Les Chinois peints par eux-mêmes/Les chansons historiques

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Calmann Levy (p. 190-201).


LES CHANSONS HISTORIQUES


Les périodes poétiques fixant les transformations de la poésie aux divers âges de notre civilisation ont une grande analogie avec celles que les littératures ont établies en Occident. La langue poétique a été la langue de l’antiquité, et nos plus anciennes annales historiques ont été écrites en vers.

La poésie a été, chez nous comme en Grèce, la langue des dieux ; c’est elle qui a appris les lois et les maximes ; c’est par l’harmonie de ses vers que les traditions se sont propagées, dans un temps où la mémoire devait suppléer à l’écriture ; elle a été d’abord la langue de la sagesse et de l’inspiration.

Les pièces poétiques qui ont été rassemblées dans le Livre des vers se rapportent, comme je l’ai déjà dit, à cette première période de notre littérature, où la poésie n’était pas à proprement parler un art d’agrément. Ce n’est que plus tard que le goût de la poésie pénétra dans nos mœurs littéraires et que l’esprit s’essaya à exprimer les sentiments de l’âme sous la forme poétique.

Nos poètes, ceux dont les chefs-d’œuvre nous servent de modèles, n’ont pas conservé le mètre poétique des chansons historiques, dont les vers ont seulement quatre pieds. Le système prosodique que nous employons aujourd’hui se compose de vers de cinq pieds et de sept pieds. Dans notre poésie le pied est égal à un mot.

Outre que la structure du vers était changée, l’inspiration abandonna son antique simplicité ; de religieuse et de morale elle devint sentimentale et descriptive et exprima toutes les passions du cœur en même temps que les sentiments.

L’amour et ses déceptions, la tristesse et ses mélancoliques pensées, les douleurs de la disgrâce, sont des sujets que les poètes se plaisent à traiter le plus souvent sous des formes allégoriques. Il en est d’autres qui décrivent, au contraire, le bonheur de la vie champêtre, les belles scènes de la nature, les douceurs de l’amitié. Ce sont, comme on le voit, les habitudes de la Muse, plus souvent triste que gaie, la même sous tous les cieux.

La poésie chinoise admet la rime, mais celle-ci ne tombe qu’à la fin du deuxième vers. Ainsi, dans une stance de quatre vers, il n’y a que deux rimes, au deuxième et au quatrième vers. Nos poètes emploient aussi assez souvent une forme particulière qui porte le nom de parallélisme et qui consiste dans la correspondance d’un vers avec un autre, ou dans une opposition de mots exprimant deux sentiments contraires. Ces formes sont très expressives.

La Chine a eu ses époques poétiques comme les autres nations du monde. Nous avons eu des siècles fortunés où la muse a produit de nombreux chefs-d’œuvres. Nous comparons les progrès du génie poétique à la croissance d’un arbre : « L’ancien Livre des Vers est la racine ; les bourgeons parurent sous le règne de Hou-ti ; au temps de Kien-Ngan il y eut une grande abondance de feuilles ; enfin, sous la dynastie de Thang, l’arbre répandit un ombrage épais et fournit de magnifiques moissons de fleurs et de fruits. » Ce siècle glorieux de la poésie chinoise correspond au VIIIe siècle de l’ère chrétienne, il y a onze cents ans !

Je me propose, dans ce chapitre et un des suivants, de passer en revue très sommairement ces diverses périodes ; je citerai quelques œuvres choisies çà et là dans nos recueils, celles qui m'ont paru le mieux rendre l’esprit de notre poésie et qui se rapportent à des genres.

Le Livre des Vers ou les Chansons historiques est un recueil d’odes qui sont toutes antérieures au VIIe siècle avant l’ère chrétienne ; elles se chantaient dans les campagnes et dans les villes, comme cela se pratiquait dans l’ancienne Grèce au temps d’Homère.

Le style de ces odes est d’une grande simplicité et en même temps varié. Elles représentent les mœurs antiques de la Chine avec toute la naïveté et tout le naturel des premiers âges. On n’y remarque pas d’ornements de style préparés avec art pour enrichir la pensée ; l’art n’est pas encore artiste et ne connaît pas le luxe des draperies éclatantes ; ce n’est pas un diamant taillé, mais c’est un diamant. J’en vais donner tout de suite un exemple.


