plus distinguée, lorsqu’elles sont admises en présence du chef de l’État, ne se mettent pas à table, mais s’y précipitent avec une furie guerrière. » C’est cependant de cette manière que les Européens ont été prendre des notes dans leurs voyages, rapportant, pour ne citer qu’un exemple de leur coupable étourderie, les images sur lesquelles sont représentés les supplices soufferts dans l’enfer de Bouddha, et les présentant au public comme les tortures de notre système d’instruction judiciaire. Ce serait infâme si ce n’était grotesque ! Mais je reviens aux affamés qui attendent l’ouverture des portes : c’est tout aussi grotesque et j’invite les partisans de l’école réaliste à contempler cette scène qu’on pourrait appeler la mêlée des habits noirs.

C’est d’abord un torrent bondissant à travers tous les obstacles, s’étendant partout où se trouve un espace vide, puis par degré se resserrant, se rapetissant, jusqu’à former une masse compacte, véritable chaos de dos noirs sur lesquels pendent des têtes chauves enveloppées dans des cols empesés. Ces têtes font des mouvements indéfinissables marquant les progrès de l’entassement ; puis, les bras qui se lèvent, les mains qui approchent du but et parviennent à saisir les mets délicats si avidement désirés, et qui arrivent enfin, à moitié écrasés, dans la bouche de leurs heureux vainqueurs. Ce premier succès enhardit l’appétit.

Cette fois la coupe arrive jusqu’aux lèvres, et la bouche et les poches se bourrent simultanément de friandises habituées à ne se rencontrer que dans les recoins les plus cachés de l’estomac.

Tel est le monde vu de dos. Voici maintenant le monde vu de face : car,

Ce n’est pas tout de boire,
Il faut sortir d’ici...


et c’est un nouveau spectacle tout aussi intéressant que le précédent.

Au premier plan s’agite toujours la masse des dos noirs. Ce sont ceux qui ne sont pas encore arrivés, mais qui luttent encore et poussent toujours. Plus loin, les satisfaits, serrés le long des tables, opèrent un mouvement tournant, leur masse imposante s’ébranle ; on se foule, on s’écrase, et on sort de cette mêlée, bosselé, défoncé, moulu... mais repu ! Je ne parle pas de ceux qui restent ; car il en est qui ont assez d’estomac pour se faire prier poliment par les domestiques de céder la place aux autres.

Je n’ai jamais été dans un bal officiel sans assister à cette bataille.

Les bals qui ne sont pas officiels sont les bals du monde. Mais on ne s’y amuse pas autant, c’est froid, guindé et gênant. Il est assez difficile de trouver unies dans le monde la simplicité et la distinction. Si vous n’êtes pas un danseur... intéressé,il y a de nombreuses chances de s’ennuyer. Avez-vous remarqué l’air d’indifférence de tout ce grand monde ? c’est quelquefois glacial ! Les danses sont silencieuses ; quelques groupes causent à voix basse : on va, on vient, on entre,on sort, on disparaît. On se rencontre sans avoir l’air de se reconnaître ; à peine se touche-t-on la main. Tout ce monde semble préoccupé ; généralement on cherche une personne qui n’est pas au bal. Cela est constant, chacun a une personne qui n’est pas venue ; et on reste pour se donner une excuse : quelle comédie que le monde des salons !

Quand il s’y trouve par hasard un personnage, on l’entoure ; on représente une petite cour, plaisir d’autant mieux ressenti que cela a un petit air de conspiration...autorisée, — comme les loteries. C’est de cette manière qu’on soutient les gouvernements qui savent attendre. C’est inoffensif, et c’est un genre. On se croit dangereux !

Le seul monde où on se plaise complètement c’est le monde des artistes, et je comprends sous ce nom cette société privilégiée ou chacun n’est ni noble, ni bourgeois, ni magistrat, ni avocat, ni notaire, ni avoué, ni fonctionnaire, ni négociant, ni bureaucrate, ni rentier, mais n’est rien qu’artiste et s’en contente. Être artiste ! c’est la seule ambition qui ferait désirer d’appartenir à la société européenne.

On me pardonnera cet engouement, car je ne vois pas en quoi j’admirerais les études de notaire et d’avoué. Nous sommes plus de 400 millions d’habitants en Chine qui n’en usons pas ; et les titres de propriété, les actes, les contrats, en un mot tout ce qui intéresse les affaires, n’en sont pas moins réguliers. Mon admiration pour la classe des artistes est sans réserve ; car ce sont les seuls hommes qui se soient proposé un but élevé ; ils vivent pour penser, pour montrer à l’homme sa grandeur et son immatérialité. Tour à tour ils l’émeuvent et l’enthousiasment et réveillent ses facultés endormies en créant pour lui des œuvres où resplendira une idée. L’art anoblit tout, élève tout. Qu’importe le prix dont on paiera l’œuvre ? Est-ce le nombre des billets de banque qui excitera la passion de l’artiste, comme il enflamme le zèle d’un avocat ? Non. La seule chose qui échappe à la fascination de l’or, c’est l’art, quel que puisse être l’artiste ; il est essentiellement libre, et c’est pourquoi il est seul digne d’être estimé et honoré.

Le monde artistique comprend un grand nombre d’artistes de diverses classes et on y voit les mêmes distinctions sociales que dans les autres sociétés. Il y a les favoris de l’inspiration. L’art possède même en France, cette patrie des artistes, son roi, si par ce titre on veut proclamer le plus grand par la pensée. Son génie poétique a profondément remué son siècle et il en sera l’orgueil parmi tant d’autres renommées glorieuses.

Tous les esprits qui cherchent à entrevoir une clarté dans le domaine de l’idéal appartiennent à cette société d’hommes indépendants qu’on nomme les artistes. Leur société est exclusive : elle n’admet pas de faux frères, et nul ne peut prendre le titre d’artiste sans l’être. C’est une noblesse qui ne s’achète pas. J’ajouterai encore pour faire connaître toute ma pensée que tous les artistes de tous les pays se tendent la main par-dessus les frontières et font fi des politiques qui prétendent les séparer. L’esprit humain qui s’est exercé aux audaces de l’inspiration ne contrôle plus ni distances ni passeports : plus l’âme s’élève, plus l’humanité grandit pour achever de se transfigurer dans la fraternité.