Les Chouans : Épisodes des guerres de l’Ouest dans les Côtes-du-Nord/4

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III


Division dans le commandement. — Essai d’organisation par Le Gris du Val. — Surprise et massacre à Boscenit, 1796. — Conduite des Chouans et des Républicains. — Pacification. — Le Gris du Val se retire à Boscenit. — On tente de l’assassiner. — Il est arrêté avec tous ses parents, 1797.

Après la mort de Boishardy, les rivalités pour le commandement recommencèrent ; elles ne tardèrent pas à exercer une influence funeste sur les suites de la guerre : il fallut renoncer à l’espoir de réunir sous les ordres d’un seul chef les forces éparses ; on se divisa de nouveau ; quelques ambitieux voulurent profiter de cette confusion pour s’emparer de l’autorité supérieure.

Ces compétitions déplorables donnèrent lieu à la lettre, souvent reproduite, de M. Le Veneur de La Roche, chef nommé dans les Côtes-du-Nord par le Roi, à M. de La Vieuville, qui, cependant, y était étranger. En l’absence de documents authentiques, cette lettre, tombée entre les mains des républicains, a fait porter aux historiens révolutionnaires des jugements exagérés[1].

Toutefois, les chefs de la Chouannerie étaient des hommes trop intelligents et trop fortement trempés pour s’émouvoir outre mesure et se laisser abattre par un trouble momentané, résultat de morts successives et imprévues. D’ailleurs, la plupart d’entre eux savaient parfaitement que leurs ennemis seraient sans merci à leur égard, comme le prouvèrent les odieux massacres dont divers points de la Bretagne furent le théâtre après Quiberon ; aussi se préparèrent-ils à vendre chèrement leur vie.

En attendant le rétablissement de l’unité dans le commandement, Le Gris du Val, devenu, par le concours des événements, le chef du parti royaliste dans les Côtes-du-Nord, s’occupa sans relâche d’organiser une force permanente. Vivant à Boscenit avec son beau-frère, il y établit son quartier général.

Les garnisons de la[sic] Trinité, de Merdrignac, de La Chèze et de Loudéac furent alternativement attaquées. Dans la dernière de ces villes, par un stratagème singulier et témoignant du désordre existant dans l’armée républicaine, les royalistes s’emparèrent des chevaux et des harnachements d’un escadron de hussards.

Profitant d’un jour de fête, ils enivrèrent les hommes et paralysèrent toute résistance[2]. Le Gris du Val forma avec ces chevaux et ces objets d’équipement une compagnie, dite des guides, qui lui rendit les plus grands services.

Le 1er août 1796, on vit à Boscenit, malgré la surveillance dont cette demeure était l’objet, des scènes épouvantables, trop fréquentes dans les annales révolutionnaires, mais dont les Vendéens ni les Chouans ne donnèrent jamais aucun exemple.

Ce jour-là, dans le canton de Collinée, on célébrait un pardon encore en honneur aujourd’hui, celui de Saint-Unet, ainsi nommé du lieu où il se tient.

Un certain nombre de personnes se trouvaient en ce moment au château de Boscenit, entre autres, Mme  de Guernizac et Quintin de Kergadiou ; MM. de Pontbellanger ; Simon ou Salomon de Lorgeril, émigré, blessé à Coëtlogon ; Charles du Couëdic du Cosquer, cousin-germain de M. et Mme  Le Gris ; enfin, plusieurs officiers royalistes y étaient venus dîner, sachant qu’il y avait fête au château.

Les jeunes gens et les jeunes filles des environs, allant au pardon, avaient l’habitude de s’arrêter dans l’avenue et d’y danser, souvent en compagnie des dames de la maison et de leurs invités. Or, cette réunion avait été dénoncée au chef d’une colonne qui venait d’arriver à la foire.