J’ai gravi la montagne sans verdure
Pour fixer mes yeux vers mon père,
Et j’ai cru l’entendre gémir :
Mon fils est au service militaire,
Jour et nuit,
Mais il est prudent, il pourra encore
Revenir, sans y être retenu.

J’ai gravi la montagne verdoyante
Pour fixer mes yeux vers ma mère,
Et j’ai cru l’entendre gémir :
Mon fils cadet est au service militaire
Sans pouvoir dormir ni le jour ni la nuit.
Mais il est prudent, il pourra encore
Revenir, sans y laisser ses os.

J’ai gravi la montagne jusqu’au sommet
Pour fixer mes yeux vers mon frère aîné
Et j’ai cru l’entendre gémir :
Mon jeune frère est au service militaire
Accompagné jour et nuit de ses camarades,
Mais il est prudent, il pourra encore
Revenir, sans y mourir.


J’ai tenu à donner la traduction presque littérale de cette petite pièce pour en faire mieux sentir la simplicité naïve. Elle est sans ambition ; un jeune soldat pense aux êtres qui lui sont le plus chers au monde : son père, sa mère, son frère aîné. L’ordre dans lequel est présentée sa pensée nous révèle l’organisation de la famille dans la vie antique ; elle comprend trois termes : le père, la mère, et le frère aîné. Le père et la mère se reconnaissent déjà par la nature des sentiments qui distinguent l’homme de la femme. La pauvre mère pense que son fils ne peut pas dormir ; le père n’y songe pas ; pour lui son fils est soldat, et, s’il est prudent, il pourra revenir. Le frère aîné voit la vie des camps, les camarades, et s’il doit mourir, il ne dit pas, comme la mère, qu’il doit venir mourir près d’elle, afin qu’elle puisse l’embrasser une dernière fois. Ce sont là des sentiments vrais, exacts, et ce qui frappe l’esprit c’est qu’ils seront toujours justes.

Combien sont différentes les poésies guerrières des poèmes de la Grèce où retentit le bruit des armes au milieu des combats ! Les ruses de guerre, la haine des partis, les colères de la vengeance, les horreurs du pillage inspirent successivement le génie des poètes. La patrie, le foyer, la famille sont abandonnés pour les sièges sans fin, les voyages sans horizons, les aventures les plus périlleuses. L’amour de la paix respire dans toutes nos odes, et le culte de la famille y parait comme essentiellement lié aux mœurs.

On remarquera aussi dans l’ode précédente le rôle que joue le frère aîné dans la famille et l’on se rappellera que la Bible parle aussi du frère aîné et de son autorité dans le même sens. Le droit d’aînesse est dans la vie antique comme si l’aîné seul représentait la famille. C’est un trait de mœurs qui s’est conservé dans les traditions de l’humanité et qu’il n’est pas indifférent de retrouver aussi nettement caractérisé.

Le Livre des Vers renferme tout un chapitre de chansons naïves dans lesquelles on découvre les caractères précis de la civilisation des âges anciens. Elles nous révèlent non seulement les pensées et les sentiments, mais aussi les coutumes, les institutions. Chacune de ces odes est un tableau où sont représentés des êtres vivants ; on les voit, il semble qu’on les entend ; chacun y a sa place déterminée. Ce n’est pas un monde qui sort de ses ruines comme les souvenirs de Pompéï et d’Herculanum ; ce ne sont pas des inscriptions obscures que des érudits cherchent vainement à déchiffrer ; non : c’est la vie elle-même, c’est le mouvement et la couleur.

Aussi ces odes ont-elles pour nous un grand attrait ; nous aimons à les chanter comme des textes sacrés car elles exaltent toutes nos aspirations, l’amour de la paix, du travail et de la famille, le respect pour le pouvoir absolu, la déférence pour les aînés. Ce sont ces exemples qui ont formé notre esprit national.