Cette colonne était composée de soldats dits de « l’armée de Mayence, »[sic] dont la barbarie a laissé en Bretagne, comme en Vendée, de sinistres souvenirs, et aussi des Contre-Chouans. On appelait Contre-Chouans des compagnies recrutées au bagne et se livrant, par ordre, au pillage et à toutes sortes de cruautés, pour dépopulariser dans les campagnes les défenseurs réels de la Société. Ils étaient encore désignés sous le nom de Cent-Sols, à cause de l’assignat de cinq livres qui était leur paye journalière. Ils n’avaient, comme les Chouans, aucun uniforme particulier ; ils portaient même des scapulaires, des cocardes blanches à l’occasion, de façon à tromper les honnêtes gens, au premier abord, et à se faire considérer comme de vrais Chouans.

Ces misérables commirent sur leur passage les crimes les plus horribles.

Les chefs royalistes, instruits de cette infernale machination, dont ils comprenaient parfaitement le but, avaient donné l’ordre de poursuivre partout ces sauvages coquins et de les fusiller sans pitié.

C’est en exploitant pendant un demi-siècle les infamies de ces scélérats que des historiens diffamateurs, appartenant au parti de la Révolution, ont pu réussir à représenter la Chouannerie sous la hideuse couleur du brigandage organisé. Les faits démontrent heureusement combien est mal fondée une telle appréciation, contre laquelle on ne saurait protester avec trop d’énergie[3]. Il était facile de contrôler les faits et de s’assurer de la vérité ; mais il fallait détourner l’attention des monstruosités révolutionnaires, essayer au moins de les justifier en les faisant accepter comme des représailles nécessaires ; et le plus sûr moyen, sinon le moins ignoble, était de mentir et de calomnier ses adversaires.

La colonne mobile dont nous venons de parler, après avoir bu à la foire et porté l’effroi parmi les villageois qui s’y trouvaient, se rendit au château de Boscenit.

Bien que les invités fussent surpris par leur brusque arrivée, presque toutes les femmes purent fuir et se soustraire aux fureurs de ces bandits.

Les hommes engagèrent avec les envahisseurs une lutte désespérée. M. de Pontbellanger fut blessé et laissé pour mort ; Charles du Couëdic du Cosquer, ayant tué de sa main deux des égorgeurs, tomba criblé de balles et de coups de baïonnettes ; il fut dépecé par ces cannibales et ses membres jetés dans un brasier allumé par eux au milieu de la cour pour brûler ce qu’ils ne pouvaient emporter. Une femme enceinte fut éventrée, ayant voulu résister, elle fut précipitée dans le feu. M. de Lorgeril, à peine convalescent d’une balle dont il avait été frappé lors du combat de Coëtlogon, tomba percé de coups de baïonnettes[4].

Sur dix-huit victimes, dit-on, femmes, enfants et vieillards, deux survécurent : M. de Pontbellanger et un paysan, cachés sous les cadavres ; on les avait crus morts.

Quant à Mme  Le Gris, qui s’était d’abord échappée avec les autres dames et sa plus jeune sœur, et cachée dans les bois, derrière la maison, voyant les flammes et la fumée s’élever au-dessus des toits, elle crut qu’on avait mis le feu au château, et, sous cette impression, elle s’empressa d’y revenir.

Cependant les envahisseurs n’avaient pas incendié Boscenit ; les flammes aperçues par la courageuse femme provenaient des objets mobiliers entassés dans la cour et livrés aux flammes. Sans se préoccuper du danger auquel elle s’exposait, Mme  Le Gris entra dans cette cour, tenant par la main sa plus jeune sœur, encore enfant ; elle alla droit à l’officier commandant la horde sauvage, se nomma et lui reprocha cette boucherie. Cet homme, qui, selon plusieurs témoignages, était du pays, effrayé de l’horrible spectacle dont il était un des acteurs principaux, et frappé sans doute aussi du courage de cette jeune femme, fut presque respectueux à son égard et l’engagea à se retirer. Sur son refus, elle fut gardée à vue dans un des appartements de la maison. Toutefois, le commandant de la colonne, voyant tous les siens à peu près ivres, et craignant une attaque, fit battre la retraite et se mit en marche vers Loudéac, emmenant Mme  Le Gris du Val avec sa jeune sœur[5] prisonnière ; vingt et quelques chevaux, pris dans les fermes et chargés de butin, furent enlevés et traînés à la suite de la colonne.

Pendant que ces horreurs désolaient Boscenit, MM. Le Gris du Val et de Kerigant se trouvaient dans la baie de Saint-Brieuc ; ils s’y étaient rendus pour favoriser un débarquement d’armes.

Mme  de Kerigant, absente du château depuis quelques jours, revint peu d’instants après le départ de la colonne. L’affreux spectacle était toujours là : le brasier fumant achevait de consumer les cadavres amoncelés dans la cour ; des émanations étouffantes emplissaient l’air. Pétrifiée à cette vue, Mme  de Kerigant ne put d’abord verser une larme ni prononcer une parole. Cependant elle fut vite tirée de sa torpeur par la pensée de sa sœur et les cris lamentables poussés par une foule d’hommes et de femmes faisant irruption dans la cour.

Elle chercha sa sœur au milieu des cadavres, mais en vain. Elle apprit bientôt qu’on l’avait emmenée : elle parvint à organiser, parmi les hommes présents, une troupe déterminée, avec laquelle elle poursuivit la colonne infernale. Elle l’atteignit à son entrée à Loudéac : elle arracha sa sœur à ces misérables, la plupart ivres, sans éprouver de résistance, et, grâce au concours des habitants, indignés, elle put ramener à Boscenit les vingt et quelques chevaux encore chargés de butin. Cette colonne de brigands ne tarda pas à expier ses crimes dans un terrible châtiment : attaquée à mi-chemin de Loudéac à Pontivy par les compagnies royalistes de Penanster et de Le Bris, elle fut à peu près détruite.

Les républicains se permettaient tous les crimes à l’égard de leurs adversaires : le vol, le pillage, le massacre, des cruautés inconnues jusqu’alors chez les peuples civilisés, mais ils n’admettaient pas que les royalistes pussent et dussent exercer des représailles ; ils s’attribuaient le droit de violer tous les droits, toutes les lois sociales, d’étouffer les croyances, de confisquer ou d’acheter à vil prix les biens des familles qu’ils poussaient vers l’exil, à force de violences, ou que d’infâmes calomniateurs livraient aux tribunaux révolutionnaires, à la guillotine.

En présence de milliers de victimes dont les cadavres étaient à peine refroidis, du vivant des spoliateurs et des spoliés, quand les faits étaient sous les regards de tous, on a peine à comprendre comment il a pu se rencontrer des historiens de talent, de grand talent même, dont plusieurs, par suite, ont eu l’honneur de diriger les affaires de leur pays, pour blâmer les victimes et glorifier les bourreaux.

Plusieurs de ces hommes ont écrit sous l’empire de théories politiques qu’ils ont répudiées ou répudieraient s’ils pouvaient être témoins des conséquences désastreuses de leurs doctrines. La postérité ne sanctionnera pas ces iniques et monstrueux jugements ; éloignée des passions qui les ont produits, elle sera plus à même de constater que la Révolution, c’est-à-dire, l’anarchie, ne peut enfanter que le désordre, la ruine ; qu’elle est l’inverse de la liberté ; qu’elle est l’opposé de ce que voudra toujours la grande majorité d’une société normale[6].

Les Chouans, pour leur propre sûreté, durent faire et firent plus d’un acte de justice sur des gens qui, les ayant dénoncés, trahis la veille, se préparaient à les dénoncer et à les trahir le lendemain. La guerre civile, la plus juste peut-être de toutes les guerres, au moins dans certaines circonstances impérieuses, suscite, plus qu’aucune autre, des mesures de vengeance et de pillage qu’il est difficile d’empêcher ; cependant, on peut affirmer qu’ils furent rares en Bretagne, du côté des royalistes, en comparaison des massacres des révolutionnaires, qui se comptent par centaines de mille, sur toute la surface du territoire.