Nous trouvons dans ces odes des pièces qui célèbrent la fidélité des époux et l’amour dans le mariage. Elles caractérisent un trait de mœurs que je cite par respect pour cette antique tradition.


En dehors de la porte de la ville, à l’Est,
On voit des femmes belles et nombreuses
Qui ressemblent à des nuages.
Mais bien qu’elles ressemblent à des nuages
Elles ne sont pas l’objet de ma pensée :
Car avec sa robe blanche et sa toilette simple,
J’aime mieux ma compagne !

Autour des murs de la ville,
On voit des femmes souples et gracieuses
Qui ressemblent aux fleurs des champs.
Mais bien qu’elles ressemblent aux fleurs des champs,
Elles n’attirent pas mon amour pour elles :
Car avec sa robe blanche et son teint rosé,
Ma femme fait mon unique bonheur !


La rime n’est pas riche, et le style en est vieux ; mais n’est-ce-pas l’expression charmante d’une passion pure et naturelle ? Il n’y manque que le : « J’aime mieux ma mie, au gué, » pour en faire une chanson du roi Henri.

Ces odes sont très anciennes parmi celles qui se trouvent dans le Livre des vers. Comme elles ont été recueillies par les soins de Confucius au VIIe siècle avant l’ère chrétienne, et qu’elles proviennent directement de la tradition, il n’est pas très aisé de leur assigner une date.

Cependant quelques-unes remontent à la dynastie des Chang dont le fondateur a précédé Sésostris. Il en est d’autres qui sont relativement très récentes, quoique antérieures au siècle de Confucius, et où la poésie sentimentale commence à apparaître. Ces pièces sont plutôt des élégies que des chansons ; j’en ai choisi quelques-unes pour en définir le genre.


SOUPIRS


J’ai pris une barque faite en sapin
Et je me laisse emporter par le courant.
Je ne puis fermer les yeux durant la nuit ;
Mon cœur me semble rempli d’un chagrin secret.

Mon cœur n’est pas un miroir
Où je puisse voir ce qu’il éprouve :

Et mes frères, qui cependant ne sont pas mes soutiens.
Se fâchent contre moi si je parle de ma tristesse.

Mon cœur ne ressemble pas à la pierre
Que l’on puisse encore tailler ;
Il n’est pas tel qu’un store
Que l’on roule et déroule à volonté :
Il est plein de droiture et d’honnêteté ;
Moi-même ne puis le diriger.

Ma tristesse est si grande !
Presque tous sont jaloux de moi ;
Les calomnies m’attaquent, nombreuses ;
Et les railleries ne m’épargnent pas.
Cependant quelle faute ai-je commise ?
Je puis mettre la main sur ma conscience

Le soleil est toujours resplendissant,
Mais la lune décroit chaque jour.
Pourquoi les rôles ont-ils changé ?
Mon cœur est comme étouffé,
Semblable au haillon qu’on ne peut blanchir
Ah ! lorsque je pense, au milieu du silence,
Je regrette de ne pouvoir m’envoler !


L’ABSENT


La lune est haute et brillante ;
Je viens d’éteindre ma lampe...
Mille pensées s’agitent dans mon cœur,
Mes tristes yeux se remplissent de larmes.
Mais ce qui rend ma douleur plus poignante
C’est que vous ne la connaîtrez pas !


L’AMOUR


Une jeune fille jolie et vertueuse
M’a donné un rendez-vous
___Au pied des remparts.
Je l’aime ; mais elle tarde à venir ;
J’hésite à me retourner, et je suis impatient !

Cette jeune fille est vraiment belle !
C’est elle qui m’a donné ce bijou
___De jade rouge.
Mais ce bijou de jade rouge qui semble s’enflammer
Augmente encore mon amour.

Elle a cueilli, pour me l’offrir,
Une fleur belle et rare.
Mais ce qui rend la fleur bien plus belle
C’est qu’elle m’a été donnée par la jeune fille.


Toutes ces poésies sont empreintes d’un sentiment délicat qui charme. Que ne puis-je y joindre l’harmonie de nos vers !