Il faut reconnaître encore, pour être juste, que souvent on a mis sur le compte des Chouans des exécutions ou des crimes qu’ils n’ont jamais commis. Pour bien juger, il faut savoir quels étaient, d’où sortaient les belligérants. La plupart des soldats royalistes étaient généralement, et surtout dans le pays dont je parle, — ancienne manufacture des toiles dites de Bretagne, Quintin, Uzel, Moncontour et Loudéac, — à la fois cultivateurs et tisserands, c’est-àdire, des hommes constamment occupés, hiver comme été.

Les chefs royalistes avaient un grand intérêt à faciliter à leurs hommes la vente des produits de leur travail, leurs toiles, qu’ils ne pouvaient, pas plus que les denrées agricoles, aller vendre sur les marchés des villes. En conséquence, ils délivraient des lettres de passe (passeports) aux principaux négociants des villes de la manufacture, — je pourrais donner les noms, — en faisant veiller à leur sûreté alors qu’ils parcouraient le pays.

Pourquoi, dans de telles circonstances, les Chouans, ainsi qu’on les en a très à tort accusés, auraient-ils fait saisir, contrairement à leurs engagements, un de ces hommes, généralement dignes de confiance, dont ils ne pouvaient se passer, pour le faire égorger de la façon la plus atroce, a-t-on prétendu ?

Les chefs ont unanimement repoussé toute participation à ces meurtres, nuisibles à leur cause : ils firent condamner à mort par leur conseil de guerre, par exemple, des meurtriers qui, à l’aide du désordre dans lequel se trouvait momentanément la Chouannerie, échappèrent à toutes les recherches[7].

Lorsque les Chouans ordonnaient l’exécution d’un dénonciateur ou d’un traître, ils s’efforçaient de donner la plus grande publicité à ce châtiment, afin de bien faire savoir qu’on ne les trahissait pas impunément.

Les chefs du parti royaliste étaient des hommes connus par l’honorabilité de leurs noms, des hommes du pays, auxquels on n’a jamais eu à reprocher, non-seulement des crimes comme celui du 1er août 1796, mais des actes notoires de vengeance, des marchés honteux, ni des pillages de nature à les enrichir.

Pour moi, qui suis né au sortir de la Révolution, j’ai connu beaucoup de survivants de la Chouannerie, et je suis heureux de pouvoir me porter leur garant. La plupart des chefs, je ne cesserai de le répéter, de riches qu’ils étaient, sont devenus pauvres, et beaucoup, comme les miens, n’ont jamais rien reçu du Gouvernement de la Restauration, qu’ils n’ont cependant jamais cessé de respecter.

Cependant, le désastre de Quiberon, la mort de Charette, la destruction des armées vendéennes, la pacification de[sic] Maine-et-Loire et de la Mayenne placèrent la Chouannerie dans la plus critique situation, vers la fin de 1796. Toutes les forces républicaines employées au-delà et en deçà de la Loire refluaient en masses vers la Bretagne : elle en fut accablée. Néanmoins, là, comme dans les pays pacifiés en apparence, les chefs, s’ils comprenaient l’impossibilité de résister, ne pouvaient pas toujours convaincre leurs compagnons exaspérés, dont un assez grand nombre aimait mieux mourir en se défendant que de s’exposer aux lâches trahisons des révolutionnaires.

Plusieurs chefs faillirent payer de leur vie leur fermeté dans cette circonstance. Il n’y eut pas une bande dans les Côtes-du-Nord, et on en comptait un grand nombre, dans laquelle les ouvertures de paix n’aient excité la colère des masses et leur défiance contre ceux qui s’en faisaient les intermédiaires. Ceci tenait à plusieurs causes. Les guerres de l’Ouest ne furent pas seulement des guerres de parti, elles furent aussi le dernier mouvement d’une nationalité qui finissait.

Mais cette haine invétérée que j’ai retrouvée à vingt-cinq ans de distance chez les soldats et chez les chefs provenait surtout de ce que les révolutionnaires, durant toute cette guerre malheureuse, avaient montré une déloyauté insigne et n’avaient jamais traité de bonne foi avec les royalistes, et pour cause ; ils voulaient les anéantir, pour mieux cacher leurs spoliations honteuses, et tous les moyens leur étaient bons pour arriver à leur fin. Leur acharnement contre les chefs surtout était extrême, naturellement ; le nombre de ceux qu’ils firent tomber dans leurs embûches fut considérable ; il dépasse certainement tout ce que l’on peut supposer.

Il en fut ainsi à la Mabilais et à la Prévalais, où l’on voulut saisir plusieurs chefs, trompés par les promesses les plus fallacieuses, et que l’on était parvenu à réunir pour traiter, disait-on, de la paix.

Les républicains, ces espèces d’Asmodées politiques, mirent en œuvre tous les moyens pour détruire les royalistes : ils confisquaient leurs biens ou les brûlaient ; ils égorgeaient leurs serviteurs, leurs femmes, leurs enfants, et quand ils furent devenus les maîtres, cela pendant un quart de siècle, ils répandirent toutes sortes de calomnies pour égarer le public et déshonorer leurs adversaires.

Et pourtant, encore une fois, de qui se composait la Chouannerie ? Des membres modérés de la noblesse qui n’avaient pas émigré ; des bourgeois qui, ayant le sentiment de leur dignité, préféraient combattre que de subir le joug auquel on voulait les asservir. Elle se composait aussi en grande partie des habitants des campagnes dont la République essayait de faire des renégats en leur imposant une nouvelle religion, et auxquels elle voulait arracher le fruit de leur travail pour le jeter en pâture à la populace paresseuse des villes, dans les rangs de laquelle elle trouvait des recrues pour former l’armée révolutionnaire.

Ainsi, d’après un certain nombre d’historiens[8] de cette lamentable époque, tous ces gens de cœur, ayant honoré leur pays dans le passé par leur conduite et leur travail, seraient tombés tout-à-coup au-dessous de cette populace abrutie, de ces prétendus patriotes qui, en hurlant la Marseillaise, entouraient les échafauds dressés en permanence par les suppôts de la Convention, et parfois, comme à Tréguier, traînaient les enfants des victimes sous l’instrument du supplice, pour qu’ils fussent inondés du sang de leur mère[9].

Espérer qu’en confisquant les propriétés d’autrui, en violant les domiciles, en portant atteinte de toutes façons et sous tous les prétextes à sa liberté, en coupant des têtes, en ordonnant aux consciences d’adorer ce qu’elles avaient toujours méprisé, on allait fonder l’ordre, qui est l’inverse de toutes ces monstruosités, c’est une des plus stupides et des plus sinistres chimères qu’il ait été donné à l’humanité de rêver[10] !

Cependant, malgré les motifs de haine et de défiance trop légitimes des royalistes, les chefs, mieux au courant de la situation et des événements que les masses, n’en persistèrent pas moins à penser qu’ils se trouvaient dans la nécessité absolue de choisir entre la paix ou une mort inutile.

M. Le Gris n’hésita pas à entrer en pourparlers avec le général Hoche[11].

Lorsque les bases de la pacification furent arrêtées, il réunit les chefs de divisions et de cantons, leur fit part des propositions formulées au nom de la République et leur fit connaître sa résolution de déposer les armes. Il ne croyait plus, leur dit-il, à la possibilité de résister, et ne voulait pas accepter la responsabilité des malheurs auxquels le pays devait nécessairement être exposé par la continuation d’une lutte inégale[12].

Beaucoup de chefs de cantons acceptèrent l’armistice, mais un certain nombre de chefs de divisions s’y refusèrent complètement : Le Nepvou de Carfort, Saint-Régeant et Duviquet étaient de ces derniers.

Étant tombé d’accord sur les préliminaires d’un arrangement pacifique avec le général Hoche, et ayant reçu les saufs-conduits[sic], violés plus tard, M. Le Gris du Val fit opérer, dans la mesure du possible, la remise des armes et se retira dans sa terre de Boscenit, espérant y trouver un peu de repos, après avoir couru tant de dangers. Mais il ne tarda pas à se convaincre des difficultés de la position, et bientôt elle ne fut plus tenable ; il devint également l’objet de la défiance des républicains et de celle de certains royalistes exaltés, considérant comme traîtres tous ceux qui n’avaient pas adopté leur parti désespéré.

Une circonstance à laquelle il était loin de s’attendre le força d’abandonner immédiatement ses résolutions. Une nuit du mois de septembre 1796, M. Le Gris faillit être victime d’une tentative d’assassinat dont on n’a jamais bien connu les auteurs : il commençait à peine à s’endormir, entre onze heures et minuit, quand il fut soudain réveillé par un bruit de pas précipités et d’armes autour du pavillon qu’il occupait tout près de la maison principale. Sautant aussitôt de son lit, il poussa vivement la targette de la porte, où déjà les assassins étaient arrivés.

Ceux-ci, furieux de trouver un obstacle, se préparèrent à enfoncer cette porte. Alors Le Gris, seul, s’élança par une fenêtre, sans accident, heureusement, et parvint à leur échapper.

Les meurtriers, entrant dans la chambre et trouvant la croisée ouverte, tirèrent dans l’obscurité de la nuit. On aperçoit encore les traces des balles.

Voyant sa vie ainsi menacée, M. Le Gris résolut de quitter immédiatement Boscenit et d’aller habiter Saint-Brieuc même. En conséquence, il prévint les autorités, obtint leur acquiescement, et loua une maison dans la rue des Bouchers, en cette ville. Déjà sa femme y était arrivée avec une partie de leur mobilier, lorsqu’en traversant Moncontour, avec le reste, M. Le Gris fut arrêté, le 21 vendémiaire an VI (septembre 1796[sic]).

Il y fut « mis en charte privée par l’officier commandant de la troupe qui s’y trouvait cantonnée. Le 22, il fut conduit devant l’Administration centrale du département des Côtes-du-Nord, qui prit un arrêté portant qu’il serait traduit devant le conseil de guerre de la 13e division militaire séant à Saint-Brieuc[13]. »[sic]

En même temps, on arrêtait Mme  Le Gris à Saint-Brieuc ; à Boscenit, les domestiques ; à Kerigant, mon père, ma mère et leurs serviteurs ; des chefs de cantons, des amis, en tout quarante personnes. Parmi les chefs de cantons se trouvaient MM. Le Helloco (Yves) ; Séverin (Thomas) ; Dutertre ; Hervé du Lorin père et fils ; Lamandé, etc.

Cette arrestation avait pour prétexte la dénonciation du Prussien Méraiss[sic], dont j’ai parlé à propos de la surprise du manoir de Kerigant. Cet homme, lors de la conclusion de l’armistice, était retourné à Kerigant, où il avait naguère séjourné pendant plusieurs mois. Après quelques jours de repos, Méraiss s’était mis en route pour retourner dans son pays. Or, en traversant la petite ville d’Uzel, à environ huit à dix kilomètres de Kerigant, son air embarrassé, son accent étranger ayant inspiré de la défiance, il fut arrêté et conduit à Saint-Brieuc. Là, on le considéra comme déserteur ; mais, espérant obtenir sa liberté, il fit connaître aux autorités républicaines certains détails sur les Chouans et révéla ce dont il avait été témoin dans les familles Le Gris et de Kerigant.

L’Administration n’ignorait pas la conduite de ces familles, avec lesquelles on venait de traiter, et dont les saufs-conduits[sic] mentionnaient « qu’elles ne pourraient être en rien inquiétées pour avoir pris part à la guerre de l’Ouest. »[sic] Elles ne pouvaient d’ailleurs donner un meilleur gage de leur bonne foi qu’en venant habiter Saint-Brieuc, sous les yeux de l’Autorité. Mais, ayant les chefs royalistes entre les mains, les représentants du pouvoir feignirent de tout ignorer, et de considérer les faits dénoncés comme s’étant produits depuis l’armistice. Fidèles à leurs habitudes de déloyauté, ils firent bannir dans toutes les villes du département qu’on venait de découvrir une grande conspiration royaliste et d’en arrêter les auteurs au nombre de quarante. À l’aide de ce moyen astucieux, les haines étaient de nouveau attisées, l’opinion était trompée.

Le public ignorait, en effet, que les prétendus conspirateurs, jetés si perfidement en prison, étaient des hommes d’honneur qui, confiants dans la parole des généraux et des autorités républicaines, venaient de déposer les armes et de rentrer dans leurs foyers.

Cette inique arrestation était, au fond, la continuation de la mise en œuvre du système machiavélique pratiqué par la Révolution depuis le commencement de la guerre civile ; on avait ainsi empêché toute pacification. Parmi les personnes arrêtées, beaucoup l’avaient été seulement pour faire nombre, pour éveiller l’attention publique, et lui faire croire à des périls imaginaires. Après une longue détention et la condamnation des chefs, ces personnes furent rendues à la liberté.


  1. Pièces justificatives, annexe I.
  2. Habasque, Notions Historiques sur les Côtes-du-Nord, t. IIIe, page 57. — J’ai fait vendre, trente et quelques années après, tous les effets d’équipement qui se trouvaient encore dans les greniers de Kerigant et de Quintin. Les bottes servaient à pêcher le saumon dans l’Oust.
  3. Pièces justificatives, annexe II.
  4. On n’a jamais su, dans ma famille, à quelle branche de cette illustre maison, une des plus anciennes de Bretagne, appartenait ce vaillant homme. Aujourd’hui, l’un de ses représentants, poète distingué, M. le comte Hippolyte de Lorgeril, selon les traditions de sa race, défend au Sénat, avec un talent et un courage qui l’honorent, la sainte cause de la Société et de la Liberté.
  5. Depuis Mme  Le Coniac de La Pommerais.
  6. En effet, la formule révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité, »[sic] qui pour beaucoup est un dogme, n’est qu’une paraphrase fausse du principe évangélique : « Vous êtes tous les enfants d’un même Père, qui est Dieu ; vous êtes tous égaux devant lui. » Ce principe proclame les droits de l’homme, mais sans indiquer l’application, qui devait varier suivant les races, les traditions, les milieux, les climats, etc. La formule révolutionnaire, au contraire, est absolue : c’est le nivellement, c’est-à-dire, le système le plus opposé à la constitution humaine. — Aussi, tous les gouvernements qui ont voulu en user ont avorté et avorteront, il faut l’espérer.
  7. Le meurtre auquel je viens de faire allusion, postérieur aux faits que je viens de raconter, eut lieu dans un moment d’anarchie, comme la Chouannerie en subissait de temps à autre.
  8. Les romanciers eux-mêmes concouraient à répandre toutes ces ignobles calomnies. — On lit dans Sacs et Parchemins, de M. Jules Sandeau : « Au temps où les Chouans passaient pour d’honnêtes gens !… »[sic]
  9. Mme  Taupin, guillotinée à Tréguier.
  10. L’assassinat des Sociétés, en tuant leurs chefs et leurs membres notables, sous prétexte de socialisme, de radicalisme ou de révolutionnarisme, est devenu dans ce temps scientifique une grande industrie, conduisant par la conspiration ceux qui s’y livrent à la fortune et aux honneurs : des procès récents en sont une nouvelle preuve.
  11. Sauf-conduit délivré à mon père par le général Hoche, entre mes mains.
  12. Muret, t. IV, page 460. — T. V, pacification de 1796.
  13. Extrait du mémoire de MM. Lanjuinais et Le Grand, avocats à Rennes, qui furent chargés de défendre les prévenus. Ce mémoire, écrit partie par M. Lanjuinais, partie par M. Le Grand, est entre mes mains. M. Le Grand était grand-père de M. Glais-Bizoin, ancien député des Côtes-du-Nord